Quand les ténèbres de la nuit se furent dissipées, quand l'Aurore eut quitté les abîmes et resplendit au loin à travers le ciel immense, les fils vaillants des Achéens s'élancèrent dans la plaine ; ils aperçurent sans nuages les murailles d'Ilion et s'étonnaient du prodige de la veille. Les Troyens résolurent de ne plus combattre hors des remparts élevés; car une grande crainte les avait tous saisis. Parmi eux, Anténor implorait ainsi le roi des Dieux :

«Zeus, protecteur de l'Ida et du ciel éclatant, écoute ma prière et détourne de notre ville le guerrier terrible qui nous menace de la ruine, Achille peut-être qui n'est pas descendu dans les demeures d'Adès, ou quelque autre Achéen semblable à lui. Dans la cité du noble Priam de nombreux guerriers périssent ; nul terme à nos maux, partout la mort et le carnage plus grands chaque jour. 0 Zeus, que t'importent nos guerriers massacrés par les Achéens ! tu oublies même ton fils, le divin Dardanos, et tu favorises les Argiens. Si ton coeur a résolu de détruire misérablement les Troyens sous les coups de l'ennemi, agis sans retard et ne nous accable pas si longtemps de tant de maux».

Telle fut sa pressante prière ; Zeus l'entendit du haut du ciel ; il en exauça la moitié aussitôt, mais il ne devait pas exaucer l'autre. Il voulut que beaucoup de Troyens périssent avec son fils ; mais il ne voulut pas éloigner des murailles le fils belliqueux d'Achille ; au contraire, il l'excita plus encore, car son coeur le portait à accorder cette faveur et cette gloire à la sage Néréide. Telle était la volonté du puissant maître des dieux.

Cependant, entre la ville et l'immense Hellespont, les Achéens et les Troyens brûlaient avec leurs chevaux les guerriers tués dans le combat ; les meurtres avaient cessé ; car le puissant Priam avait envoyé le héraut Ménétès vers Agamemnon et vers les autres Achéens, demandant qu'il fût permis de brûler les morts. Les Achéens y avaient consenti, pleins de respect pour ceux qui avaient fini la vie ; car la colère ne les poursuit plus. On éleva donc aux cadavres de larges bûchers, puis les Achéens retournèrent dans leurs tentes, et les Troyens rentrèrent dans la ville de l'opulent Priam, affligés profondément de la mort d'Eurypyle ; car ils l'estimaient autant que les fils de Priam ; c'est pourquoi ils l'ensevelirent à l'écart des autres morts, devant la porte Dardanienne, là où le Xanthe torrentueux roule ses flots larges, enflés par la pluie de Zeus.

Pendant ce temps, le fils du courageux Achille était venu vers le vaste tombeau de son père, et, avec des torrents de larmes, il embrassait la colonne funèbre du monument paternel ; avec de longs gémissements, il s'écriait :

«Salut, ô mon père, salut à travers la terre ! Bien que tu sois parti dans la sombre demeure d'Adès, je ne t'oublierai jamais. Plût au ciel que je t'eusse trouvé vivant parmi les Argiens ! tous les deux, le coeur plein de joie, nous aurions enlevé un immense butin dans la sainte Ilion ! Mais tu n'as pas vu ton fils, et moi je n'ai pas vu mon père vivant, malgré tout mon désir. Du moins, maintenant que tu es là-bas parmi les morts, les ennemis redoutent encore dans la bataille ta lance et ton fils ; les Danaens me regardent avec plaisir ; car je te ressemble par la taille, la beauté et le courage».

En parlant ainsi il essuya les larmes brûlantes de ses joues, et il marcha rapidement vers les navires de son père illustre, mais non pas seul : avec lui marchaient douze guerriers Myrmidons, le vieux Phénix était à leur suite, toujours pleurant le noble Achille.

