Livre VII - traduction de l'Abbé Delille (1834)

Et toi, de mon héros nourrice bien aimée,
De nos bords, en mourant, tu fis la renommée,
O Caïète ! et ton nom protége ton cercueil,
Que l'antique Hespérie honore avec orgueil.
Sitôt qu'à ce tombeau, dont nos bords se font gloire,
Il a par un saint culte honoré sa mémoire,
Le héros part, fend l'onde, et s'éloigne du port.
Pour lui la mer, les vents et les cieux sont d'accord ;
Et, pour guider son cours, la lune complaisante
Eclaire au loin les eaux de sa clarté tremblante.
Il vole, il voit déjà le trop fameux séjour
Où la belle Circé, fille du dieu du jour,
Modulant avec art sa voix mélodieuse,
Charme de ses doux sons son île insidieuse ;
Tantôt dans son palais, où des bois précieux
Prodiguent dans la nuit leurs parfums et leurs feux,
D'un tissu varié, doux charme de ses veilles,
Ourdit d'un doigt léger les brillantes merveilles.
Là grondent renfermés, et de rage écumants,
Tous ces monstres créés par ses enchantements,
Qui, d'hommes qu'ils étaient, changés en ours informes,
En lions menaçants, en sangliers énormes,
S'irritent dans la nuit, et, secouant leurs fers,
De leurs longs hurlements épouvantent les airs.
Craignant ce sort affreux pour les enfants de Troie,
Le dieu des mers lui-même à l'instant leur envoie
Un vent qui les enlève à ces bords dangereux ;
Et l'île et ses rochers ont déjà fui loin d'eux.
Le jour suivant à peine a commencé d'éclore,
L'onde à peine rougit des rayons de l'aurore,
Tout à coup l'air se tait, le vent meurt, le flot dort :
Aussitôt les nochers ont redoublé d'effort ;
Tous ont pris l'aviron, et de l'onde immobile
Fatiguent à l'envi la paresse indocile.
Enée alors découvre un bois vaste et riant ;
Le Tibre le partage, et son onde en fuyant
Dans la profonde mer rapidement entraîne
Le cristal de ses eaux et l'or de son arène.
Mille oiseaux différents de plumage et de voix,
Amoureux de ce fleuve, élèves de ces bois,
De rameaux en rameaux courant, volant sans cesse,
Charmaient de leurs doux sons la rive enchanteresse,
Là le héros aborde, et l'onde et les oiseaux
Semblent de leur doux bruit saluer ses vaisseaux.
O Muse ! c'est à toi maintenant de me dire
Quel du vieux Latium était le vaste empire,
Sa puissance, ses moeurs, ses habitants, ses dieux,
Quand le peuple troyen aborda dans ces lieux.
Dis-moi de leur combats la première origine :
Viens, parle, échauffe-moi de ta flamme divine.
Je peindrai le carnage inondant les sillons,
Les souverains armés, et leur fiers bataillons.
Déjà sont déployés les drapeaux d'Etrurie,
Déjà l'horrible guerre embrase l'Hespérie.
Viens ; dans ce grand sujet plus digne encor de toi
Un théâtre plus vaste est ouvert devant moi.
Le vieux roi Latinus dans une paix profonde
Dès longtemps gouvernait cette terre féconde.
La nymphe Marica, si chère aux Laurentins,
Et Faune, dieu champêtre adoré des Latins,
Lui donnèrent le jour ; Faune eut Picus pour père ;
Et du sang de Picus l'orgueil héréditaire
Remontait à Saturne, aïeul de ses aïeux.
Un fils héritait seul de ce nom glorieux,
Mais la mort l'enleva dans sa tendre jeunesse.
Espoir d'un si beau trône, une jeune princesse
A passé la saison de la virginité,
Et le temps pour l'hymen a mûri sa beauté :
Avant que sur ces bords parût le grand Enée,
Cent princes aspiraient à ce noble hyménée ;
Turnus, le plus vaillant et le plus beau de tous,
Brigue avec plus d'espoir le nom de son époux.
Il a pour lui son rang, sa vaillance et la reine ;
Mais le Destin s'oppose à cette illustre chaîne,
Et fait parler des dieux l'inflexible refus.
Au milieu du palais, de ses rameaux touffus
Un laurier étendait l'ombrage pacifique ;
Le peuple avec respect voyait cet arbre antique :
Aux lieux où de Laurente on fondait les remparts,
De Latinus, dit-on, il frappa les regards,
Lui-même au dieu du jour consacra son feuillage :
Laurente en prit son nom. Tel qu'un bruyant nuage,
Un jour vint se poser sur l'un de ses rameaux
Un essaim dont les pieds en mille et mille anneaux
L'un par l'autre attachés à la branche pliante
Montrèrent tout à coup une grappe pendante.
Un prêtre saint alors fait entendre sa voix :
« Mon dieu parle, dit-il, il m'inspire. Je vois
Des lieux d'où cet essaim guide sa colonie
Un peuple belliqueux marcher vers l'Ausonie.
Ils viennent, et bientôt, successeur de nos rois,
Leur chef au Latium dispensera des lois.
C'est peu : dans tout l'éclat de sa pompe royale,
Un jour auprès du roi de sa main virginale
La fille présentait l'encens aux immortels ;
Tout à coup, ô terreur ! s'élançant des autels
Le feu sacré saisit sa belle chevelure,
De son auguste front embrase la parure,
Son bandeau, sa couronne, éclatans de rubis,
Parcourt en pétillant ses superbes habits,
D'un brillant tourbillon l'embrasse tout entière,
Et le temple étonné resplendit de lumière.
L'augure est consulté : "Ce présage certain
Annonce, répond-il, un illustre destin ;
Mais ce feu merveilleux, propice à Lavinie,
D'un vaste embrasement menace l'Ausonie."
Il écoute leurs voix, commerce avec les dieux,
Interroge l'enfer, et fait parler les cieux.
Le roi pénètre au sein de ces forêts antiques,
Presse pendant la nuit les toisons prophétiques,
Attend l'auguste oracle ; et soudain une voix
Arrive jusqu'à lui du silence des bois :
« Mon fils,chez les Latins ne choisis point un gendre :
Un étranger viendra (ton sort est de l'attendre),
Qui par ses nobles faits, son bras victorieux,
Portera jusqu'au ciel notre nom glorieux,
Dont les fiers descendants vaincront plus de contrées
Que l'astre étincelant des voûtes azurées
N'en découvre sous lui, quand du trône des airs
IL embrasse les cieux, les pôles et les mers".
Le roi ne cache point la fatale réponse ;
Déjà la Renommée à cent peuples l'annonce,
Tandis que les Troyens, vainqueurs heureux des eaux,
Au rivage du Tibre enchaînent leurs vaisseaux.
Latinus s'épouvante : au temple paternel
Il vole du dieu Faune interroger l'autel,
Perce la sombre nuit de l'antique Albunée,
Qu'entoure un noir marais d'une onde empoisonnée
Et dont les flots sacrés épanchés en torrents
Font retentir des bois aussi vieux que le temps.
Là, cent peuples divers, cent nations lointaines
Viennent chercher du sort les réponses certaines ;
Là, quand le prêtre aux dieux a présenté ses dons,
Et des béliers sacrés arraché les toisons,
Quand son corps assoupi presse leurs peaux sanglantes,
Il voit dans son sommeil mille formes errantes,
Dans le lieu le plus frais d'une riche campagne,
Le héros et ses chefs et le charmant Ascagne,
Sur la verdure assis, de verdure couverts,
Réparent par des mets les fatigues des mers.
Ces mets ne chargent point une table superbe :
Des gâteaux de froment qu'ils étendent sur l'herbe
(Ainsi s'accomplissaient les arrêts du Destin)
Font entr'eux sans apprêts un champêtre festin ;
Des tributs des vergers leur coupe se couronne,
Et Cérès sert de table aux présents de Pomone.
Tous leurs mets épuisés, de ce fatal froment
Leur dent audacieuse attaque l'aliment,
Et leur faim s'accordant avec l'ordre céleste
Des débris de Cérès a dévoré le reste.
