Notre bergère se met en chemin, plus heureuse, ce lui semblait, que devant l'oracle : car elle savait du moins ce qu'elle avait envie de faire ; sortirait d'irrésolution et d'incertitude, qui sont les pires de tous les maux ; pourrait voir l'Amour, n'y ayant pas d'apparence que sa mère vînt si souvent en un lieu sans l'y amener. Supposé que la pauvre épouse n'eût cette satisfaction qu'en présence d'une belle-mère qui la haïssait, et qui, bien loin de la reconnaître pour sa bru, la traiterait en esclave ; c'était toujours quelque chose ; les affaires pourraient changer ; la compassion, la vue de la Belle, son humilité, sa douceur, le peu de liberté de l'entretenir, tout cela serait capable de rallumer le désir du Dieu. En tout cas elle le verrait, et c'était beaucoup : toutes peines lui seraient douces quand elles lui pourraient procurer un quart-d'heure de ce plaisir.

Psyché se flattait ainsi : pauvre infortunée qui ne songeait pas combien les haines des femmes sont violentes ! Hélas ! la Belle ne savait guère ce que le destin lui préparait. Le coeur lui battit pourtant dès qu'elle approcha de la contrée où était le temple. Longtemps devant que l'on y arrivât on respirait un air embaumé, tant à cause des personnes qui venaient offrir des parfums à la Déesse, et qui étaient parfumées elles-mêmes, que parce que le chemin était bordé d'orangers, de jasmins, de myrtes, et tout le pays parsemé de fleurs.

On découvrait le temple de loin, quoiqu'il fût situé dans une vallée ; mais cette vallée était spacieuse, plus longue que large, ceinte de coteaux merveilleusement agréables. Ils étaient mêlés de bois, de champs, de prairies, d'habitations, qui se ressentaient d'un long calme. Vénus avait obtenu de Mars une sauvegarde pour tous ces lieux. Les animaux même ne s'y faisaient point la guerre ; jamais de loups ; jamais d'autres pièges que ceux que l'Amour fait tendre. Dès qu'on avait atteint l'âge de discernement on se faisait enregistrer dans la confrérie de ce Dieu ; les filles à douze ans, les garçons à quinze. Il y en avait à qui l'amour venait avant la raison. S'il se rencontrait une indifférente, on en purgeait le pays ; sa famille était séquestrée pour un certain temps : le clergé de la Déesse avait soin de purifier le canton où ce prodige était survenu. Voilà quant aux moeurs et au gouvernement du pays. Il abondait en oiseaux de joli plumage. Quelques tourterelles s'y rencontraient : on en comptait jusqu'à trois espèces ; tourterelles oiseaux, tourterelles nymphes, et tourterelles bergères. La seconde espèce était rare.

Au milieu de la vallée coulait un canal de même longueur que la plaine, large comme un fleuve, et d'une eau si transparente, qu'un atome se fût vu au fond ; en un mot, vrai crystal fondu. Force Nymphes et force Sirènes s'y jouaient : on les prenait à la main. Les personnes riches avaient coutume de s'embarquer sur ce canal qui les conduisait jusqu'aux degrés du parvis. Ils louaient je ne sais combien d'Amours ; qui plus, qui moins, selon la charge qu'avait le vaisseau ; chaque Amour avait son cygne, qu'il attelait à la barque, et, monté dessus, il le conduisait avec un ruban. Deux autres nacelles suivaient ; l'une chargée de musique, l'autre de bijoux et d'oranges douces. Ainsi s'en allait la barque fort gaiement.

De chaque côté du canal s'étendait une prairie verte comme fine émeraude, et bordée d'ombrages délicieux.

Il n'y avait point d'autres chemins : ceux-là étaient tellement fréquentés, que Psyché jugea à propos de ne marcher que de nuit. Sur le point du jour elle arriva à un lieu nommé les deux sépultures. Je vous en dirai la raison, parce que l'origine du temple en dépend.

Un roi de Lydie, appelé Philocharès, pria autrefois les Grecs de lui donner femme. Il ne lui importait de quelle naissance, pourvu que la beauté s'y trouvât : une fille est noble quand elle est belle. Ses ambassadeurs disaient que leur prince avait le goût extrêmement délicat.

On lui envoya deux jeunes filles ; l'une s'appeloit Myrtis, l'autre Megano. Celle-ci était fort grande, de belle taille, les traits du visage très beaux, et si bien proportionnés qu'on n'y trouvait que reprendre ; l'esprit fort doux. Avec cela, son esprit, sa beauté, sa taille, sa personne, ne touchaient point, faute de Vénus qui donnât le sel à ces choses. Myrtis au contraire excellait en ce point-là. Elle n'avait pas une beauté si parfaite que Megano : même un médiocre critique y aurait trouvé matière de s'exercer. En récompense, il n'y avait si petit endroit sur elle qui n'eût sa Vénus, et plutôt deux qu'une, outre celle qui animait tout le corps en général. Aussi le roi la préféra-t-il à Megano, et voulut qu'on la nommât Aphrodisée, tant à cause de ce charme, que parce que le nom de Myrtis sentait sa bergère ou sa nymphe au plus, et ne sonnait pas assez pour une reine.

Les gens de sa cour, afin de plaire à leur prince, appelèrent Megano Anaphrodite. Elle en conçut un tel déplaisir qu'elle mourut peu de temps après. Le roi la fit enterrer honorablement.

Aphrodisée vécut fort longtemps, et toujours heureuse, possédant le coeur de son mari tout entier : on lui en offrit beaucoup d'autres qu'elle refusa. Comme les Grâces étaient cause de son bonheur, elle se crut obligée à quelque reconnaissance envers leur Déesse, et persuada à son mari de lui faire bâtir un templ e; disant que c'était un voeu qu'elle avait fait.

