Réponse de Guillaume Froehner à la réfutation de Flaubert.

Publiée dans la Revue contemporaine du 31 janvier 1863 et dans L'Opinion nationale du 4 février 1863.


A Monsieur le rédacteur en Chef de L'Opinion nationale.

Paris, le 27 janvier 1863.

Monsieur,

Votre numéro du 24 courant contient une lettre de M. Gustave Flaubert, qui m'est adressée, mais que je n'ai connue que par sa publication. J'ignore si cette manière d'écrire aux gens est parfaitement courtoise, mais je ne m'y arrête pas. La lettre m'est parvenue et j'ai vu comme j'y suis malmené.

M. Flaubert n'y va pas de main morte : je suis un homme léger (heureux défaut pour un Allemand ! ), mon article est un tissu d'erreurs, presque d'impostures, et, parmi toutes les inexactitudes que j'ai commises, il n'a relevé que les plus grossières. Et M. Flaubert dit avoir eu à se louer des formes amènes de ma critique, des convenances que j'ai gardées, des choses flatteuses que je lui ai dites. Comment donc m'aurait-il traité si j'avais eu, je ne dis pas de ces mots tranchants et implacables, dont la critique l'abreuve depuis deux mois, mais seulement moins de douceurs, moins de choses flatteuses à lui prodiguer ? Et d'où vient qu'au milieu de tant d'écrivains qui ont rabaissé son livre, même au-dessous de sa valeur, c'est moi précisément qu'il va choisir pour sa victime ? Je crois en deviner la raison. On raconte qu'un peintre, homme de génie dans son art, mettait tout son orgueil à jouer de la flûte, et il en jouait mal. La flûte de M. Flaubert, c'est l'archéologie. Je ne veux pas dire qu'il soit un homme de génie : il montre en littérature légère quelque talent. Mais, en dépit de ses modestes affirmations, c'est la science qui est sa corde sensible. Il ne veut pas qu'on lui en attribue les prétentions, et, au milieu de toutes les autres, il a surtout celles-là. S'il ne les a pas, pourquoi regimbe-t-il contre la critique amène qui ne s'est occupée que de l'érudition de Salammbô ? M. Flaubert dit ne rien savoir, ni l'hébreu, ni l'arabe, ni l'allemand, ni le grec, ni le latin, peut-être pas même le français. Je m'en étais toujours douté ; je ferais maintenant injure à sa bonne foi si je ne me montrais pas complètement de son avis.

M. Flaubert est un homme sérieux. Il ne souffre pas qu'on plaisante avec lui, et l'on voit bien à la façon dont il manie l'ironie qu'il n'a aucun goût pour cette arme éminemment française. Il ne tolère pas qu'on détourne un mot de son sens habituel, pour lui faire exprimer le contraire de ce qu'il signifie ; ainsi, il ne me sera plus permis de dire compendieux en parlant de son gros volume et de ses gros chapitres. Quand je parlerai du savoir de M. Flaubert, on saura que je parle sérieusement, et s'il m'arrive d'écrire qu'il est homme d'esprit, il faudra me prendre au pied de la lettre.

Je le veux bien. Mon urbanité s'accommode à merveille de ce nouveau compromis.

Après avoir lu la terrible épître de M. Flaubert, cette réponse accablante, comme on a dit quelque part, je me suis moi-même apparu comme un prodige d'ignorance. Je me voyais étreint sous une main de savant irrité, poursuivi de sarcasmes, harcelé de points suspensifs, tenaillé par une infinité de petits guillemets qui me faisaient l'effet de ces fourches infernales dont sont armés les diables sculptés sous les porches de nos églises.

Ce doit avoir été une bien grande joie pour M. Flaubert de me voir ainsi garrotté et livré à la risée de vos quarante mille lecteurs, pendant qu'il vous énumérait mes crimes, tantôt en latin, tantôt dans son français de parade. Mais ce latin, croyez-moi, monsieur, est presque toujours faux, et quant à l'acte d'accusation qu'il dresse contre moi, nous allons voir si, par hasard, il ne conduira pas son auteur sur la sellette où il veut me faire asseoir.

