Deuxième partie, chapitre 9 - L'étang d'Agrippa

Jan Styka - Les plaisirs de Néron - 1902

Les prétoriens cernaient les bocages sur les berges de l'étang d'Agrippa, pour empêcher la trop grande foule des curieux de gêner César et ses invités. Il était dit, en effet, que toute l'élite de la richesse, de l'intelligence et de la beauté assisterait à cette fête sans précédents dans les annales de la Ville. Tigellin voulait dédommager Néron du voyage en Achaïe, et surpasser tous ceux qui jusqu'alors avaient organisé des réjouissances en l'honneur de César. Dans ce but, déjà qu'and il l'avait accompagné à Naples, puis à Bénévent, il avait envoyé des ordres pour que des extrémités du monde l'on fît venir des animaux, des poissons rares, des oiseaux et des plantes, sans oublier les vases et les étoffes qui devaient ajouter de l'éclat au festin. Les revenus de provinces entières s'engloutissaient dans ces préparatifs ; mais c'était là un détail dont le favori n'avait cure. Son influence allait croissant. Tigellin n'était peut-être pas plus aimé de Néron que les autres augustans, mais il se rendait chaque jour plus indispensable. Pétrone, infiniment supérieur par la distinction de ses manières, par son intelligence, par son esprit, savait mieux amuser César dans la conversation, mais, pour son malheur, il l'éclipsait et provoquait sa jalousie. En outre, il ne savait être un instrument aveugle, et César redoutait ses critiques. Le surnom seul d'Arbitre des élégances octroyé à Pétrone froissait l'amour-propre de Néron. Qui donc y avait droit, sinon lui ? Tigellin avait assez. de bon sens pour se rendre compte de ce qui lui manquait, et, voyant qu'il ne pouvait rivaliser ni avec Pétrone, ni avec Lucain, ni avec ceux que distinguaient la naissance, les talents ou la science, il avait résolu de les éclipser par sa servilité et par le déploiement d'un luxe insolite.

Il avait donc fait dresser les tables du festin sur un gigantesque radeau construit de poutres dorées. Les bords en étaient ornés de conques magnifiques pêchées dans la Mer Rouge et dans l'Océan Indien et de massifs de palmes, de lotus et de roses, entre lesquels on avait placé des statues de dieux, des cages d'or ou d'argent remplies d'oiseaux chatoyants, des fontaines d'où jaillissaient des parfums. Au centre s'élevait un velum de pourpre syrienne, soutenu par des colonnettes d'argent ; sous ce velum, les tables préparées pour les invités resplendissaient de verrerie d'Alexandrie, de cristaux et de vases, fruit de pillages en Italie, en Grèce et en Asie Mineure. Le radeau, ile verdoyante et fleurie, était relié par des cordages d'or et de pourpre à des barques en forme de poissons, de cygnes, de mouettes, de flamants ; et dans ces barques aux rames polychromes étaient assis, nus, des rameurs et des rameuses au corps harmonieux, au visage de beauté parfaite, les cheveux tressés à l'orientale ou massés sous des résilles d'or. Lorsque Néron, avec Poppée et les augustans, eut abordé le radeau principal et pris place sous la tente de pourpre, les barques glissèrent, les rames frappèrent l'eau, les cordages se tendirent, et le radeau emportant festin et invités démarra en décrivant un cercle à la surface de l'étang. De moindres radeaux l'escortaient, porteurs de joueuses de cithare et de harpe, dont les corps rosés, entre l'azur du ciel et l'azur de l'eau, dans le rayonnement d'or des instruments, semblaient absorber azur et rayons et s'épanouir en fleurs magiques.

Des bâtiments étranges, dissimulés dans les taillis de la rive, envoyaient vers l'île merveilleuse les accords de la musique et du chant. Toute la contrée résonna, les bosquets résonnèrent ; l'écho propagea les sons de cors et de trompes. César lui-même, ayant d'un côté Poppée et de l'autre Pythagore, admirait, et lorsque, entre les barques, nagèrent des sirènes, il ne marchanda pas ses éloges à Tigellin. Cependant, par habitude, il tourna les yeux vers Pétrone, qui parut d'abord indifférent, puis, sur une interrogation directe, répondit :

— Je pense, seigneur, que dix mille vierges nues font moins d'impression qu'une seule.

