Au sortir de cette extase, la première chose que fit Psyché, ce fut de passer sa main sur les yeux de son époux, afin de sentir s'ils étaient humides ; car elle craignait que ce ne fût feinte. Les ayant trouvés en bon état, et comme elle les demandait, c'est-à-dire mouillés de larmes, elle condamna ses soupçons, et fit scrupule de démentir un témoignage de passion beaucoup plus certain que toutes les assurances de bouche, serments et autres. Cela lui fit attribuer le chagrin de son mari à quelque défaut de tempérament, ou bien à des choses qui ne la regardaient point.

Quant à elle, après tant de preuves, la puissance de ses appas lui sembla trop bien établie, et le monstre trop amoureux, pour faire qu'elle craignît aucun changement.

Lui, au contraire, aurait souhaité qu'elle appréhendât ; car c'était l'unique moyen de la rendre sage, et de mettre un frein à sa curiosité. Il lui dit beaucoup de choses sur ce sujet, moitié sérieusement et moitié avec raillerie ; à quoi Psyché repartait fort bien : et le mari déclamait toujours contre les femmes trop curieuses.

Que vous êtes étrange avec votre curiosité ! lui dit son épouse. Est-ce vous désobliger que de souhaiter de vous voir, puisque vous dites vous-même que vous êtes si agréable ? Eh bien ! quand j'aurai tâché de me satisfaire, qu'en sera-t-il ? - Je vous quitterai, dit le mari. - Et moi, je vous retiendrai, repartit la Belle. - Mais si j'ai juré par le Styx ? continua son époux. - Qui est-il, ce Styx ? dit notre héroïne. Je vous demanderais volontiers s'il est plus puissant que ce qu'on appelle beauté. Quand il le serait, pourriez-vous souffrir que j'errasse par l'univers, et que Psyché se plaignît d'être abandonnée de son mari sur un prétexte de curiosité, et pour ne pas manquer de parole au Styx ? Je ne vous puis croire si déraisonnable. Et le scandale, et la honte ?

- Il paraît bien que vous ne me connaissez pas, repartit l'époux, de m'alléguer le scandale et la honte : ce sont choses dont je ne me mets guère en peine. Quant à vos plaintes, qui vous écoutera ? et que direz-vous ? Je voudrais bien que quelqu'un des Dieux fût si téméraire que de vous accorder sa protection ! Voyez-vous, Psyché, ceci n'est point une raillerie ; je vous aime autant que l'on peut aimer, mais ne me comptez plus pour ami dès le moment que vous m'aurez vu. Je sais bien que vous n'en parlez que par raillerie, et non pas avec un véritable dessein de me causer un tel déplaisir : cependant j'ai sujet de craindre qu'on ne vous conseille de l'entreprendre. Ce ne seront pas les Nymphes : elles n'ont garde de me trahir, ni de vous rendre ce mauvais office : leur qualité de demi-déesses les empêche d'être envieuses : puis, je les tiens toutes par des engagements trop particuliers. Défiez-vous du dehors. Il y a déjà deux personnes au pied de ce mont qui vous viennent rendre visite. Vous et moi nous nous passerions fort bien de ce témoignage de bienveillance. Je les chasserais, car elles me choquent, si le Destin, qui est maître de toutes choses, me le permettait. Je ne vous nommerai point ces personnes. Elles vous appellent de tous côtés. S'il arrive que le Destin porte leur voix jusqu'à vous, ce que je ne saurais empêcher, ne descendez pas, laissez-les crier, et qu'elles viennent comme elles pourront.

Là-dessus il la quitta sans vouloir lui dire quelles personnes c'étaient, quoique la Belle promît avec grands serments de ne pas les aller trouver, et encore moins de les croire.

Voilà Psyché fort embarrassée, comme vous voyez. Deux curiosités à la fois ! y a-t-il femme qui y résistât ? Elle épuisa sur ce dernier point tout ce qu'elle avait de lumières et de conjectures. Cette visite m'étonne, disait-elle en se promenant un peu loin des Nymphes. Ne seraient-ce point mes parents ? Hélas ! mon mari est bien cruel d'envier à deux personnes qui n'en peuvent plus la satisfaction de me voir ! Si les bonnes gens vivent encore, ils ne sauraient être fort éloignés du dernier moment de leur course. Quelle consolation pour eux, que d'apprendre combien je suis pourvue richement, et si avant que d'entrer dans la tombe ils voyaient au moins un échantillon des douceurs et des avantages dont je jouis, afin d'en emporter quelque souvenir chez les morts ! Mais si ce sont eux, pourquoi mon mari se met-il en peine ? ils ne m'ont jamais inspiré que l'obéissance. Vous verrez que ce sont mes soeurs. Il ne doit pas non plus les appréhender : les pauvres femmes n'ont autre soin que de contenter leurs maris. 0 Dieux ! je serais ravie de les mener en tous les endroits de ce beau séjour, et surtout de leur faire voir la comédie et ma garde-robe. Elles doivent avoir des enfants, si la mort ne les a privées depuis mon départ de ces doux fruits de leur mariage : qu'elles seraient aises de leur reporter mille menus affiquets et joyaux de prix dont je ne tiens compte, et que les Nymphes et moi nous foulons aux pieds, tant ce logis en est plein !

