Lorsque dans le ciel eurent disparu les astres, lorsque l'Aurore se fut levée, apportant à l'univers sa clarté brillante et chassant les ténèbres de la nuit, les vaillants fils des Argiens marchèrent en avant des navires au combat sanglant, afin de repousser Eurypyle ; quelques-uns, à l'écart auprès des navires, rendaient les derniers devoirs à Machaon et à Nérée ; celui-ci était semblable aux dieux pour la beauté et la grâce ; mais il manquait de force, car les dieux ne donnent pas aux hommes tous les biens ; une loi suprême à côté du bien place toujours le mal ; ainsi Nérée joignait la faiblesse à l'aimable beauté. Cependant les Danaens ne l'oublièrent pas ; ils l'ensevelirent et lui donnèrent des larmes non moins qu'au divin Machaon, qu'ils honoraient à l'égal des immortels, parce qu'il était sage et prudent. Tous les deux furent enfermés dans le même tombeau. Dans la plaine cependant, le funeste Arès exerçait sa fureur ; des deux côtés s'élevaient un grand bruit et de longues clameurs, tandis que les boucliers étaient brisés par les pierres et les javelots.

Pendant que les Achéens livraient les durs combats d'Arès, Podalire, refusant toute nourriture, se roulait dans la poussière avec de grands gémissements ; il ne voulait pas laisser le tombeau de son frère et méditait en lui-même de se donner par ses propres mains la mort cruelle : tantôt il portait la main à son épée, tantôt il cherchait un poison mortel ; mais ses serviteurs l'arrêtaient, lui prodiguant les consolations ; cependant il ne pouvait oublier sa douleur, et il se serait ôté la vie de ses propres mains sur la tombe à peine fermée de son frère, si le fils de Nélée n'eût appris ce qu'il faisait ; plein de pitié pour cette grande affliction, il vint et le trouva, qui tantôt restait étendu près du monument funèbre, tantôt couvrait sa tête de poussière, frappait sa poitrine de ses mains puissantes et appelait son frère par son nom ; autour de lui, ses esclaves et ses amis soupiraient, et ce grand malheur les accablait tous.

Nestor avec de douces paroles s'adressa au guerrier :

«Mets un terme à ces gémissements douloureux, à ce deuil funeste, ô mon fils ! il n'est pas beau qu'un homme pleure comme une femme et se couche ainsi près d'un tombeau. Tu ne saurais le ramener à la lumière, puisque son âme invisible s'est envolée dans l'air, puisque la flamme avide a dévoré ses chairs, tandis que la terre enferme ses os. Il est né de rien comme une fleur, il est retourné à rien. Supporte donc ton immense douleur, fais comme moi ! n'ai-je pas dans la guerre perdu un fils qui valait Machaon et qui était aussi remarquable sous les armes que dans les conseils ? Un fils ne chérit pas son père autant qu'il me chérissait ; et il est mort pour moi, pour sauver mes jours. Cependant, après l'avoir vu périr je n'ai pas refusé de prendre la nourriture et de voir encore la lumière ; car je sais trop que tous les hommes marchent dans la route de la mort, vers un but fatal qui est toujours le même ; il faut que les mortels supportent sans plainte tout ce que les dieux leur envoient de mauvais ou de bon».

Il parla ainsi ; et lui, plein de douleur, versant de grosses larmes qui tombaient sur ses joues, lui répondit :

«Mon père, une grande affliction presse mon coeur ; j'ai perdu le sage frère qui, lorsque notre père Esculape eut été enlevé au ciel, m'éleva comme son fils dans son sein, m'apprit avec bonté l'art de guérir les hommes et, me faisant partager sa table et son lit, me fit jouir de tout ce qu'il avait. Aussi une douleur sans bornes remplit mon coeur, et, lui mort, je ne désire plus voir la lumière du jour».

Il parla ainsi ; le vieillard lui dit encore pour calmer sa douleur :

«Les dieux ont imposé à tous les hommes le même fléau : le regret de ceux qui ne sont plus. Il faut mourir ! Les uns et les autres, la terre nous couvrira, quel qu'ait été le cours de notre vie, heureux ou non ! Car nos biens et nos maux reposent sur les genoux des dieux ; le destin mêle toutes ces chances diverses ; les dieux eux-mêmes n'essayent pas de les connaître ; elles sont jetées dans l'urne fatale au milieu de profondes ténèbres ; le destin seul, y portant la main, nous les envoie sur la terre du haut du ciel sans y jeter les yeux ; le souffle des vents nous les distribue au hasard ; c'est pourquoi souvent l'homme de bien est accablé de maux, le méchant jouit du bonheur sans s'y attendre, et la vie des hommes est couverte de ténèbres. Elle ne passe pas calme et tranquille ; nos pas rencontrent mille obstacles, mille accidents étranges, souvent des douleurs cruelles, parfois des plaisirs ! Nul parmi les mortels n'est toujours heureux du commencement à la fin ; tous ont une vie agitée. Mais, puisqu'ils vivent si peu de temps, pourquoi passeraient-ils leur vie dans la tristesse ? ne vaut-il pas mieux espérer et résister à la douleur ? On dit même que les hommes doués de vertu entrent dans un séjour de bonheur éternel, tandis que les méchants sont condamnés à d'affreuses ténèbres. Ton frère a eu un double privilège : il était bon, il était fils d'un dieu ; je pense donc qu'il a pu atteindre le séjour, des dieux, grâce à la protection du grand Esculape».