Ascagne à cet aspect, dans un transport soudain :
"Eh quoi ! la table aussi devient notre festin !",
S'écria-t-il. Ces mots qu'on eût jugés frivoles,
Le héros les saisit ; et ces douces paroles
Sont pour lui le signal de la fin de leurs maux.
Rempli du dieu par qui sont inspirés ces mots :
"Salut, s'écria-t-il, terre longtemps promise !
Salut, dieux des Troyens ! Plus d'une fois Anchise
(J'en avais jusqu'ici perdu le souvenir)
M'annonça comme un bien ce malheur à venir.
"Mon fils, me disait-il, si la faim indomptable
Un jour en aliment te fait changer ta table,
Dans ce même moment et dans ces mêmes lieux
De ton premier abri fais hommage à tes dieux :
Là de ton sort cruel finira la détresse".
Ainsi parlait Anchise : il me tient sa promesse.
Oui, je les trouve enfin ces lieux hospitaliers :
Voilà notre patrie, et voilà nos foyers.
Vous donc, dès que le jour vous rendra la lumière,
Courez de ce pays visiter la frontière ;
Que sur des points divers nos compagnons épars
Reconnaissent ses moeurs, ses peuples, ses remparts.
Maintenant invoquons le souverain du monde ;
Qu'imploré par nos voeux Anchise nous réponde,
Et que Bacchus pour nous prodigue sa liqueur."
Il dit : et l'allégresse a ranimé leur coeur.
Lui, le front couronné d'une feuille légère,
Adore de ces lieux le pouvoir tutélaire,
La Terre, qui naquit avant les autres dieux,
Les fleuves, les forêts inconnus à ses yeux,
Et la Nuit ténébreuse, et ces flambeaux nocturnes
Qui déjà commentaient leurs courses taciturnes,
Jupiter adoré sur les monts idéens,
Cybèle à jamais chère aux peuples phrygiens,
Qui, tous deux protecteurs de la grandeur troyenne,
Un jour protégeront la puissance romaine,
Et ceux dont il naquit, couple auguste, immortel,
Anchise dans l'Erèbe, et Vénus dans le ciel.
Comme il parlait encor, d'un coup de son tonnerre
Le roi des dieux s'annonce, et lui-même à la terre
Il montre et fait briller dans l'éclat d'un ciel pur
Un nuage éclatant d'or, de pourpre et d'azur.
Aussitôt dans les rangs des fiers enfants de Troie
Il se répand un bruit qui les remplit de joie :
Le jour est donc venu de bâtir leurs remparts !
L'espérance au front gai brille de toutes parts ;
Partout nouveaux festins et nouvelles offrandes,
Et la coupe à pleins bords s'entoure de guirlandes.
A peine dans les cieux l'Aurore de retour
Reprenait ses flambeaux et rallumait le jour,
On part, on se répand sur ces nouvelles plages ;
On reconnaît les lieux, le fleuve, le rivage ;
Là c'est le Numicus et les champs Laurentins ;
Voilà le Tibre ; ici sont les murs des Latins,
Des Latins distingués par leur fierté guerrière.
Alors, pris dans les rangs de son armée entière,
Cent députés troyens, dont Enée a fait choix,
Ont ordre de marcher vers la ville des rois.
Chargés de riches dons, l'olivier pour couronne,
Ils volent accomplir ce que leur chef ordonne.
Enée alors prélude à ses remparts nouveaux ;
Lui-même à ses Troyens en prescrit les travaux :
Un sillon où le soc a laissé son empreinte
De la cité future a désigné l'enceinte ;
De remparts de gazons les murs sont entourés ;
Sous la forme d'un camp ils croissent par degrés.
La troupe arrive enfin, et de la capitale
Déjà s'offre à leurs yeux la pompe impériale ;
Ils approchent des murs. Là de jeunes guerriers
Guident des chars poudreux, domptent de fiers coursiers,
La lance ou l'arc en main signalent leur adresse,
Et disputent d'ardeur, d'audace et de vitesse.
L'un d'eux, aiguillonnant un coursier généreux,
Vers son auguste roi vole, arrive avant eux,
Dit que des inconnus d'une haute stature,
Etrangers de langage, étrangers de parure,
Demandent audience. Exempt d'un vain orgueil,
Le prince les admet, leur fait un doux accueil,
Et monte sur le trône où siégeaient ses ancêtres.
Digne de ce grand peuple et digne de ses maîtres,
Dans les airs s'élevait son palais somptueux,
De Picus son aïeul séjour majestueux.
Cent colonnes de marbre en pompe l'environnent,
D'un bois religieux les arbres le couronnent,
Qui depuis trois cents ans, pleins d'une sainte horreur,
Ainsi que le respect inspirent la terreur :
Là, lorsqu'un saint usage en pompe renouvelle
D'un bélier immolé l'offrande solennelle,
Les premiers de l'état sur leur siège exhaussés,
Près d'une table immense en ordre sont placés.
Là, d'un peuple fidèle éternisant l'hommage,
Le cèdre de leurs rois a conservé l'image.
Italus, Sabinus, qui, la serpette en main,
Annonce que la vigne est son bienfait divin ;
Saturne, dieu du temps ; Janus aux deux visages ;
Cent autres souverains dont les mâles courages
Ont affronté la mort pour sauver leur pays,
D'un vestibule immense occupent les lambris.
A l'entrée on voyait des nations soumises
Les drapeaux déchirés et les portes conquises.
Là des chars fracassés, du fer courbé des faux,
Des panaches flottants, de l'airain des vaisseaux,
Et des arcs détendus, et des lances oisives,
Pendaient pompeusement les dépouilles captives.
Lui-même, s'appuyant sur son sceptre augural,
Dans sa courte tunique, ornement martial,
Un bouclier au bras, de la porte sacrée
Picus son noble aïeul ornait l'auguste entrée ;
Picus, qui des coursiers savait dompter l'essor.
Circé l'aimait, Circé de sa baguette d'or
Le toucha, le vêtit de ses plumes nouvelles,
Et de riches couleurs elle entailla ses ailes.
C'est là, c'est dans ces lieux où brillent à la fois
La majesté des dieux et la grandeur des rois,
Que, sur son trône assis, le wieux roi de Laurente
Admet les Phrygiens, et d'une voix touchante :
"Enfants de Dardanus (car je n'ignore pas
Votre nom, votre ville et vos trop longs combats),
Les rois y sont des dieux, ec palais est un temple,
Là, le front prosterné, la nation contemple
Ses princes recevant, pour la première fois,
Les faisceaux souverains et le sceptre des rois.
L'éclat de votre gloire, à qui tout éclat cède,
Dans mes vastes états dès longtemps vous précède.
Quel est votre dessein, et que puis-je pour vous ?
Soit qu'un astre trompeur, soit que l'onde en courroux
Ait poussé vos vaisseaux dans les ports d'Ausonie,
Troyens, que de vos coeurs la crainte soit bannie.
Les Latins sont fameux par l'hospitalité :
Enfants du vieux Saturne, en eux l'humanité
N'est pas le fruit des lois ; leur bonté volontaire
Suit de leur premier dieu l'exemple héréditaire.
Je m'en souviens encor : quelques vieillards toscans
(Mais leur récit se perd dans la nuit des vieux ans)
M'ont dit que Dardanus, enfant de l'Etrurie,
Pour la Thrace autrefois déserta sa patrie,
Y choisit son séjour, et des champs thraciens
Transporta ses foyers sur les monts phrygiens.
Et maintenant ce prince, adoré dans l'Asie,
Partage avec les dieux la céleste ambroisie."
Il dit : Dionée en ces mots lui répond :
« Noble sang de Faunus, si des mers d'Hellespont
Les Troyens sont venus sur cet heureux rivage,
Non, ce n'est point l'effet d'une erreur, d'un orage,
Ni d'un astre ennemi l'aspect insidieux ;
C'est notre propre choix qui nous porte en ces lieux,
Malheureux, exilés d'une terre féconde,
Et des plus grands états qu'ait vus l'astre du monde,
Dardanus, les Troyens, sont nés de Jupiter ;
Sorti du même sang, de nos rois le plus cher,
Enée en suppliant devant vous nous envoie.