Ainsi raisonnait Psyché, sans qu'il lui fût possible d'asseoir aucun jugement certain sur ces deux personnes : il y avait même des intervalles où elle croyoit que ce pouvaient être quelques uns de ses amants. Dans cette pensée, elle disait, quelque peu plus bas : Ne va point en prendre l'alarme, charmant époux ; laisse-les venir ; je te les sacrifierai de la plus cruelle manière dont jamais femme se soit avisée ; et tu en auras le plaisir, fussent-ils enfants de roi.

Ces réflexions furent interrompues par le Zéphyre, qu'elle vit venir à grands pas et fort échauffé. Il s'approcha d'elle avec le respect ordinaire ; lui dit que ses soeurs étaient au pied de cette montagne ; qu'elles avaient plusieurs fois traversé le petit bois sans qu'il leur eût été possible de passer outre, les dragons les arrêtant avec grand'frayeur ; qu'au reste c'était pitié que de les ouïr appeler ; qu'elles n'avaient tantôt plus de voix, et que les échos n'étoient occupés qu'à répéter le nom de Psyché. Le pauvre Zéphyre pensait bien faire. Son maître, qui avait défendu aux Nymphes de donner ce funeste avis, ne s'était pas souvenu de lui en parler.

Psyché le remercia agréablement, et lui dit qu'on aurait peut-être besoin de son ministère. Il ne fut pas sitôt retiré, que la Belle, mettant à part les menaces de son époux, ne songea plus qu'aux moyens d'obtenir de lui que ses soeurs seraient enlevées comme elle à la cime de ce rocher. Elle médita une harangue pour ce sujet, ne manqua pas de s'en servir, de bien prendre son temps, et d'entremêler le tout de caresses. Faites votre compte qu'elle n'omit rien de ce qui pouvait contribuer à sa perte. Je voudrais m'être souvenu des termes de cette harangue ; vous y trouveriez une éloquence, non pas véritablement d'orateur, ni aussi d'une personne qui n'aurait fait toute sa vie qu'écouter.

La Belle représenta, entre autres choses, que son bonheur serait imparfait tant qu'il demeurerait inconnu. A quoi bon tant d'habits superbes ? il savait très bien qu'elle avait de quoi s'en passer : s'il avait cru à propos de lui en faire un présent, ce devait être plutôt pour la montre que pour le besoin. Pourquoi les raretés de ce séjour, si on ne lui permettait de s'en faire honneur ? car à son égard ce n'étaient plus raretés : l'émail des parterres, celui des prés, et celui des pierreries, commençaient à lui être égaux ; leur différence ne dépendait plus que des yeux d'autrui. Il ne fallait pas blâmer une ambition dont elle avait pour exemple tout ce qu'il y a de plus grand au monde. Les rois se plaisent à étaler leurs richesses, et à se montrer quelquefois avec l'éclat et la gloire dont ils jouissent. Il n'est pas jusqu'à Jupiter qui n'en fasse autant. Quant à elle, cela lui était interdit, bien qu'elle en eût plus besoin qu'aucun autre : car, après les paroles de l'oracle, quelle croyance pouvait-on avoir de l'état de sa fortune ? point d'autre, sinon qu'elle vivait enfermée dans quelque repaire, où elle se nourrissait de la proie que lui apportait son mari, devenue compagne des ours : pourvu qu'encore ce même mari eût attendu jusque-là à la dévorer. Qu'il avait intérêt, pour son propre honneur, de détruire cette croyance, et qu'elle lui en parlait beaucoup plus pour lui que pour elle ; quoique, à dire la vérité, il lui fût fâcheux de passer pour un objet de pitié après avoir été un objet d'envie. Et que savait-elle si ses parents n'en étaient point morts ou n'en mourraient point de douleur ? Si ses soeurs l'aimaient, pourquoi leur laisser ce déplaisir ? et si elles avaient d'autres sentiments, y avait-il un meilleur moyen de les punir que de les rendre témoins de sa gloire ? C'est en substance ce que dit Psyché.

Son époux lui repartit : Voilà les meilleures raisons du monde ; mais elles ne me persuaderaient pas, s'il m'était libre d'y résister. Vous êtes tombée justement dans les trois défauts qui ont le plus accoutumé de nuire aux personnes de votre sexe ; la curiosité, la vanité, et le trop d'esprit. Je ne réponds pas à vos arguments, ils sont trop subtils : et puisque vous voulez votre perte, et que le Destin la veut aussi, je vais y mettre ordre et commander au Zéphyre de vous apporter vos soeurs. Plût au Sort qu'il les laissât tomber en chemin !

- Non, non, reprit Psyché quelque peu piquée, puisque leur visite vous déplaît tant, ne vous en mettez plus en peine : je vous aime trop pour vous vouloir obliger à ces complaisances.

- Vous m'aimez trop? repartit l'époux : vous, Psyché, vous m'aimez trop ? et comment voulez-vous que je le croie ? sachez que les vrais amants ne se soucient que de leur amour. Que le monde parle, raisonne, croie ce qu'il voudra ; qu'on les plaigne, qu'on les envie ; tout leur est égal, c'est-à-dire indifférent.

