Epithalame de Pélée et de Thétis
Jadis les pins, nés sur le sommet du Pélion, traversant, dit-on, les eaux limpides de Neptune, parvinrent jusqu'aux flots du Phase et jusqu'aux frontières
d'Eétès lorsque des héros robustes, l'élite de la jeunesse argienne, méditant de ravir à la Colchide la toison d'or, osèrent, sur un rapide
esquif, parcourir l'onde salée et balayer la plaine d'azur sous leur aviron de sapin. La déesse, protectrice des citadelles situées sur les acropoles, courbant
elle-même les ais flexibles des pins entrelacés, construisit ce char qu'un léger souffle fit voler et qui, le premier, effleura de sa course Amphitrite vierge encore. A
peine son rostre eut-il sillonné la plaine venteuse ; à peine, déchirée par les rames, l'onde se couvrit-elle d'une blanche écume, que du gouffre
bouillonnant, on vit sortir les Néréides des mers qui admiraient le monstre. Cette fois, une autre, puis une autre encore, des yeux mortels purent voir les Nymphes de la mer, dont
le corps nu et les seins s'élevaient au-dessus du gouffre blanc d'écume.
C'est alors, dit-on, que Pelée, s'enflamme d'amour pour Thetis ; alors, que Thetis ne dédaigne pas l'hymen d'un mortel ; alors, que le père de Thetis consentit de
lui-même à unir Thetis à Pelée.
Salut, héros nés dans des temps trop heureux ! Salut, race des dieux ! Digne progéniture de vos mères, salut encore une fois ! Je vous invoquerai souvent dans mes
chants, toi surtout, colonne de la Thessalie, Pelée, dont une alliance si fortunée vint encore rehausser la gloire, toi à qui Jupiter lui-même, le père des
dieux lui-même, céda l'objet de ses amours ! Ainsi donc la très belle Thétis, fille de Nérée, t'a reçu dans ses bras ? Ainsi donc
Têthys et l'Océan, dont les eaux embrassent l'univers, t'ont jugé digne de leur petite fille ?
Les temps sont écoulés, il luit enfin ce jour si ardemment désiré, et toute la Thessalie s'est rassemblée dans la demeure royale. Une foule joyeuse inonde le
palais ; tous apportent leurs dons ; l'allégresse est peinte sur les visages. Scyros est déserte, la riante Tempé délaissée, ainsi que les demeures de Cranon
et les murs de Larisse ; on accourt à Pharsale, on s'empresse sous les toits de Pharsale. Personne ne cultive les champs ; les cous des taureaux se détendent. Le râteau
recourbé ne purge plus la vigne rampante ; le taureau ne fend plus la glèbe d'un soc incliné ; la faux des élagueurs n'émonde plus le feuillage des arbres et
les charrues à l'abandon se couvrent d'une rouille épaisse.
Cependant le palais du roi, dans toute la profondeur de ses vastes salles, resplendit de l'éclat de l'or et de l'argent. L'ivoire des sièges luit ; des coupes brillent sur les
tables. Toute la demeure réjouit les yeux par ses trésors royaux. Au centre des appartements s'élève le lit nuptial de la déesse ; les défenses de la
bête des Indes l'ornent ; un voile pourpre teint du suc rosé d'un coquillage la recouvre ; l'art y broda avec une adresse merveilleuse mille groupes divers, les hommes des anciens
âges et les hauts faits des héros.
On y voit Ariane, le coeur gros des fureurs d'un amour indomptable, qui, des rivages de Dia aux flots retentissants regarde s'éloigner
Thésée avec sa flotte rapide. Elle le voit ; mais, à peine échappée aux trompeuses douceurs du sommeil, elle n'en peut croire ses yeux, malheureuse
laissée seule sur une plage déserte. Cependant le guerrier fuit et frappe les flots de ses rames, et les vents des tempêtes emportent ses vaines promesses. De loin, au
milieu des algues, les yeux baignés de larmes, comme la statue de marbre d'une Bacchante, elle voit le parjure, elle le voit, hélas ! et son regard incertain flotte sur les vagues
des peines ! Plus de bandeau, dont le tissu subtil retienne ses blonds cheveux ; plus de voile léger qui couvre sa gorge nue ; plus de fine écharpe qui masque les boutons de sa
gorge couleur de lait. Elle s'est dépouillée de tous ses ornements ; ils sont tombés à ses pieds, les flots salés s'en jouent. Que lui font son bandeau et son
voile flottant au gré des ondes ; dans son délire, c'est Thésée qui remplit toute son âme, tout son coeur, toutes ses pensées. Ah ! malheureuse !
