Héros, devin, musicien et poète légendaire de Thrace.

I. Légende d'Orphée

La légende d'Orphée n'appartient pas, semble-t-il, au cycle primitif des traditions héroïques. Son nom n'apparaît ni dans les poèmes homériques ni chez Hésiode ; et ce n'est probablement pas l'effet d'un hasard. Cependant, Orphée était déjà célèbre au VIe siècle, comme Argonaute et comme poète, même comme devin et comme fondateur des vieux cultes. Il est cité par Ibycos, et par Pindare ; dès ce temps-là, commençaient à circuler sous son nom divers poèmes, oeuvres d'Onomacrite ou d'autres. Un peu plus tard, Orphée est mentionné par Eschyle, par Phérécyde, par Hellanicos ; Hérodote connaît les mystères orphiques. La légende est assez complète dès la fin du Ve siècle. Euripide montre Orphée charmant les puissances infernales, célébrant les orgies bachiques, entraînant par ses chants les pierres, les arbres et les bêtes. L'auteur du Rhésos le met en rapport avec les Muses, et lui attribue l'institution des mystères. Aristophane le considère comme un des plus anciens poètes et comme l'inventeur des initiations religieuses. Enfin, Platon parle souvent du rôle d'Orphée comme musicien et poète, comme fondateur de cultes et apôtre de la civilisation ; il raconte son expédition aux enfers. Désormais, la légende est fixée dans ses traits essentiels ; elle sera seulement complétée sur quelques points, surtout par des étails romanesques.

Pour les poètes comme pour la foule, même pour la plupart des philosophes et des historiens, Orphée était un personnage réel, antérieur à la guerre de Troie, un des héros de l'expédition des Argonautes, auteur de la Théogonie et des autres ouvrages dits orphiques. Les gens bien informés prétendaient même distinguer deux Orphées, ou quatre, jusqu'à six ou sept. Cependant, Hérodote déclarait qu'à son avis aucun poète n'était anterieur à Homère et à Hésiode. Plus tard, on attribuait à Onomacrite, à Cercops ou à d'autres, la plupart des livres orphiques. Il semble même qu'Aristote ait contesté l'existence d'Orphée. Pas plus que les anciens, la critique moderne n'a pu déterminer avec précision si la légende cache un fond de réalité historique.

D'après la tradition la plus répandue, Orphée était originaire de Thrace et descendait d'Apollon ; il était fils d'Oeagros, roi de Thrace, et de la muse Calliope. On le considérait généralement comme un roi des Cicones. D'autres prétendaient qu'il était né à Pieria, près de l'Olympe. On le mettait en relations avec quelques-uns des vieux aèdes de la Thrace. Il était le frère de Linos. On faisait de Musée soit son maître, soit son disciple, ou son fils, ou son petit-fils. Musée est mentionné assez fréquemment dans les ouvrages orphiques ; il figure dans les Argonautiques ; c'est à lui qu'est adressé le soi-disant Testament d'Orphée, et qu'est dédiée la collection des Hymnes. On attribuait à Orphée de nombreux voyages. On le conduisait jusqu'en Egypte, d'où il aurait rapporté l'institution des mystères et la doctrine de l'autre vie. Les chrétiens prétendirent même qu'il avait connu en Egypte les livres de Moïse, et qu'il leur avait emprunté le meilleur de son enseignement. Mais un seul des voyages d'Orphée devint populaire : son expédition en Colchide avec les Argonautes. Jason, sur le conseil de Chiron, avait emmené le musicien thrace pour désarmer les Sirènes, apaiser les querelles, et donner la mesure aux rameurs. D'après Phérécyde, il est vrai, ce n'était pas Orphée, mais Philammon, qui avait joué ce rôle sur le navire Argo. Cette protestation n'eut pas d'écho. Orphée resta l'un des héros des Argonautiques ; sur ce point, les poètes étaient d'accord avec la tradition des Orphiques, comme le prouvent les Argonautica écrites au IVe siècle de notre ère et mises sous le nom du fondateur mythique de la doctrine. On attribuait même à Orphée une prétendue dédicace du navire Argo, composée, disait-on, après le retour des Argonautes, quand Jason consacra son vaisseau à Poseidon.