Hélas ! vous connaissez les désastres de Troie :
Qui ne les connaît pas ? Et ce peuple lointain
Qu'embrase de ses feux le climat africain,
Et ceux que le soleil sous les glaces de l'Ourse
D'un rayon plus oblique éclaire dans sa course,
Tous ont su quel orage et quels flots débordés
Mycènes a vomis dans nos champs inondés,
Et comment, dans leur fière et longue jalousie,
On vit s'entrechoquer et l'Europe et l'Asie.
Depuis ce choc affreux, dont trembla l'univers,
Poussés de rive en rive, errants de mers en mers,
Aujourd'hui nous venons, sur ce nouveau rivage,
Des biens communs à tous réclamer le partage
L'eau, l'air, un simple abri, voilà tous nos souhaits.
Vous ne rougirez point un jour de vos bienfaits ;
Peut-être vos secours vous vaudront quelque gloire ;
Et notre coeur jamais n'en perdra la mémoire.
J'en jure par Enée, oui, j'atteste ce bras
Fidèle dans la paix, vaillant dans les combats,
Vos dons seront payés, et Laurente avec joie
Un jour s'applaudira d'avoir accueilli Troie.
Si nous venons ici devant son souverain,
La prière à la bouche et l'olive à la main,
Ce n'est pas que le sort nous laisse sans asile :
Plus d'un fier potentat à son peuple, à sa ville,
A voulu réunir de malheureux proscrits,
Nobles dans leur disgrace et grands dans leurs débris.
Mais les dieux sur vos bords ont guidé notre course,
Le sang de Dardanus vient retrouver sa source ;
Et si j'en crois Délos, le sacré Numicus
D'accord avec le Tibre attend nos dieux vaincus.
Vous, daignez recevoir ces restes de Pergame
Avec peine arrachés à notre ville en flamme ;
Acceptez ces débris d'une antique splendeur,
Monuments d'infortune ainsi que de grandeur
Dans cette coupe d'or, aux dieux alors propices
Anchise présentait le vin des sacrifices ;
Lorsqu'aux jours solenneols, comme nos premiers rois,
Aux peuples convoqués Priam donnait des lois,
Ce manteau, cet habit du plus grand des monarques
De son pouvoir royal étaient les nobles marques :
Ce sceptre dans ses mains fut longtemps révéré ;
Ce riche diadème ornait son front sacré ;
De femmes de son sang ces tissus sont l'ouvrage.»
De l'orateur troyen tel était le langage.
Le roi l'entend d'un air profondément rêveur.
Ces trésors, ces présents touchent bien moins son coeur
Que les grands intérêts de sa noble famille,
Et l'oracle de Faune, et l'hymen de sa fille.
Le voilà, se dit-il, ce héros tant promis,
A qui doit cet empire un jour être soumis ;
Celui de qui la race, en conquêtes féconde,
A son vaste pouvoir doit asservir le monde.
Enfin éclaircissant son front majestueux :
"Non, vous ne formez pas des voeux présomptueux :
Puisse le juste ciel accomplir son présage !
Je sais de vos présents apprécier l'hommage.
Troyens, je vous promets dans ce séjour nouveau
Des champs non moins féconds, un destin non moins beau.
A votre illustre chef si ces lieux peuvent plare,
Qu'il vienne, il touchera ma main hospitalière,
Je toucherai la sienne : et ce traité suffit.
Vous, courez lui porter ce fidèle récit.
Qu'il sache mes projets : une jeune princesse,
Le fruit de mon hymen, l'objet de ma tendresse,
Si j'en crois le Destin, l'oracle paternel,
Et les signes nombreux des volontés du ciel,
Doit (et rien n'en saurait changer la loi sévère)
Recevoir un époux d'une terre étrangère.
Sans doute ils m'annonçaient le héros d'Ilion ;
C'est lui qui jusqu'aux cieux doit portr notre nom :
Oui, c'est lui ; je le crois, j'en chéris l'espérance,
Et mon pressentiment m'en donne l'ssurance."
Il dit et fait choisir ses coursiers les plus beaux :
L'orgueil de ses haras, trois cents jeunes chevaux
Ornaient d'un noble rang leur superbe demeure.
A chacun des Troyens on amène sur l'heure
Un coursier dont les vents n'égalaient pas l'essor :
Sur leur large poitrail descend un collier d'or ;
L'or couvre leurs harnais, et leur fierté farouche
Obéit au frein d'or qui gourmande leur bouche.
Pour leur monarque absent part un couple pareil
De coursiers, nobles fils des coursiers du soleil.
Ils traîneront son char dans les champs de la guerre ;
La fille du soleil les créa pour la terre :
Elle-même soumit, par un heureux larcin,
Une mère mortelle à l'étalon divin ;
Et les chevaux issus de ce noble adultère
Soufflent encor le feu des chevaux de son père.
Montés sur leurs coursiers, les Troyens satisfaits
Partent, et vont porter ces promesses de paix.
Dans ce moment, des dieux l'impitoyable reine
Quittait sa chère Argos. L'oeil perçant de sa haine
Des monts de la Sicile au bords laviniens
Voit triomphante au port la flotte des Troyens ;
Elle les voit, heureux, vainqueurs et pleins de joie,
Ebaucher les remparts de la nouvelle Troie,
Confier leurs destins à ces climats nouveaux,
S'emparer de la terre, et triompher des eaux.
Troublée à cet aspect, la déesse s'arrête,
Les yeux étincelants, et secouant la tête :
« O race que je hais, infames Phrygiens !
Leurs destins osent donc lutter contre les miens !
Je les ai faits captifs, et ce vil peuple est libre !
J'armai contre eux les mers, les voilà dans le Tibre !
Quoi ! ni leurs murs croulants n'ont pu les écraser,
Ni leurs remparts en feu n'ont pu les embraser !
Ma haine apparemment a manqué de constance :
Lasse enfin, j'ai laissé reposer ma vengeance.
Que dis-je ? j'ai traîné leurs débris sur les mers.
Contre eux j'ai fatigué l'eau, la terre et les airs :
Que m'ont servi la terre et les cieux et les ondes,
Et l'horrible Charybde, et ses roches profondes ?
Les voilà dans le port, sans péril, sans effroi,
Fondant leurs murs nouveaux, bravant la mer et moi.
Où donc est mon pouvoir ? Quoi ! le dieu de la Thrace
Aura pu du Lapithe exterminer la race ;
Diane à ses fureurs immoler Calydon :
Eh ! quel crime à ces dieux défendait le pardon ?
Jupiter permit tout ; et moi, moi son épouse,
Moi la reine des dieux, dont la fureur jalouse
A pris, imaginé, lassé tous les moyens,
Malheureuse, il m'immole à ce roi des Troyens !
Et bien, si j'ai perdu ma suprême puissance,
Il n'est rien qu'aujourd'hui n'invoque ma vengeance !
Cherchons-nous des appuis dans un autre univers
J'ai contre moi les cieux, j'armerai les enfers.
Je ne puis leur ravir le sceptre d'Ausonie,
Mais je puis arrêter l'hymen de Lavinie,
Mais je puis différer cette grande union,
Mais je puis séparer Laurente d'Ilion.
Que tous deux de leur roi paîront cher l'alliance !
Qu'un double châtiment venge une double offense :
Oui, des torrents de sang, fille d'un faible roi,
Voilà l'affreuse dot que j'apprête pour toi.
A ton sanglant hymen que Bellone préside.
Hécube n'a pas seule, en sa couche homicide,
Enfanté le flambeau de la division ;
Vénus a son Pâris pour un autre Ilion ;
Enée embrasera la nouvelle Pergame,
Et ma haine deux fois aura vu Troie en flamme.»
