La criminelle Psyché n'eut pas l'assurance de dire un mot. Elle se pouvait jeter à genoux devant son mari, elle lui pouvait conter comme la chose s'était passée ; et si elle n'eût justifié entièrement son dessein, elle en aurait du moins rejeté la faute sur ses deux soeurs : en tout cas elle pouvait demander pardon, prosternée aux pieds de l'Amour, les lui embrassant avec des marques de repentir, et les lui mouillant de ses larmes. Il y avait outre cela un parti à prendre ; c'était de relever le poignard par la pointe, et le présenter à son mari en lui découvrant son sein et en l'invitant de percer un coeur qui s'était révolté contre lui. L'étonnement et sa conscience lui ôterent l'usage de la parole et celui des sens : elle demeura immobile, et, baissant les yeux, elle attendit avec des transes mortelles sa destinée.

Cupidon, outré de colère, ne sentit pas la moitié du mal que la goutte d'huile lui aurait fait dans un autre temps. Il jeta quelques regards foudroyants sur la malheureuse Psyché ; puis, sans lui faire seulement la grâce de lui reprocher son crime, ce Dieu s'envola, et le palais disparut. Plus de Nymphes, plus de Zéphyre : la pauvre épouse se trouva seule sur le rocher, demi-morte, pâle, tremblante, et tellement possédée de son excessive douleur, qu'elle demeura longtemps les yeux attachés à terre sans se connaître, et sans prendre garde qu'elle était nue. Ses habits de fille étaient à ses pieds ; elle avait les yeux dessus, et ne les apercevait pas.

Cependant l'Amour était demeuré dans l'air, afin de voir à quelles extrémités son épouse serait réduite, ne voulant pas qu'elle se portât à aucune violence contre sa vie, soit que le courroux du Dieu n'eût pas éteint tout à fait en lui la compassion, soit qu'il réservât Psyché à de longues peines, et à quelque chose de plus cruel que de se tuer soi-même. Il la vit tomber évanouie sur la roche dure : cela le toucha, mais non jusqu'au point de l'obliger à ne se plus souvenir de la faute de son épouse.

Psyché ne revint à soi de longtemps après. La première pensée qu'elle eut, ce fut de courir à un précipice. Là, considérant les abymes, leur profondeur, les pointes des rocs toutes prêtes à la mettre en pièces ; et levant quelquefois les yeux vers la Lune qui l'éclairait : Soeur du Soleil, lui dit-elle, que l'horreur du crime ne t'empêche pas de me regarder : sois témoin du désespoir d'une malheureuse ; et fais-moi la grâce de raconter à celui que j'ai offensé les circonstances de mon trépas, mais ne les raconte point aux personnes dont je tiens le jour. Tu vois dans ta course des misérables ; dis-moi, y en a-t-il un de qui l'infortune ne soit légère au prix de la mienne ? Rochers élevés, qui serviez naguère de fondements à un palais dont j'étais maîtresse, qui aurait dit que la nature vous eût formés pour me servir maintenant à un usage si différent ?

A ces mots elle regarda encore le précipice ; et en même temps la mort se montra à elle sous sa forme la plus affreuse. Plusieurs fois elle voulut s'élancer, plusieurs fois aussi un sentiment naturel l'en empêcha. Quelles sont, dit-elle, mes destinées ! j'ai quelque beauté ; je suis jeune ; il n'y a qu'un moment que je possédais le plus agréable de tous les Dieux, et je vais mourir ! je me vais moi-même donner la mort ! faut-il que l'Aurore ne se lève plus pour Psyché ! quoi ! voilà les derniers instants qui me sont donnés par les Parques ! Encore si ma nourrice me fermait les yeux ! si je n'étais point privée de la sépulture !

Ces irrésolutions et ces retours vers la vie, qui font la peine de ceux qui meurent, et dont les plus désespérés ne sont pas exempts, entretinrent un cruel combat dans le coeur de notre héroïne. Douce lumière, s'écria-t-elle, qu'il est difficile de te quitter ! Hélas ! en quels lieux irai-je quand je me serai bannie moi-même de ta présence ? Charitables filles d'enfer, aidez-moi à rompre les noeuds qui m'attachent ; venez, venez me représenter ce que j'ai perdu. Alors elle se recueillit en elle-même ; et l'image de son malheur, étouffant enfin ce reste d'amour pour la vie, l'obligea de s'élancer avec tant de promptitude et de violence, que le Zéphyre, qui l'observait et qui avait ordre de l'enlever quand le comble du désespoir l'aurait amenée à ce point, n'eut presque pas le loisir d'y apporter le remède. Psyché n'était plus, s'il eût attendu encore un moment. Il la retira du gouffre ; et, lui faisant prendre un autre chemin dans les airs que celui qu'elle avait choisi, il l'éloigna de ces lieux funestes, et l'alla poser avec ses habits sur le bord d'un fleuve dont la rive, extraordinairement haute et fort escarpée, pouvait passer pour un précipice encore plus horrible que le premier.

