Deuxième partie, chapitre 7 - Doute

Vinicius ne reçut pas de réponse : Pétrone n'écrivait pas, espérant que César, d'un jour à l'autre, donnerait l'ordre de rentrer à Rome. La nouvelle s'en était répandue dans la ville et avait éveillé une grande joie dans la populace qui languissait en attendant et les jeux, et les distributions de blé et d'huile dont les réserves s'entassaient à Ostie. Helius, affranchi de Néron, avait annoncé au Sénat le retour de l'empereur. Mais Néron, qui s'était embarqué avec sa cour au cap Misène, ne se hâtait pas, s'arrêtait dans les villes du littoral, soit pour se reposer, soit pour paraître sur les théâtres. A Minturnes, où de nouveau il avait chanté en public, il était resté une quinzaine de jours, et il s'était méme demandé s'il ne retournerait pas à Naples pour y attendre l'arrivée du printemps, qui s'annonçait chaud et plus précoce qu'à l'ordinaire.

Cependant, Vinicius vivait enfermé chez lui. Il ne voyait personne, que, de temps à autre, le médecin Glaucos. Ces visites lui étaient chères, car alors il pouvait causer de Lygie. Glaucos ne savait pas où elle avait trouvé refuge, mais il l'assurait que la sollicitude des anciens veillait sur elle.

Un jour, ému de la tristesse de Vinicius, il lui dit que l'apôtre Pierre avait blâmé Crispus d'avoir reproché à Lygie son amour terrestre. Le jeune patricien pâlit d'émotion. Souvent, il avait cru ne pas être indifférent à Lygie, mais il retombait toujours dans le doute et dans l'incertitude. Maintenant, pour la première fois, il entendait la confirmation de ses désirs et de ses espérances, de la bouche d'un étranger, et cet étranger était un chrétien !

Adriano Minardi - Édition Montgrédien, 1901

Il lui semblait aussi que, si Lygie l'aimait, tous les obstacles se trouvaient par cela même écartés, car il était prêt à honorer le Christ. Mais, tout en l'engageant fortement à recevoir le baptême, Glaucos n'osait assurer que par cela même Lygie serait sienne aussitôt ; il lui disait que l'on devait demander le baptême pour le baptême même et pour l'amour du Christ, et non en vue de résultats terrestres. « Il faut d'abord avoir l'âme chrétienne, » ajouta-t-il, et ce Vinicius qu'irritait toute entrave commençait à comprendre que Glaucos parlait comme devait faire un chrétien.

Fréquemment Vinicius éprouvait le désir de voir Paul de Tarse, dont la parole l'intriguait et l'agitait. Mais Paul était parti pour Aricie, et les visites de Glaucos étant devenues de plus en plus rares, Vinicius se trouva dans une solitude complète. Il se mit à parcourir les impasses voisines de Suburre et les ruelles du Transtévère, dans l'espérance d'entrevoir Lygie, fût-ce de loin, et, cet espoir déçu, l'ennui et l'impatience l'envahirent. Enfin, un moment vint où son ancien naturel reprit le dessus encore une fois, avec la violence de la vague dont le ressac vient battre à nouveau le rivage. Il lui sembla qu'il avait été bien sot de s'encombrer la tête de choses qui ne lui avaient apporté que tristesse, et qu'il devait extraire de la vie tout ce qu'elle pouvait donner. Il résolut d'oublier Lygie, ou tout au moins de rechercher les plaisirs et d'en user sans se soucier d'elle. Il sentait pourtant que ce serait sa dernière tentative de libération. Il se lança donc dans le tourbillon de la vie facile avec sa fougue coutumière.

