Pygmalion en vain poussait le sentiment :
Il est interrompu par un long bâillement ;
La demoiselle était froide comme les pluies.
Il presse. Elle répond sans chaleur : «Tu m'ennuies !»
Ainsi l'artiste heureux, pour la première fois,
De son marbre fait chair put entendre la voix,
Une voix très jolie, élégante, argentine :
Elle entrait dans le coeur comme une lame fine
Qui pénétrait toujours et qui gagnait le fond.
Tandis qu'il s'avouait, en un trouble profond,
Qu'à son roman d'amour il fallait des retouches,
Galatée aux parois suivait de l'oeil les mouches ;
Excepté le mari, tout amusait ses yeux.
Et toujours elle baille et soupire. Anxieux,
Il lui dit d'un accent où vibraient ses tendresses :
«Que veux-tu ? - Rien ! - Quoi ! rien ? - Eh bien, que tu me laisses !»

Qui sait par quel endroit ce propos le charma ?
Son amour néanmoins crût, ou s'envenima.
Un instant il rêva d'épée ou de ciguë.
Mais, excusant l'idole, à sa froideur aiguë
Il jura d'opposer la douceur et le temps.
Il attendit. Ses soins furent doux et constants ;
Mais les soins et le temps la laissèrent rebelle.
Il s'en prit à Vénus : «0 déesse immortelle !
Cria-t-il, tu la vois ! Par quel amer dessein
Mis-tu le mouvement, non la vie, en son sein ?
Ton funeste présent la détruit et me tue.
Le marbre était moins froid, moins morte la statue !»

Vénus survint. D'un ton qu'il trouva dégagé :
«A ton bonheur j'avais - lui dit-elle - songé.
C'est vrai qu'un peu d'amour est bon au mariage ;
Et ce fut mon projet d'établir un ménage
Correct, mais si brûlant que la roide Pallas
Et Diane la blanche en fissent un «hélas !».
Oui, Diane docile et Minerve emportée,
Telle voulait Vénus te donner Galatée.
Jupiter consentait, fort obligeant toujours.
Mais, le Destin prononce et nous fut à rebours.
Il est roi ! contre lui point d'argument qui serve ;
Vénus dévorera les dons que fit Minerve,
Dit-il, et j'en ai fait le décret. Nul moyen
Qu'un hymen arrangé par Vénus tourne bien
.
Or le Destin au ciel se nomme la Justice.
Parle-t-il ; tout est dit ; il faut qu'on obéisse.
Les dieux, Jupiter même, écartés sans débats,
Peuvent bien murmurer ; ils ne résistent pas.
Quelque chose de lourd et d'étrange, un mystère
Là-haut règne sur nous plus que nous sur la terre.
Mars rengaine, Junon cède ; mystifié,
Mercure a pour les dieux en vain négocié :
Le Destin ne veut pas. Donc que faire ? A ta flamme
Dévouant mon pouvoir, je t'ai livré la femme.
Tire-toi du surplus le mieux que tu pourras.
Il ne faut pas donner aux dieux trop d'embarras !
Par le Styx ! ils en ont à remplir tous leurs temples :
Vulcain porte un ennui que je crois des plus amples ;
Vénus sur Adonis jette un pleur étonné ;
Phébus couronné d'or voit toujours fuir Daphné ;
Diane perd l'objet de sa pâle caresse... »

Pygmalion reprit : « Je suis homme, déesse,
Et je n'espère plus de vivre sans douleur :
Pour un jour seulement, que ce marbre ait un coeur !
Accordez uu seul jour à mon âme ravie !
Je tiens quitte de tout et vous-même, et la vie !»

«Ecoute, dit Vénus, je parle franchement :
Crains d'échanger en mal ton genre de tourment,
Tu demandes un jour. Après ?... Tu ferais rire !
Galatée est jolie à brûler un empire :
Joignons l'humeur d'Hélène avec cette beauté,
Dans un aimable pas te voila bien planté !
Ménélas eût voulu qu'Hélène fut de marbre !
Bref, je peux transformer la nonchalante en arbre,
En fontaine dormante, en quelque froide fleur ;
Mais bénis le décret qui lui refuse un coeur.
As-tu choisi ? Je veux exaucer la prière.
Parle vite. On m'attend loin d'ici pour affaire».

