Pallas, fils d'Evandre


Pallas avait dix-huit ans. Son père Evandre était roi de Pallantée, colonie arcadienne. Les habitants de ce petit royaume menaient une vie simple et rude ; à la fois laboureurs, chasseurs et soldats, car ils étaient continuellement exposés aux agressions des Volsques et des Rutules.

Enfant grave et pieux, Pallas croyait d'une foi profonde aux beaux destins de sa petite patrie.

Pallantée était un village au milieu des champs, sur le bord du Tibre. La maison même du roi n'avait qu'un toit de chaume. Mais ce coin de terre était comme ensemencé de forces mystérieuses et consacré par des présages émouvants. Un bois proche du village inspirait une vénération particulière. Les Arcadiens disaient : «On ne sait quel dieu, mais un dieu y habite». C'est que ce bois marquait l'emplacement futur de la ville de Rome. Mais, en ce temps-là, les loups s'abritaient et les fouines creusaient leurs trous sous le rocher surplombant qui devait être la Roche Tarpéienne, et le Capitole n'était encore qu'un tertre hérissé de buissons sauvages.

Un oracle disait que les destins heureux commenceraient pour Pallantée «le jour où un serpent d'or viendrait de la mer à la ville à travers la forêt». Et c'est pourquoi, très souvent, dans ses chasses ou ses promenades par les hautes futaies, Pallas guettait le «serpent d'or».

Cependant Enée venait d'aborder sur la terre italique. Conseillé en songe par le dieu du Tibre, il remontait le fleuve avec trois birèmes chargées de soldats, afin d'aller à Pallantée solliciter l'alliance du roi des Arcadiens. Et les eaux solitaires du fleuve et les forêts qui ombrageaient ses deux rives s'étonnaient de l'éclat des boucliers troyens et des peintures dont les birèmes étaient décorées.

Or, ce jour-là, le roi Evandre et ses compagnons célébraient dans une clairière, par un grand repas, le fête de leur ancien hôte Hercule. Pallas aperçut le premier, le convoi de barques peintes, couronnées de boucliers et d'armes étincelantes, et qui semblait serpenter à travers les grands arbres. Il cria : «L'heure est venue. Voici le serpent d'or».

Evandre reçut Enée avec de grands honneurs. Tandis que les Arcadiens étaient assis sur des bancs de gazon, il réserva au chef des Troyens un fauteuil d'érable, recouvert d'une peau de lion. Il lui fit visiter son agreste royaume, et conclut avec lui une sincère alliance.

Pallas était content. Il montait un joli cheval ; et le roi Enée lui avait fait présent de belles armes, telles que n'en fabriquaient point les artisans de la rustique Pallantée. Il savait pourquoi il vivait, et que sa mort comme sa vie servirait à quelque chose de grand et qui durerait après lui. 11 allait à la bataille comme à une orgie sacrée.

Dans un des premiers engagements, il se trouva en face d'un jeune cavalier rutule, très beau de visage, et qui le provoqua, d'une voix harmonieuse, par des paroles violentes. Pallas fit de son mieux ; mais, après quelques passes d'armes, il reçut à la cuisse une blessure profonde, tomba de son cheval, perdit beaucoup de sang et s'évanouit.

Quelques heures plus tard, il reprit ses sens dans un enclos de pieux solides, gardé par des archers, où les Rutules avaient enfermé les prisonniers d'importance, pour des échanges utiles.

Une vieille femme vint panser sa plaie. Il ne fut point maltraité, non plus que les autres captifs. On leur donna même du vin et on leur jeta des quartiers de viande.

Le lendemain, une jeune fille entra dans l'enclos, accompagnée de deux grands chiens. Elle était vêtue d'une tunique militaire ; mais sa gorge gonflait légèrement la laine bise, sa bouche était pure et délicate, et de lourdes tresses blondes chargeaient sa petite tête sérieuse.

C'était la guerrière Camille, l'alliée des Rutules.

Pallas reconnut en elle le jeune cavalier qui l'avait blessé, la veille, d'un coup de lance.

Camille annonça aux prisonniers que, l'échange étant conclu, ils pouvaient regagner le camp troyen. Elle ne les regarda qu'à peine et sortit de l'enclos en appelant ses chiens.

