Thèbes d'Egypte

Toutes les traditions, toutes les légendes, tous les monuments de l'antiquité parlent de Thèbes d'Egypte avec un enthousiasme que le lointain de l'espace et du temps ne fait qu'accroître ; depuis le vieil Homère, qui racontait sans les avoir vues «les fabuleuses richesses de la ville aux cent portes, par chacune desquelles passent deux cents chars tous attelés de blancs chevaux, et montés par leurs cavaliers en armes», jusqu'à Germanicus, qui visita l'Egypte en amateur éclairé et se fit expliquer par les prêtres les hiéroglyphes inscrits sur les murailles. «Il admira la grandeur des ruines de la vieille Thèbes et s'étonna, dit Tacite, d'apprendre que la puissance des anciens rois d'Egypte avait écrasé les peuples voisins de charges et d'exactions non moins lourdes que celles dont les accable maintenant la puissance des Romains».

Dans les temps modernes, ce fut en de grandes circonstances que ces ruines oubliées apparurent de nouveau et rentrèrent en quelque sorte dans le champ de l'Histoire dont elles étaient sorties depuis si longtemps.

L'armée française remontait en conquérante le cours du Nil. Epuisée par la fatigue, par les privations, abattue par l'âpreté d'un ciel et d'un sol inaccoutumés... tout à coup, au détour du chemin, Thèbes apparut. L'armée s'arrêta tout entière, et un cri, une acclamation sortie de toutes les poitrines salua le grand spectacle que le désert venait de dérouler tout à coup.

Quelques années plus tard, Champollion ayant découvert déjà le secret caché dans les inscriptions hiéroglyphiques, écrivait à son tour, en arrivant au même endroit : «Les Egyptiens, en présence de ce que je vois, concevaient les hommes de cent pieds de hauteur et l'imagination qui, en Europe, s'élance bien au-dessus de nos portiques, tombe impuissante au pied des cent trente-quatre colonnes de la salle de Karnak. Je me garderai bien d'en rien écrire ; car ou mes expressions ne vaudraient que la millième partie de ce qu'on doit dire en parlant de tels objets ; ou bien, si j'en traçais une fois l'esquisse très coloriée, je risquerais de passer pour un enthousiaste ou peut-être même pour un fou».

C'est que Thèbes fut en réalité la plus haute expression de l'art égyptien ; que là se résuma, se traduisit en poèmes de pierre, ce délire architectural, que se transmettaient héréditairement les vieux Pharaons l'un après l'autre. Depuis les plus reculés jusqu'aux contemporains des Grecs, ils rivalisèrent là d'effort et de dépenses : temples, maisons, tombeaux tout y fut taillé dans le colossal. L'Egypte entière a souffert des siècles pour la bâtir, et des siècles d'abandon n'ont pas suffi pour en faire disparaître les merveilleux vestiges.

La ville que les Grecs appelaient Thèbes ou Diospolis, était nommée par les Egyptiens, eux-mêmes, Ape, T-ape, la ville d'Ammon-Ra, le plus puissant des dieux de l'Egypte. Elle s'étendait sur les deux rives du Nil, beaucoup plus large en cet endroit que la Seine à Paris. Elle-même, lorsqu'elle fut arrivée au plus haut degré de son développement avait, selon Diodore, un circuit de plus de trois milles ; son diamètre était de deux lieues et demie.

Les légendes égyptiennes attribuaient sa fondation au dieu lui-même, à Osiris. C'est dans cette ville que, pour la première fois, il avait enseigné aux hommes les arts utiles, l'agriculture, le maniement de l'airain et du fer, l'architecture. Il est certain que la fondation de Thèbes se perd dans la nuit des temps. Mais pour l'histoire son nom n'apparaît guère que vers la XIe dynastie (plus de 4000 ans av. JC.)

Avant cette époque le centre politique de l'Egypte se trouvait placé plus au nord, principalement à Memphis. D'origine thébaine, les rois de la XIe dynastie commencèrent à l'embellir, mais d'une manière rude et grossiere qui contrastait avec les splendeurs dont étaient déjà revêtues les villes du centre et du nord. Les souverains de la XIIe dynastie, les Amenemha, guerriers et conquérants, continuèrent les grands travaux ; c'est un Amenemha qui fonda le grand temple de Karnak. On a retrouvé dans les ruines un fragment de la statue de ce roi et de sa femme assis sur un même socle de granit rose.

Le mouvement de construction prit alors dans ces régions un développement considérable. C'est sous le roi Ousortesen Ier, de la XIIe dynastie, qu'une stèle raconte ainsi les fonctions d'un architecte du temps : «Je suis, dit-il, le scribe Mevic, je suis un serviteur du prince, ingénieur en chef des travaux, une palme d'amour. Mon maître m'envoya en grande mission d'ingénieur pour lui préparer une grande demeure éternelle. Les couloirs et la chambre intérieure étaient en maçonnerie et renouvelaient les merveilles de construction des Dieux. Il y eut là des colonnes sculptées belles comme le ciel, un bassin creusé qui communiquait avec le Nil, des portes, des obélisques, une façade en pierre blanche de Rouwou ; aussi, Osiris, seigneur de l'Amont, s'est-il réjoui des monuments de mon seigneur, et j'ai été moi-même dans le transport et l'allégresse en voyant le résultat de mon travail». Ce récit ne nous expose-t-il pas de la façon la plus claire le projet de la construction, l'ordre des travaux et l'aspect extérieur d'un temple dans ces temps antiques dont trop peu de monuments nous restent à l'heure qu'il est dans cette région ?

L'art à cette époque avait déjà atteint un degré d'élévation et une habileté d'exécution qu'il ne dépassa presque jamais. Nous n'en voulons pour preuve que la belle statue de Sevekhotep III, conservée aujourd'hui au Musée du Louvre L'élégance du torse, le port gracieux de la tête, l'expression de sérénité douce et majestueuse qui se dégage des moindres détails de la pose et de la figure royale ; le fini de l'exécution, en particulier dans les jointures des genoux, font de cette statue un des plus beaux modèles de l'art égyptien. Ce sont là des qualités qui ajoutent un prix inestimable à une oeuvre que sa haute antiquité suffirait seule à illustrer.

Dans toutes les parties de l'architecture une ère d'apogée se manifeste. C'est le moment où les premières colonnes remplacent les lourds massifs des âges précédents ; elles sont fortes, cannelées et couronnées d'un simple dé. La sculpture adopte des formes plus allongées et plus grèles. Les bas-reliefs fouillés avec beaucoup de soin et de finesse, atteignent parfois, par un heureux rendu des détails, une expression naturelle et vraie, quoique la perspective soit tout à fait négligée. Ils sont toujours soigneusement peints. Les statues de pierre calcaire sont peintes des pieds à la tête ; quant aux statues de granit, les yeux et les cheveux seuls sont coloriés.

Malheureusement pour Thèbes, les dynasties suivantes l'abandonnèrent presque complètement et reportèrent leurs efforts vers les villes du Delta. D'ailleurs une ère de misère allait peser sur l'Egypte tout entière. Les gens du désert, les pasteurs (peut-être les Arabes et les Hébreux), envahirent le pays, détruisirent les temples, renversèrent les statues sacrées, interdirent le culte des dieux indigènes.

Il semble bien, à la vérité, que Thèbes ne fut pas touchée par eux. C'est là que se réfugièrent les restes de l'indépendance nationale ; c'est de là que partit le mouvement de résistance, qui, peu à peu, après une lutte bien des fois reprise et bien des fois abandonnée, finit par chasser les étrangers ; mais pendant plus de deux siècles, les embellissements des villes et les grandes constructions furent délaissées.

Le premier des rois conquérants, Ahmès 1er, reprit la tradition ancienne, répara les temples des Dieux et rouvrit solennellement les carrières. Ses successeurs suivirent ses traces et, tandis que les bataillons égyptiens s'ébranlant lourdement commençaient la période des conquêtes et allaient porter la terreur jusqu'aux frontières de la Syrie d'une part, jusqu'à celles de la Nubie de l'autre, Thèbes, enfin, sous les rois de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie, atteignait le plus haut degré de sa splendeur. C'est la grande époque des Amenophis, des Ramsès (le Sésostris des Grecs) et des Seti. Ce sont ces princes qui furent les véritables constructeurs de Thèbes. C'est à leur époque qu'il faut se placer pour donner de cette ville un tableau qui reproduira, en quelque sorte, la grande impression que dut faire, sur les visiteurs étrangers, l'aspect de la puissante capitale.

Avant d'entrer dans cette description, donnons en raccourci le récit des conquêtes des princes de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie. La puissance de leur domination sera en quelque sorte la mesure de la splendeur de leur capitale.

Les premiers rois de la dix-huitième dynastie, Thoutmès Ier, Thoutmès II et sa femme et soeur Hatasou, qui dirigea les affaires sous son règne, avaient ouvert à la domination égyptienne les frontières de la Syrie et de l'Arabie. Sans établir une domination durable, leurs incursions avaient jeté au loin la terreur du nom égyptien et préparé les triomphes de leurs successeurs. Le premier en date et l'un des plus redoutables par son habileté politique et sa vaillance fut Thoutmès III. C'est lui qui réprima dans une rapide campagne la révolte des nouveaux sujets de l'Egypte.

Nous avons le récit de la bataille dans laquelle, par une habile manoeuvre déconseillée par ses officiers, il mit en fuite sans effusion de sang la formidable armée des Syriens révoltés ; c'est de lui dont il est dit dans les stèles de Thèbes : «Je suis venu, lui dit le dieu Ammon ; je t'accorde d'écraser les princes de Frahi ; je les jette sous tes pieds à travers leurs contrées ; je leur fais voir ta majesté telle qu'un seigneur de lumière, lorsque tu brilles sur leur tête comme mon image. - Je suis venu, je t'accorde d'écraser les barbares d'Asie, d'emmener en captivité les chefs des tribus des Routennou ; je leur fais voir ta majesté couverte de ta parure de guerre, quand tu saisis tes armes, sur le char. - Je suis venu, je t'accorde d'écraser la terre d'Orient. Kewa et Asi sont sous la terreur ; je leur fais voir ta majesté comme un taureau jeune, ferme de coeur, muni de ses cornes, auquel on n'a pu résister. - Je suis venu, je t'accorde d'écraser les peuples qui résident dans les îles ; ceux qui vivent au sein de la mer sont sous ton rugissement ; je leur fais voir ta majesté comme l'hippopotame seigneur de l'épouvante sur les eaux, et qu'on n'a pu approcher» (et après une longue énumération qui se poursuit ainsi ; le poète termine son ode en ces termes flatteurs pour la famille royale tout entière) : «Je suis venu ; je t'accorde d'écraser les barbares de Nubie ; jusqu'au peuple de Pat, tout est dans ta main ; je leur fais voir ta majesté semblable à tes deux frères dont j'ai réuni les bras pour assurer ta puissance».

