La mort d'Eurydice et la descente d'Orphée aux Enfers
Traduction de Thomas Corneille (1698)

 

Hymen quitte la Crète et volant vers la Thrace,
Appelé par Orphée, il va prendre sa place,
Où ce Chantre fameux par des mots solennels
Doit livrer sa franchise à des noeuds éternels.
Il y vient, mais hélas ! quelle triste semonce !
De ces mots solennels aucun ne se prononce.
Ce Dieu qui n'est suivi ni des Ris ni des Jeux
N'apporte à cette noce aucun présage heureux.
De la torche qu'il tient la flamme qui pétille
Est un feu qui consume, et non un feu qui brille.
Cette torche s'éteint, et commence à fumer,
Sans qu'aucun mouvement la puisse rallumer.
Ce qui suit est funeste, et répond au présage.
Orphée aime Eurydice et comme elle est d'un âge
Qui lui fait rechercher mille innocents plaisirs,
Il ne refuse rien à ses jeunes désirs.
Un jour que se donnant entière aux promenades
Elle court, et badine avec quelques Naïades,
Elle foule un Serpent, qui sous l'herbe caché
Prépare son venin dès qu'il se sent touché.
Il la mord au talon, elle tombe, elle expire.
Orphée au désespoir pleure, gémit, soupire,
Et rien n'étant capable, après un tel malheur,
De soulager l'excès de sa vive douleur,
Il se résout enfin d'aller parmi les Ombres
Implorer le secours des Divinités sombres.
Il descend aux Enfers, et sans trop s'étonner
Des Fantômes errants qui vont l'environner,
Il pénètre jusqu'où Pluton et Proserpine
Font rendre ce qu'on doit à leur Grandeur divine.
Là, son Luth de sa voix soutenant les concerts,
Du ton le plus touchant il leur chante ces Vers.


      Dieux du noir et profond Empire,
Où l'inflexible Mort tour à tour nous attire,
Daignez prêter l'oreille à mes tristes accents.
Je ne vous dirai rien qui ne soit véritable,
Mais si je veux vous faire un récit pitoyable,
      Je vous dirai ce que je sens.

      Dans ces lieux d'horreur et de peine
Un désir curieux n'est point ce qui m'amène,
De tout ce qui s'y fait je ne viens rien troubler.
Je n'y viens point poussé d'une ardeur téméraire
Chercher à mettre aux fers le monstrueux Cerbère
      Dont les aboyements font trembler.

      Eurydice, mon Eurydice,
Qui fit toute ma joie et qui fait mon supplice,
Eet l'unique sujet qui porte ici mes pas.
Au plus beau de son âge et malgré la Nature,
D'un Serpent ennemi la funeste morsure
      A précipité son trépas.

      Accablé d'ennuis pour sa perte,
J'ai voulu la souffrir, je l'ai même soufferte
Sans trop faire éclater mon juste désespoir.
Mais l'Amour me contraint à ce que j'ose faire.
Et quels coeurs ont jamais refusé de lui plaire,
      Qu'il n'ait soumis à son pouvoir ?

      Ce Dieu qu'une éternelle guerre
Rend si craint dans le Ciel, si connu sur la Terre,
Dans vos sombres Etats ne saurait l'être moins  :
Si d'un ravissement qui vous couvrit de gloire
Le temps nous a laissé la véritable histoire,
      C'est l'Amour seul qui vous a joints.

      Par cet Amour qui vous assemble,
Par ce Royaume affreux où devant vous tout tremble,
Par ces noirâtres eaux dont il est abreuvé,
S'il se peut que jamais la pitié vous fléchisse,
Laissez revoir le jour à l'aimable Eurydice
      Dont la mort m'a trop tôt privé.

      La perdrez-vous pour me la rendre ?
Votre Empire partout a su toujours s'étendre,
Ici bas, tôt ou tard, chacun doit arriver.
C'eest notre inévitable et dernière retraite,
Et dans quelque dégoût que son séjour nous jette
      Perfonne ne s'en peut sauver.

      Sujette à cet ordre suprême,
Vous verrez revenir Eurydice elle-même,
Après qu'un juste terme aura rempli ses jours.
Tout ce que je demande est le seul avantage
De voir, si de ses ans vous lui rendez l'usage,
      La Nature en régler le cours.

      Si les Destins impitoyables
Veulent que ma douleur vous trouve inexorables,
Tout vivant que je suis, je renonce au retour.
Auprès d'elle aux Enfers Eurydice m'appelle.
Gardez-la, gardez-moi, je l'adore et sans elle
      Je ne veux jamais voir le jour.