Philocharès approuva la chose : il y consuma tout ce qu'il avait de richesses ; puis ses sujets y contribuèrent.

La dévotion fut si grande, que les femmes consentirent que l'on vendît leurs colliers ; et, n'en ayant plus, elles suivirent l'exemple de Rhodope.

Myrtis eut la satisfaction de voir, ayant que de mourir, le parachèvement de son voeu. Elle ordonna par son testament qu'on lui bâtit un tombeau le plus près du temple qu'il se pourrait, hors du parvis toutefois, joignant le chemin le plus fréquenté. Là ses cendres seraient enfermées, et son aventure écrite à l'endroit le plus en vue.

Philocharès, qui lui survécut, exécuta cette volonté. Il fit élever à son épouse un mausolée digne d'elle et de lui aussi ; car son coeur y devait tenir compagnie à celui d'Aphrodisée. Et, pour rendre plus célèbre la mémoire de cette chose, et la gloire de Myrtis plus grande, on transporta en ce lieu les cendres de Megano. Elles furent mises dans un tombeau presque aussi superbe que le premier, sur l'autre côté du chemin ; les deux sépulcres se regardaient. On voyait Myrtis sur le sien, entourée d'Amours qui lui accommodaient le corps et la tête sur des carreaux. Megano, de l'autre part, se voyait couchée sur le côté, un bras sous sa tête, versant des larmes, en la posture où elle était morte. Sur la bordure du mausolée où reposait la reine des Lydiens ces mots se lisaient :

Ici repose Myrtis, qui parvint à la royauté par ses charmes, et qui en acquit le surnom d'Aphrodisée.

A l'une des faces qui regardait le chemin ces autres paroles étaient :

Vous qui allez visiter ce temple, arrêtez un peu, et écoutez-moi. De simple bergère que j'étais née, je me suis vue reine. Ce qui m'a procuré ce bien, ce n'est pas tant la beauté que ce sont les grâces. J'ai plu, et cela suffit. C'est ce que j'avais à vous dire. Honorez ma tombe de quelques fleurs ; et, pour récompense, veuille la Déesse des Grâces que vous plaisiez !

Sur la bordure de l'autre tombe étaient ces paroles :

Ici sont les cendres de Megano, qui ne put gagner le coeur qu'elle contestait,
quoiqu'elle eût une beauté accomplie.

A la face du tombeau ces autres paroles se rencontraient :

Si les rois ne m'ont aimée, ce n'est pas que je ne fusse assez belle pour mériter que les Dieux m'aimassent : mais je n'étais pas, dit-on, assez jolie. Cela se peut-il ? Oui, cela se peut, et si bien qu'on me préféra ma compagne. Elle en acquit le surnom d'Aphrodisée, moi celui d'Anaphrodite. J'en suis morte de déplaisir. Adieu, passant ; je ne te retiens pas davantage. Sois plus heureux que je n'ai été, et ne te mets point en peine de donner des larmes à ma mémoire. Si je n'ai fait la joie de personne, du moins ne veux-je troubler la joie de personne aussi.

Psyché ne laissa pas de pleurer. Megano, dit-elle, je ne comprends rien à ton aventure. Je veux que Myrtis eût des grâces ; n'est-ce pas en avoir aussi que d'être belle comme tu étais ? Adieu, Megano : ne refuse point mes larmes ; je suis accoutumée d'en verser. Elle alla ensuite jeter des fleurs sur la tombe d'Aphrodisée.

Cette cérémonie étant faite, le jour se trouva assez grand pour lui faire considérer le temple à son aise. L'architecture en était exquise, et avait autant de grâce que de majesté. L'architecte s'était servi de l'ordre ionique à cause de son élégance. De tout cela il résultait une Vénus que je ne saurais vous dépeindre. Le frontispice répondait merveilleusement bien au corps. Sur le tympan du fronton se voyait la naissance de Cythérée en figures de haut relief. Elle était assise dans une conque, en l'état d'une personne qui viendrait de se baigner, et qui ne ferait que de sortir de l'eau. Une des Grâces lui épreignait les cheveux encore tout mouillés ; une autre tenait des habits tout prêts pour les lui vêtir dès que la troisième aurait achevé de l'essuyer. La Déesse regardait son fils qui menaçait déjà l'univers d'une de ses flèches. Deux Sirènes tiraient la conque. Mais comme cette machine était grande, le Zéphyre la poussait un peu. Des légions de Jeux et de Ris se promenaient dans les airs : car Vénus naquit avec tout son équipage, toute grande, toute formée, toute prête à recevoir de l'amour et à en donner. Les gens de Paphos se voyaient de loin sur la rive, tendant les mains, les levant au ciel, et ravis d'admiration. Les colonnes et l'entablement étaient d'un marbre plus blanc qu'albâtre. Sur la frise une table de marbre noir portait pour inscription du temple : A la Déesse des Grâces. Deux enfants à demi couchés sur l'architrave laissaient pendre à des cordons une médaille à deux têtes ; c'étaient celles des fondateurs. A l'entour de la médaille on voyait écrit :

Philocharès et Myrtis Aphrodisée son épouse ont dédié ce temple à Vénus.

Sur chaque base des deux colonnes les plus proches de la porte étaient entaillés ces mots : Outrage de Lysimante ; nom de l'architecte apparemment.

Avant que d'entrer dans le temple, je vous dirai un mot du parvis. C'étaient des portiques ou galeries basses ; et au-dessus des appartements fort superbes, chambres dorées, cabinets et bains ; enfin mille lieux où ceux qui apportaient de l'argent trouvaient de quoi l'employer ; ceux qui n'en apportaient point, on les renvoyait.

