Deuxième partie, chapitre 4 - Âme inquiète

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Le lendemain, il se réveilla très affaibli encore, mais sans fièvre ; il lui semblait avoir entendu le bruit d'une conversation ; mais, quand il ouvrit les yeux, Lygie n'était plus auprès de lui. Ursus, penché devant la cheminée, fouillait la cendre grise, y cherchant une braise ardente ; puis il attisa le charbon, et le souffle de ses poumons avait la force d'un soufflet de forge. Vinicius se rappela que cet homme, la veille, avait écrasé Croton, et il regarda. en habitué des arènes, ce torse cyclopéen et ces cuisses monumentales.

— Il ne m'a pas tordu le cou, grâces en soient rendues à Mercure ! pensa-t-il. Mais, par Pollux !! si les autres Lygiens lui ressemblent, ils donneront du fil à retordre à nos légions du Danube.

Il appela :

— Hé, esclave !

Ursus retira sa tête de la cheminée et dit, en souriant presque amicalement :

— Que Dieu t'accorde, seigneur, une bonne journée et une bonne santé ; mais je suis un homme libre, et non un esclave.

Vinicius, qui avait l'intention de le questionner sur la patrie de Lygie, éprouva quelque satisfaction à ces paroles, car une conversation avec un homme libre, même de basse extraction, froissait moins sa dignité de romain et de patricien qu'une conversation avec un esclave, que ni la loi ni les mœurs ne reconnaissaient pour un être humain.

— Tu ne fais donc pas partie des gens d'Aulus ? demanda-t-il.

— Non, seigneur, je sers Callina, de même que j'ai servi sa mère, mais de mon plein gré.

Il réintroduisit sa tête dans la cheminée pour attiser les charbons sur lesquels il avait précédemment jeté du bois, puis il l'en retira et dit :

— Chez nous, il n'y a pas d'esclaves.

Vinicius lui demanda :

— Où est Lygie ?

— Elle vient de sortir, et c'est moi qui dois faire cuire ton déjeuner. Elle t'a veillé toute la nuit.

— Pourquoi ne l'as-tu pas remplacée ?

— Parce qu'elle l'a voulu ainsi : je n'avais qu'à obéir.

Ses yeux s'assombrirent, et il ajouta au bout d'un instant :

— Si je ne lui avais pas obéi, tu ne vivrais plus.

— Regrettes-tu donc de ne pas m'avoir tué ?

— Non, seigneur, le Christ n'a pas ordonné de tuer.

— Et Atacins ? et Croton ?

— Je n'ai pas pu faire autrement, murmura Ursus.

Et il regarda avec un désespoir comique ses mains qui visiblement étaient restées païennes, quoique son âme eût reçu le baptême.

Ensuite il posa une marmite près du feu, et, accroupi devant la cheminée, il fixa sur la flamme ses yeux pensifs.

— C'est ta faute, seigneur, dit-il enfin ; pourquoi as-lu porté la main sur elle, sur une fille de roi ?

Au premier moment, Vinicins frémit en entendant un rustre, un barbare, lui parler avec une telle familiarité, et même oser le blâmer. A toutes les choses invraisemblables auxquelles il se heurtait depuis l'avant-dernière nuit, venait se joindre celle-là encore ! Mais le désir d'apprendre quelques détails sur la vie de Lygie fut plus fort que l'irritation.

Il se mit à poser au géant des questions sur la guerre des Lygiens contre Vannius et les Suèves. Ursus s'exécuta sans se faire prier, mais il ne pouvait ajouter grand'chose à ce qu'Aulus Plautius avait jadis narré à Vinicius. Celui-ci écoutait cependant avec plaisir, son orgueil immense était agréablement flatté de ce qu'un témoin oculaire affirmât l'origine royale de Lygie. Comme fille de roi, elle pouvait occuper à la cour de César une situation aussi élevée que les descendantes des premières familles, d'autant plus que les Lygiens n'avaient jamais été en guerre avec Rome, et que, quoique barbares, ils étaient redoutables : ils comptaient, au témoignage d'Atelius Hister même, « une quantité innombrable » de guerriers, témoignage qui se trouva confirmé par ces paroles d'Ursus :

— Nous demeurons dans les forêts, mais notre pays est si vaste que personne n'en connaît la limite, et la population y est nombreuse. Au milieu de ces forêts s'élèvent des villes construites en bois, où l'on trouve de grandes richesses, car le butin que font ailleurs les Semnones, les Marcomans, les Vandales et les Quades, nous le leur enlevons. Ils n'osent s'aventurer sur notre territoire, et ce n'est que lorsque le vent souffle de chez eux qu'ils mettent le feu à nos forêts. Nous n'avons pas peur d'eux, ni même du César romain.