à quel deuil éternel t'a réduite l'Erycine, quels soucis cuisants elle a semés dans ton coeur, depuis le moment où, parti des côtes
découpées du Pirée, le fier Thésée entra dans le temple de l'injuste roi de Gortyne. Car on raconte que, ravagée par une peste cruelle, Athènes,
pour expier le meurtre d'Androgée, dut prendre l'habitude de livrer l'élite de ses jeunes gens et aussi la fleur de ses vierges pour servir de pâture au Minotaure. Voyant
les remparts de son étroite ville dépeuplés par ce fléau, Thésée préféra se sacrifier lui-même pour sa chère Athènes,
plutôt que de laisser la ville de Cécrops porter à la Crète ces vivants condamnés à mort. Bientôt, porté sur un léger navire, et
secondé par des brises légères, il arrive au palais superbe de l'orgueilleux Minos.
Il paraît, et la vierge royale le contemple d'un oeil avide. Un chaste petit lit exhalant de suaves parfums la voyait jusqu'alors grandir dans les doux embrassements de sa mère :
tels croissent les myrtes aux bords de l'Eurotas ; tels, au souffle du printemps, les prés s'émaillent de mille fleurs. Elle n'a point encore détaché du héros
ses brûlants regards que déjà tout son corps est embrasé d'une flamme pénétrante qui la brûle tout entière jusqu'au fond de ses moelles.
Toi qui attises, hélas ! si misérablement les fureurs d'un cruel délire, enfant sacré qui mêles tant de soucis aux plaisirs des mortels, et toi, reine de
Golgos et de l'antique Idalie, dans quel torrent d'inquiétudes avez-vous plongé cette vierge brûlante, qui soupire si souvent pour son étranger blond ! Que de
craintes ont accablé son coeur languissant ! Que de fois une pâleur plus jaune que l'or brillant a couvert son visage, lorsque brûlant de combattre le monstre cruel,
Thésée courait affronter la mort ou cueillir la palme de la gloire ! Pourtant, agréables aux dieux, elles ne furent pas vaines pour son bonheur, les offrandes qu'elle leur
promit et les voeux qu'elle prononça à voix basse !
Tel, lorsque l'ouragan de son souffle indompté tord et abat le chêne qui agite ses branches, ou le pin conifère à l'écorce suintante qui habitent la cime du
Taurus ; l'arbre déraciné tombe, la tête en avant, brisant au loin tout ce qu'il rencontre ; - ainsi Thésée dompta et terrassa le monstre cruel qui frappe en
vain les vents impalpables de ses cornes. Alors, échappé au danger, le héros couvert de gloire s'en revint, un fil léger conduisant ses pas, grâce auquel il
put sortir des détours du labyrinthe sans errer dans l'inextricable dédale de l'édifice.
Mais pourquoi, m'éloignant du sujet que je chante, me livrer plus longtemps à de pareils écarts ? Dirai-je comment, se dérobant aux regards d'un père, aux
embrassements d'une soeur, à ceux d'une pauvre mère qui faisait d'elle sa joie éperdue, Ariane, à toute sa famille, préfère les douceurs de l'amour de
Thésée ? comment un vaisseau la transporta sur les côtes écumeuses de Dia ? comment, profitant du sommeil qui enchaînait ses sens, un ingrat époux
l'abandonna et s'éloigna ? Souvent, dit-on, son ardente fureur s'exhala en cris aigus, échappés du fond de sa poitrine : tantôt, inconsolable, elle gravissait les
monts escarpés et promenait au loin ses regards sur les flots verts de la mer ; tantôt, pour courir contre les vagues frémissantes, elle relevait sur ses jambes nues sa robe
flottante. Telles furent les dernières plaintes qui s'échappèrent de ses lèvres glacées à travers des sanglots de douleur :
«Ainsi donc, perfide, perfide Thésée, après m'avoir ravie aux autels de mon père, tu m'as laissée sur cette plage déserte ? Ainsi donc, au
mépris de la puissance des dieux, tu t'éloignes, plein d'ingratitude, hélas ! et tu retournes dans ta patrie, chargé du poids d'un parjure maudit ? Rien n'a donc pu
fléchir le cruel dessein de ton esprit ! Nulle clémence n'était donc en toi pour que ton coeur impitoyable consentît à me prendre en pitié ! Ce ne sont
pas là les promesses que m'avait faites ta voix caressante, l'espoir dont tu berçais ta malheureuse amante, mais de joyeuses noces, mais un hymen objet de tous mes voeux...