Après la mort de ce grand roi, qui ne régna pas moins de cinquante-quatre ans, ses quatre successeurs immédiats maintinrent l'Egypte au degré de gloire où il l'avait élevée. Ils poussèrent même leurs conquêtes jusqu'à Ninive qui dut leur payer tribut : de toutes ces expéditions ils ramenèrent force prisonniers qui, comme nous le verrons, ne contribuèrent pas peu à l'embellissement de toute l'Egypte et à la gloire de Thèbes en particulier.

Ils travaillèrent à l'Assassif, à Medinet-Habou, à Deir-el-Bahari, où la reine Hatasou fit peindre et sculpter en détail sa campagne contre l'Arabie.

Le plus célèbre d'entre eux fut Amenhotep III, le Memnon des Grecs ; c'est lui qui fit élever au sud de Karnak, à l'endroit nommé aujourd'hui Louqsor, un temple consacré au dieu Ammon, qui peut passer à bon droit pour un des chefs-d'oeuvre de l'art égyptien. A la porte de ce temple s'élevaient, et aujourd'hui encore au milieu des ruines s'élèvent deux énormes colosses de pierre représentant chacun un Pharaon assis, les mains sur les genoux, dans une attitude de repos. L'un d'entre eux est celui qui fut si célèbre dans l'antiquité sous le nom de statue de Memnon.

On racontait que cette statue était l'image d'un roi égyptien, fils de l'Aurore, qui combattit avec les Troyens contre les Grecs, et qu'Achille sacrifia aux mânes de Patrocle. On ajoutait qu'aux premiers rayons du soleil, l'image, baignée des larmes de l'Aurore pleurant son fils, rendait des sons harmonieux. Ce fut dans toute l'antiquité romaine un but de pèlerinage et même un objet de dévotion que cette statue miraculeuse ; des empereurs lui rendirent hommage ; des poètes la chantèrent. Bien des inscriptions gravées sur le socle même de la statue attestaient que devant les visiteurs la statue avait chanté.

Cependant vers le temps de Septime-Sévère la voix se tut. Aujourd'hui, c'est en vain que le voyageur prête une oreille attentive ; la statue est muette. «Je ne nie pas, écrivait de Thèbes même, Charpollion le jeune, la réalité des harmonieux accents que tant de témoins affirment unanimement avoir entendu moduler par le merveilleux colosse, aussitôt qu'il était frappé des premiers rayons du soleil ; je dirai seulement que, plusieurs fois, assis, au lever de l'aurore sur les immenses genoux de Memnon, aucun accord musical sorti de sa bouche n'est venu distraire mon attention du mélancotique tableau que je contemplais, la plaine de Thèbes, où gisent les membres épars de cette aînée des villes royales».

Quels sont les faits historiques que cache cette gracieuse légende ? Champollion-Figeac, en s'aidant des travaux de Letronne sans en accepter les conclusions, les a résumés ainsi qu'il suit : 1° deux colosses firent partie du magnifique édifice que le roi Amenophis (Amenhotep III) fit élever à Thèbes ; 2° ces colosses, selon l'usage, représentaient le roi lui-même et portent encore son nom ; 3° ils subirent connue tous les autres monuments de l'Egypte les effets du temps et des invasions étrangères ; 4° un tremblement de terre, l'an 27 avant l'ère chrétienne, brisa celui des deux colosses qui est placé vers le nord et en détacha la partie supérieure ; quelques années après, il était bruit dans le pays des sons que rendait au lever du soleil la partie de la statue restée en place ou le socle qui la portait ; 6° dès le règne de Néron la réputation de ce phénomène était généralement répandue et attirait les curieux de toute condition ; 7° dès cette même époque la statue parlante fut considérée comme étant une figure de Memnon, fils de Tithon et de l'Aurore, qui saluait sa mère de sa voix miraculeuse tous les jours au lever du soleil ; 8° à l'intérêt qu'excita cette merveille il se mêla bientôt un caractère religieux envers le héros d'Homère, le demi-dieu d'Hésiode, le roi de l'Orient ; l'admiration le divinisa et lui offrit des libations et des sacrifices ; 9° la statue mutilée fut restaurée par Septime-Sévère et sa voix merveilleuse ne se fit plus entendre ; le prodige et les chants cessèrent aussitôt. Ce fut l'époque fatale à bien des oracles antiques, et l'empereur voulut en vain opposer les miracles de Memnon à ceux du christianisme ; on pensait que la statue restaurée devait posséder une voix bien plus harmonieuse, rendre de véritables oracles : on fit disparaître le phénomène parce qu'on en ignorait la nature.

Voici l'explication naturelle qu'a donnée la science d'aujourd'hui. «Il est constaté, dit M. de Rozières, que les granits et les brèches produisent souvent un son au lever du jour ; et quant à la statue de Thèbes, les rayons du soleil venant à frapper le colosse, ils séchaient l'humidité abondante dont les fortes rosées de la nuit avaient couvert sa surface, et ils achevaient ensuite de dissiper celle dont les surfaces dépolies s'étaient imprégnées. I1 résultait de la continuité de cette action que des grains ou des plaques de la pierre cédant ou éclatant tout à coup, cette rupture subite causait dans la pierre rigide et un peu élastique un ébranlement, une vibration rapide qui produisait ce son particulier que faisait entendre la statue au lever du soleil».

Telles sont les traditions qui se répètent, telles sont les discussions qui s'élèvent encore aujourd'hui après plusieurs milliers de siècles autour du monument qu'avaient construit les rois de la dix-huitième dynastie. Telle est la longue durée de gloire que peut-être n'aurait pas osé espérer le constructeur Amenophis.

Malheureusement, sous les héritiers de ces glorieux Pharaons les traditions de gloire s'éteignirent ; pendant plusieurs règnes l'espoir de la conquête et des arts s'arrêta. Thèbes même, sous le fanatique Kounatés, perdit un instant le rang de capitale. Sa splendeur ne devait reprendre et briller cette fois d'un éclat suprême qu'à l'avènement de la dix-neuvième dynastie.

Ramsès 1er, originaire de la basse Egypte, la fonda ; son fils Séti (le Sethos des Grecs) la consolida par ses conquêtes et par son mariage avec la fille des anciens rois : il prépara en un mot l'avènement de son glorieux fils Ramsès II, le Sésostris tant vanté des légendes grecques, le Napoléon des siècles anciens. D'après Hérodote et Diodore de Sicile ce héros aurait rangé sous sa domination la moitié de l'Afrique, de l'Asie, et aurait même poussé jusqu'en Europe ; il aurait semé de stèles à sa louange et de ses statues triomphales les contrées de l'Arabie, de la Syrie, de l'Asie Mineure et du Haut-Nil, qu'il aurait parcourues en vainqueur. Comme plus tard Alexandre il aurait poussé jusqu'aux Indes ; comme Darius il se serait mesuré avec les Scythes ; et ce même Darius aurait fait l'aveu, quand il vint en Afrique plus tard, que sa statue n'était pas digne d'être posée auprès de celle de Sésostris dans les temples égyptiens. Ces récits sont en partie démentis, en partie confirmés par la lecture des nombreuses inscriptions que Ramsès a laissées.

Il n'est certainement pas un roi égyptien sur lequel nous ayons plus de renseignements ; pas un qui ait élevé d'édifices plus nombreux et plus importants : pas un qui se soit plu davantage à faire graver son royal cartouche sur des monuments destinés à aller à la plus lointaine postérité.

Son histoire peut donc être reconstruite avec précision. Les premières années de son règne furent consacrées à des guerres contre les peuples nègres de la Nubie. Dans un temple construit dans ces régions, on voit l'expédition représentée dans une série de tableaux. Le roi seul debout sur son char de guerre, l'arc bandé, se jette dans des masses de nègres armés de très longs arcs, vêtus de peaux d'animaux que les coursiers du roi foulent aux pieds. Les vaincus s'enfuient vers leurs villages, dans une vallée qu'ombragent des cocotiers auxquels grimpent des singes. Des femmes et des enfants viennent, au-devant, tout affligés. Puis on amène au Roi les prisonniers et le butin. Ce sont des chefs et des nègres enchaînés qui portent des dents d'éléphant et du bois d'ébène, qui conduisent des tigres, des lions, des panthères, des antilopes, des gazelles, des autruches, et une girafe c'est-à-dire un animal de l'intérieur de l'Afrique. Les inscriptions disent que «le roi dans la première et la seconde année de son règne a pénétré au coeur des neuf peuples et dispersé la race des Cousch».

Ce succès comme on le voit fut grand, mais il fut loin d'égaler la célèbre campagne de Ramsès en Syrie contre la coalition à la tête de laquelle se trouvait le prince des Khétas.

Tous les peuples de la Syrie, une bonne partie de ceux de l'Asie Mineure, les gens de Kati, de Kadès, de Karkemish et d'Arad, jusqu'aux Pardaniens, jusqu'aux Mysiens, jusqu'aux Lyciens, jusqu'aux Troyens d'Illion s'associèrent dans cette levée d'armes contre le Pharaon. Le bruit des richesses de l'Egypte excitait toutes ces convoitises et ramassait ce troupeau de loups. Leur prince était un habile homme de guerre. Ils s'avancèrent vers l'isthme de Suez ; Ramsès ne les laissa pas approcher davantage ; il accourut avec ses légions qui portaient chacune le nom d'un des dieux nationaux, Ammon, Phra, Pthah et Souteckh. Lui-même marchait en avant à la têde sa garde. Mais il fut trompé par les habiles dispositions de l'ennemi. Sous les murs de Kadesh il fut attaqué à l'improviste, son armée coupée en deux, la légion de Phtah écrasée et lui presque seul au milieu du gros de l'armée ennemie.