Tout semblait l'y encourager. La ville, morte et dépeuplée pendant l'hiver, commençait à s'animer à l'espérance de l'arrivée prochaine de César, à qui on préparait une réception solennelle. Le printemps approchait : les neiges sur les sommets des Monts Albains avaient fondu au souffle des vents d'Afrique ; dans les jardins, les gazons étaient parsemés de violettes. Les forums et le Champ de Mars grouillaient d'une multitude qui se chauffait à un soleil plus ardent. Sur la Voie Appienne, rendez-vous ordinaire des promeneurs, régnait un grand mouvement de chars richement décorés. On faisait déjà des excursions aux Monts Albains. Des jeunes femmes, sous couleur d'honorer Junon à Lavinium ou Diane à Aricie, se glissaient hors de chez elles pour chercher des émotions, de la société, des rencontres et le plaisir.

Domenico Mastroianni - Le char de Chrysothémis - Chromosculpture - 1913

Et un jour, au milieu des chars de luxe, Vinicius aperçut le quadrige superbe de Chrysothémis, la maîtresse de Pétrone, précédé de deux molosses et entouré d'un groupe où se mêlaient aux jeunes gens de vieux sénateurs que leurs fonctions avaient retenus à la ville. Chrysothémis dirigeait elle-même le curricle attelé de quatre petits chevaux corses et distribuait à l'entour des sourires et de légers coups de sa cravache dorée. A la vue de Vinicius, elle arrêta les chevaux, le fit monter à ses côtés, puis le conduisit chez elle et le retint à un festin qui dura la nuit entière. Vinicius s'y enivra au point de ne pas même garder le souvenir du moment où on l'avait ramené chez lui. Il se rappelait cependant que Chrysothémis lui avait demandé des nouvelles de Lygie, qu'il s'en était offensé, et que, déjà ivre, il lui avait répandu sur la tête sa coupe de falerne. A y penser, il sentait encore gronder sa colère. Mais le lendemain, Chrysothémis, oublieuse de l'injure, était venue le voir et l'avait de nouveau emmené sur la Voie Appienne.

Elle resta à souper chez lui, avoua que depuis longtemps elle était lasse non seulement de Pétrone, mais aussi de son joueur de luth, et que son cœur était libre. Huit jours ils se montrèrent ensemble. Leurs relations toutefois ne promettaient pas d'être durables. Encore que, depuis l'incident du falerne, le nom de Lygie n'eût jamais été prononcé, Vinicius ne parvenait pas à la chasser de ses pensées. Il éprouvait toujours la sensation de ses yeux fixés sur lui. Il avait beau s'indigner contre lui-même, il souffrait à l'idée d'attrister Lygie. A la première scène de jalousie que lui fit Chrysothémis, au sujet de deux jeunes Syriennes qu'il venait d'acquérir, il la chassa sans égards.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Son train de vie n'en fut pas modifié. Même, il en accentua l'outrance, comme pour bafouer le souvenir tyrannique de Lygie. Mais il finit par s'apercevoir que la jeune chrétienne était la cause exclusive de toutes ses mauvaises comme de toutes ses bonnes actions et que, hors elle, rien ne l'intéressait. A sa stupéfaction de patricien, qui jugeait légitimes toutes ses fantaisies, le plaisir lui répugnait et ne lui laissait que remords. Le retour même de César ne le tira pas de son marasme, et il n'alla chez Pétrone que lorsque celui-ci l'envoya chercher dans sa propre litière.

Accueilli avec joie, Vinicius ne répondit d'abord aux questions de son ami qu'à contre-cœur. Mais à la fin, ses sentiments et ses pensées, longtemps comprimés, s'épandirent en un torrent de paroles. Il refit avec plus de détails le récit des événements qui l'avaient bouleversé, et il se lamenta d'être tombé dans un chaos où il avait perdu, avec la tranquillité, le don de distinguer les choses el de les apprécier à leur valeur. Rien ne l'attire, il ne trouve goût à rien, il ne sait ni à quoi se décider ni comment procéder. Il est à la fois prêt à honorer le Christ el à te persécuter ; il comprend l'élévation de sa doctrine et il ressent en même temps pour elle une invincible répulsion. Il se rend compte que, si même il arrivait à posséder Lygie, il ne la posséderait pas tout entière, parce qu'il devrait la partager avec le Christ. En un mot, il vit comme s'il ne vivait pas : sans espérance, sans lendemain, sans foi dans le bonheur. Il se sent entouré de ténèbres, il cherche à tâtons une issue...