Psyché, voyant ces merveilles, ne se put tenir de soupirer : elle se souvint du palais dont elle avait été la maîtresse.

Le dedans du temple était orné à proportion. Je ne m'arrêterai pas à vous le décrire : c'est assez que vous sachiez que toutes sortes de voeux, dont toutes sortes de personnes s'étaient acquittées, s'y voyaient en des chapelles particulières, pour éviter la confusion, et ne rien cacher de l'architecture du temple. Là quelques auteurs avaient envoyé des offrandes pour reconnaissance de la venus que leur avait départie le Ciel. Ils étaient en petit nombre. Les autres arts, comme la peinture et ses soeurs, en fournissaient beaucoup davantage. Mais la multitude venait des Belles et de leurs amants : l'un pour des faveurs secrètes ; l'autre pour un mariage ; celle-ci pour avoir enlevé un amant à cette autre-là. Une certaine Callinicé, qui s'était maintenue jusqu'à soixante ans bien avec les Grâces, et encore mieux avec les Plaisirs, avait donné une lampe de vermeil doré, et la peinture de ses amours. Je ne vous aurais jamais spécifié ces dons : il s'en trouvait même de Capitaines, dont les exploits, comme dit le bon Amyot, avaient cette grâce de soudaineté qui les rendait encore plus agréables.

L'architecture du tabernacle n'était guère plus ornée que celle du temple, afin de garder la proportion ; et de crainte aussi que la vue, étant dissipée par une quantité d'ornements, ne s'en arrêtât d'autant moins à considérer l'image de la Déesse, laquelle était véritablement un chef-d'oeuvre. Quelques envieux ont dit que Praxitèle avait pris la sienne sur le modèle de celle-là. On l'avait placée dans une niche de marbre noir, entre des colonnes de cette même couleur ; ce qui la rendait plus blanche, et faisait un bel effet à la vue.

A l'un des côtés du sanctuaire on avait élevé un trône où Vénus, à demi couchée sur des coussins de senteur, recevait, quand elle venait en ce temple, les adorations des mortels, et distribuait ses grâces ainsi que bon lui semblait. On ouvrait le temple assez matin, afin que le peuple fût écoulé quand les personnes qualifiées entreraient.

Cela ne servit de rien cette journée-là : car dès que Psyché parut, on s'assembla autour d'elle. On crut que c'était Vénus qui, pour quelque dessein caché ou pour se rendre plus familière, peut-être aussi par galanterie, avait un habit de simple bergère. Au bruit de cette merveille les plus paresseux accoururent incontinent.

La pauvre Psyché s'alla placer dans un coin du temple, honteuse et confuse de tant d'honneurs dont elle avait grand sujet de craindre la suite, et ne pouvait pourtant s'empêcher d'y prendre plaisir. Elle rougissait à chaque moment, se détournait quelquefois le visage, témoignait qu'elle eût bien voulu faire sa prière : tout cela en vain ; elle fut contrainte de dire qui elle était. Quelques uns la crurent ; d'autres persistèrent dans l'opinion qu'ils avaient.

La foule était tellement grande autour d'elle, que quand Vénus arriva, cette Déesse eut de la peine à passer. On l'avait déjà avertie de cette aventure ; ce qui la fit accourir le visage en feu comme une Mégère, et non plus la reine des Grâces, mais des Furies. Toutefois, de peur de sédition, elle se contint. Ses gardes lui ayant fait faire passage, elle s'alla placer sur son trône, où elle écouta quelques suppliants avec assez de distraction.

La meilleure partie des hommes était demeurée auprès de Psyché avec les femmes les moins jolies, ou qui étaient sans prétention et sans intérêt. Les autres avaient pris d'abord le parti de la Déesse ; étant de la politique, parmi les personnes de ce sexe qui se sont mises sur le bon pied, de faire la guerre aux survenantes, comme à celles qui leur ôtent, pour ainsi dire, le pain de la main. Je ne saurais vous assurer bien précisément si elles tiennent cette coutume-là des auteurs, ou si les auteurs la tiennent d'elles.

Notre bergère n'osant approcher, la Déesse la fit venir. Une foule d'hommes l'accompagna, et la chose ressemblait plutôt à un triomphe qu'à un hommage. La pauvre Psyché n'était nullement coupable de ces honneurs : au contraire, si on l'eût crue, on ne l'aurait pas regardée : elle faisait, de sa part, tout ce qu'une suppliante doit faire. La présence de Vénus lui avait fait oublier sa harangue. Il est vrai qu'elle n'en eut pas besoin : car dès que Vénus la vit, à peine lui donna-1-elle le loisir de se prosterner ; elle descendit de son trône : Je vous veux, dit-elle, entendre en particulier ; venez à Paphos ; je vous donnerai place en mon char.

Psyché se défia de cette douceur : mais quoi ! il n'était plus temps de délibérer ; et puis c'était à Paphos principalement qu'elle espérait revoir son époux.

De crainte qu'elle n'échappât, Vénus la fit sortir avec elle ; les hommes donnant mille bénédictions à leurs deux Déesses, et une partie des femmes disant entre elles : C'est encore trop que d'en avoir une : établissons parmi nous une république où les voeux, les adorations, les services, les biens d'Amour seront en commun. Si Psyché s'en vient encore une fois amuser les gens qui nous serviront à quelque chose, et qu'elle prétende réunir ainsi tous les coeurs sous une même domination, il nous la faut lapider. On se moqua des républicaines, et on souhaita bon voyage à notre bergère.