Psyché l'assura qu'elle était dans ces sentiments ; mais il fallait pardonner quelque chose à sa jeunesse, outre l'amitié qu'elle avait toujours eue pour ses soeurs : non qu'elle insistât davantage sur la liberté de les voir. En disant qu'elle ne la demandait pas, ses caresses la demandaient, et l'obtinrent enfin. Son époux lui dit qu'elle possédât à son aise ces soeurs si chéries ; qu'afin de lui en donner le loisir, il demeurerait quelques jours sans la venir voir. Et sur ce que notre héroïne lui demanda s'il trouverait bon qu'elle les régalât de quelques présents. - Non seulement elles, lui dit l'époux, mais leur famille, leur parenté. Divertissez-les comme il vous plaira ; donnez-leur diamants et perles ; donnez-leur tout, puisque tout vous appartient. C'est assez pour moi que vous vous gardiez de les croire. Psyché le promit, et ne le tint pas.

Le monstre partit, et quitta sa femme plus matin que de coutume ; si bien qu'y ayant encore beaucoup de chemin à faire jusqu'à l'aurore, notre héroïne en acheva une partie en rêvant à la visite qu'elle était près de recevoir, une autre partie en dormant. Et à son lever elle fut tout étonnée que les Nymphes lui amenèrent ses soeurs.

La joie de Psyché ne fut pas moindre que sa surprise : elle en donna mille marques, mille baisers, que ses soeurs reçurent au moins mal qu'il leur fut possible, et avec toute la dissimulation dont elles se trouvèrent capables. Déjà l'envie s'était emparée du coeur de ces deux personnes. Comment ! on les avait fait attendre que leur soeur fût éveillée ! Etait-elle d'un autre sang ? avait-elle plus de mérite que ses aînées ? leur cadette être une déesse, et elles de chétives reines ! la moindre chambre de ce palais valait dix royaumes comme ceux de leurs maris ! passe encore pour des richesses ; mais de la divinité, c'étoit trop. Hé quoi ! les mortelles n'étaient pas dignes de la servir ! on voyait une douzaine de Nymphes à l'entour d'une toilette, à l'entour d'un brodequin ; mais quel brodequin ! qui valait autant que tout ce qu'elles avaient coûté en habits depuis qu'elles étaient au monde. C'est ce qui roulait au coeur de ces femmes, ou, pour mieux dire, de ces furies ; je ne devrais plus les appeler autrement.

Cette première entrevue se passa pourtant comme il faut, grâces à la franchise de Psyché et à la dissimulation de ses soeurs. Leur cadette ne s'habilla qu'à demi, tant il tardait à la Belle de leur montrer sa béatitude ! Elle commença par le point le plus important, c'est-à-dire par les habits, et par l'attirail que le sexe traîne après lui. Il était rangé dans des magasins dont à peine on voyait le bout ; vous savez que cet attirail est une chose infinie. Là se rencontrait avec abondance ce qui contribue non seulement à la propreté, mais à la délicatesse ; équipage de jour et de nuit, vases et baignoires d'or ciselé ; instruments du luxe : laboratoires, non pour les fards, de quoi eussent-ils servi à Psyché, puisque l'usage en était alors inconnu ? L'artifice et le mensonge ne régnaient pas comme ils l'ont en ce siècle-ci : on n'avait point encore vu de ces femmes qui ont trouvé le secret de devenir vieilles à vingt ans, et de paraître jeunes à soixante ; et qui, moyennant trois ou quatre boîtes, l'une d'embonpoint, l'autre de fraîcheur, et la troisième de vermillon, font subsister leurs charmes connue elles peuvent. Certainement l'Amour leur est obligé de la peine qu'elles se donnent. Les laboratoires dont il s'agit n'étaient donc que pour les parfums : il y en avait en eaux, en essences, en poudres, en pastilles, et en mille espèces dont je ne sais pas les noms, et qui n'en eurent possible jamais. Quand tout l'empire de Flore, avec les deux Arabies et les lieux où naît le baume, seraient distillés, on n'en ferait pas un assortiment de senteurs comme celui-là. Dans un autre endroit étaient des piles de joyaux, ornements et chaînes de pierreries, bracelets, colliers, et autres machines qui se fabriquent à Cythère. On étala les filets de perles ; on déploya les habits chamarrés de diamants : il y avait de quoi armer un million de Belles de toutes pièces. Non que Psyché ne se pût passer de ces choses, comme je l'ai déjà dit ; elle n'était pas de ces conquérantes à qui il faut un peu d'aide : mais pour la grandeur et pour la forme son mari le voulait ainsi.

Ses soeurs soupiraient à la vue de ces objets ; c'étaient autant de serpents qui leur rongeaient l'âme. Au sortir de cet arsenal, elles furent menées dans les chambres, puis dans les jardins ; et partout elles avalaient un nouveau poison. Une des choses qui leur causa le plus de dépit, fut qu'en leur présence notre héroïne ordonna aux zéphyrs de redoubler la fraîcheur ordinaire de ce séjour, de pénétrer jusqu'au fond des bois, d'avertir les rossignols qu'ils se tinssent prêts, et que ses soeurs se promèneraient sur le soir en un tel endroit. Il ne lui reste, se dirent les soeurs à l'oreille, que de commander aux saisons et aux éléments.