En parlant ainsi, il releva de terre le héros qui résistait encore, mais que ses paroles avaient calmé ; il l'emmena loin du triste monument, quoiqu'il poussât de profonds soupirs ; et ils revinrent près des vaisseaux.

Là combattaient, avec maintes fatigues, les Achéens et les Troyens ; la bataille était rude. Eurypyle, semblable au dieu Arès par son ardeur indomptable, marchait, le bras infatigable et la lance en arrêt ; il renversait les bataillons ennemis et la terre était trop étroite pour les morts qui tombaient de chaque côté. Mais lui, marchant parmi les cadavres, il combattait avec courage, couvrant de sang ses mains et ses pieds, sans cesse avide de combats et de meurtres ; d'un coup de lance, il tue le vaillant Pénéléos, qu'il rencontre dans la mêlée cruelle, et avec lui cent autres ; ses mains se plaisaient au massacre et il poursuivait avec fureur les Argiens, comme Héraclès sur les hauts sommets de Pholoé s'élançait sans pitié sur les Centaures et les tua jusqu'au dernier, quoiqu'agiles, robustes et habiles aux luttes meurtrières. Ainsi il écrasait sous ses coups les bataillons des vaillants Danaens ; ceux-ci, en foule, étaient çà et là renversés morts sur la poussière. Souvent, quand un fleuve immense déborde, les sables de la rive tombent entraînés en mille endroits par le courant ; il se précipite dans le sein de la mer et pousse en écumant ses flots impétueux ; de tous côtés, ses bords minés s'écroulent avec fracas, son onde mugit sous le poids de leur chute, et toutes les barrières cèdent sous l'effort des eaux ; ainsi les illustres fils des vaillants Argiens étaient renversés en foule sur la poussière, quand le vaillant Eurypyle les rencontrait dans la mêlée sanglante ; les autres n'échappaient que grâce à leur agilité. Cependant ils purent arracher de la bataille tumultueuse le corps de Pénéléos et le portèrent aux vaisseaux, quoiqu'ils eussent bien de la peine à éviter en courant les Parques ennemies et le cruel Destin. Ils fuyaient donc à toutes jambes vers les navires, et ils n'avaient pas le courage d'affronter Eurypyle, car Héraclès avait soufflé contre eux la crainte et la fuite homicide, tandis qu'il inspirait la force à son fils invincible.

Ils demeurèrent donc tremblants derrière les remparts, comme des chèvres qui se réfugient sous une grotte, craignant le vent impétueux dont le souffle glacé apporte la neige et la grêle ; quoiqu'elles aiment les verts pâturages, cependant elles n'osent pas affronter la tempête et grimper sur les cimes ; elles attendent la fin de l'orage sous leur abri champêtre et, en troupe serrée, broutent les feuilles des buissons épais, jusqu'au moment où s'apaise la fureur du vent : ainsi les Danaens demeuraient à l'abri de leurs tours, craignant le vaillant fils de Télèphe, qui s'élançait contre eux.

Il aurait sans doute détruit les creux navires et le peuple des Argiens si Tritogénie n'avait donné l'audace aux Argiens, quoique bien tard. Sans relâche, du haut des remparts élevés, ils jetaient sur les ennemis des traits funestes et les tuaient en foule ; les murailles étaient humides de sang tiède, et les gémissements des mourants s'entendaient de tous côtés. C'est ainsi que, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, les Cétéens et les Troyens combattirent contre les Argiens courageux, tantôt devant les navires, tantôt devant les longues murailles ; et la guerre se poursuivait sans relâche.

Cependant durant deux jours ils interrompirent le carnage et la lutte ; une députation des Danaens vint vers le roi Eurypyle, pour lui demander d'arrêter la bataille et de livrer aux flammes du bûcher les guerriers morts dans le combat. Il leur accorda aussitôt cette demande, et des deux côtés, laissant la lutte sanglante, ils rendirent les derniers devoirs aux cadavres couchés dans la poussière. Les Achéens pleuraient surtout Pénéléos, et ils construisirent en son honneur un grand tombeau, objet de l'admiration des hommes à venir. A l'écart, ils entassèrent la foule des héros égorgés dans la bataille ; et, le coeur plein de tristesse, ils leur élevèrent à tous un seul bûcher. De leur côté, les fils des Troyens ensevelissaient aussi les morts. Mais la Discorde cruelle ne s'apaisait pas, et elle excitait l'audacieux Eurypyle à de nouveaux combats ; il ne s'éloignait donc pas des navires et demeurait en face des Danaens, méditant de nouveaux combats.

Cependant les députés des Argiens parcouraient la mer sur leur navire noir ; ils arrivèrent enfin à Scyros. Ils trouvèrent le fils d'Achille devant sa maison, tantôt lançant la flèche et le javelot, tantôt caracolant sur un cheval rapide. Ils se réjouirent en le voyant occupé aux travaux de la guerre sanglante, malgré la douleur qu'il avait de la mort de son père, car déjà il savait la triste nouvelle. Ils s'avancèrent donc pleins d'admiration en le voyant semblable au vaillant Achille par la taille et la beauté. Et lui, prenant le premier la parole, il leur dit avec douceur :

«Salut, hôtes qui abordez ma demeure ; dites-moi qui vous êtes, quelle est votre patrie et ce que vous êtes venu me demander à travers la mer inféconde».

