Traduction de Victor Hugo (1817)

Fuyant loin de Tempé loin des Tristes prairies,
Où la faim lui ravit ses abeilles chéries,
Où contr'elles il vit cent fléaux conjurés,
Aristée en pleurant part, vole aux bords sacrés
Où dort le vieux Pénée en sa grotte profonde :
O Cyrène, dit-il, ô reine de cette onde !
Si Phébus est mon père, Ah ! pourquoi dans mon flanc
As-tu versé des dieux le trop funeste sang ?
A ton malheureux fils l'espérance est ravie ;
J'ai perdu mes essaims, le charme de ma vie !...
Ne te suis-je plus cher ? Ah ! tu m'avais promis
Qu'un jour au rang des dieux ton fils serait admis,
Et l'injuste destin détruit dans sa colère
Le fruit de mes travaux !... es-tu toujours ma mère ?
Poursuis ! va, de ta main ravage mes guérets,
Mets mon bercail en cendre, embrase mes forêts,
Frappe ces jeunes ceps, si Ton âme irritée
Peut négliger ainsi La gloire d'Aristée !
Sa mère en son palais l'entend du sein des eaux.
Autour d'elle, tournant leurs rapides fuseaux,
Les Nayades filaient les verdoyantes laines
Des troupeaux que Milet voit paître dans ses plaines.
La brillaient Phyllodoce, et Ligée, et Xanthys,
Et l'aimable Drymo, compagne de Téthys ;
Leurs tresses d'or couvraient leurs épaules d'albâtre.
Plus loin est Deïopée, encor vive et folâtre,
Nésée au doux regard, Thalie aux noirs cheveux,
Lycoris, dont un fils vient de combler les voeux,
Cydippe, de l'amour bravant encor l'empire,
La tendre Cymodoce et l'inconstante Ephyre.
D'une hermine éclatante étalant la Blancheur,
Fille des dieux, Clio suit Béroë sa soeur,
Près d'elle est Aréthuse, à la course rapide,
Dont les flèches jadis perçaient le daim timide.
Assise à leurs côtés, Clymène, en longs discours,
Leur détaillait des dieux les nombreuses amours,
Leur disait de Vulcain les jalouses alarmes,
Et Cythérée à Mars abandonnant ses charmes.
Toutes en l'écoutant font tourner leurs fuseaux ;
Soudain d'un fils trop cher, pleurant au bord des eaux,
L'oreille d'une mère a reconnu la plainte ;
Les Nymphes dans leur grotte ont tressailli de crainte.
Cherchant qui peut pousser ces sanglots douloureux,
Aréthuse sur l'onde élève ses beaux yeux :
Un juste effroi pesait sur ton âme attristée,
Sur la rive, ô ma soeur, gémit ton Aristée :
Il gémit, et, dit-il, tu repousses ses cris.
Hâte-toi, qu'il paraisse à mes yeux attendris,
Dit Cyrène en secret de douleur déchirée,
Oui, des palais des dieux Il peut franchir l'entrée,
Toi, fleuve ! ouvre à mon fils un chemin sous tes flots !
Qu'il vienne !... le Pénée obéit à ces mots,
En arcade de nacre il recourbe son onde,
Et reçoit le berger sous sa voûte profonde.
De sa mère admirant le liquide séjour,
Aristée étonné contemple tour à tour
Ces fleuves, qui, fuyant loin de leur vaste source,
Parcourent cent climats que féconde leur course ;
Il entend le fracas des lacs tumultueux,
Et des flots jaillissans le choc impétueux ;
Il voit d'abord, il voit l'Enipée et le Tibre,
Fier de rouler ses eaux sur un rivage Libre ;
Le Phase et le Lycus, et l'Hypanis fangeux,
Traînant des rocs bruyants dans son cours orageux ;
L'Anio, se penchant sur son onde dormante,
Le vaste Caïcus que l'Aquilon tourmente,
Et, plus fougueux qu'eux tous, le fleuve au cornes d'or,
De son urne en cent lieux épanchant le Trésor,
L'Eridan, qui, gonflant ses vagues turbulentes,
S'engloutit en grondant dans les mers écumantes.