Enfin la nuit descendit sur la terre, les astres s'élevèrent dans le ciel ; les guerriers, après le repas, se livrèrent au sommeil. Puis l'Aurore se leva ; alors les Argiens ceignirent leurs armes, dont le reflet resplendissait dans l'espace ; ils s'élancèrent des portes de leur camp avec toutes leurs troupes, semblables à la neige qui tombe des nuages à flocons nombreux pendant les sombres jours de l'hiver.

Ainsi ils sortaient des murs ; une clameur horrible s'élevait et la terre gémissait sous leurs pas. Les Troyens en entendant ce bruit et en voyant ces armes, furent saisis d'effroi ; leur âme fut consternée en pensant au sort qui les menaçait ; de tous côtés apparaissait comme un nuage, la foule de leurs ennemis, leurs armes résonnaient sur leurs dos pendant la marche, et leurs pieds soulevaient une grande poussière.

Un dieu alors jeta la confiance dans le coeur de Déiphobe, et soudain le rendit intrépide ; ou bien peut-être était-ce son coeur qui l'excitait à combattre et à tenter, la lance à la main, de repousser les ennemis cruels loin de sa patrie. Il tint donc aux Troyens ce langage belliqueux :

«Amis, rappelez dans vos esprits la hardiesse guerrière ; rappelez-vous quelles misères la défaite réserve aux captifs. Nous luttons, en effet, non pas seulement pour Alexandre ou Hélène, mais pour notre ville, pour nous, pour nos femmes, nos enfants et nos pères, pour l'honneur, pour nos biens, pour la terre sacrée de la patrie ! Ah ! puisse-t-elle me couvrir, mort en combattant pour elle, plutôt que de la voir, si chère et si douce, dans la main des ennemis ! à mes yeux il n'y a pas de malheur plus grand pour un homme. Allons, laissez une crainte honteuse, et tous autour de moi, reprenez du courage pour de nouveaux combats ; Achille ne marche plus contre nous ; le feu dévorant l'a consumé. C'est un autre Achéen qui marche à la tête de l'armée. Et d'ailleurs pourquoi craindre Achille ou tout autre, quand nous combattons pour la patrie ! Ne redoutons plus les travaux d'Arès, quoique souvent ils nous aient coûté bien du mal. Ne le savez-vous pas ? souvent les hommes malheureux voient après bien des peines sourire la fortune ; après bien des vents contraires, bien des tempêtes cruelles, Zeus offre aux matelots un jour serein ; au sortir d'une maladie dangereuse, la force revient aux malades ; après la guerre, fleurit la paix. Ainsi toutes choses changent avec le temps».

Il parla ainsi. Les Troyens s'armèrent promptement, avides des combats d'Arès ; partout dans la ville on entendait le tumulte des guerriers qui se préparaient à la bataille douloureuse. Ici une femme craignant pour son mari lui apporte en pleurant sa lance ; là des petits enfants se pressant autour de leur père lui présentent son bouclier ; et lui, tantôt s'apitoie de les voir pleurer, tantôt sourit d'orgueil ; et son coeur brûle d'autant plus de s'élancer au combat pour ses enfants et pour lui. Plus loin un vieillard de ses mains expérimentées revêt son fils d'une solide armure et l'exhorte par mainte parole à ne céder devant personne dans le combat ; il lui montre sa poitrine couverte de blessures et les marques glorieuses des anciennes batailles.

Tous, chargés de leurs armes, s'élancent des murs, pleins d'ardeur pour les luttes meurtrières ; les cavaliers sautent sur leurs chevaux rapides ; les fantassins marchent en foule contre les fantassins ; les chars volent au-devant des chars, et la terre gémit du choc. Chacun, par ses cris, exhorte son voisin.

