L'Odyssée est un poème de l'après-guerre et du retour : le retour de la guerre de Troie. Comme tel, les événements qu'il évoque se situent chronologiquement après ceux que racontaient non seulement l'Iliade mais aussi toute une série d'autres poèmes épiques consacrés au siège, à la prise de la ville et aux retours le plus souvent funestes de nombre des protagonistes achéens de la guerre.

Comme l'Odyssée commence quasiment dix ans après cette victoire, il est assez facile et rapide de faire le bilan : si l'on ne compte pas ceux qui sont tombés au combat, seuls sont rentrés chez eux, après plus ou moins de difficultés, le vieux Nestor à Pylos, Ménélas et Hélène à Sparte. Agamemnon, sitôt arrivé à Mycènes, a quant à lui été assassiné par sa femme Clytemnestre : c'est ce qu'apprend le jeune Télémaque parti à la recherche de son père. La restriction du point de vue interdit de développer certaines allusions à d'autres destins, par exemple ceux de Néoptolème ou de Diomède.

Les retours heureux

A/ Nestor

Lorsque Télémaque entreprend, sous l'impulsion et la protection d'Athéna, un voyage qui le conduira dans les terres grecques, il aborde d'abord à Pylos, et commence ainsi par le héros le plus sage, le plus vieux, le plus pieux et donc le mieux protégé des dieux, Nestor (III, 173-195) :

Le dieu à qui nous demandions un signe l'accorda,
nous enjoignant de prendre par la haute mer
droit sur l'Eubée, pour échapper au plus vite au désastre.
Un bon vent aigu se leva ; et les vaisseaux
filèrent sur les routes des poissons ; la même nuit,
ils touchaient au Géreste où, pour tant d'espace arpenté,
plus d'une cuisse de taureau brûla pour Poseidon.
Au bout de quatre jours, les hommes de Diomède,
le dresseur de chevaux, mouillaient leurs vaisseaux balancés
devant Argos ; je débarquai ici : pas un instant,
le vent dont nous favorisait un dieu n'était tombé.
C'est ainsi, mon enfant, que je rentrai ignorant tout,
même qui fut sauvé et qui périt.
Mais tout ce que j'apprends dans mon palais, sans en bouger,
tu le sauras ; je ne cacherai rien : car c'est justice.
On dit les Myrmidons bien rentrés, ces lances glorieuses
que conduisait l'illustre fils du généreux Achille,
et Philoctète aussi, le splendide fils de Péas ;
Idoménée a ramené tous ses guerriers en Crète,
réchappés des combats, la mer n'en a point enlevé.

B/ Ménélas

Pour le frère d'Agamemnon en revanche, les choses ont été bien plus compliquées. Nestor apprend à Télémaque que le mari d'Hélène n'est revenu que tout récemment, le jour même où Oreste a tué Egisthe, pendant la huitième année (III, 305 sqq). Mais c'est à Ménélas lui-même qu'il revient de raconter au fils d'Ulysse ce qui lui est arrivé et qui l'a tellement retenu.

A la différence d'Ulysse, il n'a pas connu de terres surnaturelles, mais il a fréquenté pendant sept ans beaucoup de peuples historiques : il est allé à Chypre, en Phénicie et en Egypte, il a touché "les Ethiopiens, les Sidoniens et les Erembres, et la Libye enfin" (IV, 83-85) ; mais il a été retenu en Egypte sur l'île de Pharos pendant un temps qui lui a paru interminable. C'est au devin Protée qu'il doit d'avoir enfin appris comment rompre la malédiction divine et finalement rentrer chez lui (IV, 472-480) :

« Tu aurais dû, avant de t’embarquer, offrir à Zeus
Et aux autres divinités de belles hécatombes,
Si tu voulais rentrer rapidement dans ta patrie.
Car le sort t’interdit de voir les tiens, de retrouver
Ta solide maison et la terre de ta patrie
Avant d’avoir revu les eaux de l’Egyptos, le fleuve
Issu du ciel, et d’y avoir offert des hécatombes,
Aux Immortels qui possèdent le ciel immense :
Alors les dieux te rouvriront la route dont tu rêves. »