Sur la terre, à ces mots, la déesse descend ;
Elle ordonne : Alecton sort à son cri puissant,
Alecton qui se plaît au meurtre, aux incendies,
Aux noires trahisons, aux basses perfidies :
Pluton même son père et ses barbares soeurs
Ont en horreur ce monstre et ses lâches noirceurs ;
Tant ses traits sont hideux, tant son âme est cruelle,
Tant ses affreux serpents fourmillent autour d'elle !
« Viens, fille de la Nuit, dit Junon ; viens, sers-moi,
Sers ma juste vengeance : elle a besoin de toi.
La haine à ton aspect s'empare des familles ;
Devant toi plus d'époux, ni de soeurs, ni de filles ;
Tu tiens les fouets vengeurs, les funèbres flambeaux ;
Tu détruis les palais, tu creuses les tombeaux :
Va, cours, romps cet hymen où leur espoir se fonde ;
Fouille dans les trésors de ta rage féconde ;
Epuise tout ton art, déchaîne tout l'enfer ;
Toi-même forge, aiguise, ensanglante le fer,
Arme tout, confonds tout, c'est Junon qui l'ordonne."
Empreinte des poisons de l'horrible Gorgone,
Alecton prend l'essor, vole au palais des rois,
Pénètre jusqu'aux lieux où, pleurant à la fois
Et l'affront de Turnus, et le triste hyménée
Qui remettra bientôt sa fille aux bras d'Enée,
Nourrissant en secret dans son coeur déchiré
Les cuisantes douleurs de l'orgueil ulcéré,
Dans ses dépits amers, Amate solitaire
Et s'indignait en reine, et gémissait en mère.
Alecton d'un serpent arme aussitôt sa main,
Le lance sur Amate, et le plonge en son sein :
Entre elle et ses habits d'une course légère
Ce monstre va, revient, la parcourt tout entière,
Tantôt de ses noeuds d'or lui compose un collier ;
Tantôt, dans ses cheveux habile à se plier,
En longue bandelette autour d'eux se renoue.
Et sur elle, en glissant, se promène et se joue,
Tant que le noir poison, dans ses accès naissants,
Sans violence encor pénètre tous ses sens,
Et que le feu caché qui déjà la dévore
Dans toute sa fureur n'éclate pas encore,
Mère tendre et sensible, avec un ton plus doux
Sa gémissante voix implore son époux :
"Hélas ! est-il donc vrai ? vous donnez Lavinie
Au misérable chef d'une race bannie ?
De grace, ayez pitié de vous, de mes douleurs,
D'une fille chérie et d'une mère en pleurs,
Qu'un ravisseur barbare et prompt à disparaître
Au premier aquilon va délaisser peut-être.
Eh ! n'est-ce pas ainsi qu'un berger phrygien,
Par un rapt odieux, flétrit le nom troyen ?
Où donc sont vos serments et vos saintes promesses
A Turnus tant de fois comblé de vos tendresses ;
Turnus, qu'unit à vous le sang de mes aieux ?
Si l'oracle de Faune et les ordres des dieux
Demandent un époux d'une race étrangère,
Ne peut-on expliquer cette loi si sévère ?
Tout pays qui n'est pas gouverné par vos lois,
Dans le sens de l'oracle, est étranger, je crois ;
Et le sang de Turnus sort des rois de Mycènes."
Tandis que son amour s'épuise en plaintes vaines,
Errant dans tout son corps, déjà l'affreux poison
Agite tous ses sens, et trouble sa raison.
Alors, les yeux hagards, pâle, désordonnée,
A toute sa fureur elle erre abandonnée ;
Plus acharnée encor, la déesse la suit.
Tel, sous le fouet pliant qui siffle et le poursuit,
Roule ce buis tournant dont s'amuse l'enfance ;
Il court, il va, revient, sous un portique immense ;
La jeune troupe observe avec étonnement
Des cercles qu'il décrit l'agile mouvement,
L'exerce sans relâche, et, l'animant sans cesse,
Par des coups redoublés redouble sa vitesse :
Ainsi vole la reine, ainsi de tous côtés
Elle porte au hasard ses pas précipités.
C'est peu : dans les fureurs de l'amour maternelle,
Prétextant de Bacchus la fête solennelle,
Furieuse, elle vole à la suite du dieu ;
Et sous l'ombrage épais du plus sauvage lieu,
Pour sauver des Troyens l'honneur de sa famille,
Dans le fond des forêts elle entraîne sa fille.
« A moi ! s'écriait-elle ; à moi, divin Bacchus !
Viens, triomphe d'Enée, et même de Turnus ;
Lavinie est à toi ; mon choix te la destine ;
A sa main virginale unis ta main divine ;
C'est pour toi qu'elle vit, que du thyrse sacré
Elle porte en sa main le pampre révéré ;
Pour toi qu'elle nourrit sa jeune chevelure,
Dont ses premiers serments t'ont voué la parure,
Pour toi qu'elle s'unit à nos saintes fureurs,
S'associe à nos chants, et se mêle à nos choeurs.
Viens, dieu puissant ! toi seul mérites sa conquête ;
Viens : sa mère t'implore, et ton épouse est prête !"
Le bruit de ses fureurs vole de toutes parts.
Soudain, pour les forêts désertant leurs remparts,
Accourent sur ses pas les femmes d'Ausonie ;
Toutes, suivant leur reine, entourant Lavinie,
Leur chevelure au vent, et le feu dans les yeux,
Joignant à ses transports leurs transports furieux.
D'autres, que couvre un lynx de sa peau bigarrée,
Agitant un long thyrse en leur main égarée,
Bondissent à sa suite, et remplissent les bois
Du son rauque et tremblant de leurs lugubres voix,
Une torche à la main, de rage étincelante,
Amate est à leur tête ; elle vole, elle chante
Et Bacchus, et sa fille, et Turnus son époux ;
Puis d'une voix terrible exhalant son courroux :
"Vous toutes, qui portez le nom sacré de mère,
Si vous aimez Amate et plaignez sa misère,
Si ce saint nom de mère a sur vous quelques droits,
Si la nature encor vous parle par ma voix,
Venez ; que mes douleurs dans vos coeurs retentissent,
Qu'à mes cris maternels vos cris se réunissent ;
Allumez ces brandons,dénouez vos cheveux,
Mêlez-vous à nos choeurs, joignez-vous à nos voeux."
Ainsi dans les forêts la déesse inhumaine
Des transports de Bacchus aiguillonne la reine ;
Hideuse, elle sourit à ses propres fureurs.
De la haine déjà le germe est dans les coeurs :
C'est assez ; elle étend son aile ténébreuse,
Part, et gagne d'un vol cette cité fameuse
Où du Rutule altier le monarque orgueilleux,
Turnus, fait son séjour : un nom jadis fameux,
Voilà tout ce qui reste à la célèbre Ardée,
Que la fille d'Acrise autrefois a fondée.
C'était l'heure où tout dort, l'air la terre et les flots ;
Turnus goûtait lui-même un paisible repos.
Alors, imaginant un nouveau stratagème,
La fille des enfers cesse d'être elle-même.
Elle devient, au lieu de l'horrible Alecton,
La vieille Calybé, prêtresse de Junon.
Des rides à longs plis sillonnent son visage ;
Un reste de cheveux, déjà blanchi par l'âge,
Est orné de festons, couronné d'olivier.
Elle entre, elle se montre aux regards du guerrier.
"Turnus, tant de travaux seront donc inutiles !
Dit-elle. A des Troyens, errants et sans asiles,
Au mépris de tes droits, au mépris de ton rang,
Passera donc un sceptre acheté par ton sang !
Latinus choisit donc un étranger pour gendre !
Ce sang si bien payé, cours encore le répandre ;
Va, dompte les Toscans, protège les Latins ;
Junon, lorsque tu dors, veille sur tes destins ;
Elle-même vers toi députe sa prêtresse.