L'entêté répliqua : «Maintenant que je sçai
Combien devra pleurer qui se voit exaucé ;
Sage, et n'espérant plus rien des dieux, ni du monde,
J'irai me faire un lit où la mer est profonde ;
Cest par là, je le vois, que j'en devrai finir,
Puisqu'on ne peut du ciel autre chose obtenir,
Mais j'aime. Mon amour affronte un dernier leurre ;
Je borne mes souhaits : je vous demande une heure,
Rien qu'une heure, madame ; et mes mânes contents
Iront dans les enfers vous célébrer longtemps !»

Pour réponse, Vénus lui devint invisible :
Souffrir est le secret de la rendre insensible ;
Cet époux affolé d'être amant l'agaçait ;
Sous les traits du sculpteur, Vulcain apparaissait :
Elle s'enfuit. Soudain parmi les nids fidèles,
Sans que l'on sut pourquoi, s'émurent vingt querelles ;
Et Baucis emandait à Philémon surpris,
Qui l'avait frotté d'ambre et de poudre de riz ?

II

Parfois du grand péril surgit le grand courage.
Se sentant jusqu'au cou déjà dans le naufrage,
L'amoureux obstiné, d'un cri perçant l'éther,
Pour terminer sa cause appela Jupiter.
Les fiers sourcils du dieu, tant chantés des poètes,
Son foudre si terrible aux âmes indiscrètes ;
Ce formidable bruit d'antique majesté
Que roulait ce vieux nom parmi l'humanité,
Il brave tout. L'effet couronne son audace.
Jupiter obéit. Le voilà.
            Face à face
Avec ce type auguste et si rare, un moment
L'artiste retrouvé prend le pas sur l'amant,
Et laisse de côté sa femme et sa requête,
Etudiant le dieu, des pieds jusqu'à la tête,
Il trouve que, bien loin d'en trahir la beauté,
Ici l'art des mortels avait plutôt flatté.
Chose étrange ! gêné sous l'oeil fixe de l'homme,
Le dieu semblait decroître et tourner au fantôme.
L'artista se disait en lui-même : «On croirait
Voir un aventurier qui craint pour son secret,
0 juge embarrassé ! n'es-tu pas légitime ?
Après l'avoir déçue, écrase ta victime ;
Après le désespoir fais-lui goûter la mort.
Mais le juste en mourant verra pâlir le fort !»
A fréquenter les dieux, l'époux de Galatée
Se prenait en estime et devenait athée.
Il avait tort. Ces dieux sans doute étaient factieux,
Mais quant à la justice il en manquait comme eux.
La Justice veillait ; sa main sévère et prompte
Saura bien se montrer avant la fin du conte.

