Troisième partie, chapitre 7 - Vinicius, je te baptise |
Les paroles de l'Apôtre avaient rétabli la
confiance dans l'âme des chrétiens. Ils
quittèrent un à un les catacombes, et
rentrèrent dans leurs demeures provisoires. Quelques-uns
même s'acheminèrent vers le
Transtévère, car la nouvelle circulait que le vent
soufflant maintenant vers le fleuve, le feu avait cessé
de s'étendre.
Pierre, accompagné de Vinicius et de Chilon, quitta aussi
le souterrain. Des gens venaient baiser les mains et le bord du
vêtement de l'Apôtre ; des mères lui
tendaient leurs enfants, d'autres s'agenouillaient dans le
couloir obscur, et, levant vers lui leurs lampes, imploraient sa
bénédiction ; d'autres le suivaient en chantant.
Le moment n'était point propice aux requêtes. De
même, dans le ravin. Ce n'est qu'après avoir
atteint un espace libre, d'où l'on voyait
déjà la Ville en flammes, que l'Apôtre,
ayant fait par trois fois le signe de la croix sur Rome, se
tourna vers Vinicius, et dit :
— Sois sans crainte. La hutte du carrier est tout
près d'ici. Nous y trouverons Lygie avec Linus et avec
son serviteur fidèle. Le Christ, qui te l'a
destinée, l'a sauvée pour toi.
Vinicius fut pris d'une telle faiblesse qu'il glissa aux pieds
de l'Apôtre et, embrassant ses genoux, resta inerte,
incapable de prononcer une parole.
L'Apôtre pour se défendre de sa gratitude et de ses
hommages :
— Non, pas à moi : au Christ !
— Quelle brave divinité, s'exclama derrière
eux Chilon. Mais je ne sais pas ce que je dois faire des mules
qui nous aItendent.
— Lève-toi et suis-moi, dit Pierre. prenant par la main le jeune tribun.
Chilon répéta :
— Seigneur, que dois-je faire des mules qui nous attendent
? Cet honorable prophète préférera
peut-être les enfourcher qu'aller à pied ?
— Ramène les mules chez Macrin, répondit
alors Vinicius.
— Pardonne-moi, seigneur, de te rappeler la maison
d'Ameriola. Dans ces conjonctures épouvantables, on peut
facilement oublier une chose aussi minime...
— Tu l'auras.
— O petit-fils de Numa Pompilius ! J'en étais
sûr ; mais maintenant que cet apôtre magnanime a
entendu ta promesse, je ne te rappellerai même pas que tu
m'as également promis une vigne. La paix soit avec vous !
Je te retrouverai, seigneur. La paix soit avec vous !
— La paix soit avec toi !
Puis ils tournèrent à droite, vers les collines.
Chemin faisant, Vinicius implora Pierre :
— Maître, lave-moi dans l'eau du baptême, afin
que je puisse me dire un véritable adepte du Christ, car
je l'aime de toutes les forces de mon âme. Baptise-moi
vite, car je suis déjà prêt en mon
cœur. Et tout ce qu'il ordonnera, je le ferai ; et toi,
dis-moi ce que je pourrai faire encore.
— Aimer les hommes, ainsi que des frères,
répondit l'Apôtre, car ce n'est que par l'amour que
tu peux le servir.
— Oui ! je comprends et je sens. Enfant, je croyais aux
dieux de Rome, mais je ne les aimais point. Et pour Lui,
l'Unique, je donnerais avec joie ma vie.
— Et Lui te bénira, toi et ta maison, termina
l'Apôtre.
La hutte du carrier était une espèce d'antre
creusé dans un contrefort du roc, et fermé d'un
côté par un mur de terre et d'ajoncs. La porte
était close, mais à travers l'ouverture servant de
fenêtre on distinguait l'intérieur,
éclairé par le foyer. Une gigantesque silhouette
se leva à la rencontre des nouveaux venus, et demanda
:
— Qui êtes-vous ?
— Les serviteurs du Christ, répondit Pierre. La
paix soit avec toi, Urbain !
Ursus se baissa jusqu'aux pieds de l'Apôtre, puis,
reconnaissant. Vinicius, saisit sa main au poignet, et la porta
à ses lèvres.
— Toi aussi, seigneur ! Béni soit le nom de
l'Agneau pour le bonheur que va avoir Callina !
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Il ouvrit la porte, et ils entrèrent. Linus
malade était couché sur une
litière de paille, le visage
émacié, le front d'un jaune d'ivoire.
Près du foyer était assise Lygie, avec,
à la main, une cordelette de petits poissons
destinés au repas du soir.
Toute à les désenfiler et sûre que
c'était Ursus qui entrait, elle ne bougea point.
Vinicius s'approcha, et, l'appelant, tendit les bras.
Elle se leva vivement, un éclair
d'étonnement et de joie passa sur son visage,
et, sans une parole, comme un enfant qui, après
des journées d'épouvante, retrouve son
père ou sa mère, elle se précipita
dans les bras du jeune homme. Il la serra sur sa
poitrine avec ferveur. Puis, il lui prit les tempes
dans ses deux mains, et lui couvrit de caresses le
front et les yeux.
Enfin, il conta son départ d'Antium, son
arrivée, el comment il l'avait cherchée
sous les murs et dans la maison de Linus, et combien il
avait souffert avant que l'Apôtre lui
indiquât sa retraite.