La mort en mer d'Ajax fils d'Oïlée

C'est aussi par Protée que Ménélas a appris le destin tragique du grand Ajax, mort en mer à cause de son attitude sacrilège au cours de la prise de Troie (IV, 499-510)

Ainsi, Ajax périt avec sa flotte aux longues rames ;
Poséidon le fit échouer d’abord aux grandes roches
Des Gyres, et le sauva des menaces des eaux ;
Il ne serait point mort, malgré la haine d’Athéna,
S’il ne s’était rendu coupable de grave insolence,
Proclamant qu’en dépit des dieux il échapperait au gouffre !
Poséidon l’entendit crier cette bravade ;
Aussitôt, saisissant de ses fortes mains son trident,
Il en frappa la roche Gyre et la fendit en deux :
Une moitié resta debout, l’autre sombra,
Où se tenait Ajax quand il fit cette grave faute ;
La roche l’entraîna parmi les vagues infinies.

Mais c'est surtout le destin tragique d'Agamemnon qui constitue le récit le plus important dans l'Odyssée, celui sur lequel un très grand nombre de personnages reviennent en permanence.

Le retour funeste d'Agamemnon

Agamemnon, le roi des rois, a conduit toute l'expédition des Achéens à Troie. Mais pour obtenir la faveur des dieux, il a dû, avant le départ, en payer le prix fort, puisqu'il a été contraint de sacrifier sa propre fille Iphigénie. Ce crime ne lui a jamais été pardonné par sa femme Clytemnestre. Par ailleurs, en tant que fils d'Atrée, Agamemnon est victime de la malédiction qui frappe toute la famille des Atrides ; cette fois, c'est Egisthe, le fils d'un frère d'Atrée assassiné, qui rumine sa vengeance. Le retour d'Agamemnon est d'autant plus risqué qu'il ramène avec lui sa captive troyenne Cassandre, ce qui a fort peu de chances de plaire à l'épouse légitime. Voilà pourquoi Agamemnon, de retour dans sa patrie, connaît un destin funeste.

Ce retour a eu lieu peu de temps après la fin de la guerre de Troie : il n'est donc pas mentionné dans l'Iliade. Au moment où commence l'Odyssée, c'est un événement déjà ancien qui, d'une manière extrêmement originale, est évoqué ou raconté à maintes reprises par des locuteurs différents.

A/ Evocation de Zeus (I, 28-43)

Le Roi des hommes et des dieux prit alors la parole
(il pensait, dans son âme, au noble Egisthe
que tua le fameux Oreste, fils d'Agamemnon) ;
tout à ce souvenir, il dit ces paroles ailées :
« Hélas ! voyez comment les mortels vont juger les dieux !
C'est de nous que viendraient tous les malheurs, alors qu'eux-mêmes
par leur propre fureur outrant le sort se les attirent,
ainsi qu'on vit Egisthe outrant le sort prendre à l'Atride
sa femme légitime, et le tuer à son retour,
sachant la mort qui l'attendait, puisque nous l'avions prévenu
par l'entremise du Veilleur éblouissant, Hermès,
de ne pas le tuer, de ne pas rechercher sa femme !
Car Oreste viendrait lui en faire payer le prix
dès qu'il aurait grandi et désirerait sa patrie...
Ainsi parla Hermès, bienveillant, sans persuader
les entrailles d'Egisthe : et maintenant, quel prix il a payé ! »

B/ Allusion de Mentes/Athéna à Télémaque (I, 298-302)

Ignores-tu la gloire qu'a conquise Oreste
dans le monde en ayant tué cet assassin,
Egisthe le rusé, qui lui avait tué son père ?
Or toi, ami, grand et beau comme te voilà,
sois courageux, pour être glorifié plus tard !