Bientôt tous en viennent aux mains ; sur eux leurs armes retentissent, leurs clameurs horribles se confondent, les traits volent des deux côtés, les boucliers, frappés par les lances, les javelots et les épées, font entendre un grand bruit, beaucoup de guerriers sont blessés par les haches aiguës et les armes sont inondées de sang. Les Troyennes du haut des murs contemplaient la mêlée cruelle des héros ; elles tremblaient de tous leurs membres, faisant des voeux pour leurs enfants, leurs maris et leurs frères ; et, parmi elles, les vieillards à cheveux blancs étaient assis pour voir la bataille, le coeur plein de soucis à cause de leurs fils. Hélène seule était dans sa maison avec ses servantes ; car une grande pudeur la retenait.

Les guerriers cependant luttaient durement devant les murs, et tout alentour, les Parques se réjouissaient, la Discorde meurtrière excitait les deux armées de ses cris sinistres ; la poussière était rouge du sang des morts ; car dans la mêlée tous s'entretuaient.

Là Déiphobe tua le courageux cocher, fils d'Hippasos, *** qui de son char rapide tombe parmi les cadavres ; la douleur saisit son compagnon ; car il craignait que dans le temps où il prendrait les rênes, le vaillant fils de Priam ne le tuât aussi. Mélanthios ne le laissa point dans l'embarras ; il sauta légèrement sur le char, et excita de ses cris les chevaux, en agitant les rênes ; au lieu du fouet, il les frappait de sa lance. Le fils de Priam les laissa donc et, s'élançant dans la foule des autres guerriers, il donna le coup fatal à plusieurs d'entre eux. Semblable à un ouragan funeste, il se précipitait avec furie contre les ennemis, les tuait en grand nombre, et couvrait le sol de leurs cadavres. Ainsi du haut des montagnes, un bûcheron descend vers la vallée, il coupe hâtivement les arbres de la forêt pour faire du charbon en couvrant de terre le bois qu'il allume ; les branches couvrent çà et là le sol, et l'homme se réjouit de son ouvrage ; ainsi sous les mains rapides de Déiphobe, les Achéens massacrés en foule tombent les uns sur les autres. Les uns combattaient les Troyens ; les autres fuyaient vers les rives larges du Xanthe, et Déiphobe les précipitait dans l'eau, insatiable de carnage. Ainsi sur les rivages de l'Hellespont poissonneux, les pêcheurs, endurcis à la fatigue, tirent en demi-cercle un lourd filet sur le sable ; et, tandis qu'il est encore baigné par les flots, un homme s'y élance et, saisissant une rame, il donne la triste mort aux espadons, et les tue ici et là, à mesure qu'il les rencontre ; l'eau est teinte de sang ; ainsi sous les mains de Déiphobe, les eaux du Xanthe rougissaient de sang et les cadavres y flottaient à l'étroit.

Cependant les Troyens ne luttaient pas sans pertes ; le fils impétueux d'Achille en faisait un grand carnage dans une autre partie de la plaine. Et, en voyant son petit-fils, Thétis se réjouissait autant qu'elle pleurait Achille. Sous le fer de sa lance, une foule nombreuse tomba sur la poussière, avec les chevaux ; acharné à la lutte, il massacrait tous les ennemis. Il tua l'illustre Amidès, qui se trouva à cheval devant lui ; il lui servit peu d'être habile écuyer ; la lance brillante le frappa au ventre, et le fer sortit par le dos ; les entrailles se répandirent, il tomba aux pieds de son cheval rapide, et la Parque funeste s'empara de lui aussitôt. Il tua encore Ascanios et Europès, l'un qu'il frappa de sa lance au milieu de la poitrine, l'autre à la mâchoire, coup sûr et mortel ! D'autres encore furent poursuivis, massacrés ; qui pourrait compter tous ceux qui périrent de sa main ? et cependant ses membres n'étaient pas fatigués. Ainsi tout le jour un homme, dans une campagne verte, travaille de ses mains robustes et fait tomber sur la terre les fruits nombreux de l'olivier en les frappant d'une gaule ; la plaine en est couverte ; ainsi par ses mains une foule de guerriers étaient étendus sur la terre.