Pétrone observait les traits altérés de Vinicius, ses mains étendues tâtonnantes comme pour chercher un chemin dans l'obscurité, et il réfléchissait. Tout à coup il se leva, s'approcha de Vinicius et lui ébouriffant les cheveux derrière l'oreille :

— Sais-tu, lui demanda-t-il, que tu as aux tempes quelques cheveux gris ?

— C'est possible, répondit Vinicius, et je ne serais pas étonné de les voir bientôt blanchir tous.

Un silence pesa. Pétrone plus d'une fois avait médité sur la vie. Mais, en général, cette vie, dans leur monde à tous deux, pouvait être extérieurement heureuse ou malheureuse, intérieurement elle n'était pas troublée. Comme la foudre ou un tremblement de terre renversait un temple, ainsi le malheur pouvait bouleverser une existence. Mais cette existence, prise en elle-même, ne se composait que de lignes pures, harmonieuses et simples. Les paroles de Vinicius renfermaient tout autre chose, et Pétrone se trouvait pour la première fois en face d'une série d'énigmes intellectuelles que personne n'avait cherché à résoudre. Il était assez sensé pour en saisir l'importance, mais, malgré toute sa subtilité d'esprit, il ne trouvait nulle réponse aux questions qu'il se posait. A la fin, après un long silence, il dit :

— Ce ne peuvent être que des sortilèges.

— Je l'ai pensé aussi, répondit Vinicius. Bien des fois il m'a semblé qu'on nous avait jeté un sort.

— Et si tu t'adressais, dit Pétrone, aux prêtres de Sérapis. Certainement, il y a parmi eux, comme parmi tous les prêtres, beaucoup d'imposteurs, mais il en est cependant qui ont approfondi d'étranges mystères.

Il parlait sans conviction et d'une voix mal assurée, car il sentait combien ce conseil, dans sa bouche, pouvait parattre vain et même ridicule.

Vinicius se frotta le front et dit :

— Des sortilèges ! ... J'ai vu des sorciers qui savaient utiliser les forces souterraines et en tirer profit. J'en ai vu d'autres qui les employaient pour nuire à leurs ennemis. Mais les chrétiens vivent dans la pauvreté ; ils pardonnent à leurs ennemis ; ils prêchent l'humilité, la vertu et la miséricorde. Quel bénéfice tireraient-ils des sortilèges ? pourquoi jetteraient-ils des sorts ?

Pétrone commençait à s'irriter de ce que son intelligence ne trouvât rien. Mais, ne voulant pas en convenir, il dit, pour donner une réponse quelconque :

— C'est une secte nouvelle...

Peu après, il ajouta :

— Par la divine souveraine des bosquets de Paphos ! comme tout cela gâte la vie ! Tu admires la bonté et la vertu de ces gens, et moi je te dis qu'ils sont méchants, car ce sont des ennemis de la vie au même titre que les maladies et la mort même. Nous en avons pourtant assez sans cela ! Nous n'avions pas besoin des chrétiens ! Compte un peu les maladies, — César, Tigellin, les vers de César, les marchands de crépins qui commandent aux descendants des anciens quirites, les affranchis qui siègent au Sénat. Par Castor ! c'en est assez. C'est une secte pernicieuse et détestable. As-tu au moins essayé de secouer toutes ces tristesses et d'user un peu de la vie ?

— J'ai essayé, répondit Vinicius.

Pétrone riait.

— Ah ! traître! On apprend vite les nouvelles par les esclaves : tu m'as escamoté Chrysothémis !

Vinicius avoua, d'un signe dégoûté.