Néanmoins le banquet flottant plut à César pour son imprévu. On servit des mets qui eussent humilié l'imagination d'Apicius, et tant de vins différents qu'Othon, chez qui on en pouvait boire de quatre-vingts crus, se serait caché de honte sous la table. Vinicius éclipsait tous les convives par sa beauté. Autrefois sa tournure et son visage étaient trop d'un soldat de carrière, maintenant les chagrins intimes et la souffrance physique avaient affiné ses traits, comme si la main délicate d'un statuaire y eût fait des retouches. Son teint avait perdu l'ancien hâle, tout en conservant l'éclat doré du marbre de Numidie. Ses yeux étaient plus grands et se nuaient de tristesse. Son torse avait gardé ses formes puissantes, faites pour la cuirasse, mais sur ce torse de légionnaire s'affirmait une tête délicate et superbe. Pétrone, en lui disant que pas une seule des augustanes ne lui pouvait être rebelle, avait parlé en homme d'expérience. Toutes avaient les yeux fixés sur lui, sans excepter Poppée ni la vestale Rubria qui, sur le désir du César, assistait au festin.

Les vins frappés de neige ne tardèrent pas à échauffer les cœurs et les têtes. Des taillis de la rive se détachaient à tout moment de nouvelles barques en forme de sauterelles et de libellules. Au-dessus des barques, au bout de fils argentés, voletaient des oiseaux de l'Inde et de l'Afrique. Le soleil avait déjà parcouru une grande partie du ciel, et cette journée de mai était chaude exceptionnellement, brillante même. L'étang ondulait sous la cadence des rames. Pas un souffle de vent, les bosquets restaient immobiles. Le radeau glissait toujours avec sa cargaison de convives de plus en plus ivres et de plus en plus bruyants. Déjà l'on n'observait plus l'ordre dans lequel on s'était installé à table. César lui-méme avait donné l'exemple ; s'étant levé, il prit la place de Vinicius à côté de Rubria, et se mit à chuchoter à l'oreille de la vestale. Vinicius se trouva près de Poppée qui bientôt lui tendit son bras en le priant de rattacher son peplum dégrafé. La main du tribun tremblait un peu ; Poppée coula vers lui, à travers ses longs cils baissés, un regard mi-confus et secoua sa chevelure d'or comme pour une dénégation.

Cependant le soleil, dilaté et plus rouge, descendait derrière les flèches des arbres. La plupart des invités divaguaient. Le radeau louvoyait maintenant non loin des rives ; parmi les arbustes en fleurs, des groupes d'hommes déguisés en faunes ou en satyres jouaient du flageolet, de la flûte de Pan et du tambourin ; des jeunes filles glissaient, costumées en nymphes, en dryades et en hamadryades. Le crépuscule fut salué de cris en l'honneur de la Lune, et brusquement des milliers de lampes illuminèrent les bosquets. Des lupanars, élevés le long du rivage, sortit un essaim de lumières : sur les terrasses, les épouses et les filles des premières familles de Rome promenaient leur nudité triomphante. De la voix et du geste elles appelaient les convives. Le radeau aborda enfin, César et les augustans s'élancèrent dans les bosquets, envahirent les lupanars, les tentes, les grottes. Le délire était universel ; on ne savait ce qu'était devenu César, on ne savait qui était sénateur, guerrier, saltimbanque ou musicien. Les satyres et les faunes poursuivaient les nymphes avec des cris. On frappait les lampes à coups de thyrse, pour les éteindre. Certaines parties des bosquets étaient dans l'obscurité. Mais on entendait partout des cris perçants, des rires, — ici des murmures, là des souffles haletants.