D'un autre côté, le fils de Tydée, le redoutable Agamemnon et les premiers des Danaens luttaient avec ardeur dans la mêlée cruelle ; et les princes Troyens, inaccessibles à la crainte, combattaient avec fureur et ramenaient au combat leurs soldats qui fuyaient ; car beaucoup d'entre eux, sans souci de leurs chefs, quittaient le combat, craignant le courage des Achéens.

Aux bords du Scamandre, les Danaens étaient donc massacrés en grand nombre ; le vaillant descendant d'Eacos s'en aperçut : il laissa donc ceux qui, devant lui, fuyaient vers la ville, et ordonna à Automédon de pousser ses chevaux du côté où tombait une grande multitude d'Achéens. Le cocher obéit et, de son fouet, pressait la course des chevaux immortels ; ils volaient donc, emportant à travers les cadavres leur maître courageux. Ainsi Arès, s'élançant aux combats mortels, monte sur son char, la terre au loin tremble sous le poids de sa fureur ; sur les épaules divines de l'Immortel ses armes retentissent, brillantes comme le feu ; ainsi le fils du puissant Achille se précipitait contre le noble béiphobe, et une poussière épaisse s'élevait sous le pied de ses chevaux. Le vaillant Automédon aperçut alors le jeune Troyen, il le reconnut et dit à son maître en le lui montrant :

«Prince, voici la troupe de Déiphobe, le voilà lui-même ; jadis il craignait ton père ; mais un dieu, un être céleste, lui inspire aujourd'hui une ardeur glorieuse».

Il parla ainsi ; son maître ne répondit rien ; mais il excitait les chevaux afin de courir plus vite au secours des Danaens pour éloigner d'eux la mort cruelle ; il arriva enfin devant les Troyens ; Déiphobe, quoique amoureux des combats, s'arrêta, comme un feu dévorant lorsqu'il touche l'eau ; il fut saisi d'étonnement, en voyant les chevaux et le noble descendant d'Eacos, aussi terrible que son père ; au fond de son coeur, tantôt il voulait fuir, tantôt il voulait combattre. Ainsi un sanglier dans les montagnes éloigne les chacals de ses petits nouveau-nés ; mais, d'un autre côté, un lion se montre et s'élance ; le sanglier s'arrête, il n'ose avancer, ni reculer, il aiguise les dents écumantes qui arment sa mâchoire ; ainsi le fils de Priam s'arrète avec son char et ses chevaux, l'esprit indécis, la main sur sa lance. Le fils du vaillant Achille lui adresse ces paroles :

«Fils de Priam, tu exerces ta fureur contre les Argiens du second rang qui, redoutant ton attaque, s'enfuient devant toi. Penses-tu donc être le plus vaillant de tous les guerriers ? Si tu l'oses, viens faire l'épreuve de ma lance».

Ayant ainsi parlé, il s'élance comme un lion sur un cerf ; les chevaux de son père font voler son char ; et sans doute il aurait de sa lance tué Déiphobe et son cocher, si Apollon du haut de l'Olympe, étendant un nuage épais devant ses yeux, n'avait transporté le jeune Troyen jusque dans la ville, où ses compagnons déjà s'étaient refugiés ; la lance du petit-fils de Pélée frappa dans le vide, et il s'écria :

«Chien, tu as évité mes coups ; ce n'est pas ta vaillance, ni ta force qui t'a secouru ; un dieu a obscurci ma vue, en me couvrant de ténèbres et t'a dérobé à la mort».

