Briséis


Briséis naquit sous le signe de la Génisse, seize ans avant le siège de Troie, dans l'île de Tityra dont son père Brisés était roi, — une de ces îles blanches et dorées qui s'égrènent comme les perles d'un collier dans le bleu profond de la mer d'Ionie.

Elle passa son enfance à jouer dans la cour de la maison de son père, sous les portiques peints de vives couleurs, dans le verger de son grand-père Rhexénor, ou sur le sable fin semé de coquillages. Elle avait des poupées d'argile ; elle élevait des cigales dans des cages faites de brins de paille. Et c'était une petite fille obéissante et tranquille, et toujours contente.

Devenue grande, elle vécut avec les servantes de sa mère. Les unes broyaient le blé sous la meule ; d'autres tissaient la toile; le fuseau tournait entre leurs mains aussi mobiles que le feuillage des peupliers et leurs tissus serrés brillaient comme de l'huile. Briséis surveillait leurs travaux. Elle les aidait à laver le linge à la fontaine. Les jours de fête, elle parait de guirlandes le temple d'Arlémis, patronne de l'île, chantait des cantiques avec les autres jeunes filles, et, vêtue de lin blanc, couronnée de roses blanches, marchait en tête de la confrérie de la déesse Vierge. Enfin Briséis était une jeune fille d'humeur douce, pieuse, soumise à ses parents et respectueuse des usages.

Elle vénérait son père, qu'elle voyait fort rarement. Car Brisés était souvent en guerre avec les rois des îles voisines. Parfois il revenait, couvert de sang à peine séché et traînant après lui un long butin, des bœufs, des moutons, et de belles étoffes et des vases de cuivre tout plein des charrettes. C'étaient alors des festins qui duraient des jours et des nuits et où Brisés conviait tous ses compagnons de guerre. Mais Briséis restait dans la chambre des femmes, car il eût été contraire à la bienséance qu'une jeune fille parût à table devant des étrangers.

* * *

Lorsqu'elle eut quinze ans, son père lui dit :

— Il est temps que tu te maries, et je t'ai trouvé un époux : notre voisin Mynès, roi de l'île de Mélissa. Il est riche, puissant et brave. Sois pour lui une compagne fidèle et soumise, de peur qu'il ne me reproche un jour de lui avoir fait un mauvais présent en lui donnant ma fille.

Briséis répondit :

— Je sais qu'il convient que les hommes commandent et que les femmes obéissent. Vous ne recevrez point, mon père, de reproches sur votre enfant.

Quand elle vit le roi Mynès, elle fut d'abord un peu effrayée par son air rude, sa haute taille et les crins qui hérissaient le cimier de son casque.

Et elle ne put s'empêcher de pleurer en quillant son père et sa mère.

Mais elle fit réflexion que cela était nécessaire, que cela arrivait à toutes les jeunes filles. En même temps elle était fière d'avoir une robe de laine très fine, couleur de safran pâle et brodée de soie violette, et un collier d'or et des pendants d'or à ses oreilles. Puis elle se disait que Mynès, étant si fort, la défendrait mieux qu'un autre, et que, plus l'époux est puissant, plus la femme vit en sécurité sous sa loi, et éprouve même d'orgueil à y vivre.

Elle fut heureuse dans le palais de Mynès. Elle se réjouissait de s'asseoir à la table de son mari et d'écouter les récits de ses hôtes. Elle admirait la vaillance des hommes et s'ébahissait de leurs aventures. Réservée dans son attitude, elle veillait silencieusement à ce que rien ne manquât aux convives Et Mynès l'appréciait pour son économie et pour la bonté de son caractère.

* * *

Cependant la flotte des Achéens vint à passer par là. Soupçonnant Mynès d'être l'allié des Troyens, ils coulèrent ses vaisseaux et descendirent dans l'île. Mynès fut tué à la tête de ses soldats. Les Achéens pillèrent les maisons, massacrèrent la moitié des habitants et firent les autres prisonniers.

Briséis s'était retirée avec ses servantes dans la chambre la plus secrète du palais et, tombée sur les genoux, les cheveux défaits, elle entourait de ses bras l'autel d'un petit dieu en qui elle avait une confiance particulière.

Les vainqueurs forcèrent la porte, et les femmes se crurent perdues.

Mais un jeune chef (c'était Patrocle), l'air très doux, presque semblable de visage à une jeune fille, dit aux soldats :

— N'effrayez point ces femmes et ne leur faites pas de mal. On vous les partagera demain. Elles vous seront d'une compagnie d'autant plus plaisante que vous ne les aurez point maltraitées.

Puis, s'approchant de Briséis avec bonté, il lui apprit doucement que son mari avait été tué par le divin Achille, et que son père et ses trois frères avaient eu le même sort, la veille, dans l'île de Tityra. Et il promit de lui faire rendre le corps de son époux.

