A son tour, le jeune roi à la face blanche, après s'être soulevé péniblement sur les fleurs d'or des coussins, prit la parole :

«Mon frère, je suis encore plus à plaindre que vous, moi, Melchior, Empereur de l'Inde, le maître d'un royaume où éclatent toutes les splendeurs de la terre, où les pierres précieuses pullulent sur le sol comme les fleurs des prairies. Mais moi-même et les rois mes serviteurs et la multitude inouïe de mes peuples, nous sommes les esclaves de dix mille dieux, partout présents, qui jamais ne sommeillent, jamais ne sourient.

Des prêtres sans nombre, d'un orgueil implacable, les plus savants, les plus riches de l'empire, des prêtres sans pitié qui jamais n'ont caressé une douleur humaine, haïssent les guerriers et méprisent le pauvre, accomplissent les rites affreux de ces dieux. Il n'est pas une vallée, pas une forêt, pas une montagne où ne s'élève un temple éblouissant dont les coupoles et les tours semblent défier le ciel. Là, jour et nuit, les prêtres prient pour eux seuls. D'énormes reptiles s'enroulent autour des idoles farouches et gardent des trésors dont une pièce d'or n'est jamais tombée dans la main d'un orphelin.

 

Parfois, sur un bûcher aussi haut que le temple, afin d'honorer la statue aux cent bouches dévorantes, ils brûlent des jeunes femmes plus gracieuses que l'aurore. Ces dieux n'aiment que la mort, ne donnent que la mort. Chaque printemps, des rives de leur fleuve sacré, ils évoquent la peste et lui jettent en pâture une moitié de mon empire et alors, dans les cités magnifiques, les vivants n'ont plus le courage d'ensevelir les morts.

Un prophète, un saint a tenté, il y a bien longtemps déjà, d'arracher les âmes à ces dieux de terreur ; mais il n'a su trouver d'autre salut que le renoncement à la vie, le sommeil profond de l'esprit, un sommeil vide de songes, sans amour ni espérance, et la retraite du corps, immobile et rigide, au sommet d'une colonne ou dans le creux d'un rocher. J'ai voulu échapper à ces deux religions sépulcrales. Un sage venu de très loin, des contrées de l'Occident, me dit un soir :

«Un dieu de bonté naîtra bientôt sur les confins de l'Asie. Mets-toi en route le long de la mer de Perse ; une étoile ignorée de tes prêtres te précédera ; elle fera couler ses rayons d'or sur le tabernacle du dieu et si celui-ci te bénit, tes peuples seront consolés ! »

Melchior et Gaspard s'endormirent fraternellement côte à côte près du brasero parfumé. Les deux troupes allumèrent des feux au bord du lac funèbre. Aux approches du jour, l'étoile miraculeuse pâlit ; elle s'éteignit au lever du soleil.

Les deux rois reprenaient chaque jour leur voyage au crépuscule. Jusqu'au soir, couchés sur le seuil de la tente, ils promenèrent silencieusement leurs regards des montagnes aux teintes fauves à la mer grise où le vent passait sans y tracer une seule ride. Melchior écoutait la musique plaintive des cithares ; Gaspard se fit chanter la sombre chronique de son grand-père, glorieux Fils du Ciel, à qui les Tartares sacrilèges avaient arraché les yeux et coupé la langue.


Ce conte d'Emile Gebhart a été publié pour la première fois dans Au son des cloches (1898).

L'édition présente est celle de Ferroud (1919) et les illustrations sont de Serge de Solomko.


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