Il entre dans la grotte où brille un cristal pur,
Suspendu sous la voûte en colonnes d'azur.
Cyrène de ses pleurs connaît la source vaine ;
Tout près de lui s'empresse à la voix de Cyrène,
L'une, épanchant les eaux sur ses bras parfumés,
Lui présente du lin les tissus embaumés ;
L'autre apporte aux banquets les vins et l'ambroisie,
On brûle aux pieds des dieux une essence choisie.
Cyrène alors s'écrie : accourez à ma voix,
Nymphes, reines des flots, Nymphes, reines des bois !
Prends d'un nectar divin cette coupe écumante,
O mon fils ! pour calmer le mal qui te tourmente,
Viens, implorons mes soeurs, qui gouvernent les mers,
Et le vieil Océan, père de l'univers !
Elle dit; sur le feu trois fois le vin pétille,
Jusqu'aux voûtes d'azur trois fois la flamme brille ;
Ce présage affermit et rassure son coeur.
Protée, ô fils trop cher, te tendra le bonheur ;
Dit-elle, en ce moment des mers de Carpathie,
Il guide vers Pallène, aux bords de l'Emathie,
Ses coursiers indomptés sortis du sein des eaux.
Neptune, dont il paît les monstrueux troupeaux,
Des destins à ses yeux ouvrit le livre immense,
Et Nérée et mes soeurs respectent sa science ;
Il voit tout, il connaît les temps qui vont finir,
Les temps déjà passés et les temps à venir.
Seul il peut apporter un remède à tes peines,
Mais il faut l'y contraindre en le chargeant de chaînes.
Sinon, les pleurs, les cris, rien ne touche son coeur
Qui résiste à la plainte et cède à la rigueur.
Quand Phébus plus ardent séchera l'herbe tendre,
Quand les troupeaux à l'ombre aimeront à s'étendre,
Tu me suivras aux lieux où, las de ses travaux,
Le vieillard du sommeil goûte en paix les pavots.
Là, mon fils, tu pourras l'enlacer de tes chaînes ;
Mais, dès qu'on le saisit, il prend cent formes vaines,
Il court, noir sanglier, ou tigre impétueux,
Fier Dragon, il se roule en cercles tortueux,
Flamme, il éclate et brille, affreux lion, il gronde,
Ou s'échappe en ruisseau dont ton oeil voit fuir l'onde...
Plus il veut t'effrayer sous mille traits divers,
Plus, Mon fils, plus ton bras doit resserrer ses fers ;
Jusqu'à ce que, changeant de forme et de visage,
Il offre à tes regards sa véritable image.
Elle dit, et répand sur le front du pasteur
D'un baume précieux l'odorante liqueur,
Parfume ses cheveux de sa main immortelle,
Et rend à tout son corps une force nouvelle.
Un vieux mont, autrefois l'asile des nochers,
S'élève sur les mers, couronné de rochers,
Poussé par l'aquilon, sous sa voûte profonde,
Le flot creuse ses flancs, se brise, écume et gronde.
Ce vieux mont de Protée est le vaste séjour,
Elle y place son fils loin des rayons du jour,
Et seule, observant tout de l'ombre d'une nue,
De l'antre du vieillard elle sort inconnue.
Déjà du Gange ardent l'astre embrasait les cieux,
Déjà Phébus, roulant dans un torrent de feux,
Sur le bord des ruisseaux brûlait l'herbe flétrie,
Et fendait le limon dans leur source tarie.
Le dieu sous son rocher va goûter le repos ;
Bondissant près de lui, ses humides troupeaux
En flots d'écume au loin font jaillir l'onde amère ;
Et s'endorment bientôt dispersés sur la terre.