Il parla ainsi ; le fils de Cronos dissipa aussitôt le nuage qui l'entourait comme un voile ; il disparut dans l'air immense et laissa voir la plaine et la terre alentour. Néoptolème s'aperçut alors que les Troyens étaient bien loin, près des portes de Scée ; il s'élança donc, semblable à son père, contre les ennemis qui redoutaient son approche. Ainsi les matelots craignent le flot terrible qui les menace, lorsque, gonflé par le vent, il s'élance large et profond, au milieu du sifflement de la mer en délire ; ainsi à l'approche de Néoptolème, une terreur funeste s'empare des Troyens. Et lui, il exhortait ses compagnons par ces mots :

«Amis, écoutez-moi ; prenez un courage intrépide, comme il convient à des hommes vaillants, qui désirent saisir une victoire glorieuse après les fatigues de la guerre. Allons, marchons, combattons même au delà de nos forces, prenons la noble ville de Troie et remplissons tous nos voeux. Il est honteux de rester en ces lieux, si longtemps inactifs et faibles comme des femmes ; puissé-je mourir plutôt que d'être nommé lâche !»

Il parlait ainsi ; ils s'élançaient avec d'autant plus de fureur aux travaux guerriers, et pressaient les Troyens, qui, de leur côté, combattaient avec ardeur autour de la ville et du haut des murailles en dedans des portes. Le combat recommença plus terrible, les Troyens voulant repousser l'armée audacieuse de leurs ennemis, les Argiens prendre la ville ; et une lutte funeste les animait tous.

Alors voulant porter secours aux Troyens, Apollon s'élance de l'Olympe, couvert d'un nuage ; les vents rapides le portent, ses armes d'or brillent ; le chemin qu'il suit s'éclaire des lueurs de la foudre ; sur son dos, son carquois résonne, l'air immense retentit, et la terre gémit lorsqu'il posa le pied sur la rive du Xanthe ; alors il poussa un cri terrible qui rendit le courage aux Troyens et fit trembler les Achéens : ils n'osaient pas continuer la bataille meurtrière. L'impétueux Posidon s'en aperçut ; il donna une force nouvelle aux Achéens qui faiblissaient. Un combat cruel s'engagea donc par la volonté des immortels, et les guerriers au grand nombre tombèrent des deux côtés. Apollon, irrité contre les Argiens, pensait à frapper le fils hardi d'Achille au même lieu qu'il avait frappé son père ; mais un oiseau qui criait à sa gauche et d'autres mauvais présages l'arrêtaient. Cependant son courroux les aurait méprisés, si Posidon n'eût deviné ses projets ; il était enveloppé d'un nuage divin et, sous les pieds du dieu, la terre obscurcie tremblait. Il s'adressa donc à Apollon, pour contenir son ardeur :

«Arrête, jeune dieu, et ne livre pas à la mort le vaillant fils d'Achille. Le maître de l'Olympe s'irriterait de sa perte ; j'en éprouverais un grand regret, moi et tous les dieux de la mer, comme auparavant pour Achille. Retire-toi donc dans l'air divin, de peur d'exciter ma colère ; car, ouvrant les abîmes profonds de la terre, j'engloutirais soudain dans les ténèbres Ilion avec ses murailles, et tu aurais du regret à ton tour».

Il parla ainsi. Apollon, redoutant le frère de son père et craignant pour la ville et ses vaillants citoyens, se retira dans le ciel immense. Posidon disparut au fond de la mer.

Cependant les guerriers combattaient et se tuaient les uns les autres. La Discorde se réjouissait du combat ; enfin, par l'ordre de Calchas, les Achéens se retirèrent du côté de leurs vaisseaux et laissèrent le combat. Car les destins ne permettaient pas que la ville d'Ilion fût prise avant que le bouillant Philoctète, habile aux combats funestes, fût arrivé au camp des Achéens. Le devin avait reçu cet avis du vol des oiseaux rapides, ou des entrailles fumantes ; car il connaissait bien l'art des présages, et, comme un dieu, il savait toutes choses.