Cythérée la fit monter effectivement sur son char ; mais ce fut avec trois Divinités de sa suite peu gracieuses : il y a de toutes sortes de gens à la cour. Ces Divinités étaient la Colère, la Jalousie et l'Envie ; monstres sortis de l'abyme, impitoyables licteurs qui ne marchaient point sans fouets, et dont la vue seule était un supplice. Vénus s'en alla par un autre endroit.

Quand Psyché se vit dans les airs, en si mauvaise compagnie que celle-là, un tremblement la saisit, ses cheveux se hérissèrent ; la voix lui demeura au gosier. Elle fut longtemps sans pouvoir parler, immobile, changée en pierre, et plutôt statue que personne véritablement animée : on l'aurait crue morte, sans quelques soupirs qui lui échappèrent. Les diverses peines des condamnés lui passèrent devant les yeux ; son imagination les lui figura encore plus cruelles qu'elles ne sont : il n'y en eut point que la crainte ne lui fît souffrir par avance. Enfin, se jetant aux pieds de ces trois Furies : Si quelque pitié, dit-elle, loge en vos coeurs, ne me faites pas languir davantage : dites-moi à quel tourment je suis condamnée. Ne vous aurait-on point donné ordre de me jeter dans la mer ? Je vous en épargnerai la peine, si vous voulez, et m'y précipiterai moi-même. Les trois filles de l'Achéron ne lui répondirent rien, et se contentèrent de la regarder de travers.

Elle était encore à leurs genoux lorsque le char s'abattit. Il posa sa charge en un désert, dans l'arrière-cour d'un palais que Vénus avait fait bâtir entre deux montagnes, à mi-chemin d'Amathonte et de Paphos. Quand Cythérée était lasse des embarras de sa cour, elle se retirait en ce lieu avec cinq ou six de ses confidentes. Là qui que ce soit ne l'allait voir. Des médisants disent toutefois que quelques amis particuliers avaient la clef du jardin.

Vénus était déjà arrivée quand le char parut. Les trois satellites menèrent Psyché dans la chambre où la Déesse se rajustait. Cette même crainte qui avait fait oublier à notre bergère la harangue qu'elle avait faite lui en rafraîchit la mémoire. Bien que les grandes passions troublent l'esprit, il n'y a rien qui rende éloquent comme elles.

Notre infortunée se prosterna à quatre pas de la Déesse, et lui parla de la sorte : Reine des Amours et des Grâces, voici cette malheureuse esclave que vous cherchez. Je ne vous demande pour récompense de l'avoir livrée que la permission de vous regarder. Si ce n'est point sacrilège à une misérable mortelle comme je suis de jeter les yeux sur Vénus, et de raisonner sur les charmes d'une Déesse, je trouve que l'aveuglement des hommes est bien grand d'estimer en moi de médiocres appas, après que les vôtres leur ont paru. Je me suis opposée inutilement à cette folie : ils m'ont rendu des honneurs que j'ai refusés, et que je ne méritais pas. Votre fils s'est laissé prévenir en ma faveur par les rapports fabuleux qu'on lui a faits. Les destins m'ont donnée à lui sans me demander mon consentement. En tout cela j'ai failli, puisque vous me jugez coupable. Je devais cacher des traits qui étaient cause de tant d'erreurs, je devois les défigurer ; il fallait mourir, puisque vous m'aviez en aversion : je ne l'ai pas fait. Ordonnez-moi des punitions si sévères que vous voudrez, je les souffrirai sans murmure, trop heureuse si je vois votre divine bouche s'ouvrir pour prononcer l'arrêt de ma destinée.

- Oui, Psyché, repartit Vénus, je vous en donnerai le plaisir. Votre feinte humilité ne me touche point. Il fallait avoir ces sentiments et dire ces choses devant que vous fussiez en ma puissance. Lorsque vous étiez à couvert des atteintes de ma colère, votre miroir vous disait qu'il n'y avait rien à voir après vous : maintenant que vous me craignez, vous me trouvez belle. Nous verrons bientôt qui remportera l'avantage. Ma beauté ne saurait périr, et la vôtre dépend de moi ; je la détruirai quand il me plaira. Commençons par ce corps d'albâtre dont mon fils a publié les merveilles, et qu'il appelle le temple de la blancheur. Prenez vos scions, Filles de la nuit, et me l'empourprez si bien que cette blancheur ne trouve pas même un asyle en son propre temple.

A cet ordre si cruel Psyché devint pâle, et tomba aux pieds de la Déesse sans donner aucune marque de vie. Cythérée se sentit émue : mais quelque démon s'opposa à ce mouvement de pitié, et la fît sortir. Dès qu'elle fut hors, les ministres de sa vengeance prirent des branches de myrte ; et se bouchant les oreilles ainsi que les yeux, elles déchirèrent l'habit de notre bergère : innocent habit, hélas ! celle qui l'avait donné lui croyait procurer un sort que tout le monde envierait. Psyché ne reprit ses sens qu'aux premières atteintes de la douleur. Le vallon retentit des cris qu'elle fut contrainte de faire : jamais les échos n'avaient répété de si pitoyables accents. Il n'y eut aucun endroit d'épargné dans tout ce beau corps, qui devant ces moments-là se pouvait dire en effet le temple de la blancheur. Elle y régnait avec un éclat que je ne saurais vous dépeindre.

