Première partie, chapitre 10 - L'agression

Jan Styka - La maison de Vinicius - Édition Flammarion, 1901-1904

La maison de Vinicius était, en effet, ornée de verdure : les murs et les portes s'agrémentaient de festons de lierre et de myrte ; aux colonnes, des guirlandes de pampres serpentaient.

Œuvres de maîtres fameux, les lampadaires d'albâtre, de marbre, de bronze corinthien se contournaient en formes de bêtes, de plantes ou de femmes : des huiles parfumées y brûlaient. Les lampes atténuaient leur éclat sous des globes en verre d'Alexandrie ou le diversifiaient à travers des gazes de l'Indus, en rayons roses, jaunes, mauves, pers. L'air était lourd de nard, parfum dont Vinicius avait pris l'habitude en Orient. Dans le triclinium, le couvert était mis pour quatre convives, car Pétrone et Chrysothémis devaient aussi prendre part au festin.

En tout, Vinicius avait suivi les conseils de Pétrone qui lui avait suggéré de ne point aller lui-même chercher Lygie, mais de dépêcher à cet effet Atacin muni de la commission de César.

— Tu étais ivre hier, lui disait-il. Je t'ai vu : tu te conduisais comme un carrier des Monts Albains. Ne sois point trop entreprenant et souviens-toi qu'un bon vin demande à être dégusté à doses lentes. Sache aussi qu'il est doux de désirer, mais plus doux d'être désiré.

Chrysothémis professait, sur ce point, des idées différentes : mais Pétrone lui exposa la distinction qu'il con-venait de faire entre un cocher rompu au métier du cirque et un adolescent qui pour la première fois se risque sur un quadrige.

Puis, se tournant vers son neveu :

— Tâche de gagner sa confiance, mets-la en bonne humeur, sois magnanime ! Je ne voudrais point assister .à un festin funèbre. Jure-lui, au besoin, que tu la rendras à Pomponia. Il dépendra de toi que demain matin elle préfère rester ici.

Désignant Chrysothémis, il ajouta :

— Voici cinq ans que j'ai adopté cette ligne de conduite à l'égard de cette farouche palombe, et je n'ai point lieu de me plaindre de sa cruauté.

Chrysothémis le frappa de son éventail en plumes de paon :

— Tu diras peut-être que je ne t'ai point résisté, satyre !

— A cause de mon prédécesseur...

— Et que tu n'étais pas à mes pieds ?

— Pour les sertir de bagues, oui.

Chrysothémis jeta un regard involontaire sur ses orteils scintillants de gemmes ; elle et Pétrone se prirent à rire ; quant à Vinicius, il n'écoutait point. Les battements de son cœur se faisaient irréguliers sous sa robe de prêtre syriaque.

— Ils doivent avoir déjà quitté le palais, dit-il, comme se parlant à lui-même.

— En effet, ajouta Pétrone. Veux-tu que je te parle, en attendant, des prophéties d'Apollonius de Tyane, ou bien que je finisse l'histoire de Rufinus, cette histoire...

Mais Vinicius s'intéressait fort peu à Apollonius de Tyane, et encore moins à Rufinus. Sa pensée était auprès de Lygie, et, bien qu'il sentît qu'il était plus séant de la recevoir chez lui, il se prenait à regretter de n'être pas allé au palais, ne fût-ce que pour la voir plus tôt et être assis auprès d'elle dans l'obscurité de la litière.

Cependant les esclaves apportèrent des trépieds et jetèrent sur les charbons des brindilles de myrrhe et de nard.

— Ils sont déjà au tournant des Carines, dit de nouveau Vinicius.

— Il n'y tiendra pas, s'écria Chrysothémis, il courra à leur rencontre : et il va les manquer, c'est probable.

Vinicius eut un sourire niais :

— Point du tout...

Pétrone haussa les épaules.

— Pas philosophe pour un sesterce, dit-il ; jamais de ce fils de Mars je ne ferai un homme.

Vinicius n'entendit même pas.

— Ils sont déjà aux Carines ! ...

Eux tournaient, en effet, vers les Carines. La litière était.précédée des lampadarii et entourée des pédisequi. Atacin veillait à la marche du cortège. On avançait lentement, car les lanternes, dans la ville pas éclairée, étaient insuffisantes. En outre, les rues, désertes aux abords du palais, où seulement çà et là glissait un homme avec sa lanterne, se peuplaient de façon insolite. De chaque ruelle sortaient des groupes de trois ou quatre hommes, sans torches et vêtus de manteaux sombres. Les uns marchaient avec le cortège, se mêlant aux esclaves, d'autres, en groupes plus compacts, venaient en sens inverse. Quelques-uns titubaient comme des ivrognes. Par moments, la difficulté d'avancer était telle que les lampadarii étaient forcés de crier :

— Place pour le noble tribun Marcus Vinicius !