C/ Evocation de Nestor (III, 193-200)

Pour l'Atride, si loin que vous viviez, vous aurez su
son retour et la triste fin qu'Egisthe lui tramait :
non moins triste fut cependant le châtiment.
Aussi est-ce un grand bien que de laisser derrière soi
un fils, comme ce fils a fait payer le meurtrier,
Egisthe le rusé, qui lui avait tué son père.
Et toi, ami, grand et beau comme te voilà,
sois courageux, pour être glorifié plus tard !

et récit complémentaire à la demande de Télémaque (et III, 247-312)

Fils de Nélée, dis-moi la vérité :
comment l'Atride, le grand roi Agamemnon a-t-il péri ?
Où était Ménélas ? Quel piège lui machina donc
Égisthe le rusé, pour tuer bien meilleur que lui ?
Il faut que Ménélas ne fût point là, et qu'il courût
le monde tout ailleurs, pour que l'autre ait osé tuer... »
Nestor le Gérénien, Maître des chars, lui répondit :
« Sur ce point, mon enfant, je te dirai toute la vérité.
Tu as toi-même deviné ce qui fût advenu
si Ménélas le fauve, à son retour de Troie,
avait trouvé Égisthe encor vivant dans sa maison ;
sur ce mort, il n'eût même pas versé de terre,
mais les chiens, les oiseaux fussent venus le dépecer
dans la plaine, loin de la ville, et aucune Achéenne
ne l'eût pleuré : son crime avait été trop grand.
Tandis que nous restions là-bas à soutenir combat
sur combat, lui, tranquille au fond du pays des chevaux,
assiégeait la femme d'Agamemnon de ses douceurs.
Elle, certes ! d'abord, refusa l'acte abominable :
car la divine Clytemnestre était femme de bien ;
elle avait auprès d'elle un aède qu'Agamemnon,
partant pour Troie, avait adjuré de veiller sur elle.
Mais, lorsque le destin l'eut empoignée pour la dompter,
alors, cet homme fut conduit dans une île déserte
où on l'abandonna pour la pâture des oiseaux ;
elle voulut ce qu'il voulait, et il la prit chez lui.
Alors il fit brûler plus d'un cuisseau sur les autels,
alors il suspendit plus d'une offrande, or et étoffes,
pour avoir réussi ce crime auquel il n'osait croire !
Pendant ce temps, nous revenions ensemble de Troade,
l'Atride et moi, liés d'une étroite amitié;
mais, comme nous touchions au Sounion, le saint cap d'Athènes,
Apollon s'avança et vint soudainement frapper
de ses traits les plus doux le pilote de Ménélas
tenant en main la barre du navire, qui cinglait ;
c'était Phrontis, fils d'Onétor, lequel, mieux que personne,
savait tenir la barre où se déchaînaient les tempêtes.
Ménélas s'arrêta, en dépit de son impatience,
pour rendre les derniers devoirs à son compagnon mort.
Mais lorsque, reparti sur la mer aux couleurs de vin
dans ses profonds vaisseaux, il atteignit la côte abrupte
du Malée, l'Assourdissant voulut empêcher
son retour, déchaîna le sifflement des vents aigus
et fit s'enfler des vagues comme des montagnes.
De sa flotte coupée, il mena une part en Crète
où sur les bords de l'Iardanos vivent les Cydoniens.
On peut voir au cap de Gortyne, dans la brumeuse mer,
une roche de pierre nue qui tombe à pic dans l'eau ;
sur le flanc de ce pic le Sud pousse la grande houle
vers Phestos, et la houle par lui est repoussée.
Ils arrivèrent là; les hommes s'en tirèrent
non sans mal, les vaisseaux furent fracassés par les vagues
sur les écueils; seuls cinq vaisseaux bleus à la proue
par la houle et le vent furent entraînés en Égypte.
C'est ainsi qu'amassant vivres et or en abondance,
il croisa jusque chez les peuples d'autre langue ;
Égisthe cependant ourdissait ces horreurs
et, l'Atride tué, tout le peuple lui fut soumis.
Pendant sept ans, il gouverna Mycènes pleine d'or;
mais la huitième année vint son malheur, le noble Oreste,
rentré d'Athènes, qui tua le meurtrier ;
puis, quand il l'eut tué, il offrit le repas funèbre
pour son odieuse mère et pour le lâche Égisthe.
Ce jour-là revenait Ménélas vociférateur ",
ramenant des trésors autant qu'en pouvaient ses vaisseaux.