Cependant les Nymphes n'étaient pas inutiles. Elles préparaient les autres plaisirs, chacune selon son office ; celles-là les collations, celles-ci la symphonie, d'autres les divertissements de théâtre. Psyché trouva bon que ces dernières missent son aventure en comédie. On y joua les plus considérables de ses amants, à l'exception du mari, qui ne parut point sur la scène. Les Nymphes étaient trop bien averties pour le donner à connaître. Mais comme il fallait une conclusion à la pièce, et que cette conclusion ne pouvait être autre qu'un mariage, on fit épouser la Belle par ambassadeurs ; et ces ambassadeurs furent les Jeux et les Ris : mais on ne nomma point le mari.

Ce fut le premier sujet qu'eurent les deux soeurs de douter des charmes de cet époux. Elles s'étaient malicieusement informées de ses qualités, s'imaginant que ce serait un vieux roi, qui, ne pouvant mieux, amusait sa femme avec des bijoux. Mais Psyché leur en avait dit des merveilles : Qu'il n'était guère plus âgé que la plus jeune d'entre elles deux ; qu'il avait la mine d'un Mars, et pourtant beaucoup de douceur en son procédé ; les traits du visage agréables ; galant surtout ; elles en seraient juges elles-mêmes : non de ce voyage, il était absent ; les affaires de son état le retenaient en une province dont elle avait oublié le nom : au reste, qu'elles se gardassent bien d'interpréter l'oracle à la lettre ; ces qualités d'incendiaire et d'empoisonneur n'étaient autre chose qu'une énigme qu'elle leur expliquerait quelque jour, quand les affaires de son époux le lui permettraient.

Les deux soeurs écoutaient ces choses avec un chagrin qui allait jusqu'au désespoir, il fallut pourtant se contraindre pour leur honneur, et aussi pour se conserver quelque créance en l'esprit de leur cadette. Cela leur était nécessaire dans le dessein qu'elles avaient. Les maudites femmes s'étaient proposé de tenter toutes sortes de moyens pour engager leur soeur à se perdre, soit en lui donnant de mauvaises impressions de son mari, soit en renouvelant dans son âme le souvenir d'un de ses amants.

Huit jours se passèrent en divertissements continuels, à toujours changer : nos envieuses se gardaient bien de demander deux fois une même chose ; c'eût été faire plaisir à leur soeur, qui, de son côté, les accablait de caresses. Moins elles avaient lieu de s'ennuyer, et plus elles s'ennuyaient. Elles auraient pris congé dès le second jour, sans la curiosité de voir ce mari qu'elles ne croyaient ni si beau ni si aimable que disait Psyché. Beaucoup de raisons le leur faisaient juger de la sorte : premièrement les paroles de l'oracle ; cette prétendue absence, qui se rencontrait justement dans le temps de leur visite, cette province dont Psyché avait oublié le nom ; l'embarras où elle était en parlant de son mari : elle n'en parlait qu'en hésitant, étant trop bien née et trop jeune pour pouvoir mentir avec assurance. Ses soeurs faisaient leur profit de tout. L'envie leur ouvrait les veux : c'est un démon qui ne laisse rien échapper et qui tire conséquence de toutes choses, aussi bien que la jalousie.

Au bout des huit jours, Psyché congédia ses aînées avec force dons et prières de revenir : qu'on ne les ferait plus attendre comme on avait fait ; qu'elle tâcherait d'obtenir de son mari que les dragons fussent enchaînés ; qu'aussitôt qu'elles seroient arrivées au pied du rocher on les enlèverait au sommet, soit le Zéphyre en personne, soit son haleine ; elles n'auraient qu'à s'abandonner dans les airs. Les présents que leur fit Psyché furent des essences et des pierreries ; force raretés à leurs maris ; toutes sortes de jouets à leurs enfants : quant aux personnes dont la Belle tenait le jour, deux fioles d'un élixir capable de rajeunir la vieillesse même.

Les deux soeurs parties, et le mari revenu, Psyché lui conta tout ce qui s'était passé, et le reçut avec les caresses que l'absence a coutume de produire entre nouveaux mariés ; si bien que le monstre, ne trouvant point l'amour de sa femme diminué ni sa curiosité accrue, se mit en l'esprit qu'en vain il craignait ces soeurs, et se laissa tellement persuader, qu'il agréa leurs visites, et donna les mains à tout ce que voulut sa femme sur ce sujet.

Les soeurs ne trouvèrent pas à propos de révéler ces merveilles ; c'eût été contribuer elles-mêmes à la gloire de leur cadette. Elles dirent que leur voyage avait été inutile ; qu'elles n'avaient point vu Psyché, mais qu'elles espéraient la voir par le moyen d'un jeune homme appelé Zéphyre, qui tournent sans cesse à l'entour du roc, et qu'elles gagneraient infailliblement, pourvu qu'elles s'en voulussent donner la peine.

