Troisième partie, chapitre 9 - La vengeance de Chilon

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Pétrone rentra chez lui, tandis que Néron et Tigellin se rendaient à l'atrium de Poppée, où les attendaient les gens qu'avait déjà vus le préfet.

Il y avait là deux rabbins du Transtévère, vêtus de longues robes d'apparat et coiffés de la mitre, un jeune scribe qui leur servait de secrétaire, et Chilon. A la vue de César, les prêtres pâlirent d'émoi et, levant les mains à hauteur des épaules, se plongèrent le front dans les paumes.

—Salut au monarque des monarques et au roi des rois ! dit le plus ancien. Salut, maître du monde, protecteur du peuple élu ! Salut, César, lion parmi les hommes, ô toi, dont le règne est semblable à la clarté du soleil, et au cèdre du Liban, et à la source d'eau vive, et au baume de Jéricho ! Salut !

— Vous ne me donnez point le nom de divinité ? demanda César.

Les prêtres pâlirent davantage ; alors, le plus ancien parla :

—Tes paroles, seigneur, sont douces ainsi que la pulpe du raisin et que la figue mûre, car Jéhovah emplit ton coeur de bonté. Mais le prédécesseur de ton père, l'empereur Caïus, était un tyran cruel, — et pourtant nos émissaires ne lui donnèrent point le nom de divinité, préférant mourir que d'offenser la Loi.

— Et Caligula les fit jeter aux lions ?

— Non, seigneur, le César Caïus eut peur du courroux de Jéhovah.

Et ils levèrent la tête, car le nom du formidable Jéhovah leur avait rendu courage. Confiants en sa puissance, ils regardèrent Néron avec plus d'audace.

— Vous accusez les chrétiens d'avoir brûlé Rome ? fit César.

— Nous, seigneur, ne les accusons que d'être les ennemis du genre humain, les ennemis de Rome et les tiens, et d'avoir depuis longtemps menacé du feu la Ville et le monde. Le reste te sera expliqué par cet homme dont les lèvres ne se saliront point d'un mensonge, car dans les veines de sa mère coulait le sang du peuple élu.

Ulpiano Checa - Chilon accusant les chrétiens - L'art du théâtre, 15 juin 1901

Néron se tourna vers Chilon.

— Qui es-tu ?

— Ton fidèle, divin Osiris, et un pauvre stoïcien.

— Je déteste les stoïciens, dit Néron : je déteste Thraséas, je déteste Musonius et Cornutus. Leur langage et leur mépris de l'art me répugnent, ainsi que leur misère volontaire et leur malpropreté.

— Seigneur, je suis stoïcien par nécessité. Couvre seulement mon stoïcisme, ô Rayonnant, couvre-le d'une couronne de roses et mets devant lui une amphore de vin, — et il chantera Anacréon, mon stoïcisme, à faire taire tous les épicuriens.

Néron, qu'avait satisfait le titre de « Rayonnant », eut un sourire :

— Tu me plais !

— Cet homme vaut son pesant d'or ! s'écria Tigellin.

— Ajoute, seigneur, ta générosité à mon propre poids, répliqua Chilon ; sinon le vent emportera la gratification.

— En effet, tu ne pèses pas autant que Vitellius, émit César.

— Eheu ! Archer divin, mon esprit n'est point en plomb.

— Je vois que ta Loi ne te défend pas de m'appeler un dieu.

— Immortel ! ma Loi, c'est toi : les chrétiens blasphèment cette loi et c'est pour cela que je les hais.

— Que sais-tu des chrétiens ?

— Me permettras-tu de pleurer, divin ?

— Non, dit Néron ; les larmes m'ennuient.

— Et tu as trois fois raison, car les yeux qui t'ont contemplé devraient à jamais être libres de pleurs. Seigneur, défends-moi contre mes ennemis !

— Parle des chrétiens, dit Poppée impatientée.