— Les dieux ont donné aux Romains la souveraineté sur toute la terre, dit sévèrement Vinicius.

— Les dieux sont des mauvais esprits, répondit Ursus avec simplicité, et là où il n'y a pas de Romains, il n'y a pas de souveraineté romaine.

Il attisa le feu et continua, comme se parlant à lui-même :

— Lorsque César fit enlever Callina, je voulus partir là-bas, dans nos forêts, appeler les Lygiens au secours de la fille du roi. Et les Lygiens se seraient mis en marche vers le Danube, parce que c'est un peuple bon, quoique païen. Et puis je leur aurais porté « la bonne nouvelle ». Mais cela viendra un jour ; lorsque Callina sera rentrée chez Pomponia, je la saluerai et la prierai de me permettre d'aller les retrouver, car le Christ est né bien loin, et ils n'ont même pas entendu parler de Lui. Il savait mieux que moi où il devait naître, mais s'il était venu au monde chez nous, dans la forêt, nous ne l'aurions certainement pas martyrisé, nous aurions élevé l'Enfant, nous aurions eu soin qu'il eût toujours en abondance du gibier, des champignons, des peaux de castor, de l'ambre. Tout ce que nous aurions pillé chez les Suèves et les Marcomans, nous le lui aurions donné, afin qu'il vécût dans la richesse et le bien-être.

Il rapprocha du feu la marmite avec le brouet destiné à Vinicius, et se tut. Sa pensée errait à travers les forêts lygiennes. Cependant la marmite bouillait, bouillait. Quand le brouet, enfin versé dans une écuelle profonde, eut suffisamment refroidi, Ursus reprit :

— Glaucos a dit que tu devais bouger le moins possible, que tu devais éviter de remuer même ton bras valide, et Callina m'a ordonné de te faire manger.

S'étant assis auprès du lit, il puisa le brouet dans l'écuelle avec un petit gobelet qu'il présentait aux lèvres du malade. Et il mettait dans cet acte une telle sollicitude, il y avait un si bon sourire dans ses yeux bleus, que Vinicius ne pouvait croire que ce fût là le terrible personnage de la veille.

Pour la première fois de sa vie, le jeune patricien se prit à réfléchir sur ce qui pouvait se passer dans la poitrine d'un rustaud, d'un serviteur et d'un barbare.

Cependant Ursus se montrait nourrice aussi maladroite que pleine d'attentions. Le gobelet disparaissait entre ses doigts herculéens, au point qu'il ne restait plus de place pour les lèvres de Vinicius. Après quelques essais infructueux. le géant fort embarrassé dit :

— Il me serait plus facile de traîner un aurochs hors de son gîte.

Vinicius avait souvent vu dans les cirques ces terribles « uri » amenés des forêts du Nord, que les plus vaillants bestiaires ne chassaient qu'avec crainte et qui ne le cédaient qu'aux seuls éléphants pour la masse et la force.

— Aurais-tu donc essayé de saisir ces bêtes-là par les cornes? demanda-t-il avec stupéfaction.

— Tant que vingt hivers n'eurent passé sur ma tête, je n'osai pas, répliqua Ursus ; mais ensuite cela m'est arrivé.

Et de nouveau il présenta le brouet à Vinicius, mais plus maladroitement encore.

— Il faut que je fasse venir Myriam ou Nazaire. dit-il.

Jan Styka - Lygie - 1902

Une tête pâle, écartant la portière, se montra :

— Je viens vous aider, dit Lygie.

Et elle sortit un instant après du cubicule, où visiblement elle se disposait à dormir, car ses cheveux étaient dénoués, et elle n'avait pour tout vêtement qu'un capitium. Vinicius, dont le cœur s'était mis à battre plus rapidement dès qu'il l'avait aperçue, lui reprocha de n'avoir pas encore songé à se reposer, mais elle répondit gaiement :

— J'allais justement dormir, mais je vais d'abord remplacer Ursus.

Elle prit le gobelet, s'assit sur le bord du lit et commença à faire manger Vinicius confus et heureuxà la fois. Comme elle se penchait vers lui, il sentit la chaleur de son corps, les flots de sa chevelure lui frôlèrent la poitrine, et il pâlit d'émoi ; mais, dans le trouble et l'emportement de la passion, il comprenait aussi que nulle tête au monde ne lui était aussi chère et que le monde entier n'était plus rien pour lui.

Naguère il convoitait Lygie, maintenant il l'aimait de tout son cœur. Naguère, dans sa manière de vivre et dans ses sentiments, il se montrait un égoïste aveugle et sans scrupule : maintenant, il pensait à elle aussi.

Il refusa bientôt de manger et, quoiqu'il eût une joie extrême à la regarder et à la sentir près de lui, il dit :

— C'est assez, va te reposer, ma divine.