Sors donc de ta langueur, va, vole, le temps presse ;
Rassemble tes soldats, déroule tes drapeaux,
Des Troyens dans le Tibre embrase les vaisseaux,
Et renverse sur eux leur ville encor naissante :
Pars, accomplis des dieux la volonté puissante ;
Et qu'un monarque ingrat, sans courage et sans foi,
Sache comment se venge un héros tel que toi.»
D'un souris dédaigneux accueillant la prêtresse,
Turnus répond : "Je n'ai ni frayeur ni faiblesse.
Déjà je suis instruit que de ces vils Troyens
Les vaisseaux ont touché les bords ausoniens ;
Mais Junon veille encor pour un peuple qu'elle aime ;
Mon coeur est rassuré, rassurez-vous vous-même !
Votre âge, je le vois, et la caducité,
A vos faibles esprits cachent la vérité,
Et, berçant votre coeur de visions crédules,
Lui forgent sans objet des erreurs ridicules.
Prêtresse, laissez là les querelles des rois,
Exercez aux autels vos paisibles emplois :
C'est à nous de parler et de guerre et d'alarmes ;
Reprenez l'encensoir, et laissez-nous les armes."
Alecton, à ces mots, redoublant de fureur,
D'un seul de ses regards le glace de terreur,
Arme du fouet vengeur sa main impitoyable ;
Ses serpents, redressés sur sa tête effroyable,
Poussent tous à la fois d'horribles sifllements,
Ses lèvres sont sans voix, ses yeux sans mouvements.
Il veut la conjurer ; la déesse l'arrête,
Le repousse en fureur, arrache de sa tête
Deux des plus noirs serpents qu'ait engendrés l'enfer,
Les fait siffler sur lui ; puis d'un sourire amer :
"Eh bien, reconnais-tu la prêtresse crédule
Que son âge remplit d'un effroi ridicule ?
Regarde, et vois en moi la terrible Alecton,
la plus horrible soeur des filles de Pluton.
Je porte dans mes mains la mort et l'épouvante."
Elle dit, et lui lance une torche fumante ;
La torche vole, siffle, et s'attache à son sein.
Le prince épouvanté se réveille, et soudain
Se roule dans les flots d'une sueur glacée ;
Il s'agite, il respire une rage insensée :
"Mes armes, mes amis ! mes dards, mes javelots !"
Telle, quand sous l'airain où frissonnent les flots
Un aride sarment en pétillant s'embrase,
L'onde frémit, s'agite et bondit dans son vase,
Et, dans l'air exhalant des tourbillons fumeux,
S'enfle, monte, et répand ses bouillons écumeux :
Telle, quand Latinus détruit son espérance,
Du superbe Turnus s'irrite la vaillance.
II veut d'un prince ingrat attaquer les remparts,
Ordonne que dans l'air flottent ses étendards,
Qu'à sauver l'Italie à l'envi tout conspire,
Qu'un perfide étranger soit chassé de l'empire.
Les Troyens, les Latins ne l'épouvantent pas ;
Contre deux nations il suffit de son bras.
Il dit, court aux autels, présente son hommage ;
Tout son peuple irrité seconde son courage :
L'un vante en lui ce sang issu de tant de rois,
Celui-ci sa beauté, celui-là ses exploits.
Tandis qu'au fier Rutule, armé pour sa vengeance,
L'audacieux Turnus inspire sa vaillance,
L'horrible Alecton vole embraser les Troyens,
Et son art a recours à de nouveaux moyens.
Ce jour, dans les forêts et le long des rivages
Ascagne poursuivait leurs habitants sauvages,
Tantôt les surprenant en des pièges adroits,
Tantôt d'un pied léger les suivant dans les bois ;
Et, tandis que ses chiens pleins d'adresse ou d'audace
De leur timide proie interrogent la trace,
Alecton, tout à coup irritant leur ardeur,
D'un cerf au front altier leur apporte l'odeur.
Son art fatal ainsi cherche à troubler la terre,
Et donne dans les champs le signal de la guerre.
Les enfants de Tyrrhée, honneur de ces hameaux,
A qui le roi commit le soin de ses troupeaux,
Avaient, tout jeune encor, dérobé sous sa mère
Cet hôte des forêts élevé chez leur père.
Leurs yeux avec plaisir avaient vu sous leurs toits
Croître sa jeune tête et l'orgueil de son bois ;
Surtout leur jeune soeur, la charmante Sylvie,
En faisait le plaisir, le bonheur de sa vie :
Elle enlaçait des fleurs à son front jeune et fier,
Choisissait pour son bain le ruisseau le plus clair,
Le lavait dans ses flots, le séchait au rivage,
Tous les jours de sa main peignait son poil sauvage ;
Il vivait à sa table, accourait à sa voix ;
Libre dans la journée, il errait dans les bois ;
Et vers la fin du jour, bondissant d'allégresse,
Lui-même revenait retrouver sa maîtresse.
Ce jour comme il suivait le frais courant des eaux,
Ou reposait sur l'herbe au bord des clairs ruisseaux,
Les chiens qui pleins d'ardeur, erraient dans la campagne,
De cette belle proie avertirent Ascagne,
Et vers elle leurs cris dirigèrent ses pas.
Soudain, impatient de signaler son bras,
Vers le noble animal couché sur la verdure
Son arc a fait voler une flèche trop sûre.
Alecton la guidait. Le trait part en sifflant,
Et du cerf qui sommeille il va percer le flanc.
Lui, tout ensanglanté de la fatale atteinte,
Accourt à son asile, et par sa triste plainte,
Gémissant, l'oeil en pleurs, la flèche dans le sein,
De ses maîtres chéris semble implorer la main.
Sylvie entend ses cris, elle accourt la première,
Elle accourt, elle voit la flèche meurtrière ;
Elle frappe son sein, invoque à haute voix
Ses frères, ses amis, dispersés dans les bois.
Alecton la seconde. A l'instant tout s'assemble ;
Diversement armés ils accourent ensemble ;
Ici c'est un tison tout noirci par les feux,
Là des pieux aiguisés, là des rameaux noueux ;
De tout ce qu'il saisit chacun se fait des armes.
Tyrrhée, en ce moment, loin d'eux et sans alarmes,
A l'aide de longs coins enfoncés par son bras,
D'un chêne déchiré séparait les éclats ;
Il écoute, il approche, il apprend son outrage,
Et, la hache à la main, vole brûlant de rage.
Cependant la déesse, avide de malheurs,
Ne perd pas ce moment d'embraser tous les coeurs,
S'élance vers l'étable, et sa bouche infernale
Enfle d'horribles sons sa trompette fatale.
La forêt s'épouvante à ces sons mugissants,
Ils ébranlent au loin les bois retentissants ;
Le Vélino frémit dans ses sources profondes ;
Le Nar, au lit de soufre, a suspendu ses ondes ;
Tout est dans l'épouvante, et de leurs bras tremblants
Les mères sur leur sein ont pressé leurs enfants.
Soudain, du fond des bois, du sommet des collines,
Volent à ce signal les peuplades latines ;
Tous ont armé leurs bras endurcis aux travaux.
Le Troyen, à son tour, de ses remparts nouveaux,
En flots impétueux vole au secours d'Ascagne ;
Leurs bataillons serrés ont couvert la campagne.
Ce n'est plus une troupe, une attaque sans art,
Où l'on marche sans ordre, où l'on s'arme au hasard
De bois durcis aux feu, et de tiges noueuses :
Partout le fer éclate en leurs mains valeureuses ;
Partout les javelots, les lances et les traits
D'une horrible moisson hérissent les guérets ;
Et l'airain, du soleil déliant la lumière,
Renvoie au loin l'éclat de sa pompe guerrière :
Tel, lorsqu'un premier vent ride et blanchit les flots,
L'Océan par degrés enfle en grondant ses eaux ;
Il s'agite, il bondit dans ses prisons profondes ;
Et jusqu'au ciel enfin lance en grondant ses ondes.
On se mêle ; aussitôt tombe le brave Almon,
Premier fils de Tyrrhée, espoir de sa maison ;
Et, sortant à grands flots sous la flèche ennemie,
Son sang arrête l'air, la parole et la vie.