C'est dans ce moment suprême que le héros prêt à se jeter dans la mêlée et à vendre chèrement sa vie élève son âme vers les dieux qui semblent l'abandonner. Ecoutons le poète contemporain, qui raconte cette glorieuse journée :

«Mes archers et mes chars m'ont abandonné ; aucun d'eux n'est là pour combattre avec moi. Quelle est la volonté de mon père Ammon ? Est-ce un père que celui qui renie son fils ? Est-ce moi qui me suis confié en mes pensées ? Ne me suis-je point mis en campagne sur ta Parole ? N'est-ce point ta bouche qui a dirigé mes expéditions, ton conseil qui les a guidées ? Ne t'ai-je point donné des fêtes solennelles, brillantes, nombreuses et n'ai-je point rempli ta maison de mon butin ? Je t'ai élevé des temples en pierres de taille, je tire des obélisques d'Eléphantine et je fais venir des pierres éternelles afin de te bâtir une demeure qui durera des milliers d'années. Je t'ai immolé trente mille taureaux avec des herbes odoriférantes et toutes sortes de parfums ; les grands vaisseaux voguent pour toi sur la mer afin de t'apporter les tributs des peuples. Pareille chose est-elle jamais arrivée ? Honte à celui qui résiste à ta volonté, salut à celui qui te comprend ! Je t'invoque Ammon ! Je suis seul devant toi au milieu de peuples inconnus.

Mes archers et mes chars m'ont abandonné tandis que je les appelais ; aucun d'eux n'a entendu ma voix quand je criais au secours. Mais je préfère Ammon à des milliers d'archers, à des millions de chars de guerre. Les multitudes des hommes ne sont rien. Ammon l'emportera sur eux.

Ma voix a retenti jusque dans Hermonthis, Ammon vient à mon invocation : il me donne la main, je pousse un cri de joie ; il parle derrière moi. «J'accours à toi, ô Ramsès Meiamoun, je suis avec toi. C'est moi, ton père ! Ma main est avec toi et je vaux mieux pour toi que des centaines de mille. Je suis le seigneur de la force aimant la vaillance ; j'ai trouvé un coeur courageux et je suis satisfait. Ma volonté s'accomplira.

Pareil à Mouth, de la droite, je lance des flèches ; de la gauche je bouleverse les ennemis, je suis comme Baal en son heure, devant eux. Les deux mille cinq cents chars qui m'environnent sont brisés en morceaux devant mes cavales. Pas un d'entre eux ne trouve sa main pour combattre ; le coeur manque dans leur poitrine et la peur énerve leurs membres ; ils ne savent plus lancer leurs traits et ne trouvent plus de force pour tenir leurs lances. Je les précipite dans les eaux comme y tombe le crocodile ; ils sont couchés sur la face l'un sur l'autre et je tue au milieu d'eux. Je ne veux pas qu'un seul regarde derrière lui ni qu'un seul se retourne. Celui qui tombe ne se relèvera pas».

Ainsi l'intervention de la divinité et surtout le carnage héroïque de Ramsès, rétablissent les affaires compromises par la défaite des légions et par la lenteur de l'arrière-garde. Ramsès après la victoire se retourne sur le gros de l'armée encore enveloppée par les ennemis ; il la dégage, rassemble ses généraux et les accable de reproches ; c'est ici un des plus beaux passage du poème du Pentaour :

«Que dira la terre entière lorsqu'elle apprendra que vous m'avez laissé seul, et sans un second ; que pas un prince, pas un officier de chars ou d'archers n'a joint sa main à la mienne ? J'ai combattu, j'ai repoussé des millions de peuples à moi seul. Mes grands chevaux sont Victoire à Thèbes et Noura satisfaite ; c'est eux seuls que j'ai trouvés sous ma main quand j'étais seul au milieu des ennemis frémissants. Je leur ferai prendre moi-même leur nouriture devant moi chaque jour, quand je serai dans mon palais, car je les ai trouvés quand j'étais au milieu des ennemis, avec le chef Menna mon écuyer, et avec les officiers de ma maison qui m'accompagnaient et sont mes témoins pour le combat : voilà ceux que j'ai trouvés. Je suis revenu après une lutte victorieuse et j'ai frappé de mon glaive les multitudes assemblées».

Cette grande victoire assura la paix à l'Egypte pendant la fin du règne de Ramsès. Ce roi mit à profit la tranquillité qu'il s'était assurée et utilisa les prisonniers qu'il avait ramenés de ses expéditions, en couvrant l'Egypte de palais, de temples et de tous les monuments de la paix.

Ce fut un grand constructeur ; M. Mariette dit de lui qu'il n'existe peut-être pas en Egypte une ruine importante qui ne porte son nom. Il poussa même le désir de perpétuer sa gloire jusqu'à un excès dont l'Egypte dut se sentir accablée. Il n'est pas croyable que les prisonniers étrangers si écrasés de corvées que nous les montrent les récits des Hébreux, aient pu suffire à tant de travaux. Le peuple d'Egyte dut apporter à leur exécution une bonne part de fatigues et de sueurs.

Ramsès II n'en est pas moins resté le plus populaire de tous les Pharaons ; il a obtenu le résultat qu'il avait poursuivi si ardemment : son nom aujourd'hui est encore dans toutes les bouches. Les légendes et les vanteries racontées à Hérodote par les prêtres de l'Egypte au sujet de leur Sésostris ont été longtemps et sont presque encore aujourd'hui la seule histoire officielle de ce vaniteux Pharaon.

Thèbes, surtout, profita du goût de Ramsès II pour les constructions. Elle se revêtit bientôt d'une nouvelle splendeur ; il agrandit le temple d'Aménophis III à Louqsor, et planta devant l'entrée deux superbes obélisques en granit rose, couverts de hiéroglyphes et d'images en son honneur.

Le plus beau des deux est maintenant à Paris, sur la place de la Concorde ; l'autre est seul, là-bas, dans le désert, et montre encore aux descendants des Egyptiens, qui ne peuvent plus les lire, les glorieux récits de leur ancienne histoire que les hommes d'Occident sont venus déchiffrer. L'enlèvement de l'obélisque et son installation sur une des places de notre Paris, n'est-il pas un juste tribut de la reconnaissance que doit la vieille Egypte à la patrie de Champollion ?

Ramsès II mit aussi la main au grand temple de Karnac, que son père avait commencé et dont nous aurons l'occasion de détailler plus loin les merveilles. Enfin, c'est lui qui construisit sur la rive gauche du Nil, ce fameux tombeau du roi Osymandias que l'antiquité plaça au nombre de ses sept merveilles, dont Diodore nous a laissé une description si enthousiaste et que la science moderne a retrouvé dans les ruines du monument nommé Ramesseion, du nom de son fondateur.

A la mort de Ramsès II, cinquante ans de troubles intérieurs et de guerres civiles firent prévoir à l'Egypte que le moment de la décadence n'était pas éloigné. C'est au milieu de ces discordes que les esclaves amenés d'Asie commencèrent à lever la tête et à songer à rejeter le joug qui les avait écrasés jusque-là. Une bonne partie d'entre eux, originaires de la Palestine, se rassemblèrent sous les ordres d'un sage, instruit dans tous les mystères de la science et de la religion égyptienne. Il les constitua en corps de nation, leur donna des lois et les emmena hors de l'Egypte, du côté du désert. Ce sage se nommait Osarsyph ou Moïse, et cette histoire est celle de l'Exode, ou fuite du peuple hébreu.

Un prince guerrier, un nouveau Sésostris, avec qui on l'a confondu souvent, Ramsès III, releva bientôt l'Egypte, et lui assura, pour quelque temps encore, la domination sur l'Ethiopie et la Syrie, la paix au dedans, et le respect jusque chez les peuples les plus éloignés. Il battit plusieurs fois encore ces éternelles coalitions de Khétas qui se renouvelaient sans cesse et profitaient de la moindre faiblesse des Egyptiens pour pénétrer sur son riche territoire et y faire de terribles razzias. Ils venaient par terre et par mer ; et la surveillance des côtes ne demandait pas moins d'attention et de dépenses que celle de l'isthme et du continent.

Aussi le monarque ne pouvait plus même songer à quitter les régions de la Basse-Egypte. C'est dans les environs du Delta qu'il établit sa résidence habituelle. Thèbes, qui était toujours le centre vénéré de la religion et des traditions égyptiennes, vit son importance politique diminuer de jour en jour. Cependant Ramsès III continua encore à l'embellir. Il éleva, près de Karnak, un temple au dieu de la lune Chomisou. Il ajouta au grand temple le petit sanctuaire d'Ammon. A Louqsor, il fit de nombreux embellissements et son cartouche se lit sur notre obélisque à côté de celui de Ramsès II ; enfin il construisit sur la rive gauche du Nil, à Medinet-Habou, deux palais qui, par l'élégance de la construction et la perfection des détails, ne le cèdent en rien aux monuments élevés par son illustre aïeul.

Après la mort de Ramsès III, la décadence, un moment arrêtée, s'abattit rapidement sur l'Egypte. Le temps des expéditions guerrières et des grandes constructions était passé. La force de l'ancien empire se dissipa peu à peu dans la mollesse et les luttes intestines. Des usurpateurs remplacèrent sur le trône les rois vénérés de l'antique dynastie thébaine. Ces usurpateurs, pour se maintenir, appelèrent les Barbares. L'ère de l'asservissement commençait pour les Egyptiens, en même temps que Thèbes cessait de leur donner des rois.

Nous ne poursuivrons pas plus loin l'histoire de cette antique capitale. Souvent prise et reprise, pillée et rebâtie, quelquefois regagnant un reste d'influence, le plus souvent délaissée et tombant peu à peu dans une sorte d'oubli, elle ne retrouvera plus jamais la splendeur dont elle brillait sous les rois dont nous avons signalé la puissance.

Certes, plus d'un des rois postérieurs, même parmi les étrangers, s'attachèrent à restaurer les monuments anciens, à les compléter quelquefois. Il n'est pas rare de trouver dans ces ruines les cartouches d'un Ptolémée ou même d'un empereur romain. Mais ce sont là des exceptions. Somme toute, Thèbes perd son rang de capitale dès la XXIe dynastie. Depuis ce temps, elle n'a fait que décroître ; son histoire n'est plus celle de l'Egypte. C'est à cette époque ancienne qu'il convient de se placer pour rêver le spectacle idéal que présentait l'ancienne ville et qu'on essaye de reconstruire à tâtons à l'aide des ruines actuelles.