Telle fut sa demande ; le divin Odysse lui répondit :

«Nous sommes des amis du belliqueux Achille, celui qui te donna le jour avec la sage Déidamie ; et nous voyons avec joie que tu ressembles à ce héros, égal des dieux puissants. Moi, je suis d'Ithaque ; mon ami est d'Argos, ville riche en coursiers ; peut-être as-tu entendu nommer déjà le vaillant fils de Tydée et le sage Odysse ; c'est Odysse qui te parle en ce moment par l'ordre des dieux. Aie pitié de nous ; ne tarde pas ; viens à Troie, pour secourir les Achéens ; viens terminer la guerre. Les divins Achéens te feront de magnifiques présents ; moi-même je te rendrai les armes de ton divin père, et tu auras de la joie à les porter. Car elles ne sont point semblables aux armes humaines : elles sont aussi belles, aussi bonnes que celles du dieu Arès, et enrichies alentour de quantité d'or ciselé ; Héphestos, qui les a faites, s'en est réjoui parmi les dieux immortels, et elles sont dignes d'être admirées par toi : car la terre, le ciel et la mer sont gravés sur les bords immenses, avec quantité d'animaux qui semblent se mouvoir, travail admirable aux yeux même des immortels ! mais parmi les hommes nul jamais n'en a vu ni porté de pareilles, excepté ton père, que tous les Achéens honoraient à l'égal de Zeus ; moi aussi je l'estimais, et je l'aimais ! c'est moi qui ai porté son cadavre vers les navires, après avoir infligé la mort cruelle à beaucoup d'ennemis. Aussi la divine Thétis me donna-t-elle ses belles armes, qu'à mon tour je te donnerai volontiers, quoique je les aie vivement désirées ; oui, je te les donnerai, si tu viens à Ilion. En outre, Ménélas, quand nos vaisseaux nous ramèneront dans l'Hellade après la ruine de la ville de Priam, te fera son gendre si tu le veux, pour récompenser tes services ; et, avec sa fille aux blonds cheveux, il te donnera de grandes richesses et de l'or autant qu'un roi opulent doit en recevoir pour une dot».

Il parla ainsi ; et le vaillant fils d'Achille répondit :

«Si, pour obéir à la voix des dieux, les Achéens m'appellent, demain, sans retard, partons à travers le sein profond des flots, et puissé-je être pour les Danaens la lumière qu'ils implorent ! Maintenant allons dans la maison à la table hospitalière ; il faut la dresser pour des amis. Quant à mon mariage, les dieux plus tard en décideront».

Ayant ainsi parlé, il marcha devant ; les deux héros le suivaient avec joie ; quand ils furent arrivés au seuil du grand palais et dans la vaste cour qui le précédait, ils trouvèrent Déidamie pleine de tristesse jusqu'au fond du coeur, et elle fondait en larmes, comme la neige fond dans les montagnes sous l'effort de l'Euros et du Soleil éternel, car elle était anéantie de douleur après la mort de son illustre mari. Les chefs glorieux saluèrent de paroles amies la femme affligée ; et son fils, s'approchant d'elle, lui révéla leur famille et leur nom, mais il ne voulait pas jusqu'à l'aurore suivante lui dire quel motif les avait amenés, de peur qu'une douleur nouvelle ne vînt s'ajouter à sa douleur et qu'elle n'essayât de retenir son ardeur par ses prières. Sans tarder, ils prirent le repas, et le Sommeil apporta le calme à tous ceux qui habitaient la terre célèbre de Scyros, qu'environnent en se brisant sur les rivages les flots de la mer Egée. Mais la belle Déidamie ne dormait pas ; elle se rappelait le nom du rusé Odysse et du divin Diomède, qui tous deux déjà l'avaient rendue veuve du vaillant Achille ; tous deux jadis avaient enflammé son courage et l'avaient conduit à la guerre funeste ; et son noble époux, succombant sous les coups de la Destinée, ne devait plus revenir ; il avait laissé un deuil sans fin à son père Pélée et à sa chère Déidamie. Aussi son coeur était-il plein d'une grande angoisse ; elle craignait que son fils ne courût à son tour affronter les dangers de la guerre et que sa tristesse ne fût encore augmentée d'une autre tristesse.

Cependant l'aurore s'éleva dans le ciel immense, les guerriers quittèrent promptement leurs lits, et Déidamie s'en aperçut. Aussitôt, jetant ses bras autour de la large poitrine de son fils, elle poussait vers le ciel des cris aigus et des soupirs profonds. Comme une vache sur les montagnes, cherchant dans les vallées sa génisse, pousse de longs mugissements, que répètent les sommets des rochers : ainsi les profondeurs de la haute maison retentissaient de ses plaintes ; et elle s'écriait avec désespoir :