Briséis pleura, avec ses servantes, sur le corps de Mynès. Elle-même le lava, le peigna, le parfuma, et prit soin qu'il fût brûlé, la nuit, sur un bûcher de bois odoriférants. Et, tandis que la fumée noire montait tout droit dans l'air calme baigné de lune, elle psalmodia lentement l'hymne funèbre.

* * *

Le lendemain, sur la grande place attenant au palais, tout le butin fut entassé : femmes, bœufs, porcs, moutons, sacs de blé, amphores pleines de vin, bassins de cuivre, trépieds et tapis précieux.

Et l'on procéda au partage.

Briséis souhaitait dans son cœur d'être adjugée à Patrocle ; mais ce fut Achille qui l'obtint.

Le fils de Pélée la prit par la main et lui dit :

— Viens sur mon navire, et ne pleure pas. Il est sage de se soumettre à la destinée. La tienne est de perdre, jeune encore, ton époux et ta douce patrie. La mienne est de mourir dans ma fleur, après avoir rempli de mes actions la mémoire des hommes. Je ne serai pas pour toi un maître dur ni exigeant. Tu es belle, et c'est un grand don. Celle qui a la beauté n'est jamais tout à fait à plaindre, car sa vue seule met de la joie dans tous les yeux et incline les cœurs à lui complaire.

Mais deux ruisseaux continuaient de couler le long des joues de Briséis. Alors Patrocle la prit à part :

— Il ne faut pas contrister Achille, car il est le plus beau, le plus vaillant et le plus intelligent des hommes. Je l'aime plus que mon père et ma mère et plus que toutes les femmes, et je me félicite que la plus belle et la plus douce des captives lui ait été donnée pour sa part de butin. Il te traitera avec douceur et, après la guerre, il t'emmènera dans la Phthie, au pays des Myrmidons et, là, il te prendra pour femme.

Briséis sécha ses larmes et, ramenant son voile sur ses yeux :

— J'aimerai Achille, répondit-elle, parce que vous le voulez et parce qu'il est votre ami.

* * *

Briséis fut heureuse, devant Troie, sous la tente d'Achille. Elle y menait presque la même vie que naguère dans sa maison de Mélissa, dirigeant les autres captives et leur distribuant la tâche. Les nouvelles du siège les amusaient, leur fournissaient des sujets de conversation. Souvent Briséis s'entretenait avec Patrocle ; ils parlaient ensemble du passé, des merveilleuses aventures des chefs de l'armée, et surtout des exploits d'Achille. Elle interrogeait aussi Patrocle sur Priam, Hécube, Hector, et elle s'indignait contre Hélène.

Quelquefois, de l'intérieur de la tente, elle assistait aux exercices et aux jeux des chefs, à l'escrime de l'épée et de la lance, et aux courses de chars. Par les beaux soirs, Achille, assis au bord de la mer glacée d'argent, chantait la gloire des anciens guerriers en s'accompagnant de la lyre. Patrocle, Briséis et les captives écoutaient; et le chant flottait légèrement dans l'espace bleuâtre, au-dessus des fanaux du camp silencieux, vers les lointaines étoiles...

Or, la peste ravagea, l'armée des Achéens. Apollon se vengeait ainsi du roi des rois, qui avait refusé de rendre la fille du prêtre Chrysès.

Achille ayant assemblé les chefs, Agamemnon fut contraint de céder. Mais il jura que, en retour, il enlèverait au fils de Pélée sa captive Briséis. Lorsque les hérauts Eurybatès et Talthybios vinrent la chercher, Briséis n'y comprit rien, car elle ignorait ce qui venait de se passer. Toutefois elle les suivit sans résistance. Elle demanda seulement à Patrocle :

— Pourquoi m'emmène-t-on ?

— Hélas ! dit Patrocle en détournant la tête.

Comme elle sortait de la tente, elle aperçut Achille qui, assis à l'écart, près du rivage, le menton sur ses deux mains, regardait au large les vagues sombres. Briséis pleura abondamment.

Mais Agamemnon affecta de la traiter avec égards, de peur qu'elle ne le jugeât plus grossier qu'Achille. Elle fut donc heureuse sous ïa tente d'Agamemnon. Elle y était en plus nombreuse compagnie que chez le fils de Pélée, et mieux placée encore pour savoir les nouvelles. Souvent, par les tentures adroitement écartées, elle apercevait les autres chefs, Ulysse, Diomède, Nestor, les deux Ajax, qui venaient festoyer chez l'Atride et délibérer avec lui. Et elle se disait que, étant la captive préférée du roi des rois, elle était donc la femme la plus considérable de l'armée.

* * *

Cependant les Achéens, dans presque toutes les rencontres, étaient vaincus par les Troyens. L'humeur d'Agamemnon s'assombrissait de jour en jour. Il mordait ses poings de colère, poussait rudement du pied les vases d'airain dont sa tente était décorée . Ou bien il restait de longues heures assis sur les riches tapis, dans un coin de sa tente, la tête basse, et sa barbe noire appuyée contre le creux de sa poitrine.