Imaginez-vous donc une ville immense, couvrant d'édifices publics et privés un espace de plusieurs milles carrés, parcourue du nord au sud par le Nil, comme Paris l'est par la Seine. Toute la partie de la rive droite semble avoir été consacrée spécialement au culte des dieux et à la demeure des prêtres. La rive gauche, où la vallée s'élargit, embrasse les nombreuses habitations privées, les palais des rois et des temples encore. Au delà, dans une ceinture de collines qui couvre l'horizon de teintes bleuâtres, s'étagent les tombeaux des rois et les tombeaux des particuliers, la Cité des Morts.

Quoique Homère ait parlé avec admiration d'une merveilleuse ceinture de murailles qui entourait Thèbes, il semble que cette enceinte n'ait jamais existé. Diodore remarquait déjà que le poète ancien avait dû indiquer par ces mots les merveilleux pylônes qui de leur masse fermaient les temples.

Chaque temple égyptien était, en effet, entouré d'une quadruple muraille. Elle avait pour objet de délimiter le terrain sacré, de le protéger contre toute agression extérieure et surtout de dissimuler, aux yeux des profanes, les cérémonies secrètes du culte et les mystères qu'on célébrait dans l'intérieur. Ces enceintes, réunies entre elles par d'interminables allées de sphinx, devaient donner à Thèbes l'aspect général d'une ville fortifiée ; les nombreux pylônes qui servaient de portails s'élevaient à une hauteur démesurée. Ce sont là les cent portes de la légende homérique.

En remontant le cours du Nil, le premier monument important qui se présentait et qui, de loin, attirait l'oeil par sa masse, la hardiesse de sa construction et l'importance de sa destination, c'était le grand temple du dieu national de Thèbes, d'Ammon. C'était vers ce temple que se dirigaient de préférence, dans les jours de fête, les files interminables des adorateurs du soleil : c'est ce temple qui a pris aujourd'hui le nom du village arabe construit sur ses ruines, c'est le grand temple de Karnak.

L'impression produite par les restes de la salle du temple est tellement forte, qu'il faut, sous peine de l'affaiblir, laisser parler un visiteur encore tout plein de l'émotion qu'il a ressentie : «Au risque de passer pour un enthousiaste ou pour un fou, dit M. Ampère, j'essayerai de donner une idée de la prodigieuse salle de Karnak et de l'impression qu'elle a produite sur moi. Imaginez une forêt de tours ; représentez-vous cent trente-quatre colonnes égales en grosseur à la colonne Vendôme, dont les plus hautes ont soixante-dix pieds de hauteur (c'est presque la hauteur de notre obélisque) et onze pieds de diamètre ; couverts de bas-reliefs et de hiéroglyphes. Les chapiteaux ont soixante-cinq pieds de circonférence. La salle a trois cents dix-neuf pieds de longueur, presque autant que Saint-Pierre de Rome, et plus de cent cinquante pieds de largeur. Il est à peine besoin de dire que ni le temps, ni les deux races de conquérants qui ont ravagé l'Egypte, les Pasteurs, peuple barbare, et les Perses, peuple fanatique, n'ont ébranlé cette architecture impérissable.

Elle est restée exactement ce qu'elle était il y a trois mille ans à l'époque florissante des Ramsès. Les forces destructives de la nature ont échoué ici contre l'oeuvre de l'homme. Le tremblement de terre qui a renversé les douze colonnes de la cour que je viens de traverser a fait, je l'ai dit, crouler le massif du grand pylône, qui me rappelait tout à l'heure une chute de montagne ; mais les cent trente-quatre colonnes de la grande salle que je contemple maintenant n'ont pas chancelé.

Le pylône, en tombant, a entraîné les trois colonnes les plus voisines de lui ; la quatrième a tenu bon et résiste encore aujourd'hui à ce poids immense de débris. Cette salle était entièrement couverte ; on voit encore une des fenêtres qui l'éclairaient. Ce n'était point le temple, mais un vaste lieu de réunion destiné probablement à ces assemblées solennelles qu'on appelait des panégyries. L'hiéroglyphe dont ce mot grec semble être une traduction, se compose d'un signe qui veut dire tout, et d'un toit supporté par des colonnes semblables à celles qui m'entourent. Ce monument forme donc comme un immense hiéroglyphe au sein duquel je suis perdu».

Tâchons, à l'aide de M. de Rougé et de M. Mariette, de déchiffrer les différentes parties de ce hiéroglyphe architectural. Il faut faire d'abord une remarque générale sur l'ensemble du massif de Karnak ; tout dans cet immense pâté de monuments se rattachait au grand temple que nous allons décrire ; les autres constructions partaient de lui et aboutissaient à lui.

Cependant, on ne peut pas dire que Karnak ait été construit tout d'une pièce, et même sur un plan unique une fois tracé ; il n'y a pas l'harmonie, la préoccupation de la symétrie et de l'ensemble qui existe, par exemple, dans notre Louvre, bâti, lui aussi, sous plusieurs générations des rois.

M. Mariette fait, à ce sujet, une observation qui jette sur la formule de l'art égyptien un véritable trait de lumière : «On pourrait supposer, dit-il, que cette confusion est un effet voulu par les architectes, dans le but de varier et de donner de l'imprévu à l'aspect extérieur de l'ensemble des édifices sacrés. Je m'étonnerais bien, cependant, que les constructeurs de Karnak aient eu cette pensée. Tout au contraire, le pêle-mêle des temples provient de leur profonde indifférence en matière de symétrie, et je dirai presque en matière d'art. Pour eux, un temple était parfait s'il était durable ; à certains égards, le beau n'était qu'un accessoire».

Si le durable était, avant tout, l'idéal des architectes égyptiens, on peut dire qu'ils ont réalisé leur rêve dans le grand temple de Karnak, qui reste en partie debout après plusieurs milliers d'années d'abandon.

Ce grand temple donc, dont la description résume à peu près celle de tous les temples importants de l'Egypte, s'annonçait, en remontant du nord au sud, par une première allée de sphinx. Ces sphinx étaient jetés, comme en avant-garde, soixante mètres environ avant l'entrée principale. Quelques obélisques complétaient la figure de ce péristyle peu important. C'était comme un temps d'arrêt, un point de repère, où l'on pouvait avantageusement se placer pour jouir dans une contemplation religieuse de l'effet imposant de la masse du temple. De là, en effet, on découvrait en plein l'immense pylône qui servait de portail. Les restes de ce pylône, tels que nous les voyons aujourd'hui, datent, à ce qu'il semble, du temps des Ptolémées ; mais on a de fortes raisons de croire que la dynastie grecque n'a fait que réparer ou reproduire les constructions telles qu'elles existaient dès les plus anciens âges.

Ce pylône conduisait à une immense cour fermée de toutes parts par une enceinte en briques cuites au soleil. L'ensemble de cette enceinte, aujourd'hui presque détruite, était coupé par quatre portes monumentales qui, sur les divers côtés, donnaient accès dans l'intérieur.

Au milieu de cette cour, étaient debout (plus tard, sous la XXIVe dynastie), dix ou douze colonnes du plus bel effet. Elles étaient rangées six par six et s'élevaient fièrement dans les nues. En outre, dans deux des coins de cette immense cour deux temples avaient été construits, l'un par Sethos Ier, l'autre par Ramsés III. Tous deux, servant, en quelque sorte, d'accessoires gigantesques, consacraient la piété particulière que ces deux princes avaient pour le dieu adoré dans le grand temple.

Le grand temple, lui-même, s'ouvrait au fond de la cour. Deux statues colossales en granit rose veillaient aux portes et représentaient l'image du constructeur, Ramsès le Grand. Sur les murs d'un petit vestibule qui les suit s'entremêlent et se surchargent les représentations des exploits des Ramessides. Suit enfin la porte dernière, la très grande, comme l'appellent les monuments anciens. Elle ne mesurait pas moins de 29m 50 de hauteur. C'était pour des géants qu'on l'avait taillée.

Comment ne pas s'arrêter ici un instant, pour essayer de donner à l'esprit écrasé un point de comparaison ? Cette porte, construite par trois rois : Ramsès Ier, Sethos et Ramsès II, avait à peu près la taille de la porte de Saint-Denis. Et ce n'était qu'une partie d'un monument énorme. Elle ne faisait qu'annoncer les grandioses merveilles de la grande salle.

Après avoir franchi un nouveau pylône, que le tremblement de terre de l'an 27 a fait écrouler, on arrivait enfin dans cette salle hypostyle aux cent trente-quatre colonnes. Les murs d'enceinte portent, gravés en planches gigantesques, les exploits des Sethi et des Ramsès ; ce sont leurs campagnes au Nord et au Sud ; ce sont leurs victoires en Asie et en Afrique, c'est le fameux poème du Pentaour, dont nous avons donné plus haut des extraits : défilés de prisonniers, processions en l'honneur d'Ammon, hécatombes d'offrandes, peuples entiers en prière, la confusion de la mêlée dans les batailles, l'ordre et la symétrie des peuples dans les marches triomphales, tels sont les tableaux qui se déroulent sur les murailles de cet autre Vatican.

Et au milieu s'élancent, pleines d'orgueil royal et d'effort surhumain, les cent trente-quatre colonnes qui portent aux pieds d'Ammon, comme une clameur triomphale, l'hommage de la reconnaissance et de la piété des Pharaons. Ramsès Ier, Sethi et Ramsès II furent les bâtisseurs de cet hymne monumental.

Il semble qu'après avoir décrit ces splendeurs l'on doive s'arrêter. Le narrateur, le lecteur se fatiguerait à poursuivre l'énumération de ces incroyables beautés.... mais non l'architecte. Il a poursuivi, lui. Ce sont encore des colonnes, des labyrinthes de salles et de vestibules, des temples succédant à des temples, tout cela coupé, séparé, fermé par des obélisques, par des sphinx, par des pylônes gigantesques.

Traversons rapidement, arrivons enfin dans la cour intérieure, où se cachait loin des yeux du profane vulgaire le sanctuaire du dieu.

C'est ici la gloire de Thèbes, le temple vénéré des rois, celui qui attirait les files solennelles des adorateurs, dont les étrangers, regardant de loin les toits, interrogeaient avec respect les rares visiteurs. C'était là que se cachait l'animal sacré qui représentait la haute pensée des prêtres de l'Egypte. La vénération et le mystère l'entouraient.

Aujourd'hui, de ce sanctuaire il ne reste plus aucune trace. Quand tant d'autres splendeurs ont survécu, celle-ci, qui les dépassait et qui les motivait toutes, a disparu complètement.