Frivoles promesses que les vents emportent dans les airs ! Qu'aucune femme désormais n'ajoute foi aux promesses d'un homme, n'espère entendre de la bouche d'un homme des paroles
sincères ! Quand ils sont embrasés du désir d'obtenir quelque chose, aucun serment ne leur coûte, aucune promesse ne les retient ; mais, une fois satisfaite la
fantaisie de leur âme avide, ils n'hésitent pas devant les promesses, ils n'ont aucun souci des parjures.
Et pourtant, c'est moi qui t'ai sauvé, lorsqu'une mort certaine tournait autour de toi ; moi qui ai sacrifié mon propre frère, plutôt que d'abandonner un perfide
comme toi en ce moment suprême. Pour prix de tant d'amour, me voici livrée, proie qu'ils vont dévorer, aux bêtes et aux oiseaux ; je vais mourir sans qu'un peu de
terre soit jeté sur mes restes. Quelle lionne t'a donné le jour sous un roc solitaire ? Quelle mer, une fois conçu, t'a vomi de ses flots d'écume ? Sont-ce les
Syrtes ou la dévorante Scylla ou la vaste Charybde qui t'ont donné l'être, toi qui me payes ainsi de la douceur de vivre ? Si les ordres barbares et terribles de ton vieux
père éloignaient ton coeur de cet hymen, ne pouvais-tu du moins me conduire dans ta demeure ? esclave soumise, il m'eût été doux de te servir, de laver tes
pieds blancs dans une eau limpide, de couvrir ton lit de tapis de pourpre.
Mais pourquoi, malheureuse, dans mon égarement, fatiguer de mes plaintes les brises ignorantes, qui, insensibles à mes cris, ne peuvent ni entendre les paroles qui
m'échappent ni me répondre. Lui cependant, il vogue déjà en pleine mer, et nul mortel ne s'offre à mes yeux parmi ces algues désertes. Ainsi, en ce
moment funeste, le sort barbare insultant à mes maux va jusqu'à refuser à mes plaintes une oreille qui les entende. Puissant Jupiter ! plût au ciel que jamais, depuis
les premiers temps, des navires cécropiens n'eussent touché les rivages de Gnosse ! Que jamais un perfide nautonier, apportant au taureau indompté un cruel tribut,
n'eût jeté l'ancre en Crète ! Que jamais, cachant des desseins cruels sous les dehors les plus doux, un étranger maudit n'eût reposé dans notre demeure !
Où fuir désormais ? Quel espoir me reste-t-il dans ma détresse ? Regagnerai-je les monts de l'Ida ? Hélas ! un vaste abîme et les eaux d'une mer tumultueuse
m'en séparent. Compterai-je encore sur les secours d'un père ? mais je l'ai quitté pour suivre un criminel arrosé du sang de mon frère. Trouverai-je du moins
des consolations dans l'amour d'un époux fidèle ? mais il fuit, courbant sur l'abîme ses rames flexibles... Puis, une côte sans habitation ; une île
déserte ; point d'issue, les flots de la mer m'enveloppent de toutes parts.
Nul moyen, nul espoir de salut ; partout le silence ; partout la solitude ; partout la mort présente... Mais avant que le trépas ferme mes yeux, avant que le sentiment abandonne
mon corps épuisé, j'implorerai des dieux, à mon heure dernière, le juste châtiment de l'homme qui m'a trahie. Vous qui châtiez et punissez les crimes des
mortels, Euménides, dont la tête couronnée d'une chevelure de serpents porte empreint le courroux qui brûle dans vos âmes ; venez ici, venez et écoutez
mes plaintes, ces plaintes, hélas ! que dans mon malheur, le désespoir, l'amour, la démence et sa fureur aveugle arrachent du fond de mon être ! Et s'il est vrai
qu'elles partent du fond de mon coeur, ne souffrez pas que ma proie soit vaine ! Faites, déesses, que par un oubli semblable à celui dont je suis victime, Thésée
fasse son malheur et celui des siens».