«Mon fils, ta raison s'est envolée ! Quoi ! tu veux accompagner tes hôtes vers Ilion, l'objet de nos larmes ! C'est là que tant de guerriers ont péri dans les combats douloureux, et cependant ils connaissaient les armes et la bataille. Mais toi tu n'es encore qu'un enfant ; tu ne connais pas les choses de la guerre, ni les ruses qui préservent les guerriers du péril. Ecoute-moi donc ! reste dans ta maison, de peur qu'un messager revenant de Troie n'apporte à mes oreilles la triste nouvelle que tu es mort dans la mêlée ; car je ne puis espérer que tu reviennes de la guerre. Ton père lui-même n'a pas évité la mort cruelle ; il est tombé dans la bataille, lui qui te surpassait, mon fils, et qui surpassait tous les autres héros ; une déesse était sa mère ; et il est mort entraîné par les conseils perfides des hommes qui aujourd'hui encore te pressent d'affronter la guerre douloureuse. Aussi je tremble, je crains du fond de mon coeur que tu ne meures aussi, mon fils, et que privée encore de toi je ne supporte des maux trop lourds. Il n'est pas de malheur plus grand pour une femme que de perdre son fils après avoir perdu son mari, et de rester seule dans une maison dévastée par la mort. Aussitôt en effet les voisins ravagent ses champs, pillent ses biens, méprisent ses droits ; non, rien n'est plus misérable qu'une femme seule dans sa maison, rien n'est plus faible».

Elle parlait ainsi avec de longs sanglots ; son fils lui répondit :

«Aie bon courage, ma mère ! écarte ces funestes présages ; les hommes ne meurent à la guerre que si leur jour est venu. Du moins, si je dois périr, je périrai pour les Achéens, après avoir fait quelque chose qui sera digne d'Achille».

Il parla ainsi ; alors s'approcha de lui le vieux Lycomède, qui, le voyant plein de l'ardeur des combats, lui dit ces sages paroles :

«0 mon généreux enfant ! ton courage me rappelle ton père ; je sais que tu es fort et vaillant ; mais je crains pour toi la guerre ; je crains surtout les flots dangereux de la mer ; les matelots sont toujours près de la mort. Prends donc bien des précautions, mon fils, quand tu navigueras loin de Troie ou de quelque autre rivage ; considère attentivement le soleil quand il entre dans le Capricorne nuageux, au sortir du Sagittaire ; alors les nuages excitent les cruelles tempêtes ; prends garde quand les astres se plongent dans l'eau profonde de l'Océan, au moment où Orion penche vers son déclin ; crains aussi le redoutable équinoxe ; il déchaîne sur les flots profonds de la mer les tempêtes qui troublent son étendue sans bornes ; crains le coucher des Pléiades sur la mer soulevée, et les autres astres qui jettent la terreur parmi les nations, soit qu'ils se couchent, soit qu'ils se lèvent sur les abîmes profonds de la mer».

Ayant ainsi parlé, il embrassa son petit-fils et n'essaya pas de retenir le jeune héros amoureux de la guerre aux mille clameurs ; et lui, souriant, s'empressait d'un pas léger de marcher au vaisseau. Mais, au seuil de sa maison, l'arrêta encore dans sa course la voix douloureuse de sa mère ; ainsi un cavalier maintient son cheval désireux de courir, et celui-ci mord en hennissant le frein qui l'arrête ; sa poitrine est couverte de son écume, ses pieds ambitieux de l'espace ne peuvent rester immobiles, et tandis qu'il agite ses jambes légères, il frémit, il gémit, sa crinière flotte sur ses épaules, il lève la tête vers le ciel, aspire l'air avec force, et l'âme de son maître se réjouit ; ainsi la mère du noble fils d'Achille essayait de l'arrêter, mais ses pieds l'emportaient. Et elle, malgré son inquiétude, se réjouissait d'un tel fils. Il l'embrassa encore, puis il la laissa mille fois seule accablée d'une amère tristesse, dans la maison d'Achille. Telle, autour d'un toit, une hirondelle triste et plaintive gémit sur ses petits aux plumes bariolées ; un affreux serpent les a dévorés tout glapissants d'effroi ; la douleur oppresse la mère délaissée, qui tantôt vole autour du nid vide, tantôt près du seuil magnifique de la maison, poussant des cris aigus à cause de ses petits ; ainsi gémissait Déidamie et tantôt embrassant le lit de son fils, elle se lamentait à grands cris, tantôt elle pleurait près des portes, pressant sur son sein ce qui était à lui, un jouet qu'elle avait donné à ce petit enfant pour amuser son âme naïve, un javelot qu'il avait lancé quand il était plus grand ! elle les couvrait de baisers, elle adorait tout ce qu'au milieu de ses larmes elle voyait à lui. Et lui, oubliant les sanglots de sa mère, il volait vers le rapide navire ; ses jambes légères le portaient ; et il semblait brillant comme une étoile. De chaque côté l'accompagnaient Odysse et le fils de Tydée et vingt guerriers sages, prudents et habiles que Déidamie nourrissait dans sa maison ; elle les avait donnés à son fils pour être ses serviteurs empressés, et en ce moment, ils entouraient l'audacieux fils d'Achille qui, à travers la ville, hâtait sa marche vers le vaisseau, et joyeux s'avançait au milieu de leur troupe ; joyeuses aussi étaient les Néréides autour de Thétis, joyeux le vieux Nérée en voyant le fils vaillant du grand Achille, amoureux déjà des guerres funestes, quoiqu'il fût tout jeune, et sans barbe ; mais plein de force et d'ardeur, il s'élançait hors de sa patrie comme Arès quand il court aux mêlées sanglantes, irrité contre l'ennemi ; son âme est enflammée d'ardeur, ses noirs sourcils se froncent, ses yeux brillent comme la flamme, ses joues sont couvertes d'une beauté divine et d'une fureur homicide ; il s'élance et les dieux eux-mêmes ont peur de lui ; tel était le noble fils d'Achille. Les citoyens dans la ville adressaient des voeux aux dieux, les priant de conserver le jeune prince et de le ramener après la guerre cruelle ; et les dieux les exaucèrent.