Avec cet air contraint, qu'il ne pouvait celer,
Jupiter au plaignant ordonna de parler.
Le sculpteur aussitôt dédia son histoire,
Dit ses feux, leur succès, l'ivresse, le déboire,
Sa femme au coeur plus dur que marbre et travertin ;
Se plaignit de Vénus, accusa le Destin ;
Inculpa Jupiter qu'il traita de complice,
Et pour finir, requit ou la mort, ou justice.
Ce fut long. Jupiter comme un juge endurant
Laissa rouler, mugir, tournoyer le torrent ;
Et subit sans broncher la harangue complète ;
Mais enfin il dit : «Souffre et vis. Justice est faite.
Supporte ton malheur, car tu l'as demandé».
Pvgmalion reprit : «Ai-je si mal plaidé ?
Ou le ciel n'a-t-il point de torts dont il se lasse !
Quoi ! pas même la mort ! pas même cette grâce !
La grâce, dit le dieu, s'accorde au repentir ;
Repens-toi, tu pourras mériter de mourir».
L'homme dit : «Je ne puis ni comprendre ni croire».
Jupiter poursuivit : «Garde dans ta mémoire
Les solennels aveux qui vont m'être arrachés :
L'humanité n'adore au ciel que ses péchés.
Là, l'orgueil de la vie et ce qu'il a de pire
Contre toute faiblesse avec les dieux conspire.
Vous nous donnez le nom de dieux ; nous le prenons.
Mais le vrai Dieu nous fait trembler sous d'autres noms.
Sa force nous emploie à le venger. Nous sommes,
Nous sommes les périls du coeur humain tenté ;
Vos conseillers trompeurs. A votre liberté
Nous ouvrons les chemins de l'abîme. Nos joies
Sont d'engager vos pas hors des célestes voies,
Afin que, détournés du bien, fuyant le jour,
Vous perdiez tout espoir, tout bonheur, tout amour.
Ainsi, poussant au mal vos passions leurrées,
L'erreur tombe sur vous des sphères empyrées,
Et la terre est de fange et le ciel est d'airain.
Cependant la Justice a maintenu son frein ;
Elle règne à jamais. Les lois qu'elle a tracées,
Quoi que fasse le mal, ne sont pas renversées,
Elles feront crouler notre Olympe menteur ;
Vous le verrez tomber de toute sa hauteur.
Un germe triomphant est semé dans la terre :
Vous le verrez fleurir. Pressentant ce mystère,
Prométhée, enchaîné sous l'ongle du vautour,
Sait que le juste vit ; et qu'il aura son jour.
De sa cime brûlante il épie une aurore :
Il saigne, mais il croit ; il contemple, il adore ;
Et déjà luit peut-être à son oeil consolé
Mais ce secret trop haut n'est point ici de mise ;
Et sans aller plus loin, qu'un seul mot te suffise :
Malgré la part des dieux au crime de tes sens,
Ta peine est méritée et nous laisse impuissants»
Il se tut.
      Le mortel revint à ses affaires :
«Je ne m'explique pas ces sentences peu claires,
Dit-il, et je ne sais en quel point j'ai failli :
Je demande justice aux dieux, qui m'ont trahi :
La besogne des dieux, ici-bas, j'imagine,
Est d'éclairer nos voeux quand l'erreur y domine.
Si je les implorais par delà leur pouvoir,
Ils devaient refuser, et non me décevoir.
Or, suis-je ou non déçu ? Galatée est moins femme,
Assurément, sans coeur qu'elle l'était sans âme.
Je l'avais plus à moi (j'en reviens toujours là)
Fille de mon ciseau que comme la voilà.
Par l'art elle vivait : au bloc on la rejette ;
C'est inique».
      Le dieu reprit : «Justice est faite,
Et l'arrêt du Dieu juste est adoré des dieux».
Le mortel à ces mots vit frissonner les deux.
Incliné, Jupiter attendait en silence
Que sa parole eût fait le tour de l'orbe immense.
L'universel instinct ne pouvait pas faillir :
Le Maître, l'Innomé se faisait obéir.
Pygmalion sentit, dans ce coup d'épouvante,
Comme un bras qui brisait sa pensée insolente.
Il perdit tout espoir. Vaincu, le front penché :
«Justice! cria-t-il, nomme-moi mon péché !»

III

«Dieu, reprit le fantôme avec plus d'assurance,
Veut de loin apparaître à l'humaine espérance ;
Auteur de la nature, il en est la beauté.
Pour divulguer ce trait de la divinité,
Son souffle créateur fait les Ames choisies
Qui portent le flambeau des hautes poésies ;
De ces hommes sacrés il élargit la part.
Leur esprit a plus d'aile et de feu. Leur regard
Est partout réjoui de visions sublimes.
Ou descendant du ciel, ou montant des abîmes,
Les bruits mystérieux leur donnent des accords ;
Ils ont des rêves saints qu'ils revêtent d'un corps.
Ils créent, ils font revivre, et de leurs mains mortelles
Ils jettent dans le temps des choses éternelles ;
Prodiges glorieux, que le monde enchanté
Couronne avec amour du nom qu'ils ont porté.
Mais Dieu veut qu'à son plan leur oeuvre se ramène :
Ils doivent enrichir de Dieu l'espèce humaine,
Et ne rien réserver du trésor généreux.
Ils profanent le don qu'ils exploitent pour eux.
L'homme attend ce bienfait. Leur crime à sa misère
Dérobe bassement le rayon de lumière
Qui, lui montrant le Vrai décoré de splendeur,
Donne à son oeil la joie, et l'amour a son coeur.
Or, voilà ton péché. Tu le sais. Ta statue
Etait ce Beau, que l'Art devine et restitue ;
C'était le corps parfait. Dans un ravissement,
Dieu te l'avait montré tel qu'au commencement
Lui-même il le forma, noble et digne d'hommage !
Et lui-même guidant ta main et cet ouvrage,
Comme en l'heure clémente où naquit la Beauté,
Y versa toute grâce et toute chasteté.
Par ce présent divin, dans sa splendeur première,
Il révélait la Vierge, ornement de la terre,
Et la belle innocence, et l'amour épuré.
Ce grand travail de Dieu, tu l'as déshonoré ;
Il a péri par toi. Ta fureur égoïste
A frustré l'homme et Dieu, trahi l'oeuvre et l'artiste.
Qu'attends-tu maintenant, coupable ? Ton larcin
De l'inventeur suprême a souillé le dessein :
Sa sereine vengeance exauce ton parjure,
Voilà que l'idéal devient la chair impure.
Tu l'as voulu. C'est fait. N'embrasse plus nos pieds :
Tes voeux sont accomplis, c'est-à-dire expiés.
Leur secrète pensée était du ciel connue :
Puisqu'enfin tu voulais la mort, elle est venue.
Avais-tu droit au prix que ton crime rêva ?
La fleur est profanée ; et le parfum s'en va.
Ce qu'au ciel tu croyais dérober, y remonte ;
Il ne te restera du crime que la honte.
La chair n'est que jolie, et le marbre était beau ;
Le marbre devait vivre : à la chair, le tombeau !
Tu vendis au néant, pour une ignominie,
Tout cet austère amour qui faisait ton génie !»