Sans doute, vous êtes persuadé, monsieur le rédacteur, que j'ai écrit une critique de Salammbô. Je n'y ai point songé. Ce n'est pas le romancier que j'ai pris à partie, c'est le genre, le roman archéologique tout entier qui, de la façon dont M. Flaubert l'a traité, n'est que le mont-de-piété de l'ancien monde, où chaque peuple vient engager quelques-unes de ses nippes et dont on égare les reconnaissances. J'ai ajouté que, une fois le genre admis, un poète instruit valait mieux qu'un poète mal informé, et j'ai soutenu cette thèse en montrant dans l'oeuvre de M. Flaubert une foule d'erreurs que celui-ci, et pour cause, s'est bien gardé de rappeler dans sa lettre. J'ai eu le tort peut-être de toucher à quelques points sur lesquels il peut y avoir matière à discussion, mais je l'ai fait alors sous une forme dubitative, qui ne permettait pas que l'on s'y trompât. J'ai eu un autre tort, sans doute, c'est d'avoir ménagé beaucoup la science de M. Flaubert, de n'avoir fait qu'indiquer çà et là quelques fautes, alors qu'il m'eût été facile de détruire tout l'édifice laborieux de ses longues veilles. Ce tort, je le paye aujourd'hui des épithètes les plus dures, et tous les ménagements que j'ai gardés me sont comptés comme faiblesse, dont l'accablante érudition de M. Flaubert fait justice. Il me faudrait donc y revenir et, s'il en manifeste le désir, j'y suis prêt ; j'y reviendrai de façon à lui ôter désormais toute velléité de répondre.

Page 859 de mon article incriminé, je parle du culte à Carthage et je dis : les sacrifices humains n'y ont jamais été abolis. A première vue, il paraît difficile de s'exprimer en termes plus clairs. Ce qui n'a jamais été aboli a dû subsister fort longtemps. Mais non ; on a trouvé moyen de s'y méprendre. Bien que j'ajoute encore, immédiatement après : Il n'est donc pas impossible qu'au siècle d'Hamilcar on ait brûlé vifs des enfants. M. Flaubert y lit le contraire, et, pour faire croire au public que je suis en défaut dans ma critique, il se met à me démontrer longuement une chose élémentaire et que je n'ai pas songé à nier.

Cet acte de sincérité ne lui suffit pas. J'ai dit que la statue de Moloch n'a jamais ressemblé à la machine infernale décrite dans Salammbô. «Une figure (ce sont mes paroles) composée de sept cases étagées l'une sur l'autre pour y enfermer les victimes, appartient à la religion gauloise, et M. Flaubert n'a aucun prétexte d'analogie à invoquer pour justifier son audacieuse transposition. L'image de Moloch, telle qu'on la voyait à Carthage, nous est conservée dans la description de Diodore de Sicile». «Non ! répond M. Flaubert avec un point d'exclamation, je n'ai aucun prétexte, c'est vrai ! mais j'ai un texte, à savoir le texte, la description même de Diodore que vous rappelez et qui n'est autre que la mienne, comme vous pourrez vous en convaincre en daignant relire ou lire le vingtième livre de Diodore, au quatrième chapitre».

Il faut avouer que M. Flaubert a un don bien précieux ; il découvre dans les textes anciens des choses que nul autre ne saurait y voir. Son chapitre quatrième de Diodore de Sicile ne dit rien, pas un mot de la statue de Moloch. Qu'importe ! l'imagination du poète est si vive, qu'elle y voit un texte ou un prétexte pour m'accabler. Il s'empresse, il est vrai, d'ajouter, avec une adorable... candeur, que cette description n'est autre que la sienne. Et jamais il n'a rien dit de plus vrai ; cette description est la sienne, à ce point qu'elle lui appartient uniquement et tout entière. Voici ce que dit le vrai Diodore de Sicile : «Il y avait à Carthage une statue de bronze représentant Saturne qui étend ses paumes penchées vers la terre, de sorte que les enfants qu'on mettait dessus devaient rouler dans une fournaise pleine de feu». Les sept compartiments superposés que j'ai vainement réclamés n'y apparaissent donc nulle part, et je mets au défi M. Flaubert et toutes les autorités dont il s'appuie de les y découvrir.

Je vais plus loin. Nous connaissons beaucoup d'idoles de Moloch, notamment à ce même musée de Turin qu'on me reproche si amèrement de n'avoir pas visité ; ce sont des figurines en bronze, tendant les bras et reproduisant ainsi le geste de la statue de Carthage. Elles forment le commentaire le plus clair, le plus précis du texte de Diodore, et témoignent hautement contre la description imaginaire que l'auteur de Salammbô lui a prêtée.