— En tout cas, je te remercie, continua Pétrone. Je lui enverrai une paire de souliers brodés de perles. En mon langage amoureux, cela signifie : « Va-t'en. » Je te suis doublement reconnaissant : d'abord tu n'as pas accepté Eunice, et puis tu m'as débarrassé de Chrysothémis. Écoute-moi bien : Tu vois devant toi un homme qui se levait de bon matin, se baignait, festoyait, possédait Chrysothémis, écrivait des satires, qui même, parfois, agrémentait sa prose de vers, mais qui s'ennuyait comme César et souvent ne savait comment chasser ses idées lugubres. Et sais-tu pourquoi il en était ainsi ? Parce que j'allais chercher au loin ce que j'avais sous la main... Une belle femme vaut toujours son pesant d'or, mais une femme qui, de plus, vous aime, n'a pas de prix, tout simplement. Cela ne peut s'acheter pour tous les trésors de Verrès. Voici donc ce que je me dis maintenant : Je remplis ma vie de bonheur, comme je remplirais d'un vin illustre une coupe, et je bois jusqu'à ce que ma main devienne inerte et que blêmissent mes lèvres. Puis, advienne que pourra, — voilà ma nouvelle philosophie.

— Tu l'as toujours professée. Elle ne renferme rien de nouveau.

— Elle renferme un programme qui lui manquait.

Ayant ainsi parlé, il appela Eunice. Elle entra drapée de blanc, souriante sous ses cheveux d'or. Pétrone ouvrit les bras, disant :

— Viens.

Elle accourut et, s'étant assise sur ses genoux, posa la tête sur sa poitrine. Vinicius voyait les joues d'Eunice s'empourprer peu à peu, et ses yeux se voiler d'un brouillard. Ainsi réunis ils formaient un groupe merveilleux d'amour et de bonheur. Pétrone étendit la main vers un plateau, y puisa une poignée de violettes et les répandit sur la tête, la poitrine et la robe d'Eunice ; ensuite il lui dégagea les épaules.

— Heureux celui qui comme moi a rencontré l'amour enfermé dans un corps pareil ! Il me semble parfois que nous sommes deux divinités... Regarde : Praxitèle, Miron, Scopas, Lysias ont-ils jamais imaginé lignes plus parfaites ? Existe-t-il à Paros ou au Pentélique un marbre aussi chaud, aussi rose et aussi voluptueux ?

Ses lèvres erraient sur les épaules et sur le cou d'Eunice. Elle frissonna, ses paupières battirent. Pétrone se tourna vers Vinicius :

— Et maintenant, réfléchis à ce que valent tes mornes chrétiens, et compare ! Si tu ne saisis pas la différence, eh bien ! va les rejoindre. Mais ce spectacle t'aura guéri...

Jan Styka - Pétrone et Eunice - 1902

Les narines de Vinicius se gonflèrent au parfum des violettes qui s'épandait par la salle. Il pâlit, et songea que s'il avait pu promener ses lèvres sur les épaules de Lygie, il eût, pour ce bonheur presque sacrilège, consenti à laisser le monde crouler. Habitué déjà à se rendre compte rapidement de ce qui se passait en lui, il s'aperçut que, même en ce moment, il pensait à Lygie, à elle seule.

— Eunice, ma divine, fais-nous préparer le déjeuner et qu'on nous apporte des couronnes.

Et s'adressant à Vinicius :

— J'ai voulu l'affranchir, et sais-tu ce qu'elle m'a répondu ? « Je préférerais être ton esclave que l'épouse de César. » Alors je l'ai affranchie à son insu. Le préteur a bien voulu, pour moi, ne pas exiger sa présence. Elle ne sait pas qu'elle est libre, de même qu'elle ne sait pas que, si je meurs, cette maison et tous mes bijoux, sauf les pierres précieuses, lui appartiennent.

Il se leva, marcha par la salle :

— L'amour, ajouta-t-il, transforme les gens, ni plus ni moins. Moi aussi, il m'a transformé. Autrefois j'aimais le parfum de la verveine, mais comme Eunice préfère les violettes, je me suis mis a les aimer plus que toute autre senteur.

Il s'arrêta devant Vinicius et lui demanda :

— Et toi ? tu t'en tiens toujours au nard ?

— Laisse-moi, répondit le jeune homme.