D/ Evocation de Ménélas (IV, 90-94)

Et cependant que moi, roulant ainsi, j'accumulais
beaucoup de biens, quelqu'un m'assassinait mon frère
par surprise, en secret, dans le piège de l'adultère !
Aussi n'ai-je plus de joie à régner sur ces richesses.

Récit de Protée à Ménélas (IV, 512-547)

Ton frère, lui, put échapper à bord de ses vaisseaux
Aux génies de la mort : la royale Héra le sauva.
Mais il allait doubler les abruptes falaises
Du Malée, quand une tempête l’enleva,
Le rejeta, tout gémissant, vers les poissons du large ;
Et quand, même de là, son retour parut assuré,
Les dieux firent tourner le vent, qui ramena l’Atride
A la pointe des champs, où Thyeste avait sa demeure
Autrefois, et où habitait alors son fils Egisthe.
Là, plein de joie, il mit le pied sur le sol de ses pères ;
Il touchait, baisait sa patrie ; et il pleurait
A chaudes larmes, heureux de revoir cette terre.
De sa guette, un guetteur le vit, qu’y avait apposté
Egisthe le rusé en lui promettant un salaire
De deux talents d’or fin ; il veillait là toute l’année,
De peur que débarqué à leur insu, il ne montrât sa force…
Il courut porter la nouvelle au Pasteur des nations.
Aussitôt, Egisthe conçut son traquenard :
Ayant choisi parmi le peuple vingt guerriers,
Il les cacha, et fit ailleurs apprêter un festin ;
Puis il descendit au-devant d’Agamemnon, Berger des peuples,
Avec des chars et des chevaux, méditant l’abomination.
Il l’amena chez lui, aveugle à sa mort, l’abattit
En plein repas, comme on tue un bœuf à la crèche.
Aucun ne survécut des compagnons qui le suivirent
Dans le palais d’Egisthe : ils furent tous tués sur place !

E/ Récit aux Enfers par Agamemnon lui-même (XI, 405-453)