Le dieu les suit de l'oeil, tel qu'un sage pasteur
Qui guide ses brebis vers son Toit protecteur,
Lorsqu'aux cris de l'agneau le loup hurle dans l'ombre ;
Assis sur son rocher, il en compte le nombre.
A peine il sommeillait sur la rive des mers,
Quand Aristée accourt, pousse un cri, prend ses fers
Et malgré ses efforts, le saisit et l'embrasse.
Monstre, flamme, torrent, le dieu gronde et menace ;
Enfin, Triste et vaincu, las d'épuiser en vain
Les magiques secrets de son savoir divin,
Il reprend son visage, et, bouillant de colère :
Que veux-tu donc ? dit-il, que veux-tu ? téméraire,
Qui t'a guidé vers moi ? - Tu sais tout, Tu le sais
Protée ! un malheureux réclame tes bienfaits.
Le ciel m'amène ici, que ma douleur te touche...
Puissé-je !... le devin, grondant d'un air farouche,
Roulant de longs éclairs dans ses yeux menaçants,
Sur les arrêts du sort élève ses accents.
Frémis ! d'un dieu vengeur redoute la colère !
Sans les ordres sacrés du destin tutélaire,
Orphée aurait tari la source de ses pleurs,
Et puni ton forfait par de plus grands malheurs.
Un jour, fuyant tes pas, ton épouse craintive
Ne vit pas un serpent se traîner sur la rive,
Elle mourut, hélas ! les Dryades ses soeurs,
Remplirent les rochers de Lugubres clameurs,
Le Rhodope pleura, les Gètes soupirèrent,
Et de l'Ebre glacé les ondes murmurèrent.
Ton époux, tendre amante, erra dans les déserts ;
Là, seul avec lui-même, et plaignant ses revers,
C'est toi quand fuit le jour, toi quand renaît l'aurore,
Toi qu'il appelle en vain, toi qu'il appelle encore.
Que dis-je ? du Ténare Il pénétra l'horreur,
Et ces sinistres bois où veille la terreur ;
Il vit l'affreux Pluton et ces dieux inflexibles,
Aux plaisirs des humains toujours inaccessibles.
Pour entendre ses chants, venaient des sombres bords
Les ombres, spectres vains que charmaient ses accords ;
Des mères, des héros, grands par leur destinée,
Des vierges dont l'amour préparait l'hyménée ;
Moins nombreux on voit fuir ces sauvages oiseaux
Que l'orage ou la nuit chassent loin des coteaux ;
Là, sont des fils, un père a vu trancher leur vie !
L'enfance ici la pleure et reçue et ravie
Le Cocyte autour d'eux, noir et fangeux marais,
Sous des roseaux impurs roule un limon épais,
Et le Styx, exhalant une vapeur immonde,
En lugubres replis neuf fois traîne son onde.
L'enfer même est touché, les trois horribles soeurs
De leurs serpents tressés retiennent les fureurs,
Ixion sur sa roue immobile s'arrête...
Et Cerbère étonné courbe sa triple tête.
Enfin il ramenait l'objet de son amour,
Qu'il ne devait revoir qu'en revoyant le jour ;
Soudain... (ce tendre amour, dont il n'est plus le maître,
Aurait fléchi l'enfer si l'enfer eut pu l'être).
Troublé, prêt de sortir de l'infernale nuit,
Il s'arrête, il Regarde... hélas ! tout est détruit.
Trois fois d'un bruit affreux retentit le tartare.
Ah ! s'écrie Eurydice, un coup d'oeil nous sépare,
Cher époux ? qu'as-tu fait ? quel dieu nous a perdus ?
L'enfer s'est ébranlé sous mes pas éperdus,
Le destin me rappelle en ce séjour terrible ;
Je sens mes yeux nager dans un sommeil horrible...
