Tandis qu'Hercule et Télamon suivent les contours escarpés et onduleux de ce pittoresque rivage, une voix plaintive, semblable au murmure expirant des flots, vient frapper leurs oreilles. Etonnés, ils pressent le pas ; ils s'avancent dans la direction de la voix ; bientôt ils en distinguent parfaitement les sons : c'était celle d'une jeune fille abandonnée, dévouée à la mort, et qui invoquait les dieux et les hommes. Sûrs de la secourir, ils redoublent d'ardeur. Tels, quand, terrassé par un lion qui le déchire, le taureau remplit l'air de ses mugissements sauvages, on voit les bergers accourir en foule de leurs cabanes, et les laboureurs se rassembler, poussant des cris confus. Hercule s'arrête, lève les yeux, et aperçoit, en haut d'un rocher, une femme les mains étroitement enchaînées, le visage pâle, et les regards tournés avec anxiété vers les premiers flots du rivage. On eût dit une statue d'ivoire que l'artiste força de s'attendrir, un marbre de Paros révélant les traits, le nom de ceux qu'il représente, une peinture vivante.

«Jeune fille, dit Hercule, quel est ton nom, ta naissance ? pourquoi cette mort ? pourquoi ces fers ? apprends-le-moi». Celle-ci tremblante, et les yeux pudiquement baissés : «Je n'ai point mérité mon malheur ; cet or, ces vêtements de pourpre que tu vois étalés sur ces rochers, sont les présents funèbres de mes parents. Nous sommes les descendants de l'antique Ilus ; mais la fortune jalouse a abandonné le palais de Laomédon. Ce furent d'abord les maladies, la peste produite par l'infection de l'air, les incendies de nos campagnes, vastes bûchers sans cesse renaissants. Tout à coup un bruit part de la mer ; les flots, le mont Ida, ses forêts, ses antres, en sont ébranlés ; du fond de l'eau monte et sort, en rampant, une bête, un monstre hideux. Nulles montagnes, notre mer même, ne sauraient t'en donner une idée. Une troupe de jeunes filles ravies aux pleurs, aux embrassements de leurs parents, est livrée à sa fureur : ainsi l'ordonne Jupiter Ammon, dont l'oracle nous a dévouées à ce sacrifice ; et le sort qui désigne les victimes m'a fixée à mon tour à cet affreux rocher. Mais si les dieux redeviennent favorables aux Phrygiens, et que tu sois ce héros annoncé par les destins et par nos augures, pour qui mon père nourrit des chevaux blancs dont il fit voeu de payer ma délivrance, viens à mon aide ; sauve-moi, je t'en conjure, sauve Pergame de ce monstre. Tu le peux ; car je ne vis pas cette large poitrine à Neptune quand il éleva jusqu'aux nues nos murailles, ni à Apollon ces épaules et ce carquois».

Ces lieux, le sombre aspect de ce rivage resserré, ces tombeaux, cette atsmosphère qui pèse sur la ville, confirment la vérité de ce récit, et rappellent à Hercule les campagnes désolées d'Erymanthe et de Némée, et les marais empestés de Lerne. Mais Neptune a donné de loin le signal ; les flots mugissent, à l'approche du monstre ; le fléau de Sigée soulève leurs masses amoncelées. Ses yeux étincelants percent à travers la nappe azurée ; ses mâchoires, garnies d'une triple rangée de dents, s'entrechoquent avec le fracas de la foudre ; sa queue se déroule, puis revient sur elle-même ; et sa tête redressée en traîne après soi les replis. La mer, qu'il écrase de son poids, obéit au choc de ses élans sinueux et jaillit autour de ses flancs ; sa marche est une tempête qui, plus terrible que celles de l'orageux Auster, plus furieuse que l'Africus ou qu'Orion menant à pleines guides les coursiers paternels sur l'onde gonflée par leur souffle, le précipite enfin et l'échoue sur le rivage.