Ainsi, lorsque la chaste Perséphone eut dispersé
de tous côtés les âmes de ces faibles femmes,
une autre âme survint, celle d'Agamemnon l'Atride,
en profond deuil ; d'autres l'accompagnaient, ceux qui périrent
avec lui chez Egisthe, et y trouvèrent leur destin.
Il me reconnut dès qu'il eut bu le sang noir ;
alors il gémit très haut et pleura de chaudes larmes,
tendant les mains vers moi pour me toucher :
hélas ! il n'avait plus cette vigueur et cette force
qu'il avait eues jadis dans son corps souple !
Je pleurai quand je le vis là, pris de pitié,
et je lui adressai ces paroles ailées:
« Très glorieux Atride, Agamemnon, roi des guerriers,
quelle espèce de mort cruelle t'a dompté ?
Serait-ce Poseidon qui t'a dompté sur tes navires
en suscitant le souffle déplorable d'âpres vents ?
Ou bien des ennemis qui t'auraient poursuivi sur terre
quand tu volais des boeufs ou de beaux troupeaux de brebis,
ou quand tu te battais pour une ville ou pour des femmes ? »
A ces mots il me dit aussitôt en réponse :
« Fils de Laërte, enfant de Zeus, industrieux Ulysse,
ce n'est pas Poseidon qui m'a dompté sur mes navires
ni aucun ennemi qui m'aurait poursuivi sur terre :
c'est Egisthe qui a préparé mon trépas,
aidé par ma maudite épouse, et m'a tué chez lui,
en plein repas, comme on tue un boeuf à la crèche.
Telle fut ma mort lamentable ; autour de moi, mes gens
furent tués jusqu'au dernier tels des porcs aux dents blanches
dans la maison d'un homme riche et très puissant
pour des noces, un repas d'écot ou un festin.
Tu as déjà vu massacrer plus d'un guerrier,
soit dans le corps à corps, soit dans la puissante mêlée,
mais ton coeur eût gémi profondément s'il avait vu
tout autour du cratère et des tables chargées de mets
nos cadavres couchés, et tout le sol fumant de sang !
J'entendis de la fille de Priam la voix piteuse,
Cassandre que tuait Clytemnestre rusée
par ma faute ; levant les mains, je retombai
à terre, expirant sous le glaive ; et la face de chienne
s'éloigna sans même vouloir, quand j'allais chez Hadès,
de ses mains me clore les yeux et me fermer la bouche !
Non ! il n'est rien de plus ignoble qu'une femme
qui, comme celle-là, médite cette action infâme,
le meurtre de l'époux de sa jeunesse : moi qui pensais
faire la joie de mes enfants et de mes serviteurs
en revenant chez moi ! Mais cette très perverse
s'est couverte de honte, et en a couvert pour toujours
les faibles femmes, même les plus vertueuses !»
A ces mots, je lui dis en guise de réponse :
« Hélas ! de quelle haine Zeus l'Assourdissant
poursuit-il votre race à travers les desseins des femmes
depuis toujours ! Pour Hélène, plus d'un de nous est mort,
et Clytemnestre te dressait ce piège en ton absence! »
A ces mots, il me dit aussitôt en réponse :
« Toi non plus, ne sois donc jamais trop doux, même à ta femme !
Ne va pas lui confier tous les projets que tu nourris : il est des choses à dire et d'autres à cacher.
Mais toi, la mort ne te viendra pas de ta femme :
elle est trop raisonnable, elle a l'esprit trop juste,
l'enfant d'Icare, la très sage Pénélope !
Oui ! nous avions laissé une toute jeune épousée
en partant pour la guerre : elle avait au sein un enfant tout petit,
qui doit siéger maintenant avec les hommes,
bienheureux... Car son père le verra à son retour,
et il embrassera son père, ainsi qu'il sied...
Mais cette femme, à moi, ne m'aura même pas laissé
me remplir les yeux de mon fils : elle osa me tuer avant !

Allusion d'Agamemnon à Achille (XXIV, 95-97)

Mais moi, qu'ai-je gagné, une fois la guerre achevée ?
Car, pendant le retour, Zeus m'ourdit une triste fin
entre les mains d'Egisthe et de ma compagne maudite !

Exclamation virtuelle d'Agamemnon à Ulysse (XXIV, 192-202)

« Heureux fils de Laërte, industrieux Ulysse,
tu as acquis avec ta femme une grande vertu !
Quelle femme de bien était l'irréprochable Pénélope,
fille d'Icare ! Comme elle se souvint d'Ulysse,
l'époux de sa jeunesse ! Ainsi, le nom de sa vertu
ne s'éteindra jamais, et les dieux souffleront aux hommes
de gracieux chants pour la tranquille Pénélope.
Alors que pour la fille de Tyndare, criminelle
qui tua le mari de sa jeunesse, un chant de haine
montera dans le monde, donnant mauvais renom
aux faibles femmes, et jusques aux plus vertueuses ! »

F/ Allusion d'Ulysse à Athéna (XIII, 383-385)

Hélas ! je devais donc subir l'affreux sort de l'Atride
Agamemnon en revenant dans mon palais,
si tu ne m'avais pas tout dit, déesse, comme il faut !

Ces multiples allusions au retour funeste d'un héros de la guerre de Troie qui avait une femme et un fils fonctionnent évidemment comme un contre-point rappelé en permanence pour établir un parallélisme entre les destins d'Agamemnon et d'Ulysse : Pénélope sera-t-elle une nouvelle Clytemnestre ? Télémaque aura-t-il la force d'âme de résister aux forces hostiles, et au besoin saura-t-il devenir un nouvel Oreste ? Ulysse, instruit par ces multiples récits, saura-t-il trouver le moyen d'éviter par la ruse ou la force un destin similaire à celui du roi des rois ?