Le jeune homme, brillant parmi tous ceux qui le suivaient, arriva avec eux au rivage de la mer retentissante ; ils y trouvèrent les rameurs qui, dans le navire poli, dépliaient les voiles et travaillaient sans relâche. Aussitôt il monta ; ils tirèrent les câbles et levèrent les ancres, puissantes auxiliaires et compagnes fidèles des navires. L'époux bienveillant d'Amphitrite leur accorda une course facile ; les matelots, inquiets du sort des Achéens que pressaient alors les Troyens et le magnanime Eurypyle, contemplaient le fils d'Achille assis au milieu d'eux et lui racontaient les exploits que son père avait accomplis dans sa longue navigation, ou sur la terre du belliqueux Télèphe et autour des murs de Priam, comblant de maux les Troyens et de gloire les fils d'Atrée. L'âme du jeune roi se réjouissait dans l'espoir d'égaler le courage et la gloire de son père intrépide.

Cependant dans sa chambre, inquiète de son fils, la belle Déidamie versait des larmes avec des soupirs, et son coeur se consumait en soucis cruels ; tout son être se fondait comme sur les charbons ardents le plomb ou la cire ; la tristesse ne la quittait pas ; elle regardait sans repos les flots vastes ; car une mère est inquiète de son fils, même s'il va dîner hors de la maison. Bientôt elle perdit de vue les voiles du navire entraîné dans le lointain ; elles disparurent et se confondirent dans l'air. Elle pleura, sanglota toute la journée ; pendant ce temps le navire volait sur la mer, poussé par un vent favorable, effleurant légèrement les flots, et les ondes scintillantes bruissaient doucement autour de ses flancs. Ainsi il parcourait rapidement la grande plaine des eaux ; bientôt les ténèbres de la nuit l'entourèrent ; mais il continuait sa route sous la conduite du vent et du pilote, et franchissait les abîmes profonds.

L'Aurore divine montait dans le ciel, quand aux yeux des matelots apparurent les sommets de l'Ida Chrysa, le Sminthe, le promontoire de Sigée et le tombeau du vaillant Achille. Mais le sage et prudent fils de Laerte ne voulut pas le montrer à Néoptolème de peur d'affliger son coeur. Puis ils passèrent les îles Calydnées, laissèrent derrière eux Ténédos et virent Eléos où se dresse le tombeau de Protésilas avec ses ormes épais ; mais du côté qui regarde Ilion, le feuillage de ces arbres majestueux se dessèche. Enfin, poussé par le vent, le navire aborda le rivage de Troie, où s'étaient abrités les autres navires des Argiens qui alors, souffrant des maux cruels, combattaient devant les murailles élevées jadis par eux pour protéger dans la guerre leurs navires et leurs guerriers courageux. Par le bras d'Eurypyle ce rempart allait être renversé ; mais le fils de Tydée s'aperçut du danger ; il s'élança tout à coup du vaisseau rapide, et poussa un grand cri, de toute la force de ses poumons :

«Amis, un grand désastre menace aujourd'hui les Argiens ; allons, revêtons promptement nos armes, et bravons la mêlée cruelle ; déjà sous nos tours combattent les Troyens belliqueux qui bientôt, franchissant nos murailles, jetteront sans pitié la flamme sur nos vaisseaux ; alors le doux espoir du retour ne sera plus offert à nos coeurs ; et nous-mêmes, succombant sous la loi du destin, nous tomberons dans la poussière de Troie, loin de nos enfants et de nos femmes».

Il parla ainsi ; ses compagnons promptement s'élancèrent du navire en troupe ; mais ils étaient saisis de peur, excepté l'ardent Néoptolème, car il était semblable à son père pour sa force, et il était avide de combattre. Ils coururent aussitôt vers la tente d'Odysse, qui était tout près du navire à la proue verte ; là étaient disposées beaucoup de bonnes armes, qui appartenaient soit à Odysse lui-même, soit à ses divins compagnons, la plupart enlevées aux ennemis. Le hardi jeune homme choisit les plus belles, et laissa les autres aux guerriers moins courageux ; Odysse prit celles qu'il avait apportées d'Ithaque et donna à Diomède celles qu'il avait jadis enlevées au téméraire Jocos. Le fils d'Achille revêtit les armes de son père et il paraissait en tout semblable à lui ; car de tous points cette noble armure, présent d'Héphestos, s'adaptait à ses membres, quoiqu'elle fût trop grande pour les autres guerriers ; à lui seul elles semblaient légères ; le casque ne surchargeait point son front [...] ; quoiqu'elle fût longue, il la portait facilement ; elle était teinte encore de sang.

Les Argiens le virent avec admiration ; mais, malgré leur désir de le contempler, ils ne pouvaient tous l'approcher, car la mêlée sanglante les retenait autour des murailles. Ainsi dans la mer immense sur une île déserte, des matelots affligés sont loin des autres hommes ; la rage des vents les retient longtemps près de ce morne rivage ; ils causent tristement sur le navire, et souvent les aliments leur manquent ; enfin souffle une brise favorable ; ainsi l'armée des Achéens, longtemps affligée, se réjouissait à l'arrivée du vaillant Néoptolème, pensant respirer après de si longs malheurs.