Sur ce corps expirant s'entassent mille corps.
Un mortel s'opposait à ces premiers transports ;
C'est le vieux Galésus, fameux par sa sagesse,
Et de qui la justice égalait la richesse :
Cinq fois vingt socs lassaient ses robustes taureaux ;
Dans ses prés mugissaient ou bêlaient vingt troupeaux.
Vaine richesse, hélas ! répandu par la guerre,
De cet homme de paix le sang rougit la terre.
Tandis que dans les champs règne un massacre égal
Celle qui du carnage a donné le signal,
Du sang qu'elle a versé savourant les prémices,
Se promet en secret de plus grands sacrifices ;
Et, s'enorgueillissant de ses heureux essais,
Elle court à Junon raconter ses succès :
"Reine des dieux, dit-elle avec une voix fière,
Mes mains à la discorde ont ouvert la carrière ;
Le sang de l'Ausonie a souillé les Troyens :
De la paix maintenant renouez les liens !
Le fer les a tranchés. Si Junon le désire,
Je ferai plus encor : bien loin de cet empire,
J'irai par de faux bruits, de sinistres rumeurs,
De la soif des combats embraser tous les coeurs ;
Cent cités marcheront de carnage affamées,
Et la terre à ma voix vomira des armées.
— C'est assez, dit Junon ; ces préludes heureux
Me sont un sûr garant du succès de mes voeux.
Un premier sang versé vient de rougir la terre ;
Rien dans son cours sanglant n'arrêtera la guerre
Qu'ainsi traitent ensemble, aux dépens de Turnus,
Et le roi des Latins et le fils de Vénus.
Pour ne pas irriter le souverain du monde,
Toi, regagne à l'instant ta demeure profonde :
Sur le trône des cieux gardons de le braver.
Va, pars, tu commenças, c'est à moi d'achever."
Ainsi parle Junon. La terrible immortelle,
Secouant les serpents qui sifflent sous son aile,
Pour gagner le Cocyte, abandonne les cieux.
Au sein de l'Italie, et sous des monts affreux,
S'étend un noir vallon, où des feuillages sombres
Entretiennent l'horreur de leurs épaisses ombres ;
Partout l'oeil y rencontre un deuil majestueux ;
Sous leur voûte funèbre un torrent tortueux
Roule, et battant les rocs de ses eaux vagabondes,
Fatigue les échos du fracas de ses ondes.
Là, des vapeurs du Styx empoisonnant les airs,
S'ouvre un antre profond, soupirail des enfers,
Du séjour ténébreux épouvantable entrée.
Là, dirigeant son vol, la déesse abhorrée
Plonge et dérobe au jour son visage odieux,
Et soulage en partant et la terre et les cieux.
Junon n'en suit pas moins ses projets de vengeance.
D'agrestes combattants bientôt un peuple immense
Court à Laurente, étale aux yeux épouvantés
D'Almon, de Galésus les corps ensanglantés ;
Galésus moissonné dans sa noble vieillesse,
Almon pleuré des siens dans sa tendre jeunesse.
Tous implorent les dieux, tous conjurent le roi.
Turnus soudain se montre, et redouble l'effroi :
"Connaissez les Troyens, dit-il, et leurs victimes ;
Ces cadavres sanglants déposent de leurs crimes :
Et ce double attentat reste encore impuni !
Le trône attend Enée, et Turnus est banni !
Ces mots ont rallié tous ceux de qui les mères
Accompagnent la reine à ses sacrés mystères ;
Tous importunent Mars de leurs cris furieux,
Tous veulent des combats réprouvés par les dieux.
Les dieux parlent en vain, et la rage l'emporte.
De Latinus en foule on assiège la porte ;
Calme, il voit sans pâlir leurs efforts menaçants :
Tel un roc est battu par les flots impuissants ;
En vain autour de lui les vents ligués rugissent,
En vain contre ses flancs mille vagues mugissent ;
Lui, tandis qu'à ses pieds fléchissent les roseaux,
Tranquille, et défiant la colère des eaux,
Aux coups de la tempête il oppose sa masse.
Mais enfin, quand il voit leur sacrilège audace
L'emporter sur les dieux qn'il attestait en vain,
Et la fière Junon triompher du Destin :
"Dieux, éloignez de nous l'orage qui s'apprête !
Dit-il : en vain j'ai cru surmonter la tempête,
Je suis vaincu. Mais vous, qui renversez l'état,
Combien vous paîrez cher votre horrible attentat !
Et toi, Turnes, et toi, quels orages t'attendent !
Tu n'arriveras pas où tes fureurs prétendent ;
Malheureux ! tu mourras proscrit, désespéré,
Levant trop tard au ciel ton bras déshonoré.
Pour moi, je touche au port, j'ai fini ma carrière.
Puisse une prompte mort, abrégeant ma misère,
Epargner à mou coeur ces tableaux douloureux,
Et que je meure enfin d'un trépas moins affreux !
Il dit ; dans son palais tristement se retire,
Et remet au Destin les rênes de l'empire.
Il fut dans l'Hespérie un usage sacré ;
Longtemps par les Albains on le vit révéré ;
Rome le reçut d'eux, et le conserve encore
Lorsqu'en ses murs puissants la guerre est près d'éclore,
Soit qu'on porte l'alarme aux Arabes errants,
Soit que de nos soldats les rapides torrents
Menacent l'Hycarnie ou les Gètes sauvages,
Soit que, de l'Orient inondant les rivages,
Ils volent ressaisir sur leurs tiers ennemis
Nos étendards captifs et nos aigles soumis,
Deux portes qu'on nomma les portes de la guerre,
Se rouvrant, se fermant, font le sort de la terre ;
Janus en est le garde, et Mars le souverain :
De cent barres de fer, de cent verroux d'airain
L'invincible barrière, et plus encor la crainte,
Du temple redouté garde à jamais l'enceinte.
Aussi, dès que de Mars provoquant la fureur
Le décret du sénat porte au loin la terreur,
Sous les pans bigarrés de la toge ronaine
Le consul, renouant la robe gabienne,
Des portes qui de Rome annoncent le courroux
Fait tomber les barreaux et crier les verroux.
Sur leurs vieux gonds rouillés aussitôt elles s'ouvrent,
Et du temple de Mars les voûtes se découvrent ;
Lui-même, sur le seuil, appelle les combats ;
La jeunesse à sa voix joint ses bruyants éclats,
Par ses accents guerriers le clairon les seconde
Et sonne le réveil de la reine du monde.
Les Latins à grands cris environnant leur roi,
Le pressaient d'obéir à cette antique loi.
Mais il craint de toucher cette porte terrible ;
Il rejette bien loin ce minisère horrible,
Et court dans son palais enfermer ses chagrins.
Alors Junon, fidèle à ses affreux desseins,
Descend, frappe elle-même, et de ses mains puissantes
Fait gronder sur leurs gonds les portes menaçantes.
Soudain ce peuple heureux sort de sa longue paix ;
Ici des bataillons serrent leurs rangs épais,
Là des tiers escadrons le rapide tonnerre
Sous des coursiers poudreux fait résonner la terre.
Chacun hâte à l'envi son appareil guerrier ;
L'un dérouille son dard, l'autre son bouclier,
L'autre déploie aux vents une enseigne flottante,
L'autre embouche déjà la trompette éclatante.
Cinq cités à la fois, sous les pesants marteaux,
Font retentir l'enclume, et domptent les métaux :
Toutes forgent les dards, instruments de ruine.
La superbe Tibur et la puissante Atine,
Ardée et Crustumère, Antemne aux longues tours,
De Vulcain pour Bellone empruntent le secours.
On emmanche les dards, on aiguise les haches ;
Là les casques creusés attendent les panaches ;
Plus loin en boucliers le saule s'arrondit ;
Là sur de longs cuissards l'argent pur resplendit :
Ici l'airain brillant recouvre une cuirasse ;
Le soc perd ses honneurs, le glaive le remplace :
Adieu, Cérès, adieu tes paisibles travaux.