Les fondations mêmes sont à peine visibles.

Quelle a été la cause d'une si complète destruction ? Ici les paroles froides de l'archéologue et du savant, qui enregistre des faits qui peuvent se passer de commentaire seront plus éloquentes que tout ce que l'on peut dire sur la vanité des choses humaines. «Nulle part, dit M. Mariette, la destruction n'a été plus complète. Les fondations elles-mêmes ont disparu, et c'est à peine si on lit encore aujourd'hui le nom d'Usertesen Ier sur quelques fûts de colonnes, qui seuls ont échappé au désastre... On remarque que sur les colonnes le nom d'Ammon est martelé. Le sanctuaire avait donc traversé intact la période des Pasteurs et il était encore debout avant la fin de la dix-huitième dynastie. Mais comment a-t-il si complètement disparu, quand toutes les autres parties du temple sont relativement conservées ? Thèbes a supporté plus d'un siège. Sennachérib, Cambuse, Ptolémée-Lathyre (sans compter ceux que nous ne connaissons pas) l'ont saccagée. Le sanctuaire est-il tombé sous les coups d'un ennemi victorieux qui, en le détruisant, a cru frapper Karnak au coeur ? Le calcaire dont il était construit, n'a-t-il pas plutôt été employé dans la construction des murailles et des fondations relativement modernes, et ne faut-il pas rendre responsables de la destruction les entrepreneurs de fours à chaux ? Evidemment, cette cause suffit à expliquer la totale disparition d'un édifice qui n'a pour ainsi dire pas laissé de trace sur le terrain qu'il occupait et semble avoir été emporté minutieusement pierre à pierre».

Derrière la cour du sanctuaire se développait encore un nouveau système de salles et de vestibules que l'architecte semblait avoir élevé pour accompagner et préparer l'effet de la grande salle. C'était là que s'arrêtaient les processions et qu'elles se disposaient à la vénération dans le sanctuaire. Dans telle salle le roi venait adorer ses ancêtres. Telle autre était une sorte de chapelle consacrée au culte des éperviers, des crocodiles dont on a retrouvé les momies saintes.

Plus loin encore, après un nouveau petit temple s'étendait l'espace réservé aux eaux sacrées. Il y avait le lac qui servait aux jours des processions ; là descendaient et circulaient les barques des prêtres. Leur marche lente autour du lac représentait soit la marche du soleil dans le ciel, soit l'entrée de l'âme dans le royaume des morts. Ce lac n'était alimenté autrement que par l'infiltration ; aucun canal ne le faisait communiquer avec le Nil. Il avait été creusé de main d'homme et des quais superbes ornaient tous ses contours.

Les puits fournissaient l'eau employée pour les libations et pour les ablutions des prêtres.

Ainsi se complétait l'ensemble du grand temple. Nous verrons plus loin quel était le chemin colossal qui le réunissait aux édifices de Louqsor.

Résumons donc notre impression.

Entassez l'un sur l'autre l'arc de triomphe de Constantin et la grande salle de Saint-Pierre de Rome ; étendez en avant et en arrière les cours du Louvre et les bassins de Versailles ; plantez devant les portes les obélisques qui ornent nos places et que nous avons ravis à l'Egypte ; élevez l'une auprès de l'autre une forêt de colonnes presqu'égales en grosseur à nos colonnes Vendôme et de Juillet ; bâtissez une immense enceinte qui enveloppe et protège cet amas de temples, de couloirs, de pylônes, de statues, de salles, de cours et de palais : vous aurez enfin une idée assez complète du grand temple de Karnak.

Et cependant les points de comparaison que vous fournissent les splendeurs des villes modernes ne vous auront pas suffi encore. Il reste une oeuvre que rien n'égale et de laquelle nous n'avons pas dit un mot jusqu'ici : c'est l'immense allée de mille sphinx qui, longue de plus de deux mille mètres, reliait Karnak à Louqsor. Cette allée partait du flanc sud du temple et faisait ainsi régner l'aire sacrée sans interruption d'un bout des Apetu (Thèbes) à l'autre. L'allée avait vingt-trois mètres de largeur. De quatre mètres en quatre mètres, les sphinx étaient assis et regardaient avec leurs grands yeux mélancoliques et mystérieux passer la foule des adorateurs du Dieu. Aucun cartouche, aucune inscription ne révélait le nom du souverain dont la monumentale modestie avait étendu et déroulé aux portes du temple cette incommensurable prière.

Suivons à notre tour cette allée aujourd'hui presque entièrement disparue. En remontant le cours du Nil, nous arrivons à un nouveau massif de monuments. C'est Louqsor.

Louqsor, qui en arabe, veut dire les Palais, reproduit, sans les égaler, quelques-unes des splendeurs des constructions de Karnak. L'art à Louqsor est peut-être plus raffiné, plus élégant même, mais l'effort a été moindre et le résultat est moins imposant.

Ici encore se suivent et s'entremêlent en l'honneur d'Ammon Ra, les parties essentielles d'un temple égyptien, c'est-à-dire pylônes, cours, salles hypostyles et sanctuaires.

Deux souverains surtout s'étaient appliqués à la construction de cet édifice.

C'étaient Amenhotep III et Ramsès le Grand. Celui-ci ne fit que compléter les travaux de son prédécesseur. Mais il s'assura la meilleure part de la gloire en élevant à l'entrée du temple un portique du plus grandiose effet.

Ce portique se composait de deux pylônes très élevés sur lesquels se déroulait la suite des exploits de Ramsès. Entre ces deux pylônes était ménagée une porte de plus de cinquante pieds de haut. En avant, quatre statues colossales de plus de quarante pieds de hauteur et taillées chacune dans un seul bloc de marbre de Syène représentaient le conquérant. En avant encore, on avait dressé deux obélisques dont le hardi pyramidion perçait les nues et attirait vers le ciel l'attention du pieux visiteur.

De ces deux obélisques l'un, comme nous l'avons dit déjà, est aujourd'hui sur la place de la Concorde. I1 est haut de 70 pieds ; son poids est de plus de 220 mille kilogr. ; il reposait sur un dé de granit assez élevé. C'est une pierre monolithe sortie des carrières de Syène. Sur chacune de ses deux faces sont gravées en caractères d'une pureté admirable, des inscriptions en l'honneur de Ramsés II qui éleva le portique et de Ramsès III, qui l'acheva. Tous deux y sont mentionnés avec leurs titres ordinaires et en quelque sorte patronymiques de «seigneur de la région d'en haut et d'en bas, fils des dieux et des déesses, seigneur du monde, soleil gardien de la vérité, approuvé de Phré» ; ou bien encore d'«Aroéris puissant, ami de la vérité, roi modérateur, très aimable comme Thmon, étant un chef né d'Ammon, et son nom étant le plus illustre de tous».

Il n'était pas inutile d'insister quelque peu sur les obélisques du temple de Louqsor ; car outre l'intérêt que leur donne leur moderne destinée, il faut noter que chez les Egyptiens eux-mêmes, ces monuments passaient pour le type même de la construction, pour le monument par excellence. Ils représentaient un des attributs les plus mystérieux du dieu Ammon, et on les vénérait parfois comme symboles divins.

On trouve sur certains scarabées la scène suivante :

c'est-à-dire un homme adorant un obélisque.

C'est là un témoignage certain et confirmé plusieurs fois de l'importance que ces représentations monumentales avaient aux yeux mêmes des anciens Egyptiens.

L'importance des ruines de Louqsor est infiniment moins grande que celle de Karnak. Outre les causes de faiblesse relative qu'il y avait dans l'infériorité de la masse générale de l'édifice, l'usage qu'ont fait des pierres les habitants arabes du village de Louqsor pour élever leurs mosquées, et même leurs masures, a complètement défiguré l'ensemble des ruines. Les dépôts successifs du Nil, des arbres poussés, çà et là, les habitations éparses permettent à peine de retrouver quelque chose de la grande impression que dut faire le temple.

Même dans les parties qui subsistent, plus d'un fragment important, comme le grand quai sur le Nil, comme le nouveau sanctuaire en granit, sont d'une époque relativement moderne et doivent être attribués soit aux Lagides, soit même aux Césars.

Nous n'insisterons donc point sur la description du palais de Louqsor. Nous franchirons rapidement la vaste enceinte qui l'entourait et dont quelques restes apparaissent encore ; et nous descendrons jusque sur les bords du Nil, dont les quais somptueux accompagnaient dignement l'ensemble des édifices qui couronnaient ses rives.

Il n'y avait pas de pont dans l'ancienne Thèbes pour passer sur l'autre bord. Des barques de toutes les grandeurs sillonnaient continuellement le fleuve, en descendaient ou remontaient le cours ; depuis les fragiles canots de papyrus que les habitants du haut Nil portaient sur leurs épaules, aux endroits où les cataractes faisaient obstacle à la navigation, jusqu'aux bâtiments plus lourds, poussés par l'effort de dix ou douze rameurs, et destinés aux transports des marchandises ou des riches propriétaires. A l'arrière, une cabine élégamment aménagée servait de lieu de refuge, et sur le sommet était accroupi l'homme chargé de manier l'aviron servant de gouvernail. Quelques-uns de ces bateaux allaient à la voile. Mais la voile triangulaire dite latine n'était pas encore connue à cette époque et les monuments nous représentent toujours la voile carrée, aujourd'hui abandonnée presque partout.

Si nous mettons le pied sur la rive gauche du Nil, nous nous trouvons dans le milieu vraiment industriel, actif et laborieux de la grande capitale. Il semble, comme nous l'avons dit, que la rive droite était plutôt réservée aux cérémonies religieuses et aux maisons des champs. Ici, au contraire, se pressaient probablement ces maisons à plusieurs étages dont parle Diodore de Sicile. Ces maisons, d'après le même auteur, étaient construites en brique ; c'est ce qui explique, en dehors du long abandon et de la moindre importance des édifices, leur complète disparition.

De l'ancienne Egypte, il n'est resté debout que les maisons des Dieux, les maisons des Rois et les maisons des Morts. Les Dieux, les Rois et les Morts étaient l'objet des suprêmes vénérations et des plus extraordinaires efforts. L'Egyptien des anciens âges serait satisfait s'il pouvait voir les monuments qui leur étaient consacrés subsister seuls au milieu de la disparition complète de toute autre trace de l'ancienne civilisation.