Les yeux du héros brillaient comme ceux d'un lion belliqueux qui, dans les hautes montagnes, bouillant de colère, s'élance contre les chasseurs au moment où ceux-ci pénétraient dans sa caverne pour enlever ses petits laissés loin de leur père et de leur mère dans une vallée ombrageuse ; mais lui, du haut d'un rocher, les a vus ; il se précipite contre eux, et sa gueule dévorante fait entendre un affreux rugissement ; ainsi le fils hardi de l'intrépide Achille s'irrite contre les Troyens belliqueux. Il court d'abord à l'endroit où le combat était le plus acharné ; c'est là que la muraille des Achéens était le plus accessible aux ennemis, parce qu'elle avait été bâtie moins solidement. Avec lui marchaient maints autres guerriers, animés des ardeurs d'Arès ; ils trouvèrent le vaillant Eurypyle et ses compagnons qui escaladaient les tours, espérant renverser le vaste rempart des Argiens et les détruire tous. Mais les dieux n'exaucèrent point ce désir : Odysse, le vaillant Diomède, le divin Néoptolème et le divin Léontès par une grêle de flèches repoussèrent les assaillants.

Ainsi par leurs coups et leurs cris les chiens et les bergers vigilants repoussent loin des étables les lions puissants qui, de tous côtés, les menacent et ceux-ci, roulant leurs yeux fauves, tournent alentour, désirant déchirer de leurs dents aiguës les veaux et les boeufs ; ils ne fuient pas, quoiqu'ils soient attaqués par les chiens hardis et pressés par les bergers ; ainsi [...] pouvait lancer une pierre énorme. Car Eurypyle ne laissait pas les Troyens se disperser ; il leur ordonnait de rester fermes devant les ennemis, afin de s'emparer des navires et de détruire tous les Argiens ; car Zeus lui avait donné une force sans bornes. Aussitôt donc saisissant une pierre raboteuse, énorme, il la brandit avec force et la lança sur la haute muraille ; avec un bruit horrible tremblèrent les bases mêmes du rempart, et la peur saisit tous les Achéens, comme si l'enceinte eût été renversée dans la poussière. Cependant ils ne quittèrent pas le combat funeste ; ils demeurèrent fermes, comme les chacals et les loups impudents, voleurs de moutons, lorsque, sur les montagnes, les laboureurs, aidés de leurs chiens, les chassent de leurs antres et s'efforcent d'infliger à leurs petits la triste mort ; mais eux, quoique criblés de coups, ils ne s'enfuient pas et affrontent le danger pour protéger leurs petits ; ainsi les Argiens, combattant pour leurs navires et pour eux-mêmes, s'acharnaient à la bataille. L'audacieux Eurypyle près de leurs vaisseaux rapides leur adressait de terribles menaces :

«Lâches, hommes au coeur timide, vous ne m'auriez pas effrayé par vos javelots ni repoussé de vos navires, si ce mur n'avait pas arrêté mon élan ; maintenant, comme dans les forêts des chiens qui tremblent, vous combattez à l'abri, redoutant la mort funeste. Sortez donc de vos murs, venez comme autrefois dans la plaine de Troie, combattre en face de moi ; rien ne vous défendra de la mort lamentable ; tous vous tomberez dans la poussière vaincus par moi».

Il parlait ainsi l'orgueilleux ! et ne savait pas qu'un malheur cruel le frapperait bientôt par les mains de Néoptolème ! Néoptolème devait le percer de sa lance impitoyable ! Le jeune guerrier était au milieu de la mêlée ; il précipitait les Troyens du haut des murailles ; ceux-ci fuyaient, accablés de traits, et, sous le coup de la nécessité, ils se groupaient autour d'Eurypyle ; car ils étaient frappés d'une affreuse terreur. Comme de petits enfants se pressent autour des genoux de leur père, effrayés par le tonnerre que Zeus lance du haut des nues au milieu du terrible fracas de l'éther, ainsi les fils de Troie parmi les guerriers du Cétos se pressaient autour de leur prince, craignant les traits que lançait la main de Néoptolème : car ces traits mortels volaient droit à la tête de l'ennemi, chargés des douleurs de la guerre. Aussi le coeur épouvanté par l'irrésistible valeur du jeune homme, ils croyaient voir encore le terrible Achille avec ses armes ; cependant ils essayaient de cacher cette pensée dans le fond de leur âme, pour ne pas effrayer les Cétéens et leur prince Eurypyle. Pour eux, de côté et d'autre, ils allaient, troublés, indécis entre la mort et la crainte ; la honte et l'angoisse partageaient leur coeur. Ainsi foulant de leurs pieds une route rocailleuse, des voyageurs aperçoivent tout à coup un torrent qui se précipite du haut de la montagne ; les roches retentissent partout d'un horrible fracas ; ils n'osent affronter l'onde sonore, car ils tremblent de trouver la mort sous leurs pieds, et cependant ils n'ont point d'autres chemins ; ainsi les Troyens s'arrêtaient, malgré leur désir de s'élancer sur la muraille des Argiens. Le divin Eurypyle les excitait à la bataille ; il espérait que, après avoir tué beaucoup d'hommes, les mains et la vigueur du terrible guerrier faibliraient enfin, mais Néoptolème ne cessait pas de combattre.