Ces mots que proféra du fond de son coeur Ariane, réclamant avec angoisse le châtiment d'un cruel forfait, ces mots furent entendus du dieu qui règne sur les dieux du
ciel ; au signe invincible de sa tête, la terre trembla, les mers cabrées mugirent, la voûte du ciel agita les astres étincelants. Soudain un épais nuage
enveloppa l'esprit de Thésée et l'aveugla, sa mémoire s'abolit, il oublia les ordres paternels, jusqu'alors toujours présents à sa pensée : il
négligea de hisser le signe heureux qui doit rassurer son père alarmé et lui apprendre que son fils revoit sain et sauf le port d'Erechthée. Car on dit qu'au moment
où son fils quittait sur un vaisseau les murs de la déesse, Egée, avant de le confier aux vents, le pressa sur son coeur et lui fit ces recommandations :
«O mon fils, mon fils unique, toi qui m'es plus cher qu'une longue existence ! toi qu'il me faut livrer aux hasards incertains, toi qui viens à peine de m'être rendu à
la fin de mes vieux jours ! puisque mon sort et ton bouillant courage t'enlèvent malgré moi à moi-même, dont les yeux affaiblis par l'âge n'ont pas encore pu se
rassasier de ta figure chérie, je ne saurais éprouver de joie ni de plaisir en te quittant, ni souffrir que tu étales les signes d'une fortune prospère. Mais je
commencerai par exhaler mes douloureux regrets ; par souiller de poussière et de terre mes cheveux blancs ; puis je suspendrai des banderoles de couleur à ton mât vagabond,
pour que la sombre rouille de la toile ibérique dise mon deuil et mon angoisse. Si l'habitante de la sainte Itone, protectrice des courageux défenseurs de notre race et de la
terre d'Ërechthée, réserve à ta main la gloire de verser le sang du taureau, grave profondément dans ta mémoire ces ordres vigilants, que le
temps ne doit jamais effacer. Dès que tes yeux reverront nos collines, souviens-toi de dépouiller tes antennes de ces lugubres vêtements ; que des voiles blanches
s'élèvent et resplendissent à tes mâts, afin qu'à cette vue je reconnaisse le signal de joie et d'allégresse au jour venu de ton retour heureux
!»
Ces instructions, dont Thésée jusqu'ici avait constamment gardé le souvenir, fuient alors de sa mémoire aussi rapidement que les nuages chassés par le souffle
des vents s'éloignent du haut sommet d'un mont neigeux. Cependant son père interrogeait l'horizon du haut de la citadelle, d'un oeil inquiet, que consumaient des larmes sans fin.
A peine a-t-il aperçu les toiles de la voilure gonflées que, croyant son fils ravi par un cruel destin, il se précipita du haut des rochers. Ainsi le fier
Thésée, rentrant dans son palais que la mort de son père a déjà rempli de deuil, ressentit à son tour les maux que son coeur ingrat avait fait
éprouver à la fille de Minos, lorsque l'infortunée, suivant des yeux sa carène fuyante, roulait dans son coeur ulcéré mille sombres
pensées.
Sur une autre partie [de la tapisserie], on voyait Iacchus florissant voltiger au milieu d'un thiase de Satyres et de Silènes Nysigènes. Il te cherchait, Ariane, car son coeur
brûlait d'amour pour toi. Agiles, ivres d'un saint délire, ils couraient de tous côtés chantant : Evoé ! Evoé ! et bondissaient en secouant leurs
têtes. Les uns agitaient des thyrses à la pointe couverte de feuillage ; les autres arrachaient les membres d'un taureau mis en pièces ; ceux-ci ceignaient leurs corps de
serpents enlacés ; ceux-là, portant les corbeilles mystiques, célébraient les orgies que les profanes brûlent en vain d'entendre. Ici, le tambourin retentit du
choc des paumes ; là, l'airain arrondi des cymbales rend un son clair et vif. Beaucoup soufflaient dans des cornes, d'où s'exhalaient de rauques bourdonnements, et la trompette
barbare striait l'air de son chant horrible.