Mais M. Flaubert a bien d'autres preuves en réserve ! Il faut voir de quel air il les invoque contre moi, il faut entendre de quel ton superbe il les fait sortir de ses cartons ? Après m'avoir renvoyé au susdit chapitre, où nous n'avons rien trouvé, il continue : Auquel vous joindrez la paraphrase caldaïque (on écrit chaldaïque) de Paul Fage, dont vous ne parlez pas, et qui est citée par Selden, De diis Syriis (il faut lire Syris) p. 164-170 (corrigez 169-170) avec Eusèbe, Préparation évangélique, livre Ier. Le premier livre de la Préparation évangélique est trop gros pour que je le relise en ce moment ; comme d'ailleurs j'ai écrit un mémoire sur cet ouvrage il y a neuf ans, je puis affirmer qu'il n'y est pas plus question des sept cases que dans Madame Bovary. Mais M. Flaubert ne se compromet pas si simplement. Il me cite, entre deux auteurs anciens, un personnage dont vous n'avez probablement jamais entendu parler, un nommé Paul Fage (nom français, n'est-ce pas ? ), et ce Paul Fage aurait écrit une paraphrase chaldaïque de..., M. Flaubert ne dit pas de quoi. Un Français écrivant en idiome chaldaïque serait un phénomène que je serais bien curieux de voir. Mais, pour cette fois encore, ma curiosité sera trompée ; la chose est beaucoup moins extraordinaire qu'on ne l'a faite. Je connais un Paul Buchlein, célèbre théologue protestant du XVIe siècle. C'était un Allemand, et comme le mot allemand Buchlein signifie «petit hêtre», le savant pasteur s'appelait en latin Fagius, selon la mode du temps. Mais bien qu'il fût Allemand, il n'écrivait pas en chaldaïque, comme le croit M. Flaubert. Paul Fagius n'est que le traducteur du rabbi Siméon et (enfin nous y sommes) ce dernier est le véritable auteur de la paraphrase en question. Les sept compartiments superposés de Moloch sont donc de l'invention d'un juif moderne, et, pour comble, Seldenius lui-même, auquel M. Flaubert me renvoie, fait justice de l'imposture de cet auteur. Quand on le prend de si haut, et qu'on apporte dans la discussion une telle superbe, il faudrait au moins savoir ce que l'on dit.

Autre exemple. Je prends au hasard, car toute l'érudition de cette lettre est de la même force. Si lucide et élevée qu'elle soit, elle trébuche à chaque ligne, et je ne veux pas abuser de la patience de vos lecteurs au point de leur énumérer toutes ses chutes.

Dans mon article, j'ai reproché à M. Flaubert d'avoir écrit un stèle d'émeraude, au lieu de dire une stèle ; et puis, j'ajoute modestement qu'une stèle d'émeraude serait le monument minéralogique le plus surprenant dont on ait jamais ouï parler. Pour le sexe de cette stèle, j'en appellerai aux collégiens, qui l'apprendront à mon savant contradicteur ; pour la matière, je pourrais tout simplement invoquer le bon sens. Mais comme le bon sens est chose si rare qu'on ne doit pas y recourir imprudemment, écoutons les paroles du savant lui-même. M. Flaubert tient à scandaliser les minéralogistes ; il ne cite pas d'autorités pour ses statues de corail, mais quant à l'émeraude, il l'a vue quelque part. Il me renvoie à Philostrate et à Théophraste, c'est-à-dire aux passages qu'en a cités mon compatriote Heeren. Philostrate est, comme l'auteur de Salammbô, un romancier, et si M. Flaubert s'en est servi, il n'a pas puisé à une source historique, il a commis une imitation maladroite. Mais Théophraste n'est pas son collègue ; il se refuse absolument à devenir son collaborateur. Je l'ouvre, et qu'est-ce que j'y trouve ? (I, 8) «Quelques pierres sont extrêmement rares et petites, à savoir l'émeraude, la sardoine, le rubis et le saphir ; aussi, l'on ne s'en sert guère que pour les enchâsser dans les bagues». Plus loin (IV, 24), il se répète et dit : «L'émeraude est rare et nullement grande, à moins qu'on ne veuille prêter foi aux livres sur les rois égyptiens» ; et il cite ensuite les exemples qui ont tant égayé les lecteurs de L'Opinion nationale. M. Flaubert traduit imperturbablement : «Il y avait dans leur temple de Jupiter un obélisque composé de quatre émeraudes», et nous autres naïfs, nous pensions tout de suite à un obélisque comme celui de la place de la Concorde, mais formé de quatre blocs d'émeraude et reflétant tous les feux du soleil. Hélas ! qu'il m'en a fallu rabattre, quand, en consultant de plus près le texte grec, j'ai vu que ces quatre pierres avaient été déposées en offrande sur la base de l'obélisque de Jupiter ! Aussi, Théophraste ne parle-t-il pas d'une colonne, mais d'une petite colonne, ce qui est précisément l'objet de cette discussion. M. Flaubert, trop pressé de se justifier, s'arrête là où l'auteur lui aurait épargné une nouvelle bévue, car Théophraste poursuit : «Mais je crains qu'elle ne soit une des fausses émeraudes dont on connaît une espèce». Voilà la clef de l'énigme ! On avait pris pour de l'émeraude ce qui n'était qu'un morceau de verre, comme on le fabriquait dans le royaume babylonien ; et, en effet, le roi de Babylone en avait fait cadeau à son cousin d'Egypte. M. Flaubert haussera les épaules et trouvera mes observations bien puériles : elles ont pourtant un côté sérieux ; elles montrent lequel de lui ou de moi apporte le plus de légèreté dans les critiques, et commet les erreurs les plus... grossières.