— Il en sera ainsi que tu l'ordonnes, Isis, répliqua Chilon. Voici. Dès ma jeunesse, je me suis consacré à la philosophie et j'ai cherché la vérité. Je l'ai cherchée chez les sages anciens et à l'Académie d'Athènes et au Sérapéon d'Alexandrie. Ayant entendu parler des chrétiens, je pensai que c'était une école nouvelle, où je trouverais peut-être quelques parcelles de vérité. Et je me mis en rapport avec eux, pour mon malheur ! Le premier chrétien dont me rapprocha ma mauvaise étoile était un médecin, à Naples, nommé Glaucos. Par lui j'appris peu à peu qu'ils adoraient un certain Chrestos, qui leur avait promis d'exterminer tous les hommes et d'anéantir toutes les villes de la terre, et de les laisser vivre, eux, à condition qu'ils l'aidassent dans l'oeuvre d'anéantissement. C'est pour cela, seigneur, qu'ils haïssent les fils de Deucalion, qu'ils empoisonnent les fontaines, qu'à leurs assemblées ils couvrent de blasphèmes Rome et tous les temples où l'on adore nos dieux à nous. Chrestos a été crucifié, mais il leur a promis que le jour où Rome serait détruite, il reviendrait sur la terre el leur donnerait le royaume du monde.

— Maintenant le peuple comprendra pourquoi Rome fut brûlée, interrompit Tigellin.

— Bien des gens le comprennent déjà, seigneur, reprit Chilon ; car je parcours les jardins et le Champ de Mars, et. j'enseigne. Mais, si vous daignez m'écouter jusqu'au bout, vous saurez quelles raisons j'ai de me venger. Glaucos le médecin ne me disait point, au commencement, que leur doctrine leur ordonnât la haine des hommes. Au contraire, il me répétait que Chrestos était une bonne divinité et qu'à la base de sa doctrine était l'amour. Mon cœur sensible ne put résister à de tels enseignements : j'aimai Glaucos et j'eus confiance en lui. Je partageais avec lui chaque croûton de pain, chaque pièce de monnaie. Et sais-tu, seigneur, comment je fus payé de retour ? Entre Naples et Rome, il me donna un coup de couteau, et vendit ma femme, ma Bérénice, si jeune, si belle, à un marchand d'esclaves. Si Sophocle avait connu mon histoire... Mais que dis-je ! Celui qui m'écoute est plus grand que Sophocle.

— Pauvre homme, dit Poppée.

— Celui qui a pu contempler le visage d'Aphrodite n'est point pauvre, divine, — et ce visage, je le contemple en ce moment. Arrivé à Rome, je tentai de pénétrer auprès de leurs anciens, afin d'obtenir justice contre Glaucos. Je croyais qu'on le forcerait à me rendre ma femme. De la sorte, j'ai connu leur archi­prêtre ; j'ai connu un certain Paul, qui fut en prison ici et qu'on relaxa ; j'ai connu le fils de Zébédée, et Linus et Clitus, et maints encore. Je sais où ils habitaient avant l'incendie ; je sais où ils s'assemblent ; je puis désigner un souterrain de la Colline Vaticane et un cimetière derrière la Porte Nomentane, où ils célèbrent leurs pratiques infâmes. Là j'ai vu l'Apôtre Pierre. J'y ai vu Glaucos égorger des enfants, afin que l'Apôtre arrosât de leur sang la tête des adeptes, et j'ai entendu Lygie, la fille adoptive de Pomponia Græcina,qui n'avait pu apporter du sang d'enfant, se vanter d'avoir du moins ensorcelé la petite Augusta, la fille, divin Osiris, et la tienne, ô Isis !

— César, tu entends ! dit Poppée.

— Se peut-il ? s'écria Néron.

— J'aurais pardonné mes propres injures, continua Chilon ; mais, entendant cela, je voulus la poignarder. Malheureusement, j'en fus empêché par le noble Vinicius, qui l'aime.

— Vinicius ? Mais elle s'est enfuie plutôt que de...

— Elle s'est enfuie, mais il s'est mis à sa recherche, ne pouvant vivre sans elle. Pour un salaire misérable, je l'ai aidé dans ses recherches, et c'est moi qui lui ai indiqué la maison où elle habitait, parmi les chrétiens, au Transtévère. Nous nous y rendîmes ensemble, prenant avec nous ton lutteur, Croton, que le noble Vinicius avait engagé pour plus de sécurité ! Mais Ursus, l'esclave de Lygie, étouffa Croton. C'est un homme d'une force épouvantable, seigneur, un homme qui tord le cou aux taureaux aussi aisément qu'un autre tordrait une tige de pavot. Aulus et Pomponia l'aimaient pour cela.

— Par Hercule, s'écria Néron, le mortel qui a étouffé Croton est digne d'avoir sa statue sur le Forum ! Mais tu te trompes ou tu inventes, vieillard, car Croton a été tué d'un coup de couteau par Vinicius.