Par les rideaux entrebâillés, Lygie apercevait ces groupes obscurs, et elle sursautait en alternatives d'espoir et d'effroi :

— C'est lui, c'est Ursus avec les chrétiens ! C'est pour tout de suite, murmuraient ses lèvres tremblantes. Christ, aide-nous ! Christ, sauve-nous !

Atacin, qui, d'abord, ne prêtait nulle attention à cette effervescence anormale, devint inquiet. Les lampadarii étaient forcés de réitérer toujours plus fréquemment leur : « Place pour la litière du noble tribun ! » Des inconnus serraient la litière de si près qu'il donna l'ordre de les chasser à coups de bâton. Soudain un tumulte se produisit en tête du cortège. Incontinent, toutes les lumières s'éteignirent.

Atacin comprit : une agression ! La terreur le pétrifia. Il était de notoriété publique que César s'offrait souvent, avec les augustans, des camisades à Suburre et dans les autres quartiers. On savait même que parfois il récoltait, dans ces expÉditions nocturnes, des bosses et des bleus. Mais qui se défendait, fût-il sénateur, était un homme mort. Le poste des vigiles, dont l'office était de maintenir la paix, n'était point éloigné. Mais, en de semblables occurrences, les gardiens devenaient sourds et aveugles. Cependant, autour de la litière, c'était une bousculade inextricable ; on luttait, on se renversait, on se piétinait. Atacin eut une lueur subite : avant tout, il fallait reprendre Lygie et s'enfuir, abandonnant les autres à leur sort. Il la tira de la litière, la saisit à deux bras et s'ellorça de s'échapper à la faveur de l'obscurité.

Mais Lygie cria :

— Ursus ! Ursus !

De blanc vêtue, elle était facile à discerner. D'un bras Atacin la couvrait de son propre manteau, quand des pinces effroyables le saisirent à la nuque ; son crâne sonna comme sous un coup de massue ; il croula, bœuf foudroyé.

Les esclaves étaient par terre pour la plupart, ou bien fuyaient en se cognant aux angles des murs. La litière, brisée dans la bagarre, gisait. Ursus emportait Lygie dans Suburre ; ses compagnons s'étaient dispersés.

Les esclaves se rallièrent devant la maison de Vinicius et se concertèrent. Ils n'osaient point entrer. Après une courte délibération, ils revinrent à l'endroit de l'attaque. Ils trouvèrent là quelques morts et aussi le corps d'Atacin. Il pantelait encore, mais, après un soubresaut, il se raidit et resta immobile.

Ils prirent le cadavre et de nouveau firent halte devant la porte. Il fallait pourtant annoncer au maitre ce qui était arrivé.

— Que Gulon l'annonce, chuchotèrent des voix ; il a du sang sur la figure, comme nous, et le maître l'aime bien. Il y a moins de danger pour lui que pour les autres.

Le Germain Gulon, vieil esclave qui avait servi de bonne d'enfant à Vinicius et que celui-ci avait hérité de sa mère, leur dit :

— J'annoncerai la chose, oui ; mais nous irons tous; pour que sa colère ne tombe pas sur moi seul.

Cependant Vinicius perdait patience. Pétrone et Chrysothémis se moquaient de lui ; il marchait précipitamment par l'atrium en répétant :

— Ils devraient déjà être ici ! ... Ils devraient être ici !

Il voulut sortir, mais ils le retinrent.

Soudain dans l'anti-salle des pas retentirent et une horde d'esclaves entra dans l'atrium ; se plaçant sous le mur, ils levèrent les mains et se mirent à geindre : « Aah ! ... Aaaaah ! »

Vinicius bondit vers eux.

— Où est Lygie ? cria-t-il d'une voix terrible.

— Aaah ! »

Gulon s'avança, et, précipitamment, d'une voix affligée :

— Vois le sang, seigneur ! Nous l'avons défendue ! Vois le sang, seigneur ! Vois le sang !

Il n'acheva point. Vinicius, d'un flambeau de bronze, avait fracassé le crâne de l'esclave. Puis, à deux mains, il se prit la tête et s'enfonça les doigts dans les cheveux, en râlant :

— Malheur à moi !...

Sa face bleuit, ses yeux se révulsèrent, sa bouche écuma.

— Les verges ! cria-t-il enfin d'une voix inhumaine.

— Seigneur ! Aaaah ! Pitié ! gémissaient les esclaves.

Pétrone se leva avec une moue d'écœurement.

— Viens, Chrysothémis. dit-il. Si tu veux voir de la viande, je ferai prendre d'assaut l'étal d'un boucher aux Carines.

Et ils sortirent de l'atrium.

Dans la maison habillée de verdure et prête pour le festin, le gémissement des esclaves et le sifflement des verges persistèrent jusqu'au matin.