Athéné contemplait leurs valeureux efforts ; elle quitta les hautes demeures de l'Olympe parfumé d'encens, pour venir se placer sur le sommet des montagnes ; ses pieds rapides ne touchaient pas la terre, et l'air sacré portait doucement ce divin fardeau semblable aux nuages et plus léger que le vent. Bientôt donc elle atteignit la ville de Troie et s'arrêta sur la colline orageuse de Sigée ; de là elle contemplait la bataille et les guerriers qui luttaient de près ; mais elle favorisait les Achéens. Parmi eux le fils d'Achille avait le plus d'audace et le plus de force ; choses précieuses qui, réunies dans le même homme, lui donnent une grande gloire ; il les possédait également, car il était du sang de Zeus et ressemblait à son père. Sans connaître la peur, il tuait donc un grand nombre d'ennemis près des vaisseaux. Ainsi sur la mer un pêcheur, avide de butin, dresse des pièges aux poissons en allumant sur son navire la clarté d'Héphestos ; alors, agitée par le souffle du vent, la flamme brillante scintille autour du bateau ; les poissons s'élancent du fond noir des mers, désireux de voir cette lumière pour eux funeste. En effet, la pointe d'un trident les perce à mesure qu'ils accourent, et le pêcheur, dans son âme, se réjouit de les prendre. Ainsi le noble fils du vaillant Achille, autour des murailles de pierre, détruisait les bataillons des assaillants. Pendant ce temps, tous les Achéens, les uns d'un côté, les autres de l'autre, combattaient pour leur rempart ; le rivage immense mugissait ; les vaisseaux et les murs retentissaient des cris des blessés, une fatigue sans repos accablait les guerriers des deux partis ; leurs membres et leurs forces se lassaient ; mais le fils divin d'Achille ne se rassasiait pas de la guerre ; son coeur vaillant ne connaissait pas la fatigue, ni le dégoût des dangers. On eût dit un fleuve qui coule sans s'épuiser, ni s'arrêter jamais ; l'effort d'un feu violent qui le menace ne l'effraye pas, même quand le vent en délire excite l'ardeur sacrée d'Héphestos ; en effet si le feu approche des rives, il s'éteint et sa force terrible ne peut toucher impunément l'onde invincible ; tel était le noble fils du vaillant Achille ; ni la fatigue, ni la crainte ne fléchissait ses genoux ; sans cesse il combattait et excitait ses compagnons. Les traits n'atteignaient pas son beau corps, quoique serrés comme la grêle qui crépite sur les pierres ; ils rebondissaient en vain sur lui, émoussés par son vaste bouclier et son casque solide, magnifiques présents d'un dieu. Fier de les porter, le fils vaillant d'Achille gardait le mur et, poussant de grands cris, exhortait les Argiens par de fières paroles ; entre tous il était le plus vaillant et son coeur était dévoré par l'amour des combats sanglants ; il voulait aussi venger le meurtre douloureux de son père. Et les Myrmidons s'enorgueillissaient de leur prince.

Cependant une horrible mêlée entourait les murailles. Là Néoptolème tua les deux fils du riche Mégès ; Mégès était du sang de Dyrnas et il avait deux fils illustres, habiles à lancer le javelot, et même à guider les coursiers ou à combattre de près avec une longue lance ; leur mère, la belle Péribée, en un même jour les avait enfantés sur les rives du Sangarios ; ils se nommaient Celtos et Eubios ; mais ils ne jouirent pas longtemps de leur opulence ; les Parques avaient assigné à leur vie un terme bien court ! Tous les deux avaient vu le jour en même temps ; tous les deux moururent en même temps, sous les coups de l'audacieux Néoptolème, l'un frappé au coeur d'un javelot, l'autre à la tête d'une pierre ; le casque lourd fut brisé sur le front et laissa s'échapper la cervelle.

A côté d'eux, tombèrent des bataillons nombreux d'ennemis, et l'oeuvre sanglante d'Arès se poursuivit, jusqu'au moment où le soir tomba ; alors à la fin du jour, l'armée de l'intrépide Eurypyle se retira non loin des vaisseaux. Les Achéens respirèrent un peu à l'abri de leurs tours ; les fils de Troie aussi se reposaient des combats funestes : car la bataille avait été rude autour des murailles. Et sans doute tous les Argiens auraient péri près de leurs vaisseaux, si le fils vaillant d'Achille n'avait pas en ce jour repoussé l'armée nombreuse des ennemis et Eurypyle lui-même. Vers lui donc sans retard accourut le vieux Phénix et il fut frappé d'admiration en le voyant semblable au fils de Pélée ; il eut à la fois une grande joie et une grande douleur ; de la douleur en se rappelant le rapide Achille, de la joie en voyant son fils courageux. Il riait donc et pleurait ; car jamais la race des hommes ne vit sans tristesse, même lorsqu'elle goûte le plaisir ; et il l'embrassa comme un père embrasse un fils qui, par la volonté des dieux, a longtemps souffert bien des maux et revient enfin à la maison, grande joie pour son père ! Ainsi le vieillard embrassait la tête et la poitrine de Néoptolème ; et plein d'admiration, il lui disait :