Une autre légende, immortalisée par Virgile, menait Orphée jusqu'aux enfers. Le héros s'était épris de la nymphe Eurydice. Il la séduisit par les sons de sa cithare, et il l'épousa. Un jour, poursuivie par le berger Aristée, Eurydice fuyait à travers les prairies, quand elle fut piquée par un serpent. Elle mourut de sa blessure. Orphée en fut inconsolable. Il descendit aux enfers pour y réclamer sa femme et réussit à gagner par ses chants Pluton et Perséphone. Il obtint qu'on lui rendrait Eurydice ; mais les dieux infernaux y mirent pour condition qu'il marcherait devant elle et ne se retournerait pas avant d'arriver sur la terre. Orphée manqua à sa promesse, et, de nouveau, perdit Eurydice. Cette légende n'apparaît tout à fait complète qu'au temps de Virgile. Cependant Euripide savait déjà qu'Orphée avait charmé les puissances infernales. Platon avait raconté son voyage aux enfers, mais selon lui les dieux ne lui avaient laissé voir qu'un fantôme d'Eurydice.

Sur la mort d'Orphée, les traditions variaient beaucoup. D'après la légende la plus populaire, le héros était devenu misogyne après la perte d'Eurydice. Il repoussa l'amour des femmes de Thrace, détourna du mariage les autres hommes, et refusa de chanter dans les fêtes. Il fut mis en pièces par les Ménades, au bord de l'Hèbre. Ses membres épars furent réunis et enterrés par les Muses. Sa tête et sa lyre, jetées dans le fleuve, furent entraînées par les flots sur la côte de Lesbos. Là, sa tête fut ensevelie par les habitants ; sa lyre, emportée au ciel par les Muses, y devint une constellation. Suivant une autre tradition, Orphée fut déchiré par les Ménades, parce qu'il avait abandonné le culte de Dionysos pour le culte d'Apollon ; et l'on comparait sa mort à celle de Dionysos Zagreus, déchiré par les Titans. On racontait encore qu'Orphée s'était tué lui-même après sa malheureuse expédition aux enfers, ou qu'il avait été foudroyé par Zeus pour avoir révélé aux hommes les mystères. L'exégèse moderne a cherché de différentes façons à expliquer les causes et les diverses péripéties de ce drame.

Mêmes divergences sur le lieu de la sépulture. On admettait généralement que la tête avait été ensevelie sur la côte de Lesbos, près d'Antissa ; mais on ne s'entendait point sur le lieu où reposaient les débris du corps. On racontait qu'ils avaient été transportés par les Muses à Leibethra, au pied de l'Olympe, où les rossignols chantaient, sur le tombeau ; on visitait une autre sépulture d'Orphée à Dion, près de Pydna, et nous possédons le texte de l'épitaphe qu'on y lisait. Un oracle de Dionysos avertit les habitants de Leibethra que leur ville serait détruite le jour où l'on aurait découvert les ossements d'Orphée. On ne saurait guère concilier ces traditions contradictoires.

A en croire Cicéron, Orphée n'aurait jamais été l'objet d'un culte. Cependant, le héros avait un sanctuaire à Pieria. I1 avait rendu des oracles dans l'île de Lesbos, à l'endroit où avait été ensevelie sa tête. Ces oracles avaient même eu tant de succès, qu'Apollon s'inquiéta de la concurrence et réduisit Orphée au silence en prophétisant à sa place. Plus tard, Alexandre Sévère plaça dans son lararium une image d'Orphée, à laquelle il rendait un culte. Enfin, saint Augustin nous dit qu'Orphée, sans être considéré comme un véritable dieu, était cependant préposé aux mystères infernaux. Ce témoignage d'Augustin correspond sans doute à la réalité des faits. Orphée a pu recevoir en divers endroits les honneurs divins ; mais il est resté un héros, même pour les Orphiques, qui vénéraient en lui, non un dieu, mais le révélateur de la vraie religion.

L'orphisme tendait d'instinct au monothéisme ; c'est probablement pour cette raison que le culte de son fondateur mythique s'est si peu développé. En revanche, la légende d'Orphée s'est répandue d'assez bonne heure, du VIe au IVe siècle, dans toutes les parties du monde grec. On la retrouve, sous diverses formes, en Macédoine et en Thrace, sur les côtes d'Asie Mineure, dans 1es îles de la mer Egée, à Delphes, en Béotie, à Eleusis et à Athènes, à Egine, à Sicyone, en Laconie, en Epire, à Cyrène et en Egypte, en Italie et en Sicile. Il est probable que cette extension géographique de la légende correspond à celle de l'orphisme, et ce réseau de traditions locales au réseau des confréries orphiques. En tout cas, l'on vénérait partout la mémoire d'Orphée ; on voyait en lui, non seulement l'un des plus anciens aèdes, mais encore un grand inventeur, le fondateur des mystères et de nombreux cultes ; on lui attribuait l'un des premiers rôles dans l'histoire de la civilisation.