Suivant ses ordres, les Atrides quittèrent le combat sanglant et, sur un léger navire, envoyèrent à la populeuse Lemnos le vaillant fils de Tydée et le patient Odysse. Tous deux bientôt à travers les larges flots de la mer Egée abordèrent à la ville d'Héphestos, Lemnos riche en vignobles ; c'est là que jadis contre leurs maris les femmes avaient dressé de funestes embûches, irritées jusqu'au fond du coeur de se voir méprisées pour des femmes de Thrace, que l'ardeur et le courage des Lesbiens avaient conquises et enlevées au pays des Thraces belliqueux. Elles donc, dévorées par la jalousie et la colère, tuèrent cruellement leurs maris, dans leurs maisons, et de leurs propres mains ; elles n'eurent point pitié d'eux, quoiqu'ils leur fussent unis d'un lien sacré : tant l'esprit des hommes et des femmes s'égare lorsqu'il est aigri par la jalousie ; alors de cruels tourments l'agitent. Elles donnèrent donc la mort à leurs maris, et, dans une nuit, dépeuplèrent la ville, le coeur plein d'une audace intrépide et d'une grande vigueur.

Les deux héros, arrivés à Lemnos, entrèrent dans la grotte de pierre où était étendu le fils de l'illustre Péan ; et ils furent saisis d'horreur en le voyant gémir au milieu de cruels tourments, étendu sur la terre dure ; beaucoup de plumes d'oiseaux jonchaient son lit, et d'autres entouraient son corps pour le protéger de l'hiver glacé. Quand la faim cruelle se faisait sentir, il lançait un trait rapide vers le point qu'il voulait atteindre ; il mangeait les oiseaux, et entourait de leurs plumes sa blessure fatale pour soulager sa douleur. Ses cheveux en désordre étaient répandus sur sa tête, comme les crins d'une bête sauvage à qui de rusés chasseurs tendent un piège la nuit, dans sa course légère ; elle, pressée par la nécessité, coupe son pied de ses dents aiguës et revient dans son antre, mais la faim la presse et aussi de cruelles douleurs ; ainsi le guerrier dans sa vaste caverne était dévoré d'une amère douleur. Tout son corps était consumé par la maigreur, et la peau restait seule sur ses os ; une humeur fétide couvrait son visage et de cruelles souffrances le tourmentaient ; ses yeux se creusaient, au fond de ses sourcils ; il gémissait sans cesse, car la blessure horrible avait gagné jusqu'aux os, engendrant la corruption ; et de tristes soucis le rongeaient. Souvent sur le rivage de la mer aux mille flots, le choc de la vague ronge et détruit les âpres rochers, si durs soient-ils ; frappés sans cesse par le vent et l'onde impétueux, leurs veines se creusent sous la dent des eaux ; ainsi à son pied, la blessure s'étendait en s'envenimant, grâce au poison que l'hydre funeste avait distillé de ses dents homicides, poison plus funeste et plus mortel quand l'ardeur du soleil irrite l'animal en desséchant la terre ; c'est pourquoi le poison dévorait l'illustre guerrier, attaqué d'un mal inguérissable. Le sol de sa vaste caverne était souillé de l'humeur qui sans cesse coulait de sa blessure, incroyable merveille pour les hommes de l'avenir ! Près de son gîte, était son large carquois rempli de flèches ; les unes destinées à la chasse, les autres aux ennemis ; celles-ci trempées dans le sang empoisonné de l'hydre funeste ; à ses pieds était son arc immense aux cornes tendues, fait par la main vigoureuse d'Héraclès.