— J'ai voulu te montrer Eunice et je te parle d'elle, parce que tu cherches peut-être bien loin ce qui est tout près. Un cœur fidèle et simple bat peut-être pour toi dans la poitrine d'une de tes esclaves. Applique ce baume sur tes blessures. Tu dis que Lygie t'aime : c'est possible, mais qu'est-ce qu'un amour qui se refuse ? Cela ne signifie-t-il pas qu'il y a quelque chose de plus fort que lui ? Non, mon cher : Lygie n'est pas Eunice.

— Tout n'est qu'un même tourment, répliqua Vinicius. Je t'ai vu couvrir de baisers les épaules d'Eunice : aussitôt j'ai pensé que si Lygie m'avait ainsi découvert les siennes, j'aurais assez vécu. Mais à cette idée, j'ai été saisi d'une sorte de crainte. comme si je m'étais attaqué à une vestale, ou comme si j'avais voulut souiller une divinité... Lygie n'est pas Eunice... Mais moi, je comprends leur différence autrement que tu ne la comprends. L'amour t'a modifié le nez, aussi préfères-tu les violettes à la verveine. Moi, il m'a transformé l'âme. Et, malgré ma misère et ma passion, je préfère que Lygie ne ressemble pas aux autres femmes.

Pétrone haussa les épaules.

— Alors tu ne perds rien à ton abstinence. Mais je ne comprends pas.

Vinicius répondit avec précipitation :

— Oui ! Oui ! nous ne pouvons plus nous comprendre.

Il y eut un silence.

— Que le Hadès engloutisse tous les chrétiens ! s'exclama Pétrone. Ils t'ont rempli d'inquiétudes, et ils ont détruit chez toi le sens de la vie. Que le Hadès les engloutisse ! Tu te trompes en croyant que leur doctrine est bienfaisante : cela seul est bienfaisant qui nous donne le bonheur, c'est-à-dire la beauté, l'amour et la force ; — et ces choses. ils les appellent des vanités.Tu te trompes aussi en croyant qu'ils sont justes : si nous rendons le bien pour le mal, que rendrons-nous pour le bien ? et si, pour l'un comme pour l'autre, la sanction est identique, pourquoi les hommes seraient-ils bons ?

— Non : la sanction n'est pas identique ; mais, d'après leur doctrine, elle commence dans la vie future, qui est éternelle.

— Je n'entre pas dans ces considérations, attendu que nous ne pourrons les vérifier que plus tard, si toutefois nous pouvons vérifier quelque chose... quand nous n'aurons plus nos yeux. En attendant, ce sont simplement des nigauds, et l'avenir ne peut appartenir à des nigauds.

— La vie pour eux ne commence qu'avec la mort.

— C'est comme si quelqu'un disait : le jour commence avec la nuit. As-tu l'intention d'enlever Lygie ?

— Non. Je ne puis lui rendre le mal pour le bien, et j'ai juré.

— As-tu l'intention d'adopter la doctrine chrétienne ?

— Je voudrais, mais toute ma nature s'y oppose.

— Enfin... es-tu capable d'oublier Lygie ?

— Non.

— Alors, voyage.

A ce moment, les esclaves vinrent annoncer que le déjeuner était prêt, et Pétrone continua pendant qu'on se rendait au triclinium.

—Tu as parcouru une partie de la terre, mais en soldat qui se hâte vers son lieu de destination et ne s'arrête pas en chemin. Viens avec nous en Achaïe. César n'a pas encore renoncé à ce projet de voyage. Il s'arrêtera partout, il chantera, il récoltera des couronnes, il dévalisera les temples, et à la fin il rentrera ici en triomphateur. Ce sera quelque chose comme la procession d'un Bacchus et d'un Apollon en une seule divinité. Des augustans ! des augustanes ! des milliers de citharistes ! Par Castor ! cela vaut d'être vu.

Il s'étendit sur la couchette aux côtés d'Eunice. Un esclave vint lui poser sur la tête une couronne d'anémones.