C'est l'ordinaire des malheureux d'interpréter toutes choses sinistrement. Psyché se mit en l'esprit que son époux, outré de ressentiment, ne l'avait fait transporter sur le bord d'un fleuve qu'afin qu'elle se noyât ; ce genre de mort étant plus capable de le satisfaire que l'autre, parce qu'il était plus lent, et par conséquent plus cruel. Peut-être même ne fallait-il pas qu'elle souillât de sang ces rochers. Savait-elle si son mari ne les avait point destinés à un usage tout opposé ? Ce pouvait être une retraite amoureuse où l'Infant de Cypre, craignant sa mère, logeait secrètement ses maîtresses, comme il y avait logé son épouse ; car le lieu était écarté et inaccessible : ainsi elle aurait commis un sacrilège si elle avait fait servir à son désespoir ce qui ne servait qu'aux plaisirs.

Voilà comme raisonnait la pauvre Psyché, ingénieuse à se procurer du mal, mais bien éloignée de l'intention qu'avait eue l'Amour, à qui cet endroit où la Belle se trouvait alors était venu fortuitement dans l'esprit, ou qui peut-être l'avait laissé à la discrétion du Zéphyre. Il voulait la faire souffrir ; tant s'en faut qu'il exigeât d'elle une mort si prompte. Dans cette pensée il défendit au Zéphyre de la quitter, pour quelque occasion que ce fût, quand même Flore lui aurait donné un rendez-vous, tant que cette première violence eût jeté son feu.

Je me suis étonné cent fois comme le Zéphyre n'en devint pas amoureux. Il est vrai que Flore a bien du mérite : puis de courir sur les pas d'un maître, et d'un maître comme l'Amour, c'eût été à lui une perfidie trop grande, et même inutile.

Le Zéphyre ayant donc l'oeil incessamment sur Psyché, et lui voyant regarder le fleuve d'une manière toute pitoyable, il se douta de quelque nouvelle pensée de désespoir ; et, pour n'être pas surpris encore une fois, il en avertit aussitôt le Dieu de ce fleuve, qui, de bonne fortune, tenait sa cour à deux pas de là, et qui avait alors auprès de lui la meilleure partie de ses Nymphes.

Ce Dieu était d'un tempérament froid, et ne se souciait pas beaucoup d'obliger la Belle ni son mari. Néanmoins la crainte qu'il eut que les poètes ne le diffamassent si la première Beauté du monde, fille de roi, et femme d'un Dieu, se noyait chez lui, et ne l'appelassent frère du Styx ; cette crainte, dis-je, l'obligea de commander à ses Nymphes qu'elles recueillissent Psyché, et qu'elles la portassent vers l'autre rive, qui était moins haute et plus agréable que celle-là, près de quelque habitation. Les Nymphes lui obéirent avec beaucoup de plaisir. Elles se rendirent toutes à l'endroit où était la Belle, et se cachèrent sous le rivage.

Psyché faisait alors des réflexions sur son aventure, ne sachant que conjecturer du dessein de son mari, ni à quelle mort se résoudre. A la fin, tirant de son coeur un profond soupir : Eh bien ! dit-elle, je finirai ma vie dans les eaux : veuillent seulement les Destins que ce supplice te soit agréable ! Aussitôt elle se précipita dans le fleuve, bien étonnée de se voir incontinent entre les bras de Cymodocé et de la gentille Naïs. Ce fut la plus heureuse rencontre du monde. Ces deux Nymphes ne faisaient presque que de la quitter : car l'Amour en avait choisi de toutes les sortes et dans tous les choeurs pour servir de filles d'honneur à notre héroïne pendant le temps bienheureux où elle avait part aux affections et à la fortune d'un Dieu.

Cette rencontre, qui devait du moins lui apporter quelque consolation, ne lui apporta au contraire que du déplaisir. Comment se résoudre sans mourir à paraître ainsi malheureuse et abandonnée devant celles qui la servaient il n'y avait pas plus d'une heure ? telle est la folie de l'esprit humain ; les personnes nouvellement déchues de quelque état florissant fuient les gens qui les connaissent, avec plus de soin qu'elles n'évitent les étrangers, et préfèrent souvent la mort au service qu'on leur peut rendre. Nous supportons le malheur, et ne saurions supporter la honte.

Je ne vous assurerai pas si ce fleuve avait des Tritons et ne sais pas bien si c'est la coutume des fleuves que d'en avoir. Ce que je vous puis assurer c'est qu'aucun Triton n'approcha de notre héroïne. Les seules Naïades eurent cet honneur. Elles se pressaient si fort autour de la Belle que malaisément un Triton y eût trouvé place. Naïs et Cymodocé la tenaient entre leurs bras, tandis que d'abattement et de lassitude elle se laissait aller la tête languissamment, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre, arrosant leur sein tour à tour avec ses larmes.