Quand il vit des étrangers venir vers sa vaste caverne, aussitôt il se hâta de prendre contre eux ses traits funestes, irrité profondément à la pensée qu'ils l'avaient abandonné jadis malgré ses plaintes et ses cris sur le rivage désert de la mer. Et, sans retard, il aurait exécuté son projet homicide, si Athéné n'eût pas calmé sa colère en lui faisant reconnaître des amis. Arrivés près de lui, le visage triste, ils s'assirent à ses côtés dans la caverne profonde et lui parlaient de sa cruelle blessure et de ses longs tourments ; ils lui disaient de prendre courage et lui promettaient de guérir sa blessure après tant de cruelles souffrances, à la condition qu'il revînt à l'armée des Achéens, qui déploraient son sort et les Atrides avec eux. Ils ajoutaient que personne parmi les Achéens n'était l'auteur de son infortune ; c'étaient les Parques, à la puissance de qui nul ne peut se soustraire à sa naissance ; invisibles, elles entourent sans cesse les hommes infortunés, opprimant leurs forces selon leur caprice, ou les accroissant ; car elles donnent à tous les hommes le bonheur ou le malheur à leur gré. A ces paroles d'Odysse et du divin Diomède, il oublia aussitôt et sans peine sa colère violente, quoiqu'il eût été profondément irrité de tous les maux qu'il avait soufferts.

Eux donc pleins de joie le conduisirent avec ses traits divins vers le navire et vers le rivage retentissant ; ils lavèrent son corps et sa blessure cruelle avec une éponge et de l'eau, et il commença de respirer. Puis en toute hâte ils lui préparèrent un repas succulent pour apaiser sa faim, tandis qu'ils mangeaient eux-mêmes près de lui dans le navire. Enfin la nuit divine arriva, et le sommeil les envahit ; et ils demeurèrent jusqu'à l'aurore sur le rivage de Lemnos entourée des flots. Aux premières lueurs du jour, ils tirèrent promptement à grand'peine les cordages et les ancres pointues ; Athéné leur envoya du côté de la poupe un vent favorable. Aussitôt ils déployèrent les voiles, les fixèrent par l'extrémité inférieure et, à l'aide du gouvernail, dirigèrent leur course ; le navire, sous l'effort du vent, s'élança vers la haute mer ; les flots sombres qu'il sillonnait bruissaient à ses flancs, et l'écume blanche bouillonnait ; tout autour les dauphins en troupe s'élançaient fendant la route immense de la mer.

Bientôt ils revirent l'Hellespont poissonneux où les vaisseaux des Achéens reposaient. Toute l'armée se réjouit en voyant ceux que l'on attendait au camp. Avec joie les guerriers quittèrent le navire. Le vaillant fils de Péan appuyait ses mains débiles sur les guerriers qui le conduisaient vers la terre sacrée ; faible et boiteux, il s'aidait de leurs épaules robustes. Ainsi, dans une forêt, on voit un hêtre à moitié coupé par les bûcherons, ou un pin, qui se tient à peine debout sur le pied qu'ils ont fendu ; de là sort la résine qu'ils enflamment pour éclairer leur marche dans les montagnes ; l'arbre faible et mutilé penche sous l'effort du vent ; ainsi le héros, courbé par une douleur intolérable, marchait avec l'aide des deux guerriers courageux vers l'assemblée des Argiens. Ceux-ci, en le voyant, plaignirent tous l'illustre archer, frappé d'une blessure si cruelle. Mais Podalire, égal aux dieux, le guérit par l'effet soudain de son art ; il versa sur la blesure un baume et invoqua pieusement le nom de son père. En l'entendant, tous les Achéens joyeux célébraient par leurs cris le divin fils d'Esculape ; puis ils lavèrent Philoctète, le baignèrent d'huile avec empressement ; aussitôt sa funeste maladie s'évanouit grâce aux dieux ; et tout le peuple se réjouissait à cette vue ; il respira enfin libre de tout mal ; la pâleur fit place aux couleurs de la santé, la maladie languissante à la force, et tous ses membres retrouvèrent leur vigueur. Ainsi verdit et fructifie un champ que d'abord avaient inondé les pluies d'un rigoureux hiver ; à l'abri du vent, il se couvre d'une riante verdure qui brille parmi les sillons alignés ; ainsi Philoctète, jadis si malade, voit se raviver son corps et laisse dans sa caverne sombre tous les soucis qui avaient rongé son coeur.