Quand elles étaient seules, et qu'on ne pouvait les entendre, elles se plaignaient l'une à l'autre de la félicité de leur soeur. Si son mari, disait l'une, est aussi bien fait qu'il est riche, notre cadette se peut vanter que l'épouse de Jupi-ter n'est pas si heureuse qu'elle. Pourquoi le Sort lui a-t-il donné tant d'avantage sur nous ? méritions-nous moins que cette jeune étourdie ? et n'avions-nous pas autant de beauté et plus d'esprit qu'elle ?

Je voudrais que vous sussiez, disait l'autre, quelle sorte de mari j'ai épousé ; il a toujours une douzaine de médecins à l'entour de sa personne. Je ne sais comme il ne les fait point coucher avec lui : car pour me faire cet honneur, cela ne lui arrive que rarement, et par des considérations d'état ; encore faut-il qu'Esculape le lui conseille.

Ma condition, continuait la première, est pire que tout cela ; car non seulement mon mari me prive des caresses qui me sont dues, mais il en fait part à d'autres personnes. Si votre époux a une douzaine de médecins à l'entour de lui, je puis dire que le mien a deux fois autant de maîtresses, qui toutes, grâces à Lucine, ont le don de fécondité. La famille royale est tantôt si ample qu'il y aurait de quoi faire une colonie très considérable.

C'est ainsi que nos envieuses se confirmaient dans leur mécontentement et dans leur dessein

Un mois était à peine écoulé qu'elles proposèrent un second voyage. Les parents l'approuvèrent fort : les maris ne le désapprouvèrent pas ; c'était autant de temps passé sans leurs femmes. Elles partent donc, laissent leur train à l'entrée du bois, arrivent au pied du rocher sans obstacle et sans dragons. Le Zéphyre ne parut point, et ne laissa pas de les enlever.

Ce méchant couple amenait avec lui
La curieuse et misérable envie.
Pâle démon que le bonheur d'autrui
Nourrit de fiel et de mélancolie.

Cela ne les rendit pas plus pesantes : au contraire, la maigreur étant inséparable de l'envie, la charge n'en fut que moindre, et elles se trouvèrent en peu d'heures dans le palais de leur soeur. On les y reçut si bien que leur déplaisir en augmenta de moitié.

Psyché, s'entretenant avec elles, ne se souvint pas de la manière dont elle leur avait peint son mari la première fois ; et, par un défaut de mémoire où tombent ordinairement ceux qui ne disent pas la vérité, elle le fit de moitié plus jeune, d'une beauté délicate, et non plus un Mars, mais un Adonis qui ne ferait que sortir de page.

Les soeurs, étonnées de ces contradictions, ne surent d'abord qu'en juger. Tantôt elles soupçonnaient leur soeur de se railler d'elles, tantôt de leur déguiser les défauts de son mari. A la fin elles la tournèrent de tant de côtés, que la pauvre épouse avoua la chose comme elle était. Ce fut aussitôt de lui glisser leur venin, mais d'une manière que Psyché ne s'en pût apercevoir. Toute honnête femme, lui dirent-elles, se doit contenter du mari que les Dieux lui ont donné, quel qu'il puisse être, et ne pas pénétrer plus avant qu'il ne plaît à ce mari. Si c'était toutefois un monstre que vous eussiez épousé, nous vous plaindrions ; d'autant plus que vous pouvez en devenir grosse : et quel déplaisir de mettre au jour des enfants que le jour n'éclaire qu'avec horreur, et qui vous font rougir vous et la nature ! - Hélas ! dit la Belle avec un soupir, je n'avais pas encore fait de réflexions là-dessus. Ses soeurs, lui avant allégué de méchantes raisons pour ne s'en pas soucier, se séparèrent un peu d'elle, afin de laisser agir leur venin.

Quand Psyché fut seule, toutes ses craintes, tous ses soupçons lui revinrent dans la pensée. Ah ! mes soeurs, s'écria-t-elle, en quelle peine vous m'avez mise ! Les personnes riches souhaitent d'avoir des enfants : moi qui ne suis entourée que de pierreries, il faut que je fasse des voeux au contraire. C'est être bien malheureuse, que de posséder tant de trésors et appréhender la fécondité ! Elle demeura quelque temps comme ensevelie dans cette pensée, puis recommença avec plus de véhémence qu'auparavant. Quoi ! Psyché peuplera de monstres tout l'univers ! Psyché à qui l'on a dit tant de fois qu'elle le peuplerait d'Amours et de Grâces ! non, non ; je mourrai plutôt que de m'exposer davantage à un tel hasard. En arrive ce qui pourra, je veux m'éclaircir ; et si je trouve que mon mari soit tel que je l'appréhende, il peut bien se pourvoir de femme ; je ne voudrais pas l'être un seul moment du plus riche monstre de la nature.

Nos deux furies, qui ne s'étaient pas tant éloignées qu'elles ne pussent voir l'effet du poison, entendirent plus qu'à demi ces paroles, et se rapprochèrent. Psyché leur déclara naïvement la résolution qu'elle avait prise. Pour fortifier ce sentiment, les deux soeurs le combattirent ; et, non contentes de le combattre, elles firent encore mille façons propres à augmenter la curiosité et l'inquiétude : elles se parlaient à l'oreille, haussaient les épaules, jetaient des regards de pitié sur leur soeur.