— Mais maintenant, disait-il, maintenant que je
t'ai retrouvée, je ne te laisserai pas ici. Je
te sauverai, je vous sauverai tous. Ma chérie !
Voulez-vous partir avec moi pour Antium ? De là
nous nous embarquerons pour la Sicile. Mes terres sont
vos terres, mes maisons sont vos maisons. En Sicile
nous retrouverons les Aulus, je te rendrai à
Pomponia et je te recevrai ensuite de ses mains.
N'est-ce pas, très chère, tu n'as plus
peur de moi ? Je n'ai point encore été
lavé dans l'eau du baptême, mais tu peux
demander à Pierre si je ne l'ai pas prié
de me baptiser. Aie confiance en moi. Vous tous, avez
confiance. |
Lygie écoutait, le visage rayonnant. Le départ
pour la Sicile paisible ouvrirait une nouvelle ère de
bonheur dans leur vie. Si Vinicius n'eût proposé
d'emmener qu'elle, elle eût probablement
résisté à la tentation, ne voulant point
quitter l'Apôtre et Linus. Mais Vinicius avait dit :
« Venez avec moi ; mes terres sont vos terres, mes maisons
sont vos maisons ! »
Et Lygie se pencha pour lui baiser la main, et dit :
— Ton foyer sera mon foyer.
Puis, confuse d'avoir prononcé la phrase des
épousées, elle rougit très fort et resta
immobile dans la lumière de l'aire. Vinicius se tourna
vers Pierre.
— Rome brûle par ordre de César, dit-il. Qui
sait s'il ne fera pas égorger les habitants par son
armée ? Qui sait si, après l'incendie, ne
viendront pas d'autres fléaux, — la guerre civile,
la famine, la proscription, les assassinats ? Donc, cachez-vous
et cachons Lygie. Là-bas vous attendrez en paix la fin de
l'orage et vous reviendrez ensuite semer le bon grain.
Du côté du Champ Vatican, comme pour confirmer les
appréhensions de Vinicius, s'élevèrent des
clameurs de rage et d'épouvante. Au même instant,
le carrier entra précipitamment et s'écria en
fermant la porte :
— On s'égorge autour du Cirque de Néron. Les esclaves et les gladiateurs se sont jetés sur les citoyens.
— Vous entendez ? dit Vinicius.
— La mesure est comble, dit l'Apôtre, et les désastres seront comme la mer, insondables, sans limites...
Puis, à Vinicius et lui désignant Lygie :
— Prends cette enfant que Dieu t'a destinée et
sauve-la ; Linos, qui est malade, et Ursus vous suivront.
Mais Vinicius, qui s'était mis à aimer
l'Apôtre de toute la force de son âme
impétueuse, s'écria :
— Je te jure, maître, que je ne te laisserai pas ici
pour que tu y périsses !
— Et le Seigneur te bénira pour ton intention,
répondit Pierre ; mais ne sais-tu pas que, par trois
fois, le Christ m'a dit, près du lac de Tibériade
: « Pais mes brebis ! » Or, si toi, à qui
personne ne m'a confié, tu dis que tu ne me laisseras pas
ici pour y périr, comment veux-tu que moi, j'abandonne
mon troupeau au jour du danger ? Ouand l'orage agitait le lac et
que nous étions terrifiés dans nos cœurs,
Lui ne nous abandonna point. Et moi, son serviteur, comment ne
suivrais-je pas l'exemple du Maître ?
Linus leva son visage amaigri :
— Vicaire du Seigneur, comment ne suivrais-je pas ton
exemple ?
Vinicius passait sa main sur son front, luttant avec ses
pensées ; soudain il saisit la main de Lygie, et d'une
voix où vibrait l'énergie du soldat romain :
— Écoulez-moi, Pierre, Linus et toi, Lygie ! Je
disais ce que me conseillait la raison des hommes ; la raison
qui habite votre âme à vous ne relève que
des commandements du Sauveur. Oui ! je n'ai pas compris ; oui !
je me suis trompé, — car de mes yeux les
écailles ne sont pas tombées, et ma nature
ancienne n'est point tout à fait morte en moi. Mais
j'aime le Christ et je veux être son serviteur ; et, bien
qu'ici il s'agisse pour moi de quelque chose de plus
précieux que ma propre existence, je m'agenouille devant
vous et je jure que, moi aussi, j'accomplirai le commandement
d'amour et n'abandonnerai-point mes frères au jour du
désastre !
Disant, il se mit à genoux, tendit les bras et, d'un
verbe enthousiaste :
— O Christ ! t'ai-je enfin compris ? Suis-je digne de toi
?
Ses mains tremblaient ; ses yeux brillaient de larmes ; son
corps frémissait d'amour et de foi... Pierre prit une
amphore de grès, et, s'approchant, dit, solennel :
— Je te baptise, au nom du Père et du Fils et de
l'Esprit-Saint ! Amen
Alors l'extase religieuse s'empara d'eux tous. La hutte, pour
eux, resplendit d'une clarté miraculeuse ; ils
entendirent des musiques célestes ; les rochers de la
caverne s'ouvrirent au-dessus de leurs têtes ; du ciel
descendit vers eux un vol d'anges... Et là-haut, dans
l'espace, ils virent une croix, et deux mains perforées
qui bénissaient.
Au dehors, retentissaient les clameurs des combattants.