IV

Pygmalion tomba sur le sol, demi-mort.
Vaguement, doucement, sans trop se donner tort,
Comme fait celui-là qui soi-même se gronde,
Il s'était reproché de dérober au monde,
Pour son propre plaisir, un trésor immortel ;
Et de mettre en son lit ce qu'attendait l'autel :
Est-il un sacrilège où Vénus ne consente ?
Il avait méprisé la lueur menaçante
Qui lui montrait le Beau, dans la chair engagé,
Mourant avec l'Amour, par la chair outragé.
La lueur renaissant devenait la vengeance.
Quand Jupiter parla comme sa conscience,
Le prévaricateur se reconnut puni,
Du saint bonheur chassé, du ciel de l'Art banni ;
Et la terre à ses yeux parut désenchantée.
Il revint à pas lents auprès de Galatée.
Rose, blanche, vivante et morte..., elle bâillait.
Involontairement il saisit son maillet,
Puis son ciseau. Déjà sur ce charmant visage
Apparaissaient des plis qui le gâtaient. L'ouvrage
N'avait pas été fait pour qu'on le vit bâiller,
Par endroits s'épaissir, par endroits s'érailler ;
Et ses proportions, pour ainsi dire saintes,
D'heure en heure souffraient cent mortelles atteintes ;
Des contours purs et fins se gonflaient en appas ;
Lourds trésors, que l'esprit, hélas ! n'allégeait pas.
Galatée était sotte, et l'artiste infidèle,
Enfin désespéré, se dit : «C'est un modèle !»

Ce fut le dernier cri qui lui fit quelque honneur !
Imbécile vaincu de la chair en torpeur,
Subjugué par le bas et n'admirant plus guère
Cet amas opulent qui tournait au vulgaire,
Il entra dans son bagne. Et, du sommet allier
Où l'avait porté l'Art, il déchut au métier :
Vénus dévorera les dons que fit Minerve !
L'oracle s'accomplit. Un peu de basse verve,
Reste de cendre chaude en un foyer éteint,
Ne pouvait rappeler la flamme du malin.
Jadis il voyait beau. Cette faveur suprême,
Cette félicité de l'homme et de Dieu même
Qui donne et qui reçoit le regard de l'amour,
Il la perdit, le Beau se voila sans retour.

Et l'oeil qu'avaient ravi tant de grandeurs sereines
Partout ne sut plus voir que des fanges humaines :
Oh ! justice terrible ! il n'en ont point d'horreur !
L'artiste aux yeux flétris laissa flétrir son coeur.
Cessant tout noble effort, il n'eut que des risées
Pour les abaissements de nos splendeurs brisées.
Il ne lui restait plus que d'en tirer profit
Et de jeter son art dans la boue. Il le fit.

La grosse Galatée aimait fort la toilette ;
Le budget devint lourd. Pour forcer la recette,
L'artiste à son outil demanda les sujets
Qui pouvaient le mieux plaire aux débauchés abjects ;
Oeuvres d'un sens pervers, proxénètes du vice
Qu'en rougissant laissait circuler la police
Et qu'aurait volontiers proscrites sa vertu,
Si l'auteur n'avait pas été de l'Institut !
Il gagna le mépris des gens de bien d'Athènes.
Mais l'or pleuvait à flots sur ces choses malsaines.
La mafflue en couvrit tous ses escarpements
Et paya son doreur de froids embrassements.
Elle fut tendre enfin connue elle pouvait l'être.
Ainsi, riche et honteux, Pygmalion vit naître
De sa tige des fruits parfois brillants, mais creux.
L'espèce des ratés a commencé par eux.