Là les lis lui servaient de trône et d'oreillers :
Des escadrons d'Amours chez Psyché familiers
Furent chassés de cet asyle.
Le pleurer leur fut inutile :
Rien ne put attendrir les trois Filles d'enfer ;
Leurs coeurs furent d'acier, leurs mains furent de fer.
La Belle eut beau souffrir : il fallut que ses peines
Allassent jusqu'au point que les soeurs inhumaines
Craignirent que Clothon ne survînt à son tour.
Ah ! trop impitoyable Amour !
En quels lieux étais-tu ? dis, cruel ! dis, barbare !
C'est toi, c'est ton plaisir qui causa sa douleur :
Oui, tigre ! c'est toi seul qui t'en dois dire auteur :
Psyché n'eût rien souffert sans ton courroux bizarre.
Le bruit de ses clameurs s'est au loin répandu ;
Et tu n'en as rien entendu !
Pendant tous ses tourments tu dormais, je le gage ;
Car ta brûlure n'était rien :
La Belle en a souffert mille fois davantage
Sans l'avoir mérité si bien.
Tu devais venir voir empourprer cet albâtre ;
Il fallait amener une troupe de Ris :
Des souffrances d'un corps dont tu fus idolâtre
Vous vous seriez tous divertis.
Hélas ! Amour, j'ai tort. Tu répandis des larmes
Quand tu sus de Psyché la peine et le tourment ;
Et tu lui fis trouver un baume pour ses charmes
Qui la guérit en un moment.

Telle fut la première peine que Psyché souffrit. Quand Cythérée fut de retour, elle la trouva étendue sur les tapis dont cette chambre était ornée, près d'expirer, et n'en pouvant plus. La pauvre Psyché fit un effort pour se lever, et tâcha de contenir ses sanglots. Cythérée lui commanda de baiser les cruelles mains qui l'avaient mise en cet état. Elle obéit sans tarder, et ne témoigna nulle répugnance. Comme le dessein de la Déesse n'était pas de la faire mourir sitôt, elle la laissa guérir.

Parmi les servantes de Vénus il y en avait une qui trahissait sa maîtresse, et qui allait redire à l'Amour le traitement que l'on faisait à Psyché, et les travaux qu'on lui imposait. L'Amour ne manquait pas d'y pourvoir. Cette fois-là il lui envoya un baume excellent par celle qui était de l'intelligence, avec ordre de ne point dire de quelle part, de peur que Psyché ne crût que son mari était apaisé, et qu'elle n'en tirât des conséquences trop avantageuses. Le Dieu n'était pas encore guéri de sa brûlure, et tenait le lit. L'opération de son baume irrita Vénus, à l'insu de qui la chose se conduisait, et qui, ne sachant à quoi imputer ce miracle, résolut de se défaire de Psyché par une autre voie.

Sous l'une des deux montagnes qui couvraient à droite et à gauche cette maison, était une voûte aussi ancienne que l'univers. Là sourdait une eau qui avait la propriété de rajeunir ; c'est ce qu'on appelle encore aujourd'hui la fontaine de Jouvence. Dans les premiers temps du monde il était libre à tous les mortels d'y aller puiser. L'abus qu'ils firent de ce trésor obligea les Dieux de leur en ôter l'usage. Pluton, prince des lieux souterrains, commit à la garde de cette eau un dragon énorme. Il ne dormait point, et dévorait ceux qui étaient si téméraires que d'en approcher. Quelques femmes se hasardaient, aimant mieux mourir que de prolonger une carrière où il n'y avait plus ni beaux jours ni amants pour elles.

Cinq ou six jours étant écoulés, Cythérée dit à son esclave : Va-t'en tout à l'heure à la fontaine de Jouvence, et m'en rapporte une cruchée d'eau. Ce n'est pas pour moi, comme tu peux croire, mais pour deux ou trois de mes amies qui en ont besoin. Si tu reviens sans apporter de cette eau, je te ferai encore souffrir le même supplice que tu as souffert.

Cette suivante, dont j'ai parlé, qui était aux gages de Cupidon, l'alla avertir. Il lui commanda de dire à Psyché que le moyen d'endormir le monstre était de lui chanter quelques longs récits qui lui plussent premièrement, et puis l'ennuyassent ; et sitôt qu'il dormirait qu'elle puisât de l'eau hardiment.

Psyché s'en va donc avec sa cruche. On n'osait approcher de l'antre de plus de vingt pas. L'horrible concierge de ce palais en occupait la plupart du temps l'entrée. Il avait l'adresse de couler sa queue contre des broussailles, en sorte qu'elle ne paraissait point ; puis aussitôt que quelque animal venait à passer, fût-ce un cerf, un cheval, un boeuf, le monstre la ramenait en plusieurs retours, et en entortillait les jambes de l'animal avec tant de soudaineté et de force, qu'il le faisait trébucher, se jetait dessus, puis s'en repaissait. Peu de voyageurs s'y trouvaient surpris : l'endroit était plus connu et plus diffamé que le voisinage de Scylla et de Charybde. Lorsque Psyché alla à cette fontaine, le monstre se réjouissait au soleil, qui tantôt dorait ses écailles, tantôt les faisait paraître de cent couleurs.

Psyché, qui savait quelle distance il fallait laisser entre lui et elle, car il ne pouvait s'étendre fort loin, le Sort l'ayant attaché avec des chaînes de diamant, Psyché, dis-je, ne s'effraya pas beaucoup ; elle était accoutumée à voir des dragons. Elle cacha le mieux qu'il lui fut possible sa cruche, et commença mélodieusement ce récit :


Dragon, gentil dragon, à la gorge béante,
Je suis messagère des Dieux :
Ils m'ont envoyée en ces lieux
T'annoncer que bientôt une jeune serpente,
Et qui change au soleil de couleur comme toi,
Viendra partager ton emploi.
Tu te dois ennuyer à faire cette vie ;
Amour t'enverra compagnie.
Dragon, gentil dragon, que te dirai-je encor
Qui te chatouille et qui te plaise ?
Ton dos reluit comme fin or ;
Tes yeux sont flambants comme braise.
Tu te peux rajeunir sans dépouiller ta peau.
Quelle félicité d'avoir chez toi cette eau !
Si tu veux t'enrichir, permets que l'on y puise ;
Quelque tribut qu'il faille, il te sera porté :
J'en sais qui, pour avoir cette commodité,
Donneront jusqu'à leur chemise.