Aussitôt qu'elle fut à bord, ces deux Nymphes, qui avaient été du nombre de ses favorites, comme prudentes et discrètes entre toutes les Nymphes du monde, firent signe à leurs compagnes de se retirer ; et ne diminuant rien du respect avec lequel elles la servaient pendant sa fortune, elles prirent ses habits des mains du Zéphyre, qui se retira aussi, et demandèrent à Psyché si elle ne voulait pas bien qu'elles eussent l'honneur de l'habiller encore une fois. Psyché se jeta à leurs pieds pour toute réponse, et les leur baisa.

Cet abaissement excessif leur causa beaucoup de confusion et de pitié. L'Amour même en fut touché plus que de pas une chose qui fût arrivée à notre héroïne depuis sa disgrâce. Il ne l'avait point quittée de vue, recevant quelque satisfaction à l'aspect du mal qu'elle se faisait ; car cela ne pouvait partir que d'un bon principe. Cupidon goûtait dans les airs ce cruel plaisir. Le battement de ses ailes obligea Naïs et Cymodocé de tourner la tête : elles aperçurent le Dieu ; et par considération tout au moins autant que par respect, mais principalement pour faire plaisir à la Belle, elles se retirèrent à leur tour.

Eh bien ! Psyché, dit l'Amour, que te semble de ta fortune ? est-ce impunément que l'on veut tuer le maître des Dieux ? il te tardait que tu te fusses détruite : te voilà contente ; tu sais comme je suis fait, tu m'as vu : mais de quoi cela te peut-il servir ? je t'avertis que tu n'es plus mon épouse.

Jusque-là la pauvre Psyché l'avait écouté sans lever les yeux : à ce mot d'épouse elle dit : Hélas ! je suis bien éloignée de prendre cette qualité ; je n'ose seulement espérer que vous me recevrez pour esclave. - Ni mon esclave non plus, reprit l'Amour ; c'est de ma mère que tu l'es ; je te donne à elle. Et garde-toi bien d'attenter contre ta vie ; je yeux que tu souffres, mais je ne veux pas que tu meures ; tu en serais trop tôt quitte. Que si tu as dessein de m'obliger, venge-moi de tes deux démons de soeurs ; n'écoute ni considération du sang ni pitié ; sacrifie-les-moi. Adieu, Psyché ; la brûlure que cette lampe m'a faite ne me permet pas de t'entretenir plus longtemps.

Ce fut bien là que l'affliction de notre héroïne reprit des forces. Exécrable lampe ! maudite lampe ! avoir brûlé un Dieu si sensible et si délicat ! qui ne saurait rien endurer ! l'Amour ! Pleure, pleure, Psyché ; ne te repose ni jour ni nuit : cherche sur les monts et dans les vallées quelque herbe pour le guérir, et porte-la lui. S'il ne s'était point tant pressé de me dire adieu, il verrait l'extrême douleur que son mal me fait, et ce lui serait un soulagement : mais il est parti ! il est parti sans me laisser aucune espérance de le revoir !

Cependant l'Aurore vint éclairer l'infortune de notre Belle, et amena ce jour-là force nouveautés. Vénus, entre autres, fut avertie de ce qui était arrivé à Psyché ; et voyez comme les choses se rencontrent. Les médecins avaient ordonné à cette Déesse de se baigner pour des chaleurs qui l'incommodaient. Elle prenait son bain dès le point du jour, puis se recouchait. C'était dans ce fleuve qu'elle se baignait d'ordinaire, à cause de la qualité de ses eaux refroidissantes. Je pense même vous avoir dit que le Dieu du fleuve en tenait un peu. Une oie babillarde qui savait ces choses, et qui, se trouvant cachée entre des glaïeuls, avait vu Psyché arriver à bord, et avait entendu ensuite les reproches de son mari, ne manqua pas d'aller redire à Vénus toute l'aventure de point en point. Vénus ne perd point de temps ; elle envoie gens de tous les côtés, avec ordre de lui amener morte ou vive Psyché son esclave.

Il s'en fallut peu que ces gens ne la rencontrassent. Dès que son époux l'eut quittée elle s'habilla, ou, pour mieux parler, elle jeta sur soi ses habits : c'étaient ceux qu'elle avait quittés en se mariant, habits lugubres et commandés par l'oracle, comme vous pouvez vous en souvenir. En cet état elle résolut d'aller par le monde cherchant quelque herbe pour la brûlure de son mari, puis de le chercher lui-même.


Suite de l'histoire des Amours de Psyché et Cupidon