Depuis le VIe siècle, Orphée fut considéré comme l'un des principaux musiciens et poètes des temps primitifs. On le mettait à côté d'Homère, d'Hésiode, de Musée, de Linos ; on faisait même de lui un ancêtre d'Hésiode et d'Homère. Inspiré par Apollon ou par les Muses, il avait créé le mètre héroïque ; il avait inventé ou perfectionné la lyre ou la cithare, ou encore il l'avait reçue d'Apollon ou d'Hermès. On lui donnait pour fils Rythmonios, personnification du rythme. Par ses chants et par les accords de sa lyre, il avait exercé un pouvoir miraculeux sur les hommes, même sur la nature : il avait su charmer les arbres, attirer les pierres, arrêter le cours des fleuves, adoucir les bêtes sauvages.

On honorait aussi dans Orphée l'un des pionniers de la civilisation. Il avait interdit le meurtre et appris aux hommes à préparer leur nourriture. I1 leur avait enseigné l'agriculture, les vertus des plantes et l'art de la médecine, l'écriture, la philosophie. On le considérait parfois comme l'initiateur de l'amour grec.

C'est surtout dans les légendes relatives aux religions grecques, qu'Orphée occupait une place prépondérante. Diverses traditions le mettaient en rapports direct avec bien des divinités, avec Apollon, Hélios et les Muses, avec Dionysos et les Satyres, avec Artémis, Hécate, Hadès et Perséphone. Orphée avait été un très habile devin, un maître en extispicine ; il avait inventé l'ooscopie ou divination par les oeufs, dont il avait donné les règles dans un poème intitulé Oothytica ou Ooscopica. Il passait même pour avoir créé ou perfectionné la magie. Il avait fondé ou popularisé plusieurs cultes importants, le culte d'Apollon, surtout le culte mystique de Dionysos. Il avait institué les orgies bachiques, les cérémonies orphiques, les Eleusinies, même tous les mystères. Il avait fixé le rituel des initiations et des purifications. Il avait exercé autant d'influence sur la religion que sur la poésie et la musique. Le vieil aède, le compagnon des Argonautes, était devenu peu à peu une sorte de prophète, d'une intelligence et d'une puissance surhumaines, instrument et révélateur de la divinité, à la fois prêtre et magicien, poète et théologien, philosophe et devin, apôtre de la civilisation et bienfaiteur de l'humanité. Ainsi s'explique la séduction mystérieuse qu'exerçait sur les Grecs le nom d'Orphée, symbole de progrès matériel et moral. Les origines de la légende devaient être fort anciennes, puisque dès le VIe siècle, les premiers Orphiques connus plaçaient leurs spéculations et leurs rituels sous le patronage et le nom respecté du héros thrace.

II. Orphée dans l'art païen

La légende d'Orphée, chère aux poètes, a été aussi l'une des plus familières à l'art grec, surtout à l'art industriel. Les auteurs anciens mentionnent des peintures et des groupes de sculpure où figurait le héros. Parmi les peintures, deux sont célèbres : la fresque de Polygnote dans la Lesché de Delphes, et le tableau décrit par Philostrate, où l'on voyait Orphée sur le navire Argo, apaisant la mer par ses chants. Parmi les statues, nous rappellerons d'abord celles dont parle Pausanias : sur l'Hélicon, un Orphée assisté de Téletê, déesse des mystères, et entouré d'animaux ; à Therae, en Laconie, dans le temple de Demeter, un xoanon d'Orphée ; à Olympie, un groupe d'Orphée, de Zeus et de Dionysos. D'autres monuments sont connus par divers témoignages. En Béotie, dans un bois des Muses voisin de l'Olmeios, on apercevait Orphée et les Muses, entourés d'animaux. Des groupes analogues se voyaient dans la région de l'Haemos, et à Pieria, au pied de l'Olympe. A Rome, au Lacus Orphei, se dressait un groupe d'Orphée charmant les animaux.