De ses tristes ennuis les sensibles atteintes
Sur des tons si touchants lui font former ses plaintes
Que les Ombres qu'en foule ils ont l'art d'attirer,
Trouvent, quoique sans corps, des larmes pour pleurer.
Surpris d'un chant si doux 1'infortuné Tantale
Oublie en ce moment cette soif sans égale,
Qui lui fait à toute heure avidement chercher
L'eau qui le fuit si tôt qu'il s'en veut approcher.
Suspendant leur travail les tristes Danaides
Diffèrent de remplir leurs vaisseaux toujours vides.
Dans sa roue Ixion, sans la faire tourner,
Des accords qu'il entend ne peut trop s'étonner.
Ces Oiseaux affamés que rien ne rassasie,
Cessent quelques moments de déchirer Titie ;
Et sur sa Pierre assis, afin d'écouter mieux,
Sisiphe tout ravi croit être dans les Cieux.
On tient même qu'alors ces Soeurs impitoyables,
Qu'une aveugle fureur rend toujours implacables,
Se laissant attendrir aux charmes de sa voix,
Répandirent des pleurs pour la première fois.
Orphée a su toucher Pluton et Proserpine.
Ses concerts ont pour eux une vertu divine ;
Ils plaignent son malheur, et pour le consoler,
Il demande Eurydice, ils la font appeler.
Son Ombre encor récente errait parmi les Ombres
Dont depuis peu la mort a peuplé ces lieux sombres.
Elle vient, et boîtant fait connaître à son pas
Qu'un accident funeste a causé son trépas.
A son fidèle Epoux cette Epouse est rendue,
Mais vers elle en marchant s'il détourne la vue
Avant qu'il soit sorti de l'infernal séjour,
Pour jamais, quoiqu'il fasse, il la perd sans retour.
Que ne promet-on point pour avoir ce qu'on aime ?
Il jure d'obéir à cette loi suprême,
Et dans ces lieux couverts d'une étemelle nuit,
Il marche le premier, Eurydice le suit ;
Par un sentier fâcheux qui monte et se resserre ,
Ils étaient déjà près de regagner la terre,
Quand l'amoureux Orphée, appréhendant toujours
Qu'Eurydice égarée en ces obscurs détours
Ne trompe en se perdant un amour si fidèle,
Impatient de voir, tourne les yeux vers elle ;
Soudain pour avancer faisant de vains efforts,
Elle redevient Ombre, et demeure sans corps.
Il tend les mains, la cherche, et telle est sa disgrâce
Que croyant l'embrasser c'est de l'air qu'il embrasse.
Pour avoir de Pluton mal observé les lois,
Il la tue, elle meurt une seconde fois ;
Mais cette courte vie aussitôt étouffée
Ne l'aurorise point à se plaindre d'Orphée  :
Et quelle juste plainte aurait-elle à former,
D'un Mari qui la perd pour savoir trop aimer ?
Par un dernier adieu, dit du ton le plus tendre,
Mais prononcé si bas qu'il a peine à l'entendre,
Elle marque sa flamme, et se laisse engloutir
Dans l'abîme profond dont elle allait sortir.
De cette double mort l'assassinante image
Comblant son désespoir, lui glace le courage.
Il demeure immobile, et tel ce Berger
Qu'autrefois la frayeur en pierre fit changer,
Quand Hercule vainqueur du Chien à triple tête
Lui fit voir dans les fers son affreuse conquête.
Il est sans voix, sans force, et son accablement
Semble l'avoir réduit à son dernier moment.
En ce funeste état qui découvre sa peine,
On dirait qu'il attend le triste sort d'Olene.
Olene par l'hymen avec Léthée uni,
Du trop d'orgueil qu'elle eut fut autrefois puni.
Fière de sa beauté, cette indiscrète Epouse,
La vantant en tous lieux s'en montra si jalouse,
Qu'elle la préférait aux charmes glorieux
Que les Divinités font briller dans les Cieux.
Cet oubli d'elle-même animait leur vengeance.
Olene de sa femme entreprit la défense,
Il la fit innocente, et pour mieux l'excuser
Prenant sur lui son crime, il osa s'accuser.
Ces deux Infortunés, par le même supplice
Eprouverent des Dieux la sévère justice,
Et ce sont deux Rochers qui sur le mont Ida
Marquent le châtiment dont le Ciel décida.
Orphée au désespoir parle, prie, et pour grâce
Demande que Caron aux Enfers le repasse,
Mais comme la douleur étouffe cette voix
Dont le charme déjà l'a su vaincre une fois,
Ce rude Nautonnier prenant son humeur fiere,
D'un air dur et hautain rejette sa prière.
Ainsi sept jours entiers cent projets différents
D'Orphée aux bords du Styx portent les pas errants.
Les larmes qu'il répand sur cette rive obscure
Sont pendant tout ce temps sa seule nourriture.
Enfin las de se plaindre, et voyant sa langueur
Inutile à fléchit l'infernale rigueur,
Revenu sur la Terre il se retire en Thrace
Et là, toujours rempli de sa triste disgrâce,
Il gémit, se consume en regrets superflus,
Ou sur le mont Rhodophe, ou sur le mont Emus.
Il passe ainsi trois ans, sans que d'aucune femme
Le charme le plus vif puisse rien sur son âme.
Ennemi du beau sexe il en fuit l'entretien,
Et soit qu'il ait promis de n'aimer jamais rien,
Soit que de son amour la fin infortunée
Lui fasse pour toujours détester l'hymenée,
Quelque brillant Objet qui cherche à le gagner,
Il n'en reçoit les soins que pour les dédaigner.
Même ces chants si doux qui ravissent les âmes,
Quoique fort souhaités, ne sont plus pour les Femmes
Et s'il les fait ouïr, c'est dans les seuls vergers
Où sans nulle Bergère il trouve des Bergers.


On appréciera la discrétion toute classique avec laquelle Thomas Corneille édulcore l'allusion d'Ovide aux amours pédérastiques...