La pauvre épouse ne put résister à tout cela. Elle les pressa à la fin d'une telle sorte, qu'après un nombre infini de précautions elles lui dirent tout bas :

Nous voulons bien vous avertir que nous avons vu sur le point du jour un dragon dans l'air. Il volait avec assez de peine, appuyé sur le Zéphyre, qui volait aussi à côté de lui. Le Zéphyre l'a soutenu jusqu'à l'entrée d'une caverne effroyable. Là le dragon l'a congédié et s'est étendu sur le sable. Comme nous n'étions pas loin, nous l'avons vu se repaître de toutes sortes d'insectes : vous savez que les avenues de ce palais en fourmillent. Après ce repas et un sifflement, il s'est traîné sur le ventre dans la caverne. Nous qui étions étonnées et toutes tremblantes, nous nous sommes éloignées de cet endroit avec le moins de bruit que nous avons pu, et avons fait le tour du rocher, de peur que le dragon ne nous entendit lorsque nous vous appellerions. Nous vous avons même appelée moins haut que nous n'avions fait à la précédente visite. Aux premiers accents de notre voix, une douce haleine est venue nous enlever, sans que le Zéphyre ait paru.

C'était mensonge que tout cela ; cependant Psyché y ajouta foi : les personnes qui sont en peine croient volontiers ce qu'elles appréhendent. De ce moment-là notre héroïne cessa de goûter sa béatitude, et n'eut en l'esprit qu'un dragon imaginaire dont la pensée ne la quitta point. C'était à son compte ce digne époux que les Dieux lui avaient donné, avec qui elle avait en des conversations si touchantes, passé des heures si agréables, goûté de si doux plaisirs. Elle ne trouvait plus étrange qu'il appréhendât d'être vu ; c'était judicieusement fait à lui.

Il y avait pourtant des moments où notre héroïne doutait. Les paroles de l'oracle ne lui semblaient nullement convenir à la peinture de ce dragon. Mais voici comme elle accordait l'un et l'autre. Mon mari est un démon, ou bien un magicien qui se fait tantôt dragon, tantôt loup, tantôt empoisonneur et incendiaire, mais toujours monstre. Il me fascine les yeux, et me fait accroire que je suis dans un palais, servie par des Nymphes, environnée de magnificence, que j'entends des musiques, que je vois des comédies ; et tout cela, songe : il n'y a rien de réel, sinon que je couche aux côtés d'un monstre ou de quelque magicien ; l'un ne vaut pas mieux que l'autre.

Le désespoir de Psyché passa si avant que ses soeurs eurent tout sujet d'en être contentes ; ce que ces misérables femmes se gardèrent bien de témoigner. Au contraire, elles firent les affligées : elles prirent même à tâche de consoler leur cadette, c'est-à-dire de l'attrister encore davantage, et lui faire voir que, puisqu'elle avait besoin qu'on la consolât, elle était véritablement malheureuse. Notre héroïne, ingénieuse à se tourmenter, fit ce qu'elle put pour les satisfaire. Mille pensées lui vinrent en l'esprit, et autant de résolutions différentes, dont la moins funeste était d'avancer ses jours sans essayer de voir son mari. Je m'en irai, disait-elle, parmi les morts, avec cette satisfaction que de m'être fait violence pour lui complaire. La curiosité fut toutefois la plus forte, outre le dépit d'avoir servi aux plaisirs d'un monstre. Comment se montrer après cela ? Il fallait sortir du monde ; mais il en fallait sortir par une voie honorable : c'était de tuer celui qui se trouveroit avoir abusé de sa beauté, et se tuer elle-même après.

Psyché ne se put rien imaginer de plus à propos ni de plus expédient ; elle en demeura donc là. Il ne restait plus que de trouver les moyens de l'exécuter ; c'est où la difficulté consistait : car premièrement, de voir son mari, il ne se pouvait ; on emportait les flambeaux dès qu'elle était dans le lit : de le tuer, encore moins ; il n'y avait en ce séjour bienheureux, ni poison, ni poignard, ni autre instrument de vengeance et de désespoir. Nos envieuses y pourvurent, et promirent à la pauvre épouse de lui apporter au plutôt une lampe et un poignard : elle cacherait l'un et l'autre jusqu'à l'heure que le sommeil se rendait maître de ce palais, et tenait charmés le monstre et les Nymphes ; car c'était un des plaisirs de ce beau séjour que de bien dormir. Dans ce dessein les deux soeurs partirent.