— Qu'as-tu vu au service de Corbulon ? Rien ! As-tu convenablement visité les temples grecs, ainsi que je l'ai fait, durant deux années, passant des mains d'un guide aux mains d'un autre ? As-tu été à Rhodes où s'élevait le colosse ? As-tu vu à Panopie, en Phocide, l'argile dont se servit Prométhée pour créer les hommes ? As-tu vu à Sparte les oeufs pondus par Léda, ou à Athènes la célèbre cuirasse sarmate faite de sabots de cheval, ou en Eubée le vaisseau d'Agamemnon ou la coupe qui fut moulée sur le sein gauche d'Hélène ? As-tu vu Alexandrie, Memphis, les Pyramides, le cheveu qu'Isis s'arracha en pleurant Osiris ? As-tu entendu les gémissements de Memnon ? Le monde est vaste et tout ne finit pas au Transtévère ! J'accompagnerai César, et. sur le chemin du retour, je le quitterai et partirai pour l'île de Cypre : ma divine aux cheveux d'or désire qu'à Paphos nous présentions ensemble des colombes en offrande à Cypris, et il faut que tu saches que tout ce qu'elle désire s'accomplit.

— Je suis ton esclave, interrompit Eunice.

Mais lui, posant la tête sur son sein, dit en souriant :

— Alors je suis l'esclave d'une esclave. Je t'admire, ma divine, des pieds à la tête.

Puis, s'adressant à Vinicius :

— Viens avec nous à Cypre. Mais auparavant souviens-toi qu'il faut que tu voies César. C'est mal que jusqu'à présent tu ne te sois pas rendu chez lui ; Ti­gellin serait capable d'exploiter cette circonstance pour te nuire. Il est vrai qu'il n'a aucune haine personnelle contre toi, mais il ne peut pas t'aimer : tu es mon neveu... Nous dirons que tu étais malade. Il faudra que nous réfléchissions à la réponse que tu devras faire à Néron s'il t'interroge sur Lygie. Le mieux sera de hausser les épaules en disant que tu l'as gardée jusqu'à ce que tu en aies eu assez. Il comprendra. Tu ajouteras que la maladie t'a retenu à la maison, que ta fièvre a augmenté à cause de ton chagrin de n'avoir pu te rendre à Naples pour écouter son chant, et que l'espoir de l'entendre bientôt a hâté ta guérison. Ne crains pas d'exagérer. Tigellin annonce qu'il prépare pour César quelque chose non seulement de grand, mais encore d'énorme. Je flaire cependant un piège. Je me méfie aussi de ta disposition d'esprit...

— Sais-tu, dit Vinicius, qu'il y a des gens qui n'ont pas peur de César, et qui vivent aussi tranquilles que s'il n'existait pas.

— Je sais qui tu vas nommer : les chrétiens.

— Oui. Eux seuls... Et notre vie, qu'est-elle, sinon un effroi perpétuel ?

— Laisse-moi donc la paix avec tes chrétiens. Ils ne redoutent point César, parce qu'il n'a peut-être jamais entendu parler d'eux. En tout cas, il ne sait rien sur leur compte, et il s'intéresse à eux autant qu'à une feuille morte. Je le dis que ce sont des nigauds, que tu le sens toi-même et que si la nature répugne à suivre leur doctrine, c'est juslement parce que tu vois leur imbécillité. Tu es un homme pétri d'une autre argile : n'y pense plus, et ne m'en parle plus. Nous saurons vivre et nous saurons mourir, et eux, que sauront-ils faire ? Le sait-on ?

Ces paroles frappèrent Vinicius qui, de retour chez lui, se prit à penser qu'effectivement cette bonté et cette miséricorde n'étaient peut-être que la preuve de la faiblesse de leurs âmes. Il lui sembla que des hommes forts et bien trempés ne pourraient pardonner ainsi. De là sans doute la répugnance de son âme de Romain pour leur doctrine. «Nous, nous saurons vivre et nous saurons mourir, » avait dit Pétrone. Et eux ? Ils ne savent que pardonner, mais ils ne comprennent ni le véritable amour, ni la haine véritable.