Toutes ces oeuvres sont perdues. Nous ne connaissons même aucune statue antique qui représente sûrement Orphée. En revanche, nous possédons beaucoup d'autres monuments où figure certainement le héros : quelques fresques, plusieurs bas-reliefs, des plaques ou des ustensiles de bronze, de nombreux vases peints, des lampes, des pierres gravées, des monnaies, et un grand nombre de mosaïques, trouvées dans toutes les régions de l'Occident. Nous n'essaierons point de passer en revue tous ces monuments. Nous nous contenterons de caractériser brièvement le type figuré du héros, et d'indiquer les principales scènes où il joue un rôle.

Orphée parait avoir été inconnu de l'art archaïque ; les plus anciens vases où il se montre datent de la première moitié du Ve siècle. Primitivement, l'on prêtait au héros le type et le costume grecs ; c'est encore ainsi que Polygnote l'avait représenté dans la Lesché de Delphes. Vers la fin du Ve siècle, on commença à lui donner le costume thrace : le bonnet pointu en peau de renard (alopekis) d'où sortait une longue chevelure ; les grandes bottes thraces en peau de faon (pedila nebrôn) ;le long chiton brodé, et le manteau thrace (zeira). Sur les beaux bas-reliefs qui représentent Orphée avec Eurydice et Hermès, et dont l'original remonte à la seconde moitié du Ve siècle, le héros porte un costume mixte : coiffure et bottines thraces, chiton et manteau grecs. Sur les vases peints d'Italie qui reproduisent des scènes infernales, les artistes ont attribué à Orphée une physionomie orientale : bonnet phrygien, manteau très léger flottant sur les épaules et fixé devant par une agrafe, chiton brodé très long, à manches, tombant jusqu'aux pieds, une véritable robe, comme en portaient les prêtres. C'est avec une robe de ce genre que Virgile se représentait Orphée. Cependant, l'art alexandrin et gréco-romain s'est montré, sur ce point, très éclectique : Orphée y figure ordinairement avec le costume thrace, souvent avec le costume grec ou un costume mixte, parfois même, entièrement nu. Voici les principales scènes où paraît le héros :

Orphée chez les Thraces. - Tel est peut-être le sujet représenté sur une fresque de Chiusi ; cependant, l'identification reste incertaine. En tout cas, la scène se reconnaît sur plusieurs vases peints. Le plus beau est une amphore attique, trouvée à Géla : on y voit Orphée jouant de la lyre, assis sur un rocher, regardant le ciel, et entouré de quatre guerriers thraces, en costume national, qui l'écoutent avec surprise.

Orphée et les Muses. - C'est le sujet d'une fresque de Pompéi, qui décorait le fond d'un péristyle. Orphée jouant de la cithare, et Héraklès Musagète, s'y mêlent au choeur des Muses. Les noms des personnages sont inscrits près de chacun d'eux ; parmi les Muses figurent Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore.

Orphée avec des Satyres ou des Nymphes. - Un bas-relief montre Orphée entouré de Satyres. Une hydrie attique, découverte à Nola, représente Orphée citharède assis sur un rocher ; devant lui, un guerrier thrace et une femme ; derrière, un Satyre, et une autre femme qui s'approche. Sur d'autres vases, Orphée chante au milieu des Nymphes.

 

Orphée charmant les animaux. - C'est de beaucoup la plus populaire de toutes les scènes où figure le héros. Elle est reproduite par des centaines de monuments, qui datent presque tous de l'époque hellénistique ou gréco-romaine : des fresques, des bas-reliefs et des sarcophages, des patères à libation, des miroirs, des plaques de bronze, des lampes, des pierres gravées, des monnaies de Thrace ou d'Alexandrie, surtout des mosaïques. La scène présente toujours les mêmes traits essentiels : au milieu ou à la partie supérieure du tableau, Orphée assis sur un rocher et jouant de la lyre ; autour de lui, les bêtes. Les artistes se sont souvent ingéniés à varier les poses des auditeurs, et à introduire au milieu d'eux des animaux exotiques. Parmi les monuments les plus caractéristiques, nous citerons une fresque de Pompéi, une fresque de la Villa d'Hadrien, la mosaïque de Blanzy, la mosaïque trouvée à Uthina dans les Thermes des Laberii, enfin la curieuse caricature d'Hadrumète, où l'on voit Orphée, sous la figure d'un singe, charmant les animaux aux sons de sa lyre.

Orphée Argonaute. - Un tableau, que décrit Philostrate, représentait Orphée sur le navire Argo, calmant la mer par ses chants. La même scène, simplifiée naturellement, est reproduite sur une métope du VIe siècle qu'on a récemment découverte à Delphes, et qui provient d'un des trésors ; le héros y est appelé Orphas.