Et Briséis songeait qu'elle ne tarderait pas à passer aux mains des Troyens, et que sans doute elle serait la captive de ce redoutable Hector dont elle entendait parler si souvent. Et cette idée lui inspirait un peu de frayeur et un peu de curiosité, avec un sentiment de résignation anticipée.

* * *

Mais Agamemnon, ayant reconnu qu'Achille pouvait seul sauver l'armée des Achéens, lui fit porter des paroles de paix et lui proposa de lui rendre Briséis s'il consentait à combattre.

Achille refusa d'abord. Mais, quand Patrocle eut été tué par Hector, il déclara qu'il acceptait les offres du roi des rois, afin de pouvoir venger son ami.

La réconciliation des deux chefs se fit avec solennité, en présence de toute l'armée. Agamemnon jura «par Zeus, par la Terre, par le Soleil et par les Erinnyes » qu'il n'avait jamais touché la captive d'Achille. Briséis, en entendant cela, ne put s'empêcher de sourire, car elle savait bien le contraire.

* * *

Briséis pleura en quittant la tente d'Agamemnon. Elle s'était peu à peu attachée au roi des rois, n'ayant eu qu'à se louer de lui.

Mais, en voyant près de la tente d'Achille le corps de Patrocle, elle conçut plus de douleur de la mort de son ami que de toutes ses infortunes passées. Et c'est, en effet, le seul moment où le poète Homère nous peigne l'attitude et nous rapporte les discours de la captive Briséis :

« Elle se précipite sur le corps de Patrocle en jetant un cri perçant ; de ses mains elle meurtrit son sein, son cou délicat, son charmant visage et, fondant en larmes, belle comme une déesse, elle s'écrie :

— Patrocle, ami le plus cher au cœur d'une infortunée, en quittant cette tente je te laissai vivant, et à mon retour, ô chef des peuples, je te trouve mort. Oh ! comme mes malheurs s'enchaînent sans fin ! Le jeune époux que m'avaient choisi mon père et ma vénérable mère, je l'ai vu devant nos remparts déchiré par l'airain aigu. O Patrocle ! tu voulais arrêter mes pleurs lorsque l'impétueux Achille eut immolé mon mari et détruit la ville de Mynès ; tu me disais que le noble fils de Pelée me prendrait pour femme. Et maintenant, c'est sur toi que je verse des larmes intarissables, noble héros toujours plein de douceur. »

Après quoi, Briséis lava elle-même le corps de Patrocle, le peigna, le parfuma, et, tandis qu'il se consumait sur un bûcher de bois odoriférants, elle psalmodia lentement l'hymne funèbre.

* * *

Elle fut, de nouveau, assez heureuse sous la tente d'Achille. Elle y retrouvait d'anciennes habitudes ; et les autres captives lui témoignaient encore plus de déférence depuis que les chefs les plus illustres se l'étaient disputée et qu'elle avait été la compagne du roi des rois.

Peu de temps après, Achille fut tué par Déiphobe.

Briséis pleura abondamment.

Elle lava le corps, le parfuma, et, tandis qu'il se consumait sur le bûcher de bois aromatiques, elle psalmodia soigneusement l'hymne des funérailles.

* * *

Le fils d'Achille, Néoptolème, vint occuper la tente de son père et eut ses captives en héritage.

Briséis vécut heureuse sous la tente de Néoptolème. Elle était pour lui un peu comme une mère, car il n'avait pas dix-huit ans, et elle en avait vingt-six.

Aussi, quand, après la prise d'Ilion, Néoptolème eut emmené à Buthrote, en Épire, la veuve d'Hector, Andromaque, dont il était amoureux, Briséis ne fut point jalouse.

Et elle vécut heureuse dans le palais de Buthrote, comme sous la tente de Néoptolème, comme sous la tente d'Achille, comme sous la tente d'Agamemnon, comme dans le palais de Mélissa, et comme dans le palais de Tityra.

Néoptolème, repoussé par la veuve d'Hector, prenait Briséis pour confidente de sa passion et de son chagrin ; et elle essayait de le consoler.

Elle était aussi pour lui une excellente ménagère, prenant soin de ses vêtements, préparant elle-même les mets qu'il préférait, et tenant sa maison dans un ordre irréprochable.

Elle vieillit ainsi, pleine de sérénité et de douceur.

Elle racontait volontiers ses aventures aux autres captives. Elle disait :

— Au milieu de tant de traverses, je n'ai jamais été entièrement malheureuse, parce que j'ai toujours fait mon devoir. J'ai aimé mon père et ma mère. J'ai aimé mon mari. J'ai aimé Achille. J'ai aimé Agamemnon. J'ai aimé Achille une seconde fois, et j'ai aimé le fils d'Achille.

— Et Patrocle ? lui demanda un jour une jeune captive.

Briséis ne répondit point, mais demeura longtemps rêveuse.