— Ne m'appelle pas ainsi, répondit-elle : il n'est pas convenable que je t'entende me parler de la sorte.

Cependant elle lui sourit, puis elle prétendit qu'elle n'avait plus sommeil, qu'elle n'éprouvait plus de fatigue et qu'elle n'irait se reposer qu'après l'arrivée de Glaucos. Il écoutait ses paroles comme une musique, le cœur envahi par une émotion, une gratitude, un ravissement croissants, et il se creusait la tête pour trouver le moyen de lui témoigner sa reconnaissance.

— Lygie, dit-il après un court silence, je ne te connaissais pas auparavant. Maintenant je sais que j'ai pris un mauvais chemin pour arriver jusqu'à toi. Je te dis donc: Retourne chez Pomponia Græcina, et sois convaincue qu'à l'avenir personne ne portera la main sur toi.

Le visage de Lygie s'attrista subitement.

—.le serais heureuse, répliqua-t-elle, de la voir, même de loin, mais je ne puis plus retourner chez elle.

— Pourquoi ? demanda Vinicius avec étonnement.

— Nous, chrétiens, savons, par Acté, ce qui se passe au Palatin. N'as-tu donc pas entendu dire que, peu de temps après ma fuite, avant son départ pour Naples, César avait mandé Aulus et Pomponia, qu'il les avait menacés de sa colère, pensant qu'ils m'avaient aidée à fuir ? Heureusement, Aulus put lui répondre : « Tu sais, seigneur, que jamais mensonge ne sortit de ma bouche ; je.te jure que nous ne l'avons pas aidée à fuir et que, pas plus que toi, nous ne savons ce qu'elle est devenue. »

César le crut, puis oublia tout ; et moi, d'après les conseils des anciens d'entre nous, je n'ai jamais écrità ma mère, afin qu'elle puisse toujours jurer ne rien savoir sur mon compte, car il ne nous est pas permis de mentir, même si notre vie est en jeu. C'est seulement par quelques échos lointains que Pomponia a appris que je suis vivante et en sûreté.

Au souvenir de Pomponia, ses yeux se remplirent de larmes ; mais bientôt elle se calma et dit :

— Je sais bien que Pomponia me regrette beaucoup, mais nous avons des consolations inconnues des autres hommes.

— Oui, répliqua Vinicius, votre consolation, c'est le Christ; moi, je ne puis vous comprendre.

— Pour nous il n'existe pas de séparations, il n'y a ni douleurs ni souffrances et, si elles adviennent, elles se changent en joies. La mort elle-même, qui pour vous est la fin de la vie, en est pour nous le commencement : c'est l'échange d'un bonheur médiocre et trouble contre un bonheur immense, calme et éternel.

— Mais toi, réponds, es-tu heureuse ?

— Oui, répliqua Lygie. En confessant le Christ, je ne puis être malheureuse !

Vinicius la regarda comme si ce qu'elle venait de dire dépassait les bornes de l'entendement humain.

— Et tu ne voudrais pas retourner chez Pomponia ?

— Je le voudrais de toute mon âme : et j'y retournerai si telle est la volonté de Dieu.

— Je te dis donc : retourne chez elle ; et, je te le jure sur mes dieux lares, je ne porterai pas la main sur toi.

— Non. Je ne puis exposer mes proches au danger. César n'aime pas la famille des Plautius. Mon retour serait vite connu de toute la ville, et Néron ne manquerait pas de l'apprendre par ses esclaves. Alors il sévirait contre les Aulus, et tout au moins il m'arracherait à eux de nouveau.

— Oui, dit Vinicius en fronçant les sourcils ; cela pourrait arriver. Il le ferait, ne fût-ce que pour montrer que sa volonté doit être accomplie. Il est vrai aussi que, s'il t'a oubliée ou s'il n'a plus voulu penser à toi, c'est parce qu'il a jugé que l'offense était pour moi seul, et. non pour lui. Mais peut-être... après t'avoir enlevée aux Aulus... te remettrait-il entre mes mains, et moi, je te rendrais à Pomponia.

Elle lui demanda tristement :

— Vinicius, voudrais-tu me voir de nouveau au Palatin ?

Il répondit en serrant les dents :

— Non. Tu as raison. J'ai parlé comme un sot ! Non !