Pour les moissons de Mars on recourbe la faux ;
Chacun rend aux fourneaux le glaive de ses pères,
Heureusement rouillé dans des jours plus prospères,
Tous sont prêts à partir ; de leurs chefs différents
Déjà l'ordre est écrit, et court dans tous les rangs,
Enfin le clairon sonne. Aussitôt on s'élance ;
L'un a saisi son casque, et l'autre prend sa lance ;
L'un attelle à son char ses superbes coursiers ;
Déjà brillent sur eux leurs riches baudriers,
Leur cotte à maille d'or, et la gaîne éclatante
Où repose l'épée à leur côté pendante.
O Muses ! ouvrez-moi les fastes d'Hélicon ;
De chaque roi ligué redites-moi le nom ;
De quel pays fameux, sous quels grands capitaines
Partirent les guerriers qui couvrirent ces plaines,
Et quels fiers combattants, sous les drapeaux latins,
D'avance à l'univers annonçaient les Romains.
A peine un faible bruit en transmit la mémoire ;
Vous, pour qui rien n'est vieux, retracez-m'en l'histoire.
Le contempteur des dieux, l'exemple des tyrans,
Mézence, le premier, conduit ses fiers Toscans ;
Sous lui marche son fils, Lausus, dont le jeune âge
S'essayait dans les bois sur l'animal sauvage ;
Lausus, savant dans l'art de dompter les coursiers,
Lausus, après Turnus, le plus beau des guerriers,
Digne d'un meilleur roi, digne d'un meilleur père :
Il est tendre et vaillant, il sait combattre et plaire ;
Mais, hélas ! du Destin on ne triomphe pas :
Mille fiers Agyllans vont vaincre sur ses pas.
Après eux s'avançait le fils du grand Alcide,
Le bel Aventinus, qui, de son char rapide
Guidant les beaux coursiers cent fois victorieux,
Leur promet des lauriers encor plus glorieux.
Quand le dieu de Tirynthe illustrant son courage,
Du triple Gérion eut terrassé la rage,
Et vint baigner, pour prix de ses faits triomphants,
Ses taureaux d'Ibérie au fleuve des Toscans,
Unie avec ce dieu, Rhéa, simple mortelle,
Conçut sur l'Aventin cet enfant beau comme elle.
Cent serpents, sur son casque enlaçant leurs replis,
Du fier vainqueur de l'Hydre ont annoncé le fils.
Un bois creusé lançant le poignard qu'il recèle,
Un javelot sabin, leur armure fidèle,
Distinguent ses soldats. Au premier rang placé,
Des poils d'un fier lion son front est hérissé,
Et du monstre en deux rangs la gueule menaçante
Etale de ses dents la blancheur effrayante.
Dans cette pompe horrible il arrive au palais,
Et sous l'habit d'Hercule il en offre les traits.
Puis vient l'ardent Coras, et Catillus son frère,
Nés à Tibur ; Argos a vu naître leur père :
Tibur reçut son nom d'un prince de leur sang ;
Tous deux suivis des leurs marchent au premier rang :
Tels, d'Homole ou d'Othrys quittant les rocs sauvages,
Deux centaures altiers, fiers enfants des nuages,
De leur sommet neigeux descendent à grands pas ;
La forêt leur fait place, et s'ouvre avec fracas.
Et toi, Préneste, aussi, de tes riches frontières
Tu vis, fier de grossir ces phalanges guerrières,
Partir ton fondateur, qui parmi les troupeaux
Au trône destiné naquit dans les hameaux,
Cécule, en un foyer trouvé dans son enfance,
D'où l'on crut qu'à Vulcain il devait la naissance.
Et Préneste et Gabie où préside Junon,
Anagnia qu'entoure un fertile vallon,
Les monts herniciens arrosés d'eaux fécondes,
Les bords que l'Anio rafraîchit de ses ondes,
Et l'Amasène enfin, d'agrestes combattants
Pour cet illustre chef ont dépeuplé leurs champs.
Tous ils n'ont pas un char, un pavois, une lance :
L'un fait voler le plomb que la fronde balance,
De deux traits meurtriers d'autres arment leurs mains ;
La dépouille d'un loup les coiffe de ses crins ;
Un de leurs pieds tout nu des airs brave l'injure,
De l'autre un cuir grossier est l'informe chaussure,
Fils du dieu qui commande à l'abîme des mers,
Et savant à dompter les coursiers les plus fiers,
Messape, qui ne craint ni le fer ni les flammes,
Des peuples dont la paix a refroidi les âmes
Rallume le courage, aiguillonne les coeurs,
Et veut goûter encor le plaisirs des vainqueurs.
Ceux qui de Flavinie habitent la campagne,
Et ceux qui du Soracte ont peuplé la montagne,
Falisque, Fescennin, célébrés tant de fois,
L'un pour ses chants d'hymen, et l'autre pour ses lois,
Et les Cinriniens, dont la troupe aguerrie
Quitte à l'envi le mont, le lac de leur patrie,
Et ceux qui de Capène habitent les forêts,
D'un monarque invincible innombrables sujets,
Dans un ordre guerrier alignant leurs phalanges,
Marchaient suivant ses pas et chantant ses louanges :
A leurs chants on croirait entendre dans les cieux
De cygnes argentés un choeur mélodieux,
Qui, revenus le soir de leurs verts pâturages,
Et glissant doucement à travers les nuages,
Ont quitté le Caïstre ou les roseaux fangeux
Qui bordent d'Asia les flots marécageux,
Et du son de leur voix et du bruit de leurs ailes
De loin font retentir les rives paternelles.
A leur nombre on croit voir, non des rangs de soldats
Sous leurs armes d'airain s'avançant à grands pas,
Mais ces essaims ailés, enfants des eaux profondes,
Qui, de la haute mer abandonnant les ondes,
S'élancent dans les airs en bruyants tourbillons,
Obscurcissent les cieux de leurs noirs bataillons,
Et, poussant vers la terre un cri rauque et sauvage,
Comme un nuage épais vont s'abattre au rivage.
Voyez le noble auteur d'un nom cher aux Romains,
Ce Clausus qui, sorti du vieux sang des Sabins,
De leur race guerrière à vaincre accoutumée
Forme une armée immense, et vaut seul une armée.
Depuis que Rome antique en ses jours triomphants
Associa son peuple aux droits de ses enfants,
Le Tibre voit encor briller du même lustre
Et sa tribu nombreuse et sa famille illustre :
Sous lui marche Amiterne et ses nombreux essaims.
Les Cures d'où naîtront les Quirites romains,
Erétum, Mutusca dont le peuple héroïque
Quitte pour le laurier son arbre pacifique,
Ceux dont le Vélino baigne les champs heureux,
Ceux qui de Tétricum peuplent les rocs affreux,
Ceux qui bordent l'Himelle, ou qu'éleva Nomente ;
Que nourrit Caspérie, ou que Forule enfante,
Ceux qui boivent le Tibre et le clair Fabaris,
Et des froids Nursiens les soldats aguerris,
Les bataillons d'Horta, les bandes valeureuses
Qu'enfermaient des Latins les cités populeuses,
Et ceux que de ses flots, fameux par nos destins,
Sépare l'Allia, nom fatal aux Romains.
Leur nombre égale aux yeux les vagues que soulève
L'orageux Orion quand sa course s'achève,
Les épis lyciens du soleil colorés,
Et ceux que voit mûrir l'Hermus aux flots dorés :
Leurs pas, leurs boucliers retentissent ensemble ;
L'air au loin en frémit, et la campagne tremble.
Puis vole sur son char un fils d'Agamemnon,
Halésus, qui de Troie abhorre encor le nom.
