Troisième partie, chapitre 5 - Un pain et un toit

La Ville brûlait toujours. Le Grand Cirque s'était écroulé. Le vent avait tourné et soufflait maintenant du côté de la mer, avec une violence démoniaque, fouettant le Cælius, le Viminal et l'Esquilin de flammes, de tisons et de braise ardente.

Pourtant on s'occupait d'organiser le sauvetage.

Le troisième jour seulement, par ordre de Tigellin, lequel était enfin arrivé d'Antium, on commença à démolir des rangées de maisons sur l'Esquilin, afin que le feu, faute d'aliment, s'éteignît de lui-même, mesure tardive pour conserver le peu qui restait de la Ville.

Déjà, le deuxième jour, on avait senti la morsure de la faim, car les immenses réserves de nourriture entassées dans la Ville flambaient, et nul n'avait songé à faire venir de nouveaux approvisionnements.

Ce n'est qu'après l'arrivée de Tigellin qu'on expédia à Ostie des ordres de ravitaillement ; mais déjà le peuple avait pris une attitude menaçante.

La maison de l'Aqua Appia, qu'occupait provisoirement Tigellin, était entourée de nuées de femmes, qui, du matin au soir, hurlaient : « Du pain et un toit » En vain, les prétoriens venus du camp principal, situé entre les Routes Salaria et Nomentana, tentaient de maintenir un simulacre d'ordre. Là, on résistait ouvertement, les armes à la main ; plus loin, des hommes sans armes s'écriaient : « Osez donc nous égorger en face de cet incendie ! » On maudissait César, on maudissait les augustans et les prétoriens ; l'effervescence croissait d'heure en heure, et Tigellin, en contemplant de nuit les flammes qui investissaient la Ville, songeait que c'étaient là les feux de campement de l'ennemi.

Quand, à la nuit, les premiers approvisionnements arrivèrent, la foule démolit la porte principale de l'Emporium, du côté de l'Aventin, et s'empara des munitions. A la lueur de l'incendie on se battait pour les pains, dont une grande quantité fut foulée aux pieds ; et la farine des sacs éventrés joncha de neige tout l'espace compris entre les granges et l'arc de Drusus et Germanicus. Le scandale cessa quand les soldats, cernant les magasins, eurent attaqué la foule à coups de flèches.

Jamais, depuis l'invasion des Gaulois de Brennus, Rome n'avait subi un désastre tel. Mais alors, le Capitole était resté indemne ; aujourd'hui, le Capitole mème était cerclé d'un effroyable anneau ardent. Et, la nuit, quand le vent écartait le rideau de flammes, on pouvait voir les rangées de colonnes du temple supérieur consacré à Jupiter luire, rosâtres.

On racontait que, par ordre de César, les provinces d'Asie et d'Afrique seraient dépouillées de toutes leurs richesses qui seraient partagées entre les habitants de Rome, de façon que chacun pût rebâtir sa demeure. Mais, en même temps, on lançait la nouvelle que l'eau des aqueducs avait été empoisonnée et que Néron voulait détruire la Ville et anéantir les habitants jusqu'au dernier, pour passer en Grèce ou en Égypte et de là régner sur l'univers. Tous les bruits se répandaient avec la rapidité de l'éclair. La croyance chrétienne, que le monde devait être détruit par le feu, se propageait aussi parmi les fidèles des divinités païennes.

Les soldats, avec l'aide d'une partie des habitants, continuaient à démolir les maisons de l'Esquilin, du Cælius et du Transtévère, qui put être préservé en grande partie. Mais, dans la Ville même, des trésors sans nombre, accumulés par des siècles de victoires, étaient la proie des flammes : des oeuvres d'art inestimables, des temples, et les plus précieux souvenirs du passé romain et de la gloire romaine.

Dans chacune de ses lettres, Tigellin suppliait César de revenir pour apaiser, par sa présence, son peuple désespéré. Mais Néron ne se mit en route que le jour où les flammes eurent atteint la Domus Transitoria.

Alors il accourut à étapes forcées, afin de ne point manquer le moment où l'incendie serait au zénith de sa puissance destructrice.