Deuxième partie, chapitre 19 - Rome brûle

Néron jouait et chantait, en l'honneur de la Reine de Cypre, un hymne dont les vers et la musique étaient de sa façon. Très en voix ce jour-là, il sentait que sa musique ravissait les auditeurs ; cette conviction ajoutait tant de force à son chant et berçait si agréablement son âme, qu'il semblait inspiré. A la fin, il pâlit d'une émotion sincère. Pour la première fois sans doute, il ne voulut pas écouter les louanges des auditeurs. Un moment il resta assis, les mains appuyées sur la cithare, la tète penchée, puis il se leva subitement et dit :

— Je suis fatigué et j'ai besoin d'air. Qu'on accorde la cithare.

Et il s'enveloppa le cou d'un foulard de soie.

— Venez avec moi, fit-il en se tournant vers Pétrone et Vinicius, assis dans un coin de la salle. Toi, Vinicius, donne-moi le bras, car les forces me manquent ; quant à Pétrone, il me parlera de musique.

Ils étaient maintenantsur la terrasse du palais, dallée d'albâtre et saupoudrée de safran.

— Ici on respire mieux,dit Néron. Mon âme est troublée et triste, quoique je sente qu'avec ce que je vous ai chanté à titre d'essai, je puis paraître en public et que ce sera un triomphe comme jamais Romain n'en a remporté.

— Tu peux paraître ici, à Rome et en Achaïe. Je t'ai admiré de tout mon cœur et de toute mon âme, divin, répondit Pétrone.

— Je le sais. Tu es trop paresseux pour te contraindre à la louange. El tu es sincère, comme Tullius Sénécion ; mais tu t'y connais mieux que lui. Dis-moi, que penses-tu de la musique ?

— Lorsque j'écoute une poésie, lorsque je regarde un quadrige que tu conduis dans le cirque ou une belle statue, un temple magnifique ou un tableau, je sens que j'embrasse dans son entier ce que je vois, et mon admiration enferme toutes les jouissances latentes en ces choses. Mais lorsque j'entends de la musique, la tienne surtout, alors s'ouvre pour moi un monde de beautés nouvelles et de nouvelles jouissances. Je les poursuis, je les saisis ; mais, avant que j'aie pu les posséder, il en survient d'autres et d'autres encore, comme les vagues de la mer qui arrivent de l'infini. Je dirai donc que la musique est comme la mer. Nous nous tenons sur l'un des bords et nous voyons au loin, mais il est impossible d'apercevoir l'autre rive...

Ils se turent, et, un moment, le silence de leur promenade ne fut troublé que par le bruisselis léger du safran sous leurs pas.

— Tu as formulé ma pensée même, dit enfin Néron, et c'est pourquoi je dis toujours que, dans Rome entière, toi seul sais me comprendre. Oui, c'est aussi ce que je pense de la musique. Lorsque je joue et que je chante, je vois des choses dont j'ignorais l'existence dans mon empire ou dans l'univers. Je suis César, n'est-ce pas, et le monde m'appartient : je puis tout. Et pourtant la musique me fait découvrir des royaumes inopinés, des mers vierges de voiles. des jouissances neuves. Je sens les dieux, je vois l'Olympe. Un souffle d'au-delà passe. La sphère vibre autour de moi et je te dirai... (ici la voix de Néron trembla, étonnée) que moi, César et dieu, je me perçois alors aussi minuscule qu'un grain de poussière. Le croirais-tu ?

— Oui, seuls les grands artistes peuvent se sentir petits devant la Beauté.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

— C'est la nuit des confidences, je t'ouvre donc mon âme, ami... Te figures-tu que je sois aveugle ou insane ? Penses-tu que j'ignore qu'à Rome les incriptions des murs m'injurient, qu'on m'appelle assassin de ma mère, assassin de ma femme, qu'on me tient pour un monstre et un bourreau, parce que Tigellin a obtenu de moi quelques arrêts de mort contre mes ennemis... Oui, mon cher, on me considère comme un monstre, et je le sais... On a répandu la fable de ma cruauté, au point que moi-même parfois j'en arrive à me demander si je ne suis pas cruel... Mais ils ne comprennent pas que les actes d'un homme peuvent quelquefois être cruels, quand l'homme lui-même ne l'est pas. Personne ne croira, ni peut-être toi, ami très cher, que, par moments, lorsque la musique berce mon âme, je me sens aussi bon que l'enfant au berceau. Je te le jure par ces étoiles qui scintillent dans l'étendue, je dis la pure vérité : les hommes ignorent combien de bonté il y a au fond de ce cœur, et quels trésors j'y découvre moi-même lorsque la musique en ouvre les portes.