Telles étaient les figures diverses représentées sur les tapisseries magnifiques dont les plis embrassaient le lit nuptial. Après avoir joui longtemps du spectacle,
la jeunesse thessalienne céda la place aux dieux saints. Comme au lever de l'aurore, au seuil du Soleil errant, on voit le souffle matinal du Zéphyr, soulevant les vagues
houleuses, rider les ondes tranquilles : d'abord, agitées par sa douce haleine, elles se déroulent lentement, et ne font entendre que des rires légers ; mais bientôt
le vent augmente, les vagues s'enflent de plus en plus, et réfléchissent, en s'éloignant, les teintes pourprées qui les colorent : telle, cette foule immense
s'éloigne du royal péristyle, et, regagnant ses demeures, se disperse de tous côtés.
Après leur départ, le premier se présenta Chiron, qui, de la cime du Pélion, apporte des offrandes silvestres. Toutes les fleurs que portent les plaines, toutes
celles que produit la terre de Thessalie sur ses grandes montagnes, toutes celles que la féconde haleine du tiède Favonius fait éclore sur les rives de son fleuve, il a
tout moissonné ; et les guirlandes confondues embaument, et toute la maison rit sous la caresse de leur suave odeur. Aussitôt après, Pénée accourt ; il a
quitté la verte Tempe, Tempe que les forêts ceignent et dominent de toute part, que les Naïades animent de leurs danses doriques. Il n'a pas les mains vides ; il a
apporté de hauts hêtres avec leurs racines, de grands lauriers élancés à la tige droite, sans oublier le platane dont la cime remue, et l'arbre flexible qui
rappelle la soeur de Phaéthon en flammes, et le cyprès aérien ; il a entrelacé leurs feuillages divers à l'entour du palais et en décore le vestibule
d'un voile de verdure.
L'ingénieux Prométhée le remplace ; il porte encore les cicatrices presque effacées du châtiment qu'il subit jadis, lorsqu'il fut attaché par une
chaîne à un rocher et suspendu au bord d'un précipice. Enfin le père des dieux, sa sainte épouse et ses enfants descendirent de l'Olympe, ne laissant que
Phébus dans le ciel, et, dans les montagnes, sa jumelle, Diane, habitante de l'Idrus, qui, comme son frère, dédaignant Pelée, refusa d'honorer de sa présence
les torches nuptiales de Thétis.
Lorsque les dieux se furent assis sur des sièges couleur de neige, on dressa devant eux des tables couvertes de mets de toutes sortes ; et les Parques commencèrent leurs chants
prophétiques, dont leurs faibles mouvements marquaient la cadence. Une robe blanche bordée de pourpre descendant jusqu'à leurs talons couvrait leurs corps tremblants ; des
bandelettes couleur de neige ceignaient leurs lignes rosés et leurs mains travaillaient sans cesse à leur tâche éternelle ; la gauche tenait la quenouille
chargée d'une laine moelleuse ; la droite tirait légèrement les brins, en formait un fil avec les doigts relevés, puis les tordait sous le pouce incliné,
faisant tourner le fuseau équilibré sur le rond peson. Leurs dents sans cesse promenées sur l'oeuvre l'égalisaient avec soin et en arrachaient les parcelles
superflues qui s'attachaient à leurs lèvres desséchées. A leurs pieds des corbeilles de jonc renfermaient les doux flocons de laine blanche. En tournant leurs
fuseaux, les déesses, d'une voix sonore, déroulèrent les destins dans un chant prophétique que les siècles futurs jamais ne démentiront :
«Protecteur de la puissance Emathienne, dont tes grandes vertus rehaussent l'incomparable gloire ; toi qui seras plus illustre encore par le fils qui naîtra de toi ; écoute,
en ce beau jour, l'infaillible oracle que vont dévoiler les trois soeurs. Et vous qui tournez les fils que suivent les destins, courez, courez, fuseaux !
Bientôt viendra pour toi Hesperus, t'apportant les plaisirs que désire un époux : astre propice, il va t'amener la jeune épouse qui doit inonder ton âme des
douceurs de l'amour, et qui, passant ses bras lisses sous ton cou robuste, se préparera près de toi aux langueurs du sommeil. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux
!