La perspective d'un combat qui lui plaît enflamme Hercule. Télamon, frappé de stupeur, voit déjà le héros soulever ses bras et grandir sa taille ; il entend ses flèches retentir sourdement au fond de son carquois. Hercule, invoquant son père, les dieux de la mer et ses armes, s'élance sur le rocher ; il frémit à l'aspect de l'onde agitée jusqu'en ses abîmes, et de l'espace immense que le monstre couvre de ses replis. Tel Borée, emportant les nuages des froides vallées de la Thrace, les précipite par delà les monts Riphées, et en obscurcit le ciel presque tout entier ; tel, déployant son corps gigantesque et sa croupe squammeuse, le monstre projette une ombre immense. L'Ida tremble, ses forêts s'entrechoquent, et les tours d'Ilion chancellent sur leurs bases. Hercule saisit son arc, et décoche une nuée de traits contre le monstre, aussi inébranlable que le mont Eryx quand les torrents semblent vouloir l'entraîner dans les vallées. Déjà l'espace qui l'en sépare se raccourcit ; ses traits ailés n'ont plus d'essor. Alors en proie à la colère, au dépit, à une muette honte, et voyant pâlir d'effroi la jeune fille, il jette son arc, porte les regards sur les rochers qui l'environnent ; et celui que le temps, secondé par les orages ou les lames de la mer, n'eût pu détacher, il l'ébranle jusqu'en ses fondements et l'enlève. Déjà, rassemblant ses replis sur la rive, le monstre, la gueule entr'ouverte, est près de sa victime. Debout sur un écueil, Alcide le prévient, et d'abord lui écrase la tête de son quartier de roc ; ensuite il le frappe à coups redoublés de sa noueuse massue. L'animal, refoulé dans les flots, roule et disparaît au fond de leurs abîmes. Cybèle pousse un cri d'allégresse ; les Nymphes, les Naïades y répondent du haut de leurs collines ; les bergers quittent leurs montagnes, leurs sombres vallées, et, transportés de joie, courent en toute hâte vers la ville.

Télamon appelle ses compagnons qui frémissent, et voient avec horreur leur vaisseau nager dans le sang. Hercule, sans perdre de temps, vole au haut de l'âpre rocher, détache les mains de la jeune fille, reprend ses armes, remonte, d'un pas triomphant, le rivage affranchi par sa victoire, et marche au palais de Laomédon. Tel, à travers les prairies, s'avance, la tête haute et grandi par la victoire, un taureau qui a reconquis les étables, les bois de sa patrie, et vengé ses amours. Cependant accourent au-devant de lui la foule des Phrygiens si longtemps prisonnière dans ses murs, et Laomédon, suivi de sa femme et de son fils, mais triste, et déjà regrettant les chevaux qu'il doit au vainqueur. Le reste des Troyens borde le haut des remparts, d'où ils admirent Alcide et cette armure qui leur est inconnue. Le roi le regardant d'un air farouche, et masquant ses desseins d'une joie hypocrite et d'une fausse tendresse paternelle, l'aborde en ces mots : «0 le plus grand des Grecs, vous que le hasard seul, et non la pitié pour les maux de Troie, a conduit vers ces rivages, si ce qu'on dit est vrai, si vous êtes le fils de Jupiter, soyez des nôtres, soyez le bienvenu ; car moi aussi, malgré l'espace qui sépare nos deux patries, je suis un rejeton du même sang. Mais, après tant de larmes, après une si cruelle expiation, que vous arrivez tard ! et que la gloire de cet exploit en est amoindrie ! Mais allons, amenez vos compagnons dans ces murs fraternels, et demain vous verrez les chevaux dont je dois récompenser le libérateur de ma fille».

Il dit, et machine en silence le complot perfide d'immoler Hercule pendant son sommeil, et d'éluder les prédictions de l'oracle, en lui enlevant ses flèches, qu'il savait devoir être deux fois fatales à la ville de Troie. Mais qui pouvait changer la destinée du royaume de Priam ? Elle est irrévocable cette nuit promise aux Grecs, aux descendants d'Enée, à une autre Troie plus puissante. «Nous allons, dit Hercule, aux extrémités du Pont-Euxin ; bientôt nous serons de retour, et alors je recevrai vos présents». Laomédon prit les dieux à témoin qu'il en augmenterait encore le nombre ; mais les Phrygiens pleuraient déjà le parjure de leur roi et les malheurs de leur patrie.

Traduction Nisard, 1850.