— Il faut te connaître d'aussi près que je te connais, dit Pétrone, Rome n'a jamais su t'apprécier.

César s'appuyait plus fort au bras de Vinicius comme s'il pliait sous le poids de l'injustice, et il continua :

— Tigellin m'a rapporté qu'au Sénat on chuchote que Diodore et Terpnos jouent de la cithare mieux que moi. Mais toi, qui dis toujours la vérité, réponds-moi en toute sincérité : jouent-ils mieux ou aussi bien que moi ?

— Nullement. Tu as le toucher plus délicat, et, en même temps, plus de force. En toi on reconnaît l'artiste, en eux d'habiles artisans. Quand on a entendu lenr musique, on comprend la valeur de la tienne.

— S'il en est ainsi, qu'ils vivent ! Jamais ils ne se douteront du service que tu viens de leur rendre. Du reste, si je les condamnais, je serais obligé de les remplacer.

— Et on raconterait que, par amour pour la musique, tu extermines la musique dans l'empire. Ne fais jamais périr l'art pour l'art, ô divin !

— Comme tu ressembles peu à Tigellin, repartit Néron. Mais, vois-tu, je suis en tout un artiste, et puisque la musique m'ouvre sur l'infini des perspectives indicibles, je dois aux dieux d'explorer cet infini. Or, pour être admis à fouler les régions olympiennes, ne faut-il pas que j'accomplisse quelque prodigieux acte propitiatoire ? On m'accuse d'être fou. Non, je ne suis pas fou, je cherche...

Il approcha ses lèvres de l'oreille de Pétrone et, tout bas, pour que Vinicius ne pût entendre :

— Aux portes du monde inconnu, j'ai voulu faire le sacrifice le plus grand que pût faire un homme... Ma mère, ma femme... c'est pour cela qu'elles ont péri... Mais mon sacrifice n'était pas suffisant. Pour que s'entr'ouvrent les portes de l'empyrée, il faut un sacrifice plus solennel. Que s'accomplisse la volonté des oracles !

— Quel est ton projet ?

— Tu verras, tu verras, et plus tôt que tu ne penses. En attendant, sache qu'il existe deux Nérons : celui que les hommes connaissent ; l'autre, l'artiste, que seul tu connais, qui tue comme la Mort et parfois, comme Bacchus, délire, — mais parce qu'il a le dégoût de la bassesse et l'irrespect de ce qui mérite l'extermination. Oh I comme la vie sera mesquine quand j'aurai disparu... Personne, pas même toi, ami, ne sait quel artiste est en moi. J'ai parfois l'âme aussi triste que ces cyprès. Quel fardeau pour un homme : le pouvoir suprême et le génie !

— Je compatis de tout cœur à tes peines, César, et avec moi y compatissent et la terre et les mers, — sans compter Vinicius, qui a un culte pour toi au fond de son âme.

— Il m'a toujours été cher, lui aussi, dit Néron, quoiqu'il serve Mars et non les Muses.

— Il est surtout le serviteur d'Aphrodite, répliqua Pétrone.

Et subitement il résolut d'arranger l'affaire de son neveu.

— Il est amoureux autant que Troïlus le fut de Cressida, dit-il. Permets-lui, seigneur, de retourner à Rome : sinon il s'étiolera ici, sous mes yeux. Sais-tu que l'otage lygienne que tu m'avais donnée a été retrouvée, et que Vinicius en partant pour Antium l'a laissée sous la protection d'un certain Linus ? Je ne t'en ai plus reparlé, parce que tu composais ton hymne, ce qui est plus important que tout. Vinicius voulait en faire sa maîtresse, mais, comme elle s'est montrée vertueuse à l'égal de Lucrèce, il s'est épris de sa vertu et désire épouser la belle. Elle est de lignée royale ; il ne déchoira donc pas. Mais, bien soldat, il soupire, languit, gémit, et attend l'autorisation de son empereur.

— L'empereur ne choisit pas les épouses de ses soldats. Qu'a-t-il besoin de mon autorisation ?

— Je te l'ai dit, seigneur, il t'a voué un culte.

— Eh bien, je l'autorise ! C'est une jolie fille, mais aux hanches trop étroites. Augusta Poppée m'a porté plainte contre elle, l'accusant d'avoir jeté un sort à notre enfant, dans les jardins du Palalin.