Il veut aussi que j'aie commis une méprise à propos d'Astarté et d'Astoreth. Page 65 du roman, Salammbô prononce l'invocation suivante : O Baletna ! Baalet ! Tânit ! Anaïtis ! Astarté ! Derceto ! Astoreth ! Mylitta ! Athara ! Elissa ! Tiratha ! ... J'ai fait l'humble observation qu'il n'y avait là qu'une série de noms désignant tous la même divinité. M. Flaubert s'en excuse ; cinq pages plus loin, il dit en effet que ces noms n'avaient pour Salammbô aucune signification distincte. J'admire le savoir de cette dévote qui se complaît à marmotter le nom de Vénus en dix langues différentes. Mais si de nos jours une jeune fille, avant de se coucher, invoquait la sainte Vierge en français, en italien, en espagnol, en anglais, en allemand, en latin et en grec, à savoir : «Sainte Marie, santa Virgine, santa Virgen, holy Virgin Mary, heilige Mutter Gottes, sancta Maria, hagia Parthénos ! » nous trouverions cela absurde, ou nous supposerions que sa raison a souffert de quelque lecture indigeste. Les inventions de M. Flaubert sont assurément toutes belles et originales ; mais il y aurait ajouté le trait le plus piquant, s'il y avait joint le nom même de Salammbô. Salammbô n'est autre, en effet, que la Vénus babylonienne, et elle ne constitue pas une divinité plus distincte d'Astarté qu'Astarté n'est distincte de presque toute la litanie de M. Flaubert.

Je m'arrête, monsieur ; je crois en avoir dit assez pour réduire à sa juste valeur la réplique que vous avez publiée, et pour montrer le néant de cette science qui se pavane si majestueusement. Sur quelques points, l'auteur confirme mes dires tout en croyant les réfuter ; sur d'autres, il se donne le malin plaisir de dénaturer le sens de mes paroles pour se procurer la joie d'un facile triomphe ; sur tout le reste, il administre clairement la preuve de son incompétence. Peut-être se rejettera-t-il encore sur les fautes d'impression ; mais cette fois, nous tenons un manuscrit en même temps qu'un imprimé, et les erreurs s'y trouvent scrupuleusement reproduites.

Ces ténébreux arcanes de l'antiquité ne sont pas, après tout, des choses que tout le monde soit tenu de savoir, et il n'y a aucune honte à les ignorer. On n'y est repris que lorsqu'on y apporte un orgueil excessif. Un peu de tact et de mesure aurait épargné à M. Flaubert cette nouvelle déconvenue. N'est-ce pas, monsieur, le cas de s'écrier : «Que les gens d'esprit sont rares ! »

J'avais terminé mon article de la Revue contemporaine par des paroles sympathiques ; je ne voudrais pas clore cette lettre par une épigramme. Je ne suis pas de ceux qui refusent à M. Flaubert tout talent, mais je crois que ce talent s'égare en s'appliquant à des matières qui ne sont pas de son ressort et pour lesquelles six ans d'études ne l'ont qu'imparfaitement préparé. L'antiquité est un pays mystérieux, tout sillonné de chausse-trapes ; les plus fins y font parfois des chutes cruelles. Pourquoi s'étonnerait-on que M. Flaubert y soit moins ferme que sur le sol familier de la Normandie ? Le romancier perd beaucoup à ces excursions en terre étrangère, et il a beau s'entourer de termes barbares, empruntés à tous les vocabulaires, substituer aux appellations vulgaires des mots étranges, dont il ne comprend pas lui-même le sens et dont il fausse l'orthographe, M. Flaubert ne sera jamais savant que pour ceux qui ne le sont pas.

Agréez, monsieur, etc.