Sur ses pas ont couru cent peuples redoutables,
Ceux dont Massique emplit les coupes délectables,
Massique à qui Bacchus prodigue ses bienfaits,
L'Aurunce descendu de ses rudes sommets,
Le Sidicin des mers bordant l'humide plage,
Ceux qu'envoya Calès, ceux que sur son rivage
Rassemble le Vulturne aux courants sablonneux,
Et l'âpre Saticule, et les Osques nombreux
Dont le long fouet sifflant dans leur main intrépide
De loin à l'ennemi lance un trait plus rapide ;
Leur bras d'un cuir durci se fait un bouclier,
Leur glaive offre de près son croissant meurtrier.
Toi-même, illustre chef d'une ligue fatale,
Toi-même dans mes vers tu revivras, Oebale,
Oebale qu'ont produit, pour l'honneur de leur nom,
La nymphe Sébéthis et le vieux roi Télon,
Quand des Téléboëns la colonie obscure
Dans Caprée enfermait sa puissance future.
Mais au fils du héros cc roc ne suffit pas :
Bientôt il réunit à ses naissants états
Les Sarrastes, les bords où le Sarnus circule,
Les peuples de Rufras, les enfants de Batule,
Les tribus de Céleune, et les plants fructueux
Dont Abelle a couvert son terrain montueux.
Aussi bien que leurs lois ces peuples ont leurs armes,
Et leurs bras font voler au milieu des alarmes,
Ces pesants javelots lancés par les Teutons ;
La dépouille du liège enveloppe leurs fronts,
L'airain charge leurs bras d'une brillante armure,
Et des glaives d'airain pendent à leur ceinture.
Et toi, dont la victoire illustra les drapeaux,
Brave Ufens, de Nersa tu quittas les coteaux ;
A tes lois obéit le sauvage Equicole,
Chasseur infatigable et soigneux agricole,
Hardi déprédateur et soldat indompté ;
Le soc est dans sa main, le glaive à son côté ;
Au sortir de ses champs il revole au pillage,
Et sa vie inquiète est un long brigandage.
Religieux au temple et terrible aux combats,
Dans les champs du carnage Umbro porte ses pas ;
Lui qui, pontife auguste et guerrier invincible,
Au casque belliqueux joint l'olivier paisible :
Marrube est son pays, mais Archippe est son roi ;
L'hydre, le fier dragon, reconnaissent sa loi ;
Il sait par ses doux chants conjurer leurs morsures,
Assoupir leur colère et guérir leurs blessures ;
Mais ses magiques sons, ses sucs assoupissants,
Contre le dard troyen resteront impuissants.
Ah ! malheureux, quel deuil va couvrir ta patrie !
Le Fucinus limpide et la sombre Anguitie,
Les lacs aux flots glacés, et les monts et les champs,
Pleurent encor ta perte, et regrettent tes chants.
Comme lui, brave chef d'une brillante élite,
Marche aussi Virbius, digne fils d'Hippolyte,
Que, des bois d'Egérie et de ce riche autel
Où, l'objet assidu d'un culte solennel,
La soeur du dieu du jour, pour prix de leurs offrandes,
De ses adorateurs exauce les demandes,
Aricie, envoya dans les champs de l'honneur.
Victime, nous dit-on, d'un discours suborneur,
Hippolyte périt en proie à la colère
D'une injuste marâtre et d'un crédule père ;
Et, ministre fougueux de leurs cruels transports,
Ses chevaux effrénés déchirèrent son corps.
En faveur de Diane et des pleurs d'Aricie,
L'art puissant de Péon le rendit à la vie :
Jupiter, indigné que cet art criminel
Osât aux lois du sort arracher un mortel,
En plongea l'inventeur dans ce même Cocyte
Dont le fils d'Apollon affranchit Hippolyte ;
Mais Diane cacha l'objet de tant de pleurs
Dans les plus noirs abris de ses bois protecteurs,
Et la nymphe Egérie en fut dépositaire.
C'est là que, loin du monde, inconnu, solitaire,
Le héros coule en paix ses jours mystérieux ;
Mais, pour tromper l'oreille aussi bien que les yeux,
Appelé Virbius par la belle Egérie,
Il prit un autre nom avec une autre vie.
Les coursiers cependant sont bannis de ces bois ;
Diane se souvient qu'un dragon autrefois
Excita leur frayeur à déchirer leur maître.
Nourri comme son père en ce réduit champêtre,
Le nouvel Hippolyte y vécut sans témoins :
Mal instruit par l'exemple, il n'en aime pas moins
Ces fougueux animaux ; et, désireux de gloire,
Son char rase les champs et vole à la victoire.
Turnus, plus beau, plus fier et plus impétueux,
Lève au-dessus d'eux tous un front majestueux ;
A l'effroi qu'il répand son casque ajoute encore.
Tel que l'Etna lançant le feu qui le dévore,
Sur son cimier, où flotte un panache à trois rangs,
La Chimère vomit ses tourbillons brûlants ;
Et plus dans le combat s'échauffe le carnage,
Plus s'irritent du monstre et les feux et la rage.
Sur l'orbe éblouissant de son bouclier d'or
L'art présente un tableau plus magnifique encor,
C'est la trop belle Io transformée en génisse ;
Ses poils, son front croissant, commencent son supplice ;
Du courroux de Junon rigoureux instrument,
Argus de ses cent yeux la veille incessamment ;
Inachus l'aperçoit, et d'un air taciturne
Ce père joint ses pleurs aux ondes de son urne.
Turnus avec orgueil voit l'auteur de son sang
Impatient, il part, vole de rang en rang ;
Des plaines, des vallons, du sommet des montagnes,
Ses alliés en foule inondent les campagnes ;
Les fils de Serranus, les vieux Sicaniens,
Les Aurunces fougueux, les jeunes Argiens,
Et les Sacraniens dévoués à Cybèle,
Le Labique peignant son armure fidèle,
Ceux qui du Numicus peuplent les bords sacrés,
Ceux par qui de Circé les monts sont labourés,
Et les tribus d'Anxur, où se montre à la terre
Sous les traits d'un enfant le maître du tonnerre,
Et les bergers voisins du fleuve dont les eaux
De la superbe Rome abreuvent les troupeaux,
Et le Rutule actif dont le soc se promène
Sur les coteaux ingrats qui forment son domaine,
Ceux qui de Satura bordent les noirs marais,
Ceux à qui Féronie en ses vertes forêts
Offre l'abri sacré de leurs riants ombrages ;
Enfin les habitants de ces frais paysages
Où des humbles vallons l'Ufens suit les détours,
Et dans les vastes mers va terminer son cours.
Des Volsques après eux marchait la reine altière,
L'intrépide Camille ; une troupe guerrière,
Dont les fiers escadrons aux rayons du soleil
De leurs armes d'airain font briller l'appareil,
Suivait sur ses coursiers la superbe amazone.
Dès l'enfance exercée aux joutes de Bellone,
Camille préférait, amante des combats,
La lance belliqueuse aux fuseaux de Pallas,
Les travaux de la guerre à des arts plus tranquilles.
Moins prompts sont les éclairs, et les vents moins agiles ;
Elle eût, des jeunes blés rasant les verts tapis,
Sans plier leur sommet, couru sur les épis ;
Ou d'un pas suspendu sur les vagues profondes
De la mer en glissant eût effleuré les ondes,
Et d'un pied plus léger que l'aile des oiseaux,
Sans mouiller sa chaussure eût volé sur les eaux.
Son air fier et décent, sa démarche imposante,
De son manteau royal la pourpre éblouissante,
Son carquois lycien, l'or en flexibles noeuds
Sur son front avec grace attachant ses cheveux,
Son myrte armé de fer, qui dans ses mains légères
Fait ressembler la lance au sceptre des bergères,
Des guerriers attroupés au faîte des remparts
Sur elle ont réuni les avides regards :
L'oeil étonné se plaît à ses graces hautaines.
Des hameaux d'alentour, des bourgades lointaines,
Tout un peuple empressé, sitôt qu'elle a paru,
Pour fêter son passage en foule est accouru.
Son audace aux Latins promet un sort prospère ;
Le jeune homme s'enflamme, et le vieillard espère ;
Et la mère, admirant tant d'attraits réunis,
La voudrait pour sa fille, et la montre à son fils.


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Texte numérisé par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.