Au rez-de-chaussée des maisons particulières, de nombreuses boutiques offraient au passant les divers produits de l'industrie et du commerce égyptien.

On y trouvait les toiles de Byssus, servant à l'habillement des Momies ; les toiles de lin, taillées en forme de manteaux et ornées de franges en cordelettes ; des cuirs maroquinés ; des chaussures nommées Tabtebs en langue égyptienne, faites en feuilles de palmier tressées, et munies de cordons pour les lacer ; des miroirs de métal ayant pour manche le buste de la déesse Hathor (Vénus) ; des ingrédients de toilette de toutes sortes, enfermés dans des coffrets richement ciselés ; des anneaux de métal ou d'ivoire que l'on passait dans les oreilles ; des représentations d'animaux, l'ibis, le scarabée, la grenouille, portées par les pieuses Egyptiennes comme nous portons l'agneau du Christ ; des bijoux en lentisques, en oeils, en grains, en olives, formés des pierres les plus précieuses, le jaspe, l'agate, la chalcédoine, le lapis, le grenat, le sardonyx, le granit ; des serpents roulés en spirale pour servir de bagues, d'autres bagues chargées des camées d'Osiris, d'Isis et de Nephtis.

On y trouvait aussi tous les ustensiles domestiques, les outres, les coupes et les amphores ; les vases à deux anses ornés de palmettes ; les paniers en jonc ou en feuillage ; les bassins en métal ; les fauteuils et les tabourets richement sculptés ; les armes, soit l'arc, soit les flèches, soit la lance.

Des parfums venant de l'Inde ou de l'Arabie ; des amulettes venant du centre de l'Afrique ; des peaux de lion, de tigre ou de panthère ; des dents d'éléphant, des cornes de boeufs étrangers ; des albâtres, des onyx, en un mot tout ce que produisait l'Orient ou l'Occident, tout ce que pouvait rêver le luxe le plus inouï se trouvait réuni dans ces boutiques de la capitale et y provoquait les désirs des contemporains et des contemporaines des Pharaons.

Bon nombre de ces objets ont été retrouvés de nos jours par les patients fouilleurs de ces ruines. Ils donnent l'idée de la richesse des habitants de Thèbes, de la prospérité de ce commerce qui se pressait sur la rive gauche du Nil, comme les boutiquiers d'aujourd'hui s'entassent aux abords du Palais-Royal.

La rive gauche du Nil présentait d'ailleurs de nombreux avantages. La plaine qui s'étendait sur les bords du fleuve était assez large pour laisser au développement des édifices publics et privés un suffisant espace. Cependant, elle était protégée contre les vents du désert par une rangée épaisse de collines qui l'enveloppait d'un demi-cercle et en faisait comme un vaste hémicycle. Sur les premières rampes de ces collines pouvaient s'étager agréablement les palais, les maisons et les jardins. Sur les points plus élevés, au sein des arrière-chaînes, plus âpres et plus tristes, pouvaient s'ouvrir dans le roc dur et éternel les portes nombreuses des tombeaux des particuliers et des rois.

En raison de ce double avantage, cette plaine se peupla rapidement. C'est là encore, en remontant du sud au nord, que nous trouverons les ruines imposantes de Medinet-Habou, du Memnonium, du Ramesseion, de Kurnah, et dans le fond, couronnant l'horizon, les murailles criblées de l'El-Assasif et les bouches innombrables de la Vallée des Tombeaux.

L'amas de Medinet-Habou, que nous trouvons tout d'abord, offre pour le visiteur studieux l'attrait d'une succession de ruines datées de toutes les époques. Sous les couches peu intéressantes formées par les restes des habitations privées qui se sont remplacées en cet endroit, on trouve bientôt écrits sur des pierres les noms des Césars de Rome (Antonin le Pieux), des Ptolémées de la Grèce (Ptolémée Soter II) et des Pharaons égyptiens de toutes les époques, depuis Nectanebo, jusqu'aux conquérants éthiopiens ; de ceux-ci au constructeur principal, Ramsès III ; de celui-ci enfin aux premiers fondateurs, Thoutmosis I et Thoutmosis III.

Nous nous occuperons seulement ici des constructions anciennes. Car, - comme on l'a déjà remarqué plusieurs fois, - l'introduction de l'influence grecque et romaine dans l'architecture et dans l'art égyptien, loin d'être une cause de progrès, fut au contraire un principe de déclin et d'affaiblissement.

Ni pour la pureté des formes, ni pour la solidité des constructions, ni pour l'élégance des oeuvres de décoration et des hiéroglyphes, les oeuvres modernes ne peuvent soutenir la moindre comparaison avec les monuments de la véritable ère des Pharaons ; et c'est vers les plus anciennes époques qu'il faut se reporter si l'on veut saisir dans sa véritable théorie et dans sa plus parfaite expression l'idéal artistique des Egyptiens.

La partie la plus curieuse, sinon la plus importante, des constructions anciennes à Medinet-Habou est un monument à plusieurs étages qui semble avoir servi d'habitation privée, à son constructeur, Ramsès III. C'est un des rares monuments subsistants qui puisse nous donner une idée - grandie encore - de ces sortes de constructions. C'était, à ce qu'il semble, le harem du roi. L'entrée regardait le Nil, le dos était tourné à la montagne. Des jardins analogues à celui que représente notre gravure, pouvaient facilement s'élever en étages jusqu'au pied des collines. Sur les murs de l'intérieur étaient gravés des scènes domestiques.

On y voit le roi entouré de ses femmes, et de ses filles. Elles lui offrent des fruits et des fleurs ; ses enfants sont à ses pieds, il joue lui-même avec la reine une sorte de jeu analogue à celui des échecs.

Au centre de cet édifice dont la partie extrême et la plus élevée semblait réservée aux habitations privées, se développait une cour assez grande enfermée de toutes parts par des pavillons ou de hauts pylônes ; à l'intérieur de cette cour, des fenêtres et des balcons décorés avec beaucoup de goût, permettaient de jouir de la fraîcheur et de l'ombre. Cette disposition se rencontre encore dans la plupart des constructions de l'Orient. Sur les murs formant les parois, des scènes gravées dans la grande manière de cette époque détaillaient, une fois encore, les victoires du roi. Sa figure colossale, terrassant ses ennemis, attirait le regard et rappelait le respect dû, même dans cet asile, à la puissance et à la majesté royale.

A quelques mètres derrière ce palais s'élevait le temple que Ramsès III avait élevé au dieu Ammon en souvenir des victoires que la protection divine lui avait fait remporter. Peu s'en fallait que ce temple, l'un des types les plus remarquables de l'art égyptien aux bonnes époques, n'égalât les splendeurs de l'autre rive.

La conception générale de l'édifice est simple ; il se compose de deux cours d'inégale grandeur annoncées toutes deux par de superbes pylônes ; la dernière étant la plus grande, la plus richement décorée était terminée par un massif de constructions aujourd'hui presqu'entièrement ruiné.

Les parties qui, aujourd'hui, restent encore presque entièrement debout (quelques-unes même enfouies sous le sol), sont les deux pylônes que nous avons déjà indiqués, et les murailles et portiques qui formaient les bas côtés des deux cours.

Le premier pylône qui est la porte d'entrée de l'édifice, a 21m 45 de hauteur. Sur chacun des deux massifs qui le forment, sont gravés en figures colossales les exploits de Rhamès-Mei'amoun dans la onzième et la douzième année de son règne ; treize nations asiatiques d'une part, vingt-neuf de l'autre sont abattues par la force que lui a prêtée le dieu Ammon. Ammon-Ra a dit : «Mon fils, mon germe chéri, maître du monde, gardien de justice, ami d'Ammon, toute force t'appartient sur la terre entière ; les nations du septentrion et du midi sont abattues sous tes pieds ; je te livre les chefs des contrées méridionales, conduis-les en captivité et leurs enfants à ta suite ; dispose de tous biens existant dans leur pays ; laisse respirer ceux d'entre eux qui voudront se soumettre et punis ceux dont le coeur est contre toi». (C'est là justement la politique du Sénat romain résumée dans la formule de Virgile : Parcere subjectis, debellare superbos).

Sur les parois de la première cour d'autres exploits encore sont représentés. On a cru pouvoir reconnaître dans les peuples qui y figurent le type des races hindoues : cette identification ferait du Sésostris un autre Bacchus vainqueur des Indes. Sans pouvoir rien affirmer de précis à ce sujet, on ne peut cependant s'empêcher de reconnaître que Ramsès III a lutté contre des peuples distincts des ennemis habituels et permanents des Egyptiens.

Au fond de cette cour s'élève un nouveau pylône, richement orné et partagé en deux massifs par une magnifique porte de marbre rose. Il donne accès à la seconde cour intérieure. Son aspect majestueux rappelle les merveilles de Karnak. «Là, dit encore Champollion, la grandeur pharaonique se montre dans tout son éclat, la vue seule peut donner une idée de ce péristyle, soutenu à l'est et à l'ouest par d'énormes colonnades, au nord par des piliers contre lesquels s'appuient des cariatides derrière lesquels se montre une seconde colonnade. Tout est chargé de sculptures revêtues de couleurs très brillantes encore ; c'est ici qu'il faut envoyer, pour les convertir, les ennemis systématiques de l'architecture peinte. Les parties des quatre galeries de cette cour conservent toutes leurs décorations. De grands et vastes tableaux sculptés et peints appellent de toute part la curiosité des voyageurs. L'oeil se repose sur le bel azur des plafonds ornés de couleur jaune doré ; mais l'importance et la variété des scènes reproduites par le ciseau absorbe bientôt toute l'attention».

Entrer dans le détail de ces scènes que Champollion appelle à bon droit héroïques nous est malheureusement impossible : ce serait reprendre un à un et dans leurs détails les faits les plus intéressants de l'histoire et de la civilisation égyptienne à l'époque de Ramsès III. Indiquons seulement que l'objet principal de cette vaste décoration est la campagne entreprise contre les peuples de l'Asie par Ramsès-Méïamoun et la victoire navale à la suite de laquelle il leur imposa sa domination et les frappa de lourds tribus. Depuis l'enrôlement et l'armement des troupes jusqu'au retour et au triomphe du Pharaon, toutes les scènes importantes de la guerre sont figurées sur ces murailles. Leur étude n'a pas été d'un médiocre secours pour éclairer l'histoire et la généalogie passablement embrouillée des Pharaons de la XIXe dynastie.