Vinicius n'était pas ivre, comme au festin donné dans le palais de César et auquel avait assisté Lygie, mais tout ce qui se passait l'avait ébloui lui aussi. La fièvre du plaisir le brûlait. Il s'élança dans le bois et courut avec les autres pour faire son choix parmi les dryades. Des groupes de divinités improvisées le frôlaient, qui entraînaient dans le sillage de leur fuite les faunes, les satyres, les sénateurs, les chevaliers. Enfin il aperçut un cortège de vierges conduites par une Diane ; il bondit de leur côté pour voir la déesse de plus près, mais son cœur cessa brusquement de battre. Il lui avait semblé reconnaître Lygie dans la déesse au croissant d'argent. Elles l'enveloppèrent d'une sarabande, puis, pour provoquer la poursuite, s'enfuirent comme un troupeau de biches. Et, bien que cette Diane ne fût pas Lygie et ne lui ressemblât même pas, il restait là, suffoqué d'émotion.

Il sentit subitement une tristesse immense d'être loin de Lygie. Jamais elle ne lui avait paru plus pure, ne lui avait été plus chère, que dans ce bois de folie et de débauche sauvage. Quelques instants auparavant, il avait voulu lui-même boire au calice enguirlandé. Maintenant il n'éprouvait plus que répulsion et dégoût. La honte l'étouffait ; il fallait de l'air à sa poitrine ; à ses yeux il fallait des étoiles, résolut de fuir ce bosquet obscur et épouvantable. Mais à peine eut-il fait quelques pas qu'il vil se dresser devant lui une forme féminine voilée deux mains s'appuyèrent sur ses épaules ; une voix ardente murmura :

— Je t'aime ! ... Viens ! Personne ne nous verra : hâte-toi !

Vinicius se réveilla comme d'un songe :

— Qui es-tu ?

Mais elle, s'écrasant contre lui, insistait :

— Hâte-toi ! Vois comme tout est désert ici, et moi je t'aime ! Viens...

— Qui es-tu ?

— Devine !

Elle encercla de ses bras le cou de Vinicius, et, à travers son voile, lui pressa ses lèvres sur les lèvres.

— Nuit d'amour ! ... Nuit de folie ! dit-elle haletante. Aujourd'hui, tout est permis : prends-moi !

Mais ce baiser fut pour lui un nouveau dégoût. Son âme et son cœur étaient ailleurs, et dans le monde rien n'existait que Lygie.

Il repoussa l'apparition voilée :

— Qui que tu sois, j'en aime une autre et je ne veux pas de toi.

Mais elle, penchant sa tête vers lui :

— Lève mon voile...

U. Checa - Vinicius et Poppée - L'art du théâtre, 1901

A ce moment même, un bruissement se fit entendre dans les myrtes voisins ; le fantôme s'envola, mais on entendit dans le lointain son rire étrange et méchant. Pétrone apparut.

— J'ai entendu et j'ai vu, dit-il.

Vinicius lui répondit :

— Allons-nous-en.

Ils dépassèrent les lupanars éclatants, le bosquet, le cordon de prétoriens à cheval et rejoignirent leurs litières.

— Je m'arrêterai chez toi, dit Pétrone.

Ils montèrent dans la même litière et restèrent silencieux. Ce fut seulement dans l'atrium de Vinicius que Pétrone demanda.

— Sais-tu qui c'était ?

— Rubria ?

— Non.

— Alors qui ?

Pétrone baissa la voix :

— Le feu de Vesta a été profané, Rubria était avec César. Mais celle qui t'a parlé...

Et, plus bas :

— La dive Augusta.

Il y eut un court silence.

— César, dit Pétrone, n'a pas su cacher devant elle son violent désir de posséder Rubria, et peut-être a-t-elle voulu se venger. Je vous ai dérangés, parce que si, ayant reconnu l'Augusta, tu l'avais repoussée, tu te serais perdu sans rémission, toi, Lygie, et moi aussi peut-être.

Vinicius éclata :

— J'en ai assez, de Rome, de César, des fêtes, d'Augusta, de Tigellin et de vous tous ! J'étouffe ! Je ne peux pas vivre ainsi ; je ne peux pas ! Comprends-tu ?

— Tu perds la tête, tu perds tout jugement et toute mesure, Vinicius !

— Je n'aime qu'elle au monde.

— Et alors ?

— Alors je ne veux pas d'autre amour, je ne veux pas de votre manière de vivre, de vos banquets, de vos débauches et de vos crimes !

— Qu'as-tu enfin ? Es-tu donc chrétien ?

Le jeune homme serra sa tête de ses mains et répéta avec désespoir :

— Pas encore, hélas ! Pas encore.