— Mais moi, j'ai fait remarquer à Tigellin que les divinités ne sont pas soumises au mauvais sort. Tu le rappelles, divin, il s'est troublé et tu as crié toi-même : Il en tient !

— Je me rappelle...

Se tournant vers Vinicius :

— Tu l'aimes autant. que Pétrone le dit ?

— Oui, je l'aime, seigneur.

— Eh bien ! je t'ordonne de partir dès demain pour Rome, de l'épouser et de ne reparaître devant moi qu'avec l'anneau nuptial.

— Merci, seigneur, du fond de mon cœur et de mon âme, merci !

— Comme il est doux de faire des heureux ! dit César. Je voudrais n'avoir pas d'autre tâche.

— Accorde-nous encore une grâce, divin, dit Pétrone, et exprime ta volonté devant l'Augusta. Vinicius n'oserait épouser une femme contre qui l'Augusta aurait des griefs ; mais toi, seigneur, tu dissiperas d'un mot toute prévention, en déclarant que tu en as ordonné ainsi.

— Je ne saurais rien vous refuser, à toi ni à Vinicius, dit César.

Sur quoi il rentra dans la villa, et ils le suivirent, le cœur joyeux de ce succès.

Dans l'atrium le jeune Nerva et Tullius Sénécion amusaient l'Augusta de leur bavardage. Terpnos et Diodore accordaient les cithares. César en entrant s'était assis sur un siège incrusté d'écaille et, après avoir chuchoté quelques mots à l'oreille d'un jeune page grec, il attendait.

Le page rentra bientôt avec un coffret d'or. Néron y choisit un collier formé de grosses opales.

— Voici des bijoux dignes de cette soirée, dit-il.

— lls chatoient comme des messagers de l'aube, approuva Poppée, sûre que le collier lui était dévolu. Un moment, César joua avec les pierres roses.

— Vinicius, reprit-il, tu offriras ce collier de ma part à la princesse lygienne que je t'ordonne d'épouser.

Le regard de Poppée, chargé de colère et de stupeur, allait de César à Vinicius ; enfin il se posa sur Pétrone. Mais celui-ci, penché nonchalamment, passait sa main sur le bois d'une harpe, comme s'il en étudiait attentivement la courbure.

Vinicius, ayant exprimé ses remerciements pour le collier, s'était approché de Pétrone :

— Comment te prouver ma reconnaissance de ce que lu as fait pour moi aujourd'hui ?

— Offre à Euterpe une couple de cygnes, prodigue tes louanges au chant de César et moque-toi des présages. J'espère que le rugissement des lions ne troublera plus ton sommeil ni celui de ton lis lygien.

— Non, répliqua Vinicius, je suis tout à fait tranquille maintenant.

— Que la Fortune vous soit donc favorable ! Mais attends : voici que César reprend le phormynx. Suspends ta respiration, écoute, et répands des pleurs.

En effet, Néron s'était levé, le phormynx en main et les yeux au ciel. Dans la salle, les conversations avaient cessé ; tous les auditeurs restaient immobiles, comme pétrifiés. Seuls Terpnos et Diodore, qui devaient accompagner César, tournaient la tête tantôt l'un vers l'autre, tantôt vers César, dans l'attente des premières notes du chant.

Tout à coup, dans le vestibule, on entendit un vacarme, des cris ; la portière se souleva, et parurent l'affranchi de l'empereur, Phaon, et derrière lui le consul Lecanius.

Néron fronça les sourcils.

— Pardon, divin empereur, dit Phaon d'une voix haletante, Rome brûle. La plus grande partie de la ville est en flammes...

Tous les assistants s'étaient levés brusquement. Néron déposa le phormynx et s'écria :

-- Dieux ! ....le verrai donc une ville en feu et je terminerai ma Troïade.

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Puis se tournant vers le consul :

— En partant immédiatement, arriverai-je assez tôt pour voir l'incendie ?

— Seigneur, répondit le consul pâle comme un linge, la ville n'est qu'un océan de flammes, la fumée étouffe les habitants, qui tombent asphyxiés ou se précipitent dans le feu, frappés de folie. Rome est perdue, seigneur !

Il y eut un silence, que rompit l'exclamation de Vinicius :

— Malheur à moi, malheur !!

Et le jeune homme, jetant sa toge, bondit hors du palais.

Néron leva les bras au ciel et s'écria :

— Malheur à toi, sacro-sainte cité de Priam ! ...