Pallas resta couché toute une semaine (car sa blessure n'était pas encore cicatrisée) dans le palais de chaume du roi Evandre. Son père le consolait et l'exhortait à la patience, et l'enfant Ascagne lui tenait compagnie. Mais l'adolescent demeurait triste. Il sentait vivement la honte d'avoir été vaincu par une femme et n'en pouvait détourner sa pensée.

Sitôt guéri, il fit, sur une roche de la clairière, des libations de lait et de vin au dieu innomé de la forêt où Rome devait s'élever un jour. Puis il se rendit à la bataille, avec un grand désir de vengeance.

Au plus épais de la mêlée, non loin de l'endroit où il s'escrimait, il aperçut Camille aux prises avec un cavalier troyen, nommé Darès. Il poussa son cheval et arriva près d'elle juste au moment où Darès, l'ayant désarçonnée, la tenait à sa merci.

Pallas cria : «Tue ! tue ! » Mais il vit les yeux et la bouche de la guerrière ; et, comme si quelque autre que lui-même agissait à sa place, il détourna du sein de Camille la lance de son adversaire, ce qui permit à la jeune fille de se raffermir sur ses étriers et de porter à Darès un coup mortel...

Pallas le vit glisser à terre, remuer quelques instants ses jambes et ses bras, puis rendre l'âme dans un flot de sang. Epouvanté de ce qu'il avait fait, il voulut rejoindre Camille et venger sur elle la mort de son compagnon ; mais la guerrière blonde avait disparu.

Chaque armée rentra dans son camp, la bataille étant restée indécise.

Nul Troyen n'avait vu Pallas détourner le fer qui menaçait Camille, et nul ne comprenait la douleur farouche du fils d'Evandre et son désespoir sans paroles.

Pallas songeait qu'il avait commis un double crime contre sa patrie et ses dieux, en sauvant les jours de leur ennemie et en causant la mort d'un de leurs défenseurs. Mais ces deux crimes, il savait bien qu'il n'y avait pas consenti ; et il en concluait qu'il était possédé de quelque démon hostile à la grandeur de la cité arcadienne.

En vain, pour se délivrer du sortilège, il se purifia dans les fontaines du bois sacré, consulta des sorcières, but des breuvages et récita des formules magiques. L'ombre de Darès terrifiait ses nuits ; mais, plus souvent encore, il revoyait Camille en songe, telle qu'elle lui était apparue dans l'enclos des prisonniers, les jambes nues, la taille libre, les yeux adoucis par l'ombre des tresses d'or. Elle s'approchait de lui ; et, malgré lui, il tendait les bras à cette belle ennemie. Et, le jour venu, tandis qu'il se rappelait ce songe et s'efforçait de s'en indigner, il le continuait jusqu'au soir.

Il crut alors que le démon qu'il enfermait dans son sein ne lui permettrait plus jamais de diriger contre cette femme son glaive, ses javelots ou sa lance, et qu'il n'avait qu'un moyen de s'affranchir de cette possession. Par son sang versé, et non autrement, il apaiserait les mânes de Darès, échapperait à Camille et au maléfice de sa beauté, expierait le tort qu'il avait fait à sa patrie et ramènerait sur elle la faveur des dieux.

Il résolut donc de mourir.

... Ce jour-là, Pallas se battit en furieux.

«Le premier que le destin amène sous ses coups, c'est Lagus. Lagus s'efforçait de soulever une énorme pierre, quand le fils d'Evandre lui enfonça son javelot entre les omoplates. Le vainqueur s'inclinait pour arracher le trait, arrêté dans l'épine dorsale. Hisbon se flatte de le surprendre et fond sur lui ; mais Pallas se retourne brusquement et lui plonge son épée dans les entrailles. Sthénélus suit bientôt Hisbon. Et vous aussi, vous tombez dans les champs rutules, Laris et Thymbès, intéressants jumeaux, si parfaitement ressemblants que vos parents eux-mêmes vous prenaient quelquefois l'un pour l'autre. Mais le glaive de Pallas met entre vous une différence péremptoire, car il tranche la tête de Thymbès et coupe la main de Laris, qui séparée du bras, cherche à s'y rejoindre et agite encore ses doigts pour ressaisir le fer...» (Enéide, X, 380-397)

A ce moment, Pallas vit Camille qui, ayant perdu son cheval, accourait, l'épée en avant.

Le fils d'Evandre, les bras grands ouverts et la poitrine offerte, se jeta de toutes ses forces sur l'épée tendue, en invoquant ses dieux.