Orphée dans le monde infernal. - Polygnote, dans la célèbre fresque qu'il exécuta pour la Lesché de Delphes et où il peignit la Nekyia homérique, avait montré Orphée dans le bois de Perséphone, sur un tertre, vêtu d'un costume grec et jouant de la cithare. A l'imitation de Polygnote, bien des artistes anciens ont conduit Orphée dans le monde infernal. Sur plusieurs bas-reliefs funéraires, on voit Orphée dans l'Hadès. Une série de vases, découverts dans l'Italie méridionale, représente le héros dans le palais de Pluton, jouant de la cithare, ou se tenant recueilli près du trône de Perséphone. Ces vases ont donné lieu à bien des discussions. Divers savants ont proposé des interprétations mystiques ; ils ont vu dans ces peintures le souvenir de scènes orphiques et ont prétendu qu'Orphée y jouait le rôle de mystagogue, d'intercesseur en faveur des initiés. On admet généralement aujourd'hui que les scènes figurées sur les vases italiotes sont purement décoratives et relèvent simplement des traditions mythologiques.

 

Orphée et Eurydice. - Les scènes de ce groupe ont un rapport étroit avec les précédentes ; elles en diffèrent surtout par la présence d'Eurydice. Elles ont également un caractère infernal ou funéraire. Sur quelques-uns des vases italiotes dont nous venons de parler, Eurydice est auprès d'Orphée. Sur une fresque, trouvée dans un tombeau d'Ostie, Orphée se dirige vers la porte de l'Enfer, que gardent Cerbère et le Janitor Orci ; il tourne la tête vers Eurydice ; à l'arrière-plan, vers la droite, on aperçoit Hadès sur son trône. La composition est plus simple et plus harmonieuse dans le beau bas-relief attique qui représente les adieux d'Orphée et d'Eurydice, et dont il existe trois répliques, au Musée de Naples, à la Villa Albani, au Louvre : Orphée se retourne tristement vers Eurydice, qui pose la main sur son épaule gauche ; à gauche, Hermès tient le poignet d'Eurydice, qu'il s'apprête à ramener aux Enfers. Des scènes analogues retrouvent sur un vase de bronze et sur des monnaies.

Mort d'Orphée.

La mort d'Orphée n'est guère représentée que sur des vases peints. Les artistes paraissent avoir tous adopté la tradition la plus répandue, suivant laquelle le héros fut tué par les Ménades. Mais ils se sont attachés à varier les détails de la scène. Sur une coupe à fond blanc du Ve siècle, Orphée renversé élève sa lyre d'une main pour parer le coup que va lui porter une Ménade armée d'une hache ; sur une amphore de Vulci de composition analogue, le héros est assailli plusieurs femmes. Sur un vase de Nola, le héros renversé lève aussi sa lyre en l'air ; une Ménade le transperce de son thyrse ; deux autres se préparent à le lapider. Un vase de Chiusi montre la même scène, avec quelques modifications : Orphée est de même renversé à demi ; à gauche, deux femmes lancent sur lui de grosses pierres ; à droite, une Amazone le menace de sa lance.

Orphée rendant des oracles. - Cette scène n'a été signalée jusqu'ici que sur un vase attique de la fin du Ve siècle. L'artiste s'est inspiré des traditions suivant lesquelles la tête d'Orphée avait été ensevelie sur la côte de Lesbos et y prophétisait. Au milieu, surgit du sol la tête du héros ; un jeune homme assis note sur un diptyque l'oracle rendu ; à droite, Apollon étend un bras protecteur au-dessus de la tête inspirée.

 