Après un silence, il reprit :

— Sais-tu que tu es plus heureuse que moi ? Dans ta pauvreté, dans cette chambre unique, parmi ces rustres, tu possèdes ta doctrine et ton Christ. Moi, je n'ai que toi seule au monde, et lorsque tu m'as manqué, j'ai été le misérable sans abri et sans pain. Tu m'es plus chère que le monde entier ; je t'ai cherchée parce qu'il m'était impossible de vivre sans toi. N'était l'espoir de te retrouver, je me serais jeté sur mon glaive. Mais j'ai peur de la mort, parce que, mort, je ne pourrais plus te contempler. Te rappelles-tu nos causeries chez les Aulus ? Une fois tu m'avais tracé sur le sable l'image d'un poisson ; moi, je ne comprenais pas ce que cela signifiait. Te souviens-tu que nous avons joué à la balle ? Survint alors Aulus qui nous menaça de Libitine et interrompit notre conversation. Au départ, Pomponia dit à Pétrone qu'il n'existait qu'un seul Dieu, qu'il était tout-puissant et miséricordieux ; mais il ne pouvait nous venir à l'esprit que votre Dieu, ce fût le Christ. Qu'il te rende à moi et je l'aimerai, quoiqu'il me paraisse être le Dieu des esclaves, des étrangers et des misérables. Tu es ici, assise près de moi, et tu ne penses qu'à lui. Pense aussi à moi ; sinon je finirai par le détester. Pour moi, la seule divinité, — c'est toi. Je voudrais embrasser tes pieds et t'adresser des prières, te donner toute mon adoration et mes offrandes, et mes génuflexions... à toi, trois fois divine ! Non, tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir à quel point je t'aime...

Ces paroles parurent à Lygie autant de blasphèmes, et pourtant elle ne pouvait s'empêcher d'avoir pitié de lui et de ses souffrances. Elle se sentait immensément aimée et adorée ; elle comprenait que cet homme inflexible et dangereux lui appartenait comme un esclave ; et, le voyant si humble, elle était heureuse du pouvoir qu'elle avait sur lui. En un instant, elle revécut tout le passé. Elle revoyait ce splendide Vinicius, beau comme une divinité païenne, qui lui avait parlé d'amour dans la maison des Aulus, et avait réveillé, ainsi que d'un sommeil profond, son cœur à demi enfantin ; ce Vinicius dont elle sentait encore les baisers sur ses lèvres, et des bras de qui Ursus l'avait arrachée au Palatin. Mais aujourd'hui, avec sa face aquiline où se lisait l'exaltation et aussi la douleur, avec son front pâli, avec ses veux qui imploraient, brisé par son amour, blessé, tout adoration et humilité, il était tel que jadis elle eût voulu le voir, — tel qu'elle l'eût aimé de toute son âme... et il lui était plus cher que jamais !

Et soudain elle vit que le moment pouvait arriver où l'amour de cet homme l'envahirait et l'emporterait comme un ouragan. Était-ce donc pour cela qu'elle avait cherché le salut dans la fuite ? pour cela qu'elle s'était tenue si longtemps cachée dans les quartiers les plus misérables de la ville ? Qu'était donc ce Vinicius ? Un augustan, un soldat et un courtisan de Néron ! Il paraissait changé, c'est vrai ; mais ne venait-il pas de lui dire que, si elle pensait au Christ plus qu'à lui, il était prêt à Le détester ? Lygie s'imaginait que la seule pensée de tout autre amour que l'amour du Christ était un péché commis contre Lui et contre sa doctrine. Aussi fut-elle saisie d'effroi devant son propre avenir et devant son propre cœur.

C'est pendant cette lutte intérieure qu'arriva Glaucos, qui venait panser le malade et examiner son état. En un clin d'œil, la colère se peignit sur les traits de Vinicius. Il était furieux que l'on interrompît sa conversation avec Lygie, et c'est avec impatience qu'il répondit aux questions que lui posait Glaucos. A la vérité, il ne tarda pas à se raviser ; mais, si Lygie avait cru que les enseignements de l'Ostrianum avaient pu agir sur cette nature indomptable, son illusion devait s'évanouir. Il n'était changé que pour elle. A part ce seul sentiment, dans cette poitrine battait toujours l'ancien oeur dur et égoïste, ce coeur véritablement romain.

Jadis, dans sa prière, elle offrait au Christ un cœur plein de sérénité et réellement pur comme une larme. Maintenant cette sérénité était troublée. Dans le calice de la fleur s'était introduit un insecte venimeux qui commentait à y bourdonner. Le sommeil, malgré deux nuits de veille, ne lui apporta pas l'apaisement. Elle rêva qu'à l'Ostrianum Néron, à la tête d'un cortège d'augustans, de bacchantes, de corybantes et de gladiateurs, écrasait, sons son char festonné de roses, des multitudes de chrétiens; que Viniclus la saisissait dans ses bras, l'attirait sur son quadrige et lui murmurait en la pressant contre sa poitrine : « Viens avec nous... »

Jan Styka - Le rêve de Lygie - Édition Flammarion, 1901-1904