Pendant leur absence, Psyché eut grand soin de s'affliger, et encore plus grand soin de dissimuler son affliction. Tous les artifices dont les femmes ont coutume de se servir quand elles veulent tromper leurs maris furent employés par la Belle : ce n'étaient qu'embrassements et caresses, complaisances perpétuelles, protestations et serments de ne point aller contre le vouloir de son cher époux : on n'y omit rien, non seulement envers le mari, mais envers les Nymphes ; les plus clairvoyantes y furent trompées. Que si elle se trouvait seule, l'inquiétude la reprenait. Tantôt elle avait peine à s'imaginer qu'un mari qu'à toutes sortes de marques elle avait sujet de croire jeune et bien fait, qui avait la peau et l'humeur si douces, le ton de voix si agréable, la conversation si charmante ; qu'un mari qui aimait sa femme et qui la traitait comme une maîtresse ; qu'un mari, dis-je, qui était servi par des Nymphes, et qui traînait à sa suite tous les plaisirs, fût quelque magicien ou quelque dragon. Ce que la Belle avait trouvé si délicieux au toucher, et si digne de ses baisers, était donc la peau d'un serpent ! jamais femme s'était-elle trompée de la sorte ? D'autres fois elle se remettait en mémoire la pompe funèbre qui avait servi de cérémonie à son mariage, les horribles hôtes de ce rocher, surtout le dragon qu'avaient vu ses soeurs, et qui, étant soutenu par le Zéphyre, ne pouvait être autre que son mari. Cette dernière pensée l'emportait toujours sur les autres ; soit par une fatalité particulière, soit à cause que c'était la pire, et que notre esprit va naturellement là.

Au bout de cinq ou six jours les deux soeurs revinrent. Elles s'étaient abandonnées dans les airs comme si elles eussent voulu se laisser tomber. Un souffle agréable les avait incontinent enlevées et portées au sommet du roc.

Psyché leur demanda dès l'abord où étaient la lampe et le poignard.

Les voici, dit ce couple ; et nous vous assurons
De la clarté que fait la lampe.
Pour le poignard, il est des bons,
Bien affilé, de bonne trempe ;
Comme nous vous aimons, et ne négligeons rien
Quand il s'agit de votre bien,
Nous avons eu le soin d'empoisonner la lame :
Tenez-vous sûre de ses coups ;
C'est fait du monstre votre époux,
Pour peu que ce poignard l'entame.
A ces mots un trait de pitié
Toucha le coeur de notre Belle :
Je vous rends grâces, leur dit-elle.
De tant de marques d'amitié.

Psyché leur dit ces paroles assez froidement ; ce qui leur fit craindre qu'elle n'eût changé d'avis : mais elles reconnurent bientôt que l'esprit de leur cadette était toujours dans la même assiette, et que ce sentiment de pitié, dont elle n'avait pas été la maîtresse, était ordinaire à ceux qui sont sur le point de faire du mal à quelqu'un.

Quand nos deux furies eurent mis leur soeur en train de se perdre, elles la quittèrent, et ne firent pas long séjour aux environs de cette montagne.

Le mari vint sur le soir, avec une mélancolie extraordinaire, et qui lui devait être un pressentiment de ce qui se préparait contre lui : mais les caresses de sa femme le rassurèrent, il se coucha donc, et s'abandonna au sommeil aussitôt qu'il fut couché.

Voilà Psyché bien embarrassée : comme on ne connaît l'importance d'une action que quand on est près de l'exécuter, elle envisagea la sienne dans ce moment-là avec ses suites les plus fâcheuses, et se trouva combattue de je ne sais combien de passions aussi contraires que violentes. L'appréhension, le dépit, la pitié, la colère, et le désespoir, la curiosité principalement, tout ce qui porte à commettre quelque forfait, et tout ce qui en détourne, s'empara du coeur de notre héroïne, et en fit la scène de cent agitations différentes ; chaque passion le tirait à soi. Il fallut pourtant se déterminer. Ce fut en faveur de la curiosité que la belle se déclara ; car pour la colère, il lui fut impossible de l'écouter quand elle songea qu'elle allait tuer son mari. On n'en vient jamais à une telle extrémité sans de grands scrupules, et sans avoir beaucoup à combattre. Qu'on fasse telle mine que l'on voudra, qu'on se querelle, qu'on se sépare, qu'on proteste de se haïr, il reste toujours un levain d'amour entre deux personnes qui ont été unies si étroitement.

Ces difficultés arrêtèrent la pauvre épouse quelque peu de temps. Elle les franchit à la fin, se leva sans bruit, prit le poignard et la lampe qu'elle avait cachés, s'en alla le plus doucement qu'il lui fut possible vers l'endroit du lit où le monstre s'était couché, avançant un pied, puis un autre, et prenant bien garde à les poser par mesure, comme si elle eût marché sur des pointes de diamants. Elle retenait jusqu'à son haleine, et craignait presque que ses pensées ne la décelassent. Il s'en fallut peu qu'elle ne priât son ombre de ne point faire de bruit en l'accompagnant.