III. Orphée dans l'art chrétien

Il nous reste à dire quelques mots des monuments chrétiens où figure Orphée, monuments moins nombreux qu'on ne l'a dit, mais qui n'en présentent pas moins un grand intérêt. On peut s'étonner d'abord que le héros Thrace, l'aède des Argonautes, l'initiateur des mystères, le révélateur de l'orphisme, ait trouvé place aux Catacombes. On a imaginé là-dessus bien des hypothèses, dont plusieurs aventureuses. Le plus simple est d'interroger les intéressés, c'est-à-dire les chrétiens des premiers siècles. Les fidèles croyaient qu'Orphée avait connu en Egypte les livres de Moïse, et que dès lors il avait professé le monothéisme. On allait plus loin ; on admettait que, comme les Sibylles, il avait entrevu et prêché la doctrine du Verbe. Enfin, on le considérait comme une sorte de précurseur du Christ : Orphée charmant les animaux était l'image du Christ attirant les âmes. Les livres orphiques étaient familiers à Clément d'Alexandrie et à plusieurs autres apologistes. Le recueil des Orphica contient même bien des interpolations chrétiennes. Les fidèles y retrouvaient avec plaisir plusieurs de leurs doctrines favorites : l'unité divine, le péché originel, la nécessité d'une purification, les joies du Paradis réservées aux élus. Puisque Orphée avait sur tant de points pensé comme eux et qu'il s'était d'ailleurs inspiré de Moïse, ils n'avaient pas de scrupule à le considérer comme un des leurs, tout au moins comme un précurseur. Ils acceptèrent donc la légende si populaire de l'Orphée charmeur, et peu à peu le tournèrent en symbole.

C'est ce que montre bien l'étude des monuments conservés. Les scènes figurées, qui presque toutes représentent Orphée charmant les animaux, se répartissent entre deux classes, où l'on suit l'évolution du type. A l'origine, les artistes se contentent de copier l'art païen ; plus tard, ils interprètent et idéalisent la physionomie d'Orphée.

A la première catégorie appartiennent deux peintures du cimetière de Domitilla. C'est d'abord un plafond : au milieu d'un cadre octogonal, qu'entourent huit compartiments à scènes bibliques, Orphée, vêtu d'une tunique flottante et coiffé d'un bonnet phrygien, est assis sur un rocher et joue de la cithare ; à droite et à gauche, un arbre où perchent un paon et d'autres oiseaux ; aux pieds du chanteur, divers animaux, dont un lion, un cheval, une tortue, un serpent. Une autre fresque, au fond d'un arcosolium, montre Orphée dans la même attitude et le même costume, entre deux arbres et des oiseaux ; à droite, deux lions ; à gauche, un boeuf et deux chameaux. Ces deux fresques sont étroitement apparentées à l'art païen.

Tout autres sont les peintures de la seconde catégorie. La figure du héros, moins personnelle et moins vivante, y devient un symbole. Dans un arcosolium du cimetière de Priscilla, Orphée n'a plus autour de lui que les animaux symboliques, familiers à l'art chrétien : le bélier, la brebis, le chien, la colombe.

La scène est encore plus simple et plus abstraite sur un plafond du cimetière de Calliste : Orphée, transformé en «Bon Pasteur», n'a plus pour auditeurs que deux brebis.

C'est ce dernier type qu'adoptèrent les sculpteurs chrétiens. Sur un sarcophage d'Ostie (fig. 5136), Orphée, en costume romain du temps, n'est plus caractérisé que par le bonnet phrygien, équivalent conventionnel du bonnet thrace ; il ne joue que pour une colombe et un bélier, d'ailleurs très attentifs ; la scène laisse une impression toute mystique. Mêmes caractères sur des sarcophages de Porto Torres et de Cacarens, sur une pyxis de Brioude, sur un sceau de Spalato.

 

On a récemment découvert à Jérusalem, près de la porte de Damas, une mosaïque où est représentée une scène analogue. Cette mosaïque se trouvait dans un cimetière chrétien, et parait elle-même chrétienne. Orphée s'y montre avec sa physionomie symbolique, comme dans les fresques les plus récentes des Catacombes ; près de lui sont deux femmes, Theodosia et Georgia, en qui l'on a voulu reconnaître des saintes. Si l'interprétation est justifiée, cette mosaïque de Jérusalem, qui date probablement du iv ou du ve siècle, marquerait la dernière étape dans l'évolution du type. Orphée ne serait plus seulement un symbole de christianisme ; associé à des saints, il serait devenu lui-même une sorte de saint. Mais il convient d'attendre de nouvelles découvertes, avant d'admettre cette conclusion.

En Occident, aucun des monuments chrétiens où figure Orphée ne parait postérieur au IVe siècle. Et l'on s'explique aisément pourquoi. A force de simplifier et d'idéaliser la scène, on en avait supprimé tous les traits caractéristiques : Orphée disparut sans doute de l'art chrétien, parce qu'il s'était identifié avec le Bon Pasteur.

P. Monceaux


Pour aller plus loin...

Les représentations iconographiques d'Orphée dans les monuments chrétiens
Article Orphée du Dictionnaire des Antiquités chrétiennes de Martigny (1877)

L'orphisme
Article Orphici du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio (1877)