Les héros de la guerre de Troie aux Enfers

Enfin, outre le destin d'Agamemnon, le sort de certains autres des guerriers morts sous les murs de Troie est évoqué au moment de cette nekyia, une nécromancie qu'Ulysse va pratiquer au pays des Cimmériens, aux portes de l'Hadès. Même si le but de son déplacement est d'aller interroger le devin Tirésias, il rencontre aussi certains de ses camarades de combat, et c'est l'occasion pour l'aède de l'Odyssée de réfléchir aux valeurs qui ont dominé dans leur vie de héros et qui ont motivé leur choix d'une vie brève mais glorieuse, célébrée dans l'Iliade.

A/ Achille

Ainsi demeurions-nous, échangeant ces tristes paroles,
immobiles, chagrins, pleurant à chaudes larmes.
Survint alors l'âme du Péléide Achille
et celles de Patrocle et d'Antiloque sans défaut
et d'Ajax, le premier pour la stature et la beauté
de tous les Danaëns après Achille sans défaut.
L'âme de l'Eacide aux pieds légers me reconnut
et, tout en gémissant, me dit ces paroles ailées :
« Fils de Laërte, enfant de Zeus, industrieux Ulysse,
malheureux, que vas-tu encore imaginer ?
Comment as-tu osé venir chez Hadès où demeurent
les morts privés de sens, les ombres des défunts ? »
A ces mots, je lui dis en guise de réponse :
« O Achille, fils de Pélée, le plus fort des Argiens,
je suis venu pour demander à Tirésias
qu'il me dise comment rentrer dans ma rocheuse Ithaque.
Je suis encor loin de la Grèce et n'ai pas mis
le pied chez moi, mais je peine toujours. Pour toi, Achille,
nul homme plus que toi ne fut ni ne sera heureux.
Jadis, de ton vivant, nous t'honorions autant qu'un dieu,
nous autres Grecs ; et maintenant, ici, parmi les morts,
tu règnes de nouveau : ne regrette donc pas la vie ! »
A ces mots, il me dit aussitôt en réponse :
« Ne cherche pas à m'adoucir la mort, ô noble Ulysse !
J'aimerais mieux être sur terre domestique d'un paysan,
fût-il sans patrimoine et presque sans ressources,
que de régner ici parmi ces ombres consumées...
»

B/ Ajax fils de Télamon

Les autres âmes de ces défunts morts
restaient tristes et immobiles, et chacune conta ses peines.
Seule pourtant l'âme d'Ajax, le fils de Télamon,
demeurait à l'écart, amère encor de la victoire
que j'avais remportée par jugement près des bateaux
pour les armes d'Achille, offertes par sa noble mère.
Des enfants des Troyens et Athéna avaient jugé.
Que n'avais-je plutôt eu le dessous en cette épreuve !
Sans ces armes, la terre eût craint de couvrir cette tête,
Ajax qui l'emportait par sa beauté et ses exploits
sur tous les Danaêns après Achille sans défaut !
J'allai donc l'aborder avec des mots très doux :
« Ajax, ô fils de Télamon, ne vas-tu pas,
même mort, oublier ton amertume de ces armes
maudites ? Car les dieux en ont tiré notre malheur :
en toi tomba notre plus fort rempart ; et depuis lors,
autant que sur la tête du puissant Achille,
nous pleurons sur ta mort. La faute n'en est à personne
qu'à l'affreuse haine de Zeus pour les troupes des Grecs
porteurs de lance, qui t'a infligé ce destin.
Mais approche, seigneur, afin d'entendre mes paroles
et mon récit : calme le feu de ton âme virile ! »
Ainsi parlai-je ; il ne répondit rien et s'éloigna
avec les autres âmes vers l'Erèbe des défunts.
Malgré son amertume, il m'eût parlé peut-être,
ou écouté; mais mon coeur préférait encore,
au fond de moi, voir les âmes d'autres défunts.