Troisième partie, chapitre 14 - La mort du petit Rufius

Lygie, en une longue lettre écrite à la hàte, disait pour jamais adieu à Vinicius. Elle savait que plus personne n'avait le droit de venir à la prison, et qu'elle ne verrait Vinicius que quand elle serait dans l'arène. Et elle le priait d'assister aux jeux, car elle voulait le voir encore une fois dans sa vie.

« Que le Christ, écrivait-elle, me délivre maintenant ou à ma mort, n'importe : il m'a promise à toi par la bouche de l'Apôtre ; donc je suis tienne. » Et elle l'adjurait de ne la point regretter, de ne point se laisser abattre par la douleur. La mort ne brisait point les liens de la foi jurée. Avec la confiance d'un enfant, elle assurait Vinicius qu'immédiatement après le supplice de l'arène, elle dirait au Christ que son fiancé Marcus était resté à Rome, et qu'il la regrettait de tout son cœur. Et elle pensait que peut-être le Christ permettrait à son âme de revenir auprès de lui, un moment, pour lui montrer qu'elle était vivante, qu'elle ne se souvenait pas du supplice et qu'elle était heureuse.

Toute la lettre respirait le bonheur et l'espoir. Elle ne renfermait qu'un seul désir concernant les choses d'ici-bas : Lygie demandait. que Vinicius enlevât son corps du spoliaire et l'enterrât comme sa femme dans la tombe où lui-même devait reposer un jour.

Lui, lisait cette lettre, l'âme déchirée ; mais il lui semblait impossible que Lygie pût périr sous la dent des bêtes féroces, que le Christ n'eût point pitié d'elle.

Rentré chez lui, il répondit qu'il viendrait tous les jours sous les murs du tulianum pour attendre l'instant où le Christ en ferait crouler les murs. Il l'adjura de croire que Christ pouvait encore la sauver dans le cirque même. Le grand Apôtre implorait Dieu à cet effet, et l'heure de la délivrance était proche !

Le centurion converti devait lui porter cette lettre le lendemain.

Le lendemain, quand Vinicius vint à la prison, le centurion quitta les rangs et s'avança vers lui :

— Écoute-moi, seigneur. Le Christ, qui t'a éprouvé, vient de te montrer sa faveur. Cette nuit sont venus les affranchis de César et du préfet choisir pour le plaisir de leurs maîtres des vierges chrétiennes ; ils se sont enquis de ta fiancée, mais le Seigneur lui a envoyé la fièvre qui fait mourir les prisonniers du tulianum, et ils ne l'ont point prise. Hier soir déjà, elle n'avait plus sa connaissance. Oue le nom du Sauveur soit béni ; cette maladie, qui l'a sauvée de l'outrage, peut aussi la sauver de la mort.

Vinicius s'appuya d'une main sur l'épaulière du soldat afin de ne pas tomber ; celui-ci continua :

— Rends grâce à la miséricorde du Seigneur. Ils avaient saisi Linus et l'avaient mis à la question, mais, voyant qu'il agonisait, ils l'ont rendu. Peut-être, elle, te la rendront-ils aussi maintenant. Et le Christ lui accordera la santé.

— Tu as raison, centurion. Christ, qui l'a sauvée de la honte, la sauvera de la mort, dit-il d'une voix douce.

Et, après être resté jusqu'au soir sous les murs de la prison, il rentra chez lui et dit à ses gens d'aller chercher Linus et de le porter dans une de ses villas suburbaines.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Pétrone, de son côté, avait décidé d'agir encore. Il avait déjà vu l'Augusta, il se rendit une seconde fois auprès d'elle. Il la trouva au chevet du petit Rufius. L'enfant délirait, le crâne fracassé. Uniquement occupée de sa douleur, elle ne voulait même pas entendre parler de Lygie et de Vinicius. Mais Pétrone la terrifia.

— Tu as offensé une divinité nouvelle et inconnue. Toi, Augusta, tu vénères, paraît-il, le Jéhovah des Hébreux ; mais les chrétiens prétendent que le Christ est son fils ; demande-toi si tu n'es pas poursuivie par le courroux du père. N'est-ce point leur vengeance qui t'a atteinte et la vie de Rufius ne dépend-elle pas de tes actes à venir ?

— Oue veux-tu que je fasse ?

— Apaise les divinités irritées.

— Comment ?

— Lygie est malade. Use de ton influence auprès de César et de Tigellin, afin qu'on la rende à Vinicius.

— Crois-tu donc que je le puisse ? demanda-t-elle, désespérée.

— Alors, tu peux autre chose. Si Lygie guérit, elle doit aller à la mort. Va au temple de Vesta et exige que la Virgo Magna se trouve par hasard aux abords du tulianum au moment où l'on fera sortir les prisonniers pour les mener à la mort. Qu'elle ordonne de mettre cette fille en liberté. La Grande vestale ne peut pas te le refuser.

— Mais si Lygie meurt de la fièvre ?

— Les chrétiens assurent que le Christ est vindicatif, mais juste : peut-être l'apaiseras-tu par la seule intention.

— Qu'il me donne un signe qu'il sauvera Rufius.

Pétrone haussa les épaules.

—Je ne viens pas en qualité d'ambassadeur du Christ, divine ! Je viens simplement te dire ceci : sois en bons termes avec tous les dieux, — les romains et les étrangers.

— J'irai, dit Poppée d'une voix brisée.

Pétrone respira.

— Enfin, me voilà arrivé à quelque chose, songea--t-il ; et en rentrant il dit à Vinicius :

— Demande à ton Dieu que Lygie ne meure pas en prison, car si elle vit, la Grande vestale la délivrera. L'Augusta elle-même va le lui demander.

Vinicius le regarda avec des yeux brillants de fièvre et répondit. :

— Christ la délivrera.

Poppée, qui, pour sauver Rufius, était prête à offrir des hécatombes à tous les dieux de l'univers, se rendit le même soir chez les vestales, au Forum, confiant la garde de l'enfant à la fidèle Sylvie, son ancienne nourrice à elle.

Mais au Palatin le sort de l'enfant avait été résolu déjà. A peine la litière de l'impératrice eut-elle dépassé la grande porte, que deux affranchis de César entrèrent dans la pièce où était couché le petit Rufius : d'eux se jeta sur la vieille Sylvie et la bâillonna ; l'autre, la frappant d'un petit sphinx de bronze, l'étourdit sur le coup.

L'enfant ne se rendait pas compte de ce qui se passait, et leur souriait en fermant à demi ses jolis yeux, comme essayant de les reconnaître. Enlevant la ceinture de la nourrice, ils la lui enroulèrent autour du cou et serrèrent. Le petit cria « maman » et expira sans difficulté.

Alors, ils l'enveloppèrent dans une étoffe et galopèrent vers Ostie, où ils jetèrent le corps dans la mer.

Poppée, ne trouvant point la Grande vierge, qui était allée chez Vatinius avec les autres vestales, rentra au Palatin. Au spectacle du berceau vide et du cadavre déjà froid de Sylvie, elle s'évanouit. Revenue à elle, elle se mit à crier, et ses cris sauvages retentirent pendant toute la nuit et la journée du lendemain.

Mais le troisième jour César lui ordonna de venir à un festin ; elle vêtit la tunique améthyste et s'y rendit. Et elle resta assise avec un visage de pierre, blonde et muette, merveilleuse et sinistre, — comme un ange de mort.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904