Les Atrides en le voyant comme revenu de la mort, s'étonnaient et célébraient sa guérison comme l'ouvrage des dieux ; ils pensaient vrai ! c'était la noble Athéné qui lui avait rendu la grandeur et la beauté ; c'était elle qui le montrait aux yeux des Argiens tel qu'il avait été jadis, avant d'être accablé par la douleur. Alors tous les chefs ensemble conduisirent le fils de Péan à la tente de l'opulent Agamemnon et l'honorèrent en lui offrant un repas succulent. Quand ils furent rassasiés de boire et de manger. Agamemnon, terrible aux combats de la lance, lui dit :

«Ami, l'esprit égaré par la volonté des dieux, nous t'avons abandonné dans Lemnos entourée des flots ; mais ne sois pas irrité contre nous, nous n'avons pas agi par nous-mêmes et sans l'ordre des Bienheureux ; ils voulaient nous envoyer bien des maux en ton absence ; car avec tes flèches tu excelles à jeter dans la poussière les ennemis qui te bravent. Sur la terre et sur la mer immense, les Parques ont ouvert un grand nombre de routes sinueuses et entrecroisées ; les hommes, si vigoureux qu'ils soient, y sont poussés au hasard comme les feuilles qu'agite le souffle du vent. Souvent donc l'honnête homme suit un chemin pénible, et le scélérat un bon ; les mortels ne peuvent ni choisir l'un, ni éviter l'autre. Il faut donc que l'homme sage, s'il est poussé par une force cruelle sur une route mauvaise, supporte d'un coeur patient son sort malheuheux. Mais si nous t'avons fait du tort et si nous t'avons offensé, nous réparerons cette faute par de riches présents, le jour où nous prendrons la ville puissante de Troie ; aujourd'hui du moins, accepte sept jeunes filles, vingt chevaux rapides, vainqueurs aux courses et douze trépieds ; tu en jouiras à toujours, et, dans ma tente, désormais au milieu des repas, on te rendra les honneurs dus à un roi».

Ayant ainsi parlé, il donna au héros ces présents magnifiques. Le fils du vaillant Péan lui répondit :

«Ami, je ne t'en veux plus, ni à aucun autre Argien, quand même il aurait eu des torts envers moi. Je sais en effet que l'esprit d'un homme doit changer ; il ne peut toujours être dur, ni toujours être doux ; il faut qu'il soit tantôt terrible, tantôt indulgent. Et maintenant allons nous coucher ; car à la veille de combattre, il vaut mieux dormir que festoyer longtemps».

Ayant ainsi parlé, il se leva et se retira dans la tente de ses compagnons. Ceux-ci avec une grande joie dressèrent le lit du roi belliqueux, qui volontiers jouit du repos jusqu'à l'aurore.

Enfin la nuit divine disparut et les rayons du soleil éclairèrent les montagnes ; les hommes reprenaient l'ouvrage de tous les jours. Les Argiens, amoureux de la guerre funeste, aiguisaient leurs lances polies, leurs flèches et leurs javelots ; dès le matin ils préparèrent leur repas et celui de leurs chevaux, puis ils mangèrent promptement. Le vaillant fils de Péan les exhortait ainsi au combat :

«Allons, courons à la guerre ; que nul parmi vous ne s'arrête près des vaisseaux, avant que nous ayons renversé les nobles murailles et les hautes tours de Troie, avant que nous l'ayons réduite en cendres».

Il parla ainsi ; leur âme se réjouissait ; revêtant donc leurs armes et leurs boucliers, leur javelots à la main, leurs casques en tête, ils s'élançaient de leurs navires en troupes serrées, se soutenant les uns les autres à leur rang, et l'on eût dit à les voir marcher qu'ils n'étaient qu'un seul homme, tant ils étaient serrés et unis.


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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