Quittons maintenant - quoique à regret - ce massif de Médinet-Habou qu'on a appelé avec raison le Karnak de la rive gauche ; descendons de nouveau le cours du Nil, en nous rapprochant du fleuve.

D'autres splendeurs appelaient autrefois les visiteurs anciens.

Mais aujourd'hui quel changement !

De loin deux colosses assis dominent la plaine et attirent seuls notre attention. Ce sont les deux célèbres statues de Memnon, et leur présence indique la place du célèbre palais d'Amenophis, l'Amenophion ou Memnonium.

Ici, malheureusement, l'architecte avait employé la pierre calcaire et non le grès dur qui servit à Medinet-Habou. Les Barbares ont exploité cette vaste carrière si facile à détailler et à réduire en chaux. Leurs ignobles cahutes sont bâties avec les restes transformés des palais des rois ; ils ont enlevé minutieusement, pierre à pierre, tout ce qui pouvait leur être de quelque utilité, et les voyageurs affirment qu'il en a coûté presgrie autant de peines pour démolir cet édifice qu'il en avait fallu aux constructeurs pour le bâtir. Cependant que de restes précieux pour l'archéologie et pour l'historien subsistent encore, cachés par les hautes herbes, gisant au fond de quelque trou, apparaissant de loin au-dessus du limon du fleuve, et labourant en quelque sorte cette plaine faite d'alluvions régulièrement amoncelée.

Nous avons mentionné déjà les colosses ; il est inutile de reprendre ici l'histoire et la légende de ces célèbres statues de Memnon. Ils étaient auparavant placés en sentinelle à la porte du riche palais d'Aménophis ; mais ils n'étaient pas seuls. On a compté plus de dix-huit colosses monolithes dont les membres épars gisent encore çà et là. Deux, entre autres, mieux conservés indiquent une autre entrée du palais d'Aménophis et donnent une juste idée de son étendue.

Derrière l'Aménophion, un peu plus au nord, et près de ces derniers colosses que nous venons d'indiquer s'élevait un nouvel édifice dont le nom et le fondateur ont été méconnus jusqu'à Champollion le Jeune. C'est le Rhamesséum ou tombeau d'Osymandyas. Le Pharaon qui le contruisit, n'est autre, cela est certain aujourd'hui, que Rhamsès le Grand, le véritable Sésostris. Ce monarque qui fut un des plus grands bâtisseurs du monde, qui a poussé le désir de faire vivre son nom jusqu'à s'emparer souvent des cartouches et des inscriptions de ses prédécesseurs, qui a complété la plupart de leurs travaux, et dont on a pu dire, en un mot, qu'il n'était peut-être par un monument important en Egypte où l'on ne retrouvait sa trace, Ramsès, dis-je, a été pris du désir fort naturel d'élever aussi son monument à lui, et d'y consacrer le souvenir de ses fabuleuses victoires.

C'est de cette pensée qu'est sorti le Rhamesséum. Ce ne fut certainement pas le plus grand monument de Thèbes : mais ce fut peut-être le plus pur, le plus noble et le mieux proportionné. On a remarqué qu'aucun des autres monuments de cette capitale ne se rapprochait davantage de l'art grec. C'est peut-être ce qui lui a valu la bonne fortune d'être décrit tout entier par un Grec qui le visita, alors qu'il était encore debout. Cette description complétée par les ruines très belles qui restent encore à l'heure qu'il est, donnent une juste idée du palais où le grand conquérant se reposait de ses travaux, remerciait les Dieux, en méditant peut-être de nouveaux exploits :

«Sur la rive gauche du Nil, dit Diodore, s'élève le monument du roi Osymandyas. Un pylône couvert de sculptures, large de deux cents pieds, haut de quarante-cinq coudées, conduit à une cour carrée entourée de colonnes, de 400 pieds de côté ; mais les colonnes sont remplacées par des statues debout, hautes de seize coudées, toutes d'un seul bloc en style archaïque. Le toit du portique, épais de deux toises, également composé de monolithes, est parsemé d'étoiles peintes sur un fond bleu. Derrière cette cour est un second pylône, semblable au premier, mais orné de sculptures encore plus riches. A l'entrée se dressent trois statues d'un seul bloc. Celle du milieu, qui est assise, est la plus grande de toute l'Egypte, car le pied seul a plus de sept coudées de long. A côté des genoux de cette statue sont deux figures de femmes, l'épouse et la fille du roi, et toutes les trois statues sont d'une seule pièce et l'on n'y voit nulle part ni joint ni fente. Il y a encore une quatrième statue, haute de vingt coudées, pareillement monolithe : c'est la mère d'Osymandyas.

A ce pylône succède une seconde cour à colonnes, plus remarquable encore que la première et dans laquelle une foule de sculptures représentent la guerre d'Osymandyas contre les Bactriens. Ceux-ci ayant fait défection, le roi se mit en campagne avec 400 000 fantassins et 20 000 cavaliers, divisa son armée en quatre corps et en confia un à chacun de ses quatre fils. Sur la première muraille, le roi à la tête de son armée, attaque une forteresse entourée d'un cours d'eau ; il est accompagné d'un lion qui le seconde. Sur la seconde muraille on emmène les prisonniers ; ils n'ont ni parties génitales, ni mains pour marquer qu'ils ont combattu sans courage. La troisième muraille montre le sacrifice du roi et son retour triomphant.

Au milieu de la cour à colonnes s'élève un autel d'une grandeur et d'un travail merveilleux. Devant la quatrième muraille se trouvent deux statues assises de 27 coudées de hauteur, à côté desquelles trois sorties débouchent dans une salle à colonnes dont chaque côté mesure deux cents pieds. Il y a dans cette salle une multitude de statues en bois. Elles représentent des hommes debout qui attendent la décision de leurs procès, les yeux tournés vers les juges. Ceux-ci au nombre de trente, sont taillés dans un des murs, rangés autour du chef des juges qui porte suspendue à son cou une statuette de la Vérité, les veux fermés ; il a à ses pieds une foule de livres.

On entre ensuite dans un espace destiné à la promenade où sont figurés des mets exquis et très variés. C'est là qu'on voit encore le roi paré des plus brillantes couleurs, offrant aux dieux l'or et l'argent que lui rapportent chaque année les mines d'Egypte, et la somme est écrite à côté : cela montait à 520 000 mines. Suit la bibliothèque sacrée garnie des statues de tous les dieux d'Egypte et de celle du roi, qui offre à chacun son dû comme pour montrer à Osiris et à ses assistants ou collègues du monde inférieur, que le roi a été toute sa vie juste envers les hommes et pieux envers les dieux. Contre le mur de la bibliothèque s'appuie encore un autre bâtiment où se trouvent vingt lits de repos, les statues de Zeus et Héra et la statue du roi. C'est dans ce bâtiment que le roi est, dit-on, enseveli. Il est d'ailleurs entouré de beaucoup d'autres pièces qui renferment de très belles statues de tous les animaux honorés en Egypte. Par ces pièces on arrive sur le dessus du tombeau où se trouve un cercle d'or de 56 coudées de circonférence et d'une coudée d'épaisseur. Tous les jours de l'année marqués et inscrits sur ce cercle avec des observation, qui donnent pour chacun le lever et le coucher des groupes d'étoiles, plus les influences que les astrologues d'Egypte attribuent à ces constellations».

Les détails que Diodore nous donne sur le tombeau dit d'Osymandyas, sont assez précis pour que nous y reconnaissions le palais de Ramsès. Les ruines nous présentent encore le pylône grandiose, la cour à colonnes avec ses colosses en forme de cariatides. On a trouve aussi les débris d'une gigantesque statue, haute de près de 20 mètres, et dont le doigt mesure 1m 36. Enfin sur les murs se déroule cette série de batailles et de triomphes remportés par Ramsès II non contre les Bactriens, comme le croit Diodore, mais bien contre les Chétas. Ce sont ces mêmes exploits, si souvent reproduits en Egypte que raconte le poème du Pentaour dont nous avons donné phis haut quelques extraits.

Une salle portée par cinquante colonnes rappelle dans des proportions plus modestes la grande salle de Karnak. Les colonnes elles-mêmes bâties avec la plus harmonieuse élégance, décorées des plus riches peintures et des motifs d'ornementations les plus variées, mériteraient de nous arrêter plus longtemps.

C'est avec regret que nous laissons ici de côté cette intéressante question de la colonne Egyptienne. Sa conception originale et ses transformations successives sont un des points les plus curieux de l'histoire de l'art se lequel nous ne pouvons qu'attirer en passant l'attention du lecteur.

La série des monuments élevés directement sur les bords du Nil se termine par le palais dit de Gournah qui se trouve à l'extrême sud. C'est une élégante construction qui date de la bonne époque de Séthos et de Rhamsès II. Ses proportions plus restreintes, comparées aux immenses édifices que nous venons de décrire ont fait penser à Champollion que nous n'avions là affaire qu'à une splendide construction privée. Mais aujourd'hui d'après Lepsius, on s'entend à y reconnaître un temple élevé par Séthos et terminé par Ramsès II en l'honneur de leur prédécesseur immédiat Ramsès Ier.

Il est inutile d'ajouter que ce que l'on entend par des proportions modestes, quand il s'agit de Thèbes, passerait encore ailleurs pour suffisamment respectable. Ainsi le portique d'entrée n'a pas moins de cent cinquante pieds de long, sur trente de hauteur ; il est soutenu par dix colonnes au chapiteau en forme de lotus. De belles salles intérieures, soutenues également par des colonnes, retracent les scènes de la dédicace du temple, de l'éducation du roi, des cérémonies en l'honneur des dieux. L'élégance de la décoration générale mérite d'attirer sur ce palais l'attention de l'archéologue ; c'est une sorte de résumé de la science architecturale des Egyptiens. A ce point de vue on l'a quelquefois comparé au Parthénon des Grecs.

Quittons maintenant les bords du Nil ; portons-nous vers la montagne qui à l'Occident attire nos regards.