Psyché chanta beaucoup d'autres choses qui n'avaient aucune suite, et que les oiseaux de ces lieux ne purent par conséquent retenir ni nous les apprendre. Le dragon l'écouta d'abord avec un très grand plaisir. A la fin il commença à bâiller, et puis s'endormit. Psyché prend vite l'occasion. Il fallait passer entre le dragon et l'un des bords de l'entrée : à peine y avait-il assez de place pour une personne. Peu s'en fallut que la Belle, de frayeur qu'elle eut, ne laissât tomber sa cruche ; ce qui eût été pire que la goutte d'huile. Ce dormeur-ci n'était pas fait comme l'autre : son courroux et ses remontrances, c'était de mettre les gens en pièces. Notre héroïne vint à bout de son entreprise par un grand bonheur. Elle emplit sa cruche, et s'en retourna triomphante.

Vénus se douta que quelque puissance divine l'avait assistée. De savoir laquelle, c'était le point. Son fils ne bougeait du lit. Jupiter ni aucun des Dieux n'aurait laissé Psyché dans cet esclavage : les Déesses seraient les dernières à la secourir.

Ne t'imagine pas en être quitte, lui dit Vénus : je te ferai des commandements si difficiles, que tu manqueras à quelqu'un ; et pour châtiment tu endureras la mort. Va me quérir de la laine de ces moutons qui paissent au-delà du fleuve ; je m'en veux faire un habit.

C'étaient les moutons du Soleil ; tous avaient des cornes, furieux au dernier point, et qui poursuivaient les loups. Leur laine était d'une couleur de feu si vif qu'il éblouissait la vue. Ils paissaient alors de l'autre côté d'une rivière extrêmement large et profonde, qui traversait le vallon à mille pas ou peu plus de ce château.

De bonne fortune pour notre Belle, Junon et Cérès vinrent voir Vénus dans le moment qu'elle venait de donner cet ordre. Elles lui avaient déjà rendu deux autres visites depuis la maladie de son fils, et avaient aussi vu l'Amour. Cette dernière visite empêcha Vénus de prendre garde à ce qui se passerait, et donna une facilité à notre héroïne d'exécuter ce commandement. Sans cela il aurait été impossible, n'y ayant ni pont, ni bateau, ni gondole sur la rivière.

Cette suivante qui était de l'intelligence, dit à Psyché : Nous avons ici des cygnes que les Amours ont dressés à nous servir de gondoles ; j'en prendrai un : nous traverserons la rivière par ce moyen. Il faut que je vous tienne compagnie pour une raison que je vais vous dire ; c'est que ces moutons sont gardés par deux jeunes enfants sylvains qui commencent déjà à courir après les bergères et après les nymphes. Je passerai la première, et amuserai les deux jeunes faunes, qui ne manqueront pas de me poursuivre sans autre dessein que de folâtrer ; car ils me connaissent et savent que j'appartiens à Vénus : au pis aller j'en serai quitte pour deux baisers ; vous passerez cependant. Jusque-là voilà qui va bien, repartit Psyché ; mais comment approcherai-je des moutons ? me connaissent-ils aussi ? savent-ils que j'appartiens à Vénus ? - Vous prendrez de leur laine parmi les ronces, répliqua cette suivante ; ils y en laissent quand elle est mûre et qu'elle commence à tomber : tout ce canton-là en est plein. Comme la chose avait été concertée elle réussit. Seulement, au lieu des deux baisers que l'on avait dit, il en coûta quatre.

Pendant que notre bergère et sa compagne exécutent leur entreprise, Vénus prie les deux Déesses de sonder les sentiments de son fils. Il semble, à l'entendre, leur dit-elle, qu'il soit fort en colère contre Psyché ; cependant il ne laisse pas sous main de lui donner assistance : au moins y a-t-il lieu de le croire. Vous m'êtes amies toutes deux, détournez-le de cet amour : représentez-lui le devoir d'un fils : dites-lui qu'il se fait tort. Il s'ouvrira bien plutôt à vous qu'il ne ferait à sa mère.

Junon et Cérès promirent de s'y employer. Elles allèrent voir le malade. Il ne les satisfit point, et leur cacha le plus qu'il put sa pensée. Toutefois, autant qu'elles purent conjecturer, cette passion lui tenait encore au coeur. Même il se plaignit de ce qu'on prétendait le gouverner ainsi qu'un enfant. Lui un enfant ! on ne considérait donc pas qu'il terrassait les Hercules, et qu'il n'avait jamais eu d'autres toupies que leurs coeurs. Après cela, disait-il, on me tiendra encore en tutelle ! on croira me contenter de moulinets et de papillons, moi qui suis le dispensateur d'un bien près de qui la gloire et les richesses sont des poupées ! C'est bien le moins que je puisse faire que de retenir ma part de cette félicité-là. Je ne me marierai pas, moi qui en marie tant d'autres !