En vain je tends les bras... les gouffres sont rouverts...
Orphée ! adieu... j'expire, hélas ! et tu me perds !...
Soudain, vapeur légère, elle s'enfuit dans l'ombre,
Orphée en vain lui parle, en vain cherche son ombre,
Il ne la revoit plus, et le cruel Caron
Le repousse des bords de l'avare Achéron.
Alors, pleurant deux fois une épouse ravie,
Que faire ? où fuir ? comment traîner sa triste vie ?
Comment fléchir la Parque et les dieux infernaux ?
Du styx, déjà glacée, elle franchit les eaux.
Sept mois entiers l'ont vu, sous des antres sauvages,
Du Strymon par ses pleurs attendrir les rivages,
Aux Tigres adoucis il disait ses malheurs,
Et les chênes tombés partageaient ses douleurs.
Telle, sur un rameau, la tendre Philomèle
Pleure ses fils ravis par une main cruelle,
Ses fils, qu'un doux coton commençait à couvrir,
Et dont les yeux au jour allaient enfin s'ouvrir ;
Du creux d'un peuplier elle gémit dans l'ombre,
Et de ses cris plaintifs remplit la forêt sombre.
Dès lors il n'écouta ni l'hymen, ni Vénus,
Dans d'horribles déserts, du soleil inconnus,
Sur le Riphée, où brille une glace éternelle,
Seul, errant, il pleurait son amante fidèle,
Il détestait du sort les bienfaits inhumains.
Les Bacchantes, hélas ! pour punir ses dédains,
Déchirèrent son corps dans leurs sombres orgies.
De son sang malheureux les plaines sont rougies,
L'Hèbre entraîne sa tête, et là, du sein des flots,
Sa bouche nomme encore Eurydice aux échos,
Eurydice !.. Eurydice !... à cette voix plaintive,
Le doux nom d'Eurydice erre de rive en rive.
Protée à ce discours s'élance au sein des mers,
Et fait en tournoyant jaillir les flots amers.
Cyrène vient calmer le tremblant Aristée.
Ah ! chasse la douleur de ton âme attristée,
Lui dit-elle, tu sais qui causa tes malheurs,
Des Nymphes Eurydice accompagnait le choeur ;
Les Nymphes l'ont vengée, à leur faible colère,
Oppose tes regrets, tes dons et ta misère.
Mon fils, je vais t'apprendre à fléchir leur rigueur.
Choisis quatre taureaux fiers et pleins de vigueur,
Prends sur le verd Lycée encor quatre génisses ;
Et, pour rendre à tes voeux les Dryades propices,
Dresse-leur quatre autels dans un lieu consacré ;
Là du sang des taureaux rougis le fer sacré ;
Enfin pour désarmer les vengeances célestes,
Dans les sombres forêts abandonne leurs restes.
Quand la neuvième aurore amènera le jour,
Qu'une génisse apaise Eurydice et l'amour ;
Et, rentrant dans les bois, offre aux mânes d'Orphée
Une noire brebis et la fleur de Morphée.
Elle dit ; le berger obéit à sa voix,
Il dresse quatre autels dans l'enceinte du bois,
Conduit quatre taureaux au lieu des sacrifices,
Et sur les corps sanglants frappe quatre génisses.
Quand l'Aurore neuf fois a ramené Phébus,
Il offre au triste époux ses lugubres tributs,
Puis rentre dans les bois. Tout à coup, ô prodige !
Sur les corps des taureaux un jeune essaim voltige,
Et, tel qu'un long nuage obscurcissant le jour,
Monte et s'attache en grappe aux arbres d'alentour.

Du 3 janvier 1817 au 16 janvier 1817.


Cette traduction de Virgile a été réalisée par un jeune lycéen de quinze ans... Il ne faut pas en attendre une fidélité extrême, mais plutôt le témoignage d'une sensibilité poétique précoce et exceptionnelle.