— Et voilà comment les hommes mentent aux dieux ! Seigneur, j'ai vu de mes propres yeux les côtes de Croton se briser entre les mains d'Ursus, lequel a ensuite terrassé Vinicius. Il l'eût lué, si Lygie ne s'était interposée. Vinicius fut malade longtemps, mais ils le soignèrent, dans l'espoir qu'il deviendrait chrétien grâce à l'amour. Et, en effet, il l'est devenu.

— Vinicius ?

— Oui.

— Et Pétrone aussi ? demanda précipitamment Tigellin.

Chilon se tortilla, se frotta les mains et dit :

— J'admire ta perspicacité, seigneur. Oh ! ... peut-être ! c'est fort possible !

— Maintenant je comprends son acharnement à défendre les chrétiens.

Mais Néron se mit à rire :

— Pétrone un chrétien ! ... Pétrone devenu un ennemi de la vie et de la volupté ! Ne soyez donc pas imbéciles, et ne me demandez pas de croire cela, si vous ne voulez pas que je ne croie rien du tout !

— Pourtant le noble Vinicius est devenu chrétien. Par la clarté qui émane de toi, je jure que je dis la vérité, et que rien ne me dégoûte autant que le mensonge. Pomponia est chrétienne, le petit Aulus est chrétien, et Lygie, et Vinicius. Je l'ai servi fidèlement ; en récompense, il m'a fait fouetter sur le désir de Glaucos le médecin, bien que je sois vieux et que je fusse malade et affamé. Et j'ai juré par le Hadès que je ne l'oublierais pas. Seigneur, venge sur eux tout le tort qu'ils m'ont fait et je te livrerai Pierre l'Apôtre, et Linus, et Clitus, et Glaucos, et. Crispus, leurs anciens, et Lygie, et Ursus. Je vous en indiquerai par centaines, par milliers, je vous indiquerai leurs maisons de prières, leurs cimetières... Vos prisons seront insuffisantes à les contenir... Jusqu'ici, au cours de mes malheurs, j'ai cherché ma consolation dans la seule philosophie. Faites que je la trouve dans les faveurs qui vont descendre sur moi... Je suis vieux, je n'ai point encore connu la vie ; faites que je puisse me reposer !

— Tu voudrais être un stoïcien devant une assiette pleine, dit Néron.

— Celui qui te rend service l'emplit par la même occasion.

— Tu n'as point tort, philosophe !

Mais Poppée ne perdait pas de vue ses ennemis. Son caprice pour Vinicius n'avait été, il est vrai, qu'une fantaisie momentanée, faite de jalousie, de colère et d'amour-propre égratigné. La froideur du jeune patricien avait exaspéré sa rancune. Le fait même d'oser lui préférer une autre femme lui semblait un crime qui criait vengeance. Quant à Lygie, Poppée s'était prise de haine pour elle dès le premier instant, dès que l'eut alarmée la beauté de ce lis du nord. Pétrone qui parlait des hanches étriquées de Lygie pouvait persuader à César tout ce qu'il voulait, — à elle, point. Poppée, d'un seul coup d'œil, avait vu que dans Rome entière la seule Lygie pouvait rivaliser avec elle, et même remporter la victoire.

— Seigneur, dit-elle, venge notre enfant !

— Hâtez-vous s'écria Chilon. Hâtez-vous ! Sinon Vinicius aura le temps de la cacher. Je vous désignerai la maison où ils se sont installés.après l'incendie.

— Je te donnerai dix hommes. Vas-y immédiatement, dit Tigellin.

— Seigneur, tu n'as pas vu Croton aux mains d'Ursus : si tu m'en donnes cinquante, je ne montrerai la maison que de loin. En outre, si vous n'emprisonnez pas en même temps Vinicius, je suis perdu.

Tigellin jeta un regard à Néron.

— Ne serait-il pas bon, divinité, qu'on en finît, dans le même temps, avec l'oncle et le neveu ?

Néron réfléchit.

— Non ; pas maintenant. Jamais on ne voudrait croire que c'est Pétrone, Vinicius ou Pomponia Græcina qui ont incendié Rome. Leurs maisons étaient trop belles... Aujourd'hui il faut d'autres victimes. Leur tour viendra.

— Seigneur, donne-moi des soldats pour ma sauve­garde, dit Chilon.

— Tigellin s'en occupera.

— Tu logeras chez moi, en attendant, dit le préfet.

Le visage de Chilon rayonnait de joie.

— Je vous les livrerai tous ! Seulement, hâtez-vous ! criait-il d'une voix enrouée. Hâtez-vous !

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904