«Salut, noble fils de cet Achille qui jadis, tout petit, fut bercé dans mes bras et qui bientôt, comblé de tous les dons des dieux, grandit sous mes yeux comme une plante couverte de fleurs ! moi je me réjouissais à voir grandir son corps, à entendre ses premiers mots ; il était toute ma joie : car je l'aimais comme un fils unique, j'en étais aimé comme un père. J'étais son père et lui mon fils, et tu aurais dit en nous voyant si unis ensemble que nous étions du même sang ; mais, pour le courage, il m'était bien supérieur ; oui, il était l'égal des dieux par sa taille et sa force. Tu lui ressembles de tous points, si bien que je crois le revoir vivant parmi les Argiens ; cher Achille ! une douleur aiguë me tourmente sans cesse en pensant à lui, et s'ajoute au poids de ma vieillesse ! Ah ! plût aux dieux que la terre m'eût caché dans son sein, lui vivant ! il est si doux d'être enseveli par les mains de ceux qu'on aime ! Ah ! je ne l'oublierai jamais ; mon coeur est trop affligé ! Mais toi, ne couvre pas ton coeur d'un deuil éternel ; secours les Myrmidons et les Achéens vaincus ; fais sentir ta fureur aux ennemis qui ont tué ton noble père. Tu auras une grande gloire à vaincre Eurypyle, cet ennemi funeste, insatiable de combats ; tu lui es, tu lui seras supérieur, autant que ton père était supérieur à son malheureux père».

Il parla ainsi, et le fils du blond Achille lui répondit :

«Vieillard ! le Destin tout-puissant et le sanglant Arès prononceront bientôt sur ma valeur dans les combats».

En parlant ainsi, il s'élançait, voulant dès le même jour provoquer son ennemi au pied des murs, couvert des armes de son père ; mais il dut céder devant la Nuit qui, pour apporter aux hommes le repos de leurs maux, s'élève de l'Océan, le corps voilé de ténèbres.

Mais alors les fils des Argiens, se livrant à la joie près de leurs vaisseaux, honorèrent le jeune héros à l'égal du puissant Achille ; car il leur avait inspiré la confiance en s'élançant avec ardeur au combat ; ils le comblèrent de dons magnifiques et lui offrirent des présents sans nombre, capables d'enrichir un homme ; les uns lui donnaient de l'or et de l'argent ; les autres, des femmes esclaves ; d'autres, de l'airain ou du fer ; d'autres du vin vermeil dans des amphores, ou des chevaux rapides, ou des armes guerrières, ou de riches vêtements, oeuvre de femmes habiles. Et le coeur de Néoptolème se réjouissait de ces dons. Bientôt dans leurs tentes, tous vaquèrent aux soins du repas, célébrant le divin fils d'Achille à l'égal des dieux immortels. Agamemnon rempli de joie lui adressa alors ces paroles :

«Certainement tu es l'enfant du vaillant Achille, ô mon fils ! car tu as sa force, sa beauté, sa haute taille, son audace et son âme. Du fond du coeur je me réjouis de te voir ; car j'espère que par tes mains et ta lance je pourrai détruire les bataillons ennemis et l'illustre ville de Priam ; tu me rappelles ton père ; il me semble encore le voir auprès des vaisseaux, menaçant les Troyens et courroucé de la mort de Patrocle. Maintenant il est dans la société des Immortels ; et du haut du séjour bienheureux il t'a envoyé pour secourir aujourd'hui les Argiens qui périssaient».

Il parla ainsi ; le vaillant fils d'Achille lui répondit :

«Plût aux dieux, Agamemnon, que je l'eusse retrouvé vivant ! il aurait pu voir son cher fils digne de la vertu de son père, du moins je le désire ! et je réussirai si les habitants bienheureux du ciel me gardent la vie».

C'est ainsi qu'il parlait, inspiré par la sagesse ; et le peuple qui l'entourait admirait ce guerrier divin. Après qu'ils se furent rassasiés de mets et de viandes, le fils vaillant du grand Achille se leva de table et se retira sous la tente de son père ; là, près de lui, étaient les armes de bien des héros tués à la guerre ; là aussi étaient bien des captives qui s'occupaient des soins domestiques, comme si Achille eût été vivant. Et lui, en voyant ces armes des Troyens et les esclaves, gémit profondément, et son coeur était plein de l'amour de son père. Ainsi parmi les chênes épais, au fond des vallées hérissées de broussailles, dans l'antre d'un grand lion tué par les chasseurs, un jeune lionceau pénètre, parcourt la demeure vide, et voyant en monceau les ossements des chevaux et des boeufs dévorés, il s'afflige et regrette son père ; ainsi le fils du magnanime Achille fut saisi de douleur. Les esclaves l'admiraient en silence, et Briséis elle-même, en apercevant le fils d'Achille, tantôt sentait une grande joie, tantôt s'affligeait en pensant à celui qu'elle avait perdu ; son coeur était frappé d'étonnement comme si elle eût revu réellement l'intrépide Achille.

Cependant les Troyens de leur côté étaient remplis de joie, et ils honoraient le vaillant Eurypyle comme jadis le divin Hector, quand il dispersait les Argiens pour sauver sa patrie et la puissance de Priam. Mais enfin le doux sommeil vint assoupir tous les mortels ; alors les fils de Troie et les belliqueux Argiens, à l'exception des sentinelles, se reposèrent sous le poids du sommeil.


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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