Les Déesses entrèrent en ses sentiments, et retournèrent dire à Vénus comme leur légation s'était passée. Nous vous conseillons en amies, ajoutèrent-elles, de laisser agir votre fils comme il lui plaira : il est désormais en âge de se conduire. - Qu'il épouse Hébé, repartit Vénus : qu'il choisisse parmi les Muses, parmi les Grâces, parmi les Heures ; je le veux bien. - Vous moquez-vous ? dit Junon. Voudriez-vous donner à votre fils une de vos suivantes pour femme ? et encore Hébé qui nous sert à boire ? Pour les Muses, ce n'est pas le fait de l'Amour qu'une précieuse ; elle le ferait enrager. La beauté des Heures est fort journalière : il ne s'en accommodera pas non plus. - Mais enfin, répliqua Vénus, toutes ces personnes sont des Déesses, et Psyché est simple mortelle. N'est-ce pas un parti bien avantageux pour mon fils que la cadette d'un roi de qui les états tourneraient dans la basse-cour de ce château ? - Ne méprisez pas tant Psyché, dit Cérès : vous pourriez pis faire que de la prendre pour votre bru. La beauté est rare parmi les Dieux ; les richesses et la puissance ne le sont pas. J'ai bien voyagé, comme vous savez ; mais je n'ai point vu de personne si accomplie.

Junon fut contrainte d'avouer qu'elle avait raison : et toutes deux conseillèrent Cythérée de pourvoir son fils. Quel plaisir quand elle tiendrait entre les bras un petit Amour qui ressemblerait à son père ! Vénus demeura piquée de ce propos-là. Le rouge lui monta au front. Cela vous siérait mieux qu'à moi, reprit-elle assez brusquement. Je me suis regardée tout ce matin, mais il ne m'a point semblé que j'eusse encore l'air d'une aïeule. Ces mots ne demeurèrent pas sans réponse : et les trois amies se séparèrent en se querellant.

Cérès et Junon étant montées sur leurs chars, Vénus alla faire des remontrances à son fils ; et le regardant avec un air dédaigneux :

Il vous sied bien, lui dit-elle, de vouloir vous marier, vous qui ne cherchez que le plaisir ! Depuis quand vous est venue, dites-moi, une si sage pensée ? Voyez, je vous prie, l'homme de bien et le personnage grave et retiré que voilà ! Sans mentir je voudrais vous avoir vu père de famille pour un peu de temps ; comment vous y prendriez-vous ? Songez, songez à vous acquitter de votre emploi, et soyez le Dieu des amants : la qualité d'époux ne vous convient pas. Vous êtes accablé d'affaires de tous côtés ; l'empire d'Amour va en décadence ; tout languit, rien ne se conclut : et vous consumez le temps en des propositions inutiles de mariage ! Il y a tantôt trois mois que vous êtes au lit, plus malade de fantaisie que d'une brûlure. Certes vous avez été blessé dans une occasion bien glorieuse pour vous ! Le bel honneur, lorsque l'on dira que votre femme aura été cause de cet accident ! Si c'était une maîtresse, je ne dis pas. Quoi ! vous m'amènerez ici une matrone qui sera neuf mois de l'année à toujours se plaindre ! Je la traînerai au bal avec moi ! Savez-vous ce qu'il y a ? ou renoncez à Psyché, ou je ne veux plus que vous passiez pour mon fils. Vous croyez peut-être que je ne puis faire un autre Amour, et que j'ai oublié la manière dont on les fait : je veux bien que vous sachiez que j'en ferai un quand il me plaira. Oui j'en ferai un, plus joli que vous mille fois, et lui remettrai entre les mains votre empire. Qu'on me donne tout à l'heure cet arc et ces flèches, et tout l'attirail dont je vous ai équipé ; aussi bien vous est-il inutile désormais : je vous le rendrai quand vous serez sage.

L'Amour se mit à pleurer ; et prenant les mains de sa mère il les lui baisa. Ce n'était pas encore parler comme il faut. Elle fit tout son possible pour l'obliger à donner parole qu'il renoncerait à Psyché ; ce qu'il ne voulut jamais faire. Cythérée sortit en le menaçant.

Pour achever le chagrin de cette Déesse, Psyché arriva avec un paquet de laine aussi pesant qu'elle. Les choses s'étaient passées de ce côté-là avec beaucoup de succès. Le cygne avait merveilleusement bien fait son devoir, et les deux sylvains le leur : de voir, de courir, et rien davantage ; hormis qu'ils dansèrent quelques chansons avec la suivante, lui dérobèrent quelques baisers, lui donnèrent quelques brins de thym et de marjolaine, et peut-être la cotte verte, le tout avec la plus grande honnêteté du monde. Psyché cependant faisait sa main. Pas un des moutons ne s'écarta du troupeau pour venir à elle. Les ronces se laissèrent ôter leurs belles robes sans la piquer une seule fois. Psyché repassa la première.

A son retour Cythérée lui demanda comme elle avait fait pour traverser la rivière. Psyché répondit qu'il n'en avait pas été besoin, et que le vent avait envoyé des flocons de laine de son côté. Je ne croyais pas, reprit Cythérée, que la chose fût si facile : je me suis trompée dans mes mesures, je le vois bien ; la nuit nous suggérera quelque chose de meilleur.

Le fils de Vénus, qui ne songeait à autre chose qu'à tirer Psyché de tous ses dangers, et qui n'attendait peut-être pour se raccommoder avec elle que sa guérison et le retour de ses forces, avait remandé premièrement le Zéphyre, et fait venir dans le voisinage une Fée qui faisait parler les pierres. Rien ne lui était impossible : elle se moquait du destin, disposait des vents et des astres, et faisait aller le monde à sa fantaisie.

Cythérée ne savait pas qu'elle fût venue. Quant au Zéphyre, elle l'aperçut ; et ne douta nullement que ce ne fût lui qui eût assisté Psyché. Mais s'étant la nuit avisée d'un commandement qu'elle croyait hors de toute possibilité, elle dit le lendemain à son fils : L'agent général de vos affaires n'est pas loin de ce château ; vous lui avez défendu de s'écarter : je vous défie tous tant que vous êtes. Vous serez habiles gens l'un et l'autre si vous empêchez que votre Belle ne succombe au commandement que je lui ferai aujourd'hui.