Jamais demeure ne couvrit de telles amours, jamais amour n'enchaîna deux amants par des noeuds aussi beaux que ceux qui unissent maintenant les coeurs de Thétis et de Pelée.
Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.
De vous naîtra Achille étranger à la crainte, et dont l'ennemi ne verra jamais le dos, mais la mâle poitrine ; Achille, qui, très souvent vainqueur au concours
de la course, devancera les pas enflammés de la biche rapide. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.
Nul héros n'osera se mesurer avec lui dans cette guerre où le sang des Troyens arrosera les terres de la Phrygie, quand le troisième héritier du parjure
Pélops, après un long siège, dépeuplera les remparts de Troie. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.
Que de fois elles attesteront son courage hors de pair et ses brillants exploits, ces mères qui, pleurant leurs fils, dénoueront, pour les couvrir de cendre, les cheveux blancs de
leur front, et, d'une main défaillante, meurtriront leur sein flétri. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.
Tels, on voit sous la faux du moissonneur tomber les épis pressés sous le soleil ardent ; tels, sous son fer fatal, tomberont les guerriers troyens. Vous qui tournez les fils,
courez, courez, fuseaux.
Témoin de ses hauts faits, le Scamandre, qui porte de partout à l'Hellespont vorace le tribut de ses ondes, verra sa route rétrécie par des monceaux de cadavres, et
les flots de sang versés par Achille tiédiront ses eaux profondes. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.
Tu en seras aussi le témoin, victime dévouée au fer meurtrier, vierge infortunée, toi dont le tertre arrondi amassé sur ses cendres attend les membres blancs
comme la neige. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.
Car, lorsque le destin aura enfin livré la ville de Dardanus et les remparts bâtis par Neptune aux Grecs épuisés, le sang de Polyxène arrosera le sommet de sa
tombe. Telle la victime qui tombe sous le fer à deux tranchants, affaissée sur ses genoux et le corps décapité. Vous, qui tournez les fils, courez, courez,
fuseaux.
Allez-donc, formez ces noeuds d'amour si désirés. Qu'une heureuse alliance unisse l'époux à la déesse ; que la mariée s'abandonne enfin aux impatients
désirs de son mari. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.
Demain, au lever de l'aurore, sa nourrice en la revoyant ne pourra plus lui ceindre le cou du même fil que la veille. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.
Jamais ta mère anxieuse n'aura la douleur de voir sa fille, exilée par la discorde du lit nuptial, lui ravir le si doux espoir d'avoir des petits fils bien-aimés. Vous qui
tournez les fils, courez, courez, fuseaux».
C'est ainsi que jadis, dans leurs chants divins, les Parques révélèrent à Pélée ses destinées heureuses. Car, dans ces temps reculés, les
habitants des cieux visitaient les chastes demeures des héros et se mêlaient aux réunions des mortels, qui ne dédaignaient pas encore la piété. Souvent,
lorsque l'année ramenait la pompe des fêtes sacrées, le père des dieux revenant voir son temple resplendissant, vit cent taureaux abattus pour lui. Souvent, Bacchus
errant aux sommets du Parnasse, conduisit les Thyades échevelées qui criaient Evohé, tandis que Delphes tout entière, se précipitant hors de ses murailles,
accueillait le dieu avec joie, devant les autels fumants. Souvent, au milieu des mêlées meurtrières de la guerre, la déesse du rapide Triton ou la vierge de Rhammonte
animèrent les bataillons armés par leur présence. Mais quand une fois le crime d'impiété eut souillé la terre ; quand la cupidité eut banni la
justice de tous les coeurs ; quand les frères eurent trempé leurs mains dans le sang de leurs frères ; quand le fils eut cessé de pleurer la perte de ses parents ;
quand le père eut désiré la mort de son premier-né, pour être libre de cueillir la fleur d'une vierge marâtre ; quand une mère impie, oui impie,
abusant de l'ignorance de son fils, n'eut pas craint en couchant avec lui d'outrager les dieux pénates ; quand, confondant le sacré et le profane, un coupable délire eut
soulevé contre nous la juste colère des dieux ; dès lors ils ne daignent plus descendre parmi nos assemblées et ne souffrent plus que nous les coudoyons dans la
claire lumière.
Traduction de Maurice Rat (1931)