A pas tremblants et suspendus
Elle arrive enfin où repose
Son époux aux bras étendus,
Epoux plus beau qu'aucune chose ;
C'était aussi l'Amour : son teint, par sa fraîcheur.
Par son éclat, par sa blancheur,
Rendait le lis jaloux, faisait honte à la rose.
Avant que de parler du teint,
Je devais vous avoir dépeint,
Pour aller par ordre en l'affaire.
La posture du Dieu. Son col était penché ;
C'est ainsi que le Somme en sa grotte est couché ;
Ce qu'il ne fallait pas vous taire.
Ses bras à demi nus étalaient des appas,
Non d'un Hercule ou d'un Atlas,
D'un Pan, d'un Sylvain ou d'un Faune,
Ni même ceux d'une Amazone ;
Mais ceux d'une Vénus à l'âge de vingt ans.
Ses cheveux épars et flottants.
Et que les mains de la Nature
Avaient frisés à l'aventure,
Celles de Flore parfumés,
Cachaient quelques attraits dignes d'être estimés ;
Mais Psyché n'en était qu'à prendre plus facile,
Car pour un qu'ils cachaient elle en soupçonnait mille ;
Leurs anneaux, leurs boucles, leurs noeuds,
Tour à tour de Psyché reçurent tous des voeux ;
Chacun eut à part son hommage.
Une chose nuisit pourtant à ces cheveux ;
Ce fut la beauté du visage.
Que vous en dirai-je ? et comment
En parler assez dignement ?
Suppléez à mon impuissance ;
Je ne vous aurais d'aujourd'hui
Dépeint les beautés de celui
Qui des beautés a l'intendance.
Que dirais-je des traits où les Ris sont logés ?
De ceux que les Amours ont entre eux partagés ?
Des yeux aux brillantes merveilles,
Qui sont les portes du désir ;
Et surtout des lèvres vermeilles,
Qui sont les sources du plaisir ?

Psyché demeura comme transportée à l'aspect de son époux. Dès l'abord elle jugea bien que c'était l'Amour ; car quel autre Dieu lui aurait paru si agréable ?

Ce que la beauté, la jeunesse, le divin charme qui communique à ces choses le don de plaire ; ce qu'une personne faite à plaisir peut causer aux yeux de volupté, et de ravissement à l'esprit, Cupidon en ce moment-là le fit sentir à notre héroïne. Il dormait à la manière d'un Dieu, c'est-à-dire profondément, penché nonchalamment sur son oreiller, un bras sur sa tête, l'autre bras tombant sur les bords du lit, couvert à demi d'un voile de gaze, ainsi que sa mère en use, et les Nymphes aussi, et quelquefois les Bergères.

La joie de Psyché fut grande ; si l'on doit appeler joie ce qui est proprement extase : encore ce mot est-il faible, et n'exprime pas la moindre partie du plaisir que reçut la Belle. Elle bénit mille fois le défaut du sexe, se sut très bon gré d'être curieuse, bien fâchée de n'avoir pas contrevenu dès le premier jour aux défenses qu'on lui avait faites et à ses serments. Il n'y avait pas d'apparence, selon son sens, qu'il en dût arriver de mal ; au contraire, cela était bien, et justifiait les caresses que jusque-là elle avait cru faire à un monstre. La pauvre femme se repentait de ne lui en avoir pas fait davantage : elle était honteuse de son peu d'amour, toute prête de réparer cette faute si son mari le souhaitait, quand même il ne le souhaiterait pas.

Ce ne fut pas à elle peu de retenue de ne point jeter et lampe et poignard pour s'abandonner à son transport. Véritablement le poignard lui tomba des mains, mais la lampe non, elle en avait trop affaire, et n'avait pas encore vu tout ce qu'il y avait à voir. Une telle commodité ne se rencontrait pas tous les jours, il s'en fallait donc servir : c'est ce qu'elle fit, sollicitée de faire cesser son plaisir par son plaisir même. Tantôt la bouche de son mari lui demandait un baiser, et tantôt ses yeux ; mais la crainte de l'éveiller l'arrêtait tout court. Elle avait de la peine à croire ce qu'elle voyait, se passait la main sur les yeux, craignant que ce ne fût songe et illusion ; puis recommençait à considérer son mari. Dieux immortels ! dit-elle en soi-même, est-ce ainsi que sont faits les monstres ? comment donc est fait ce que l'on appelle Amour ? Que tu es heureuse, Psyché ! Ah ! divin époux ! pourquoi m'as-tu refusé si longtemps la connaissance de ce bonheur ? craignais-tu que je n'en mourusse de joie ? était-ce pour plaire à ta mère ou à quelqu'une de tes maîtresses ? car tu es trop beau pour ne faire le personnage que de mari. Quoi ! je t'ai voulu tuer ! quoi ! cette pensée m'est venue ! O Dieux ! je frémis d'horreur à ce souvenir. Suffisait-il pas, cruelle Psyché, d'exercer ta rage contre toi seule ? l'univers n'y eût rien perdu : et sans ton époux que deviendrait-il ? Folle que je suis ! mon mari est immortel : il n'a pas tenu à moi qu'il ne le fût point. Après ces réflexions il lui prit envie de regarder de plus près celui qu'elle n'avait déjà que trop vu. Elle pencha quelque peu l'instrument fatal qui l'avait jusque-là servie si utilement. Il en tomba sur la cuisse de son époux une goutte d'huile enflammée. La douleur éveilla le Dieu. Il vit la pauvre Psyché qui, toute confuse, tenait sa lampe ; et, ce qui fut de plus malheureux, il vit aussi le poignard tombé près de lui.

Dispensez-moi de vous raconter le reste : vous seriez touchés de trop de pitié au récit que je vous ferais.

Là finit de Psyché le bonheur et la gloire :
Et là votre plaisir pourrait cesser aussi.
Ce n'est pas mon talent d'achever une histoire
Qui se termine ainsi.


Suite de l'histoire des Amours de Psyché et Cupidon