En disant ces mots elle fit venir Psyché, lui ordonna de la suivre, et la mena dans la basse-cour du château. Là, sous une espèce de halle, étaient entassés pêle-mêle quatre différentes sortes de grains, lesquels on avait donnés à la Déesse pour la nourriture de ses pigeons. Ce n'était pas proprement un tas, mais une montagne ; il occupait toute la largeur du magasin, et touchait le faîte. Cythérée dit à Psyché : Je ne veux dorénavant nourrir mes pigeons que de mil ou de froment pur : c'est pourquoi sépare ces quatre sortes de grains. Fais-en quatre tas aux quatre coins du monceau, un tas de chaque espèce. Je m'en vas à Amathonte pour quelques affaires de plaisir : je reviendrai sur le soir. Si à mon retour je ne trouve la tâche faite, et qu'il y ait seulement un grain de mêlé, je t'abandonnerai aux ministres de ma vengeance.

A ces mots elle monte sur son char, et laisse Psyché désespérée. En effet ce commandement était un travail, non pas d'Hercule, mais de démon.

Sitôt que l'Amour le sut, il en envoya avertir la Fée, qui, par ses suffumigations, par ses cercles, par ses paroles, contraignit tout ce qu'il y avait de fourmis au monde d'accourir à l'entour du tas, autant celles qui habitaient aux extrémités de la terre que celles du voisinage. Il y eut telle fourmi qui fit ce jour-là quatre mille lieues. C'était un plaisir que d'en voir des hordes et des caravanes arriver de tous côtés.

Il en vient des climats où commande l'Aurore,
De ceux que ceint Thétis, et l'Océan encore ;
L'Indien dégarnit toutes ses régions ;
Le Garamante envoie aussi ses légions ;
Il en part du couchant des nations entières ;
Le nord ni le midi n'ont plus de fourmilières ;
Il semble qu'on en ait épuisé l'univers :
Les chemins en sont noirs, les champs en sont couverts ;
Maint vieux chêne en fournit des cohortes nombreuses ;
Il n'est arbre mangé qui sous ses voûtes creuses
Souffre que de ce peuple il reste un seul essaim :
Tout déloge ; et la terre en tire de son sein.
L'éthiopique gent arrive, et se partage.
On crée en chaque troupe un maître de l'ouvrage.
Il a l'oeil sur sa bande ; aucun n'ose faillir.
On entend un bruit sourd, le mont semble bouillir.
Déjà son tour décroît, sa hauteur diminue.
A la soudaineté l'ordre aussi contribue.
Chacun a son emploi parmi les travailleurs ;
L'un sépare le grain que l'autre emporte ailleurs.
Le monceau disparaît ainsi que par machine.
Quatre tas différents réparent sa ruine ;
De blé, riche présent qu'à l'homme ont fait les cieux ;
De mil, pour les pigeons manger délicieux ;
De seigle, au goût aigret ; d'orge rafraîchissante,
Qui donne aux gens du nord la cervoise engraissante.
Telles l'on démolit les maisons quelquefois :
La pierre est mise à part ; à part se met le bois :
On voit comme fourmis gens autour de l'ouvrage.
En son être premier retourne l'assemblage :
Là sont des tas confus de marbres non gravés,
Et là les ornements qui se sont conservés.

Les fourmis s'en retournèrent aussi vîte qu'elles étaient venues, et n'attendirent pas le remerciement. Vivez heureuses, leur dit Psyché, je vous souhaite des magasins qui ne désemplissent jamais. Si c'est un plaisir de se tourmenter pour les biens du monde, tourmentez-vous, et vivez heureuses.

Quand Vénus fut de retour, et qu'elle aperçut les quatre monceaux, son étonnement ne fut pas petit : son chagrin fut encore plus grand. On n'osait approcher d'elle, ni seulement la regarder. Il n'y eut ni Amours ni Grâces qui ne s'enfuissent. Quoi ! dit Cythérée en elle-même, une esclave me résistera ! je lui fournirai tous les jours une nouvelle matière de triompher ! Et qui craindra désormais Vénus ? qui adorera sa puissance ? car, pour la beauté, je n'en parle plus ; c'est Psyché qui en est déesse. 0 destins, que vous ai-je fait ? Junon s'est vengée d'Io et de beaucoup d'autres ; il n'est femme qui ne se venge : Cythérée seule se voit privée de ce doux plaisir ! Si faut-il que j'en vienne à bout. Vous n'êtes pas encore à la fin, Psyché, mon fils vous fait tort : plus il s'opiniâtre à vous protéger, plus je m'opiniâtrerai à vous perdre.

Cette résolution n'eut pas tout l'effet que Vénus s'était promis. A deux jours de là elle fit appeler Psyché, et dissimulant son dépit : Puisque rien ne vous est impossible, lui dit-elle, vous irez bien au royaume de Proserpine ; et n'espérez pas m'échapper quand vous serez hors d'ici : en quelque lieu de la terre que vous soyez, je vous trouverai. Si vous voulez toutefois ne point revenir des enfers, j'en suis très contente. Vous ferez mes compliments à la reine de ces lieux-là, et vous lui direz que je la prie de me donner une boîte de son fard ; j'en ai besoin, comme vous voyez : la maladie de mon fils m'a toute changée. Rapportez-moi sans tarder ce que l'on vous aura donné, et n'y touchez point.


Suite de l'histoire des Amours de Psyché et Cupidon