Examinons en passant ces ruines de l'El-Assassif, desquelles M. de Rougé a dégagé récemment une bonne partie de l'histoire de l'ancienne dynastie. «Cette vallée d'El-Assassif, dit l'illustre archéologue, est située à l'ouest du Nil, au pied de la montagne qui renferme sur son versant opposé les tombeaux des rois. Au fond de la vallée et adossé au pied de rochers abruptes, se trouvent une série de monuments qui présentent aujourd'hui encore l'effet le plus pittoresque. Ce sont les restes d'un temple dédié à la déesse Hathor, et dont la disposition singulière est unique en son genre parmi les temples de l'Egypte. Epousant les nombreuses variations du terrain, ce temple se composait de divers étages reliés par des escaliers et des terrasses qui devaient présenter un merveilleux coup d'oeil. La dernière partie est adossée à la montagne, et plusieurs sanctuaires sont même creusés en crypte dans ses flancs. Les souterrains sont taillés à même dans le roc, et leur voûte a une forme hémisphérique qui n'est pas ordinaire dans l'architecture égyptienne. Tout y est l'oeuvre de la reine Hatsepou et de ses deux frères, Tahutmès II et Tahutmès III».

Dépassons maintenant les dernières constructions du temple de la déesse Hathor ; du haut de ces jardins entretenus à grands frais par des drainages et des canalisations, nécessaires dans un pays où l'on attend toujours en vain une pluie qui ne tombe jamais, jetons un dernier regard sur cette ville active, vivante, grand centre religieux, grand marché commercial, capitale politique et militaire.

Sur le ciel «implacablement pur» se détachent, - et il semble qu'on les prendrait avec la main, - les innombrables pointes des obélisques, les prodigieux remparts des pylônes, les toits des habitations privées. Tous ces édifices semblent former une mer où, comme des îlots, apparaissent par masses les constructions régulières et symétriques des palais des rois. Le Nil, chargé de mille barques joyeuses qui vont et viennent, descendent et remontent, roule doucement et paternellement au milieu de merveilles qu'il a créées. Les colosses pharaoniques tranquillement assis les mains sur leurs genoux, lèvent la tèêe de loin en loin au-dessus de la ville royale et la contemplent avec majesté.

A leurs pieds la foule bruit, s'agite, s'essouffle et se tourmente : gens du peuple vêtus du simple pagne ; marchands portant sur leur tête les lourdes corbeilles chargées de fruits ; esclaves nègres vêtus de peaux de bêtes les poils en dehors ; bateleurs montrant des singes à tête de chiens, des panthères, des autruches et des hommes difformes amenés de l'intérieur de l'Afrique ; soldats pesamment armés, balançant fièrement sur leur tête un plumet de plumes d'autruches et chantant de gais refrains tandis qu'ils se rendent à la manoeuvre ; grands prêtres de la famille royale, coiffés de la bandelette aux deux têtes de vipère, couverts de broderies et accompagnés d'une suite nombreuse de hiérogrammates et de scribes. On se fatiguerait à vouloir décrire le mouvement de la grande capitale dont l'aspect change à chaque instant, selon les caprices de la foule qui se précipite dans le temple des dieux ou s'amasse sur les places publiques, qui suit quelque pompe militaire, attirée par le bruit retentissant des instruments d'airain, ou qui s'allonge pieusement en longues théories à la suite des prêtres promenant par les rues les représentations mystérieuses de la triade thébaine.

La sourde et interminable rumeur en laquelle se fondent tant de bruits distincts, monte jusqu'à nous et vient troubler de son bourdonnement les paisibles échos de la montagne.

Retournons-nous. Le spectacle a changé soudain. Nous quittons la ville des vivants ; nous voici dans la Cité des Morts. Ici s'ouvrent les mille gueules noires des Tombeaux des Rois.

Ici le désert commence. Le paysage est purement africain. Ce n'est plus cette verdoyante plaine arrosée, enrichie, transformée par les crues du Nil. Les eaux ne peuvent atteindre jusqu'aux sommets du Biban-el-Molouk. La montagne est en proie au soleil de l'Afrique. Horriblement brûlée et crevassée, sans air et sans ombre, portant la mort dans ses flancs, menaçante et farouche, telle est l'enceinte qui protège Thèbes. C'est à elle que les Egyptiens ont confié ce qu'ils ont de plus précieux : les cadavres. Ils ont ajouté à l'âpreté du paysage, la sévérité de la présence des morts.

Ils comptaient bien que dans de telles retraites les momies pourraient dormir en paix leur éternel sommeil. Les interminables chambres creusées à la lampe dans le flanc de la montagne, les enfoncements des corridors pareils à des labyrinthes, les lourdes pierres roulées devant les portes, les puits s'ouvrant comme des gouffres sous les pas des visiteurs, tout était fait pour assurer la tranquillité à ces dormeurs, pour lesquels le repos dans la mort était le suprême espoir, et le plus sacré de tous les voeux.

Tant de précautions n'ont pas suffi. La rapacité des Arabes barbares, et, - non moins barbare - l'indiscrète curiosité des amateurs et des curieux, n'ont point été arrêtés par tant d'obstacles. Tous les secrets de la mort ont été violés par des mains indignes, et trop souvent le savant respectueux qui entre à son tour pour étudier et pour conserver ces précieux restes, sort tristement n'ayant pu ramasser que quelques pauvres débris, seules épaves de tant d'efforts et de tant de soins.

La pensée de la mort a été l'idée fixe des anciens Egyptiens. Cette préoccupation avait sa source dans une haute conception religieuse, celle de l'immortalité de l'âme. Faire durer le corps, même après la mort, le conserver par tous les moyens, l'entourer de riches monuments, le mettre de toutes manières à l'abri du sacrilège, et sous la protection des dieux, c'était rendre un hommage attentif et permanent à l'idée de l'âme qui avait habité ce corps, et qui, elle, jouissait dans l'Amenth des faveurs réservées aux âmes des justes. De là les soins pris pour la purification des cadavres, pour l'embaumement des corps, pour la construction des tombeaux.

Dans le nord de l'Egypte, comme il n'y avait point d'asiles naturels pour cacher les sarcophages, on construisait des montagnes factices, afin que leur énorme abri ne manquât pas aux cendres des rois : telle est l'idée des pyramides.

Dans le sud, la montagne était plus proche : on la creusait, on y taillait des chambres, des corridors et des voûtes analogues à celles qu'on retrouve dans les pyramides de Giseh. C'est ainsi que peu à peu les premières collines de la Chaîne lybienne (Biban-el-Molouk), se creusèrent comme de véritables fourmilières, et recueillirent dans leurs flancs tous les morts de la grande capitale.

Les simples particuliers, comme les rois et les reines, eurent là leur place pour l'éternité. Ceux qui n'étaient pas assez riches pour se faire creuser un tombeau particulier, payaient une certaine redevance aux prêtres et achetaient ainsi un coin étroit dans de vastes chambres communes, où les momies étaient rangées symétriquement.

Ainsi s'ouvrirent ces catacombes qui n'en finissent pas pendant plus de deux lieues, le long de la montagne. Les plus illustres de ces tombeaux, ceux qui ont tout naturellement provoqué les recherches les plus minutieuses, ce sont les Tombeaux des rois.

Ils ne sont pas mêlés à ceux des simples particuliers. Une colline placée plus à l'ouest dans un endroit plus écarté, plus solitaire et plus sinistre, leur est réservée. L'antiquité n'ignorait pas les splendeurs qui y étaient renfermées. Strabon et Diodore parlent avec admiration des quarante sépulcres royaux. Les recherches de la science moderne en ont découvert un nombre à peu près égal.

Un des faits les plus curieux qui ressort de l'examen de ces diverses tombes royales, c'est que la première chose que faisait un Pharaon en montant sur le trône était d'entreprendre la construction de son tombeau. En effet, plus le prince a régné longtemps, plus le caveau est profond, plus les ornements sont riches et abondants. Il en est où tout se résume en une simple salle, presque nue, creusée à la hâte, mal décorée ; c'est que le règne a été court. Chacun y allait pour soi ; les successeurs réservaient pour leurs propres sépulcres les fastuosités de l'art et de la décoration. On pourrait presque juger, d'après l'état des tombes, de la longueur du règne des Pharaons qui y sont déposés.

Tous les tombeaux qui se trouvent à Thèbes sont ceux des rois de la dix-septième, de la dix-huitième et de la neuvième dynasties, c'est-à-dire des dynasties thébaines. On a fouillé plus particulièrement ceux des Ramsès : la description de l'une de ces tombes suffira pour donner l'idée de toutes les autres.

Il est bon de dire tout d'abord qu'aucun ordre symétrique ou chronologique ne présidait au choix de l'emplacement. Chacun des constructeurs prenait à son gré telle ou telle place dans la montagne, selon que le sol lui semblait plus ou moins favorable à l'exécution de son projet.

Originairement les tombes ne communiquaient point entre elles. Chacune d'elles formait un tout isolé. Les communications qui existent à l'heure qu'il est, ont été percées par les chercheurs, ou par les Arabes qui, parfois, ont habité ces salles funéraires.

Donnons maintenant la description du tombeau de Pharaon Ramsès, fils de Meïanroun.

La porte d'entrée creusée à la surface du sol est des plus simples et ne laisse deviner en rien les splendeurs de l'intérieur. Sur le fronton un simple bas-relief montre le roi à genoux devant les divinités infernales ; près de lui un gros scarabée symbolise l'idée de la régénération et des renaissances successives. A côté de ce bas-relief une inscription dit le nom du roi qui doit dormir dans cet asile et qui lui-même l'a construit. Le Dieu lui parle et dit : «Je t'ai accordé une demeure dans la montagne sacrée de l'Occident, comme aux autres dieux grands (les rois, ses prédécesseurs) ; à toi, Osirien, roi, seigneur du monde, Rhamsés, etc.... encore vivant».

Cette porte franchie, on pénètre dans un premier corridor. Là, sur un nouveau bas-relief, le roi se trouve encore représenté ; mais dans toute la plénitude de la vie, et dans la tranquille espérance des longs jours qui lui restent encore, avant de venir se reposer dans la tombe. C'est ce qu'explique la nouvelle légende mise encore dans la bouche d'Ammon : «Nous t'accordons une longue série de jours pour régner sur le monde et exercer les attributions royales d'Horus sur la terre».

A ce corridor, qu'on pourrait croire orné tout exprès pour rassurer le futur possesseur du tombeau, succède une salle et des corridors consacrés tout entiers à la figuration du mythe solaire et du voyage des âmes. C'est le soleil pendant le jour et le roi pendant la vie ; c'est le soleil pendant la nuit et le roi après la mort : deux destinées assimilées et qui sont représentées dans un nombre immense de compartiments variés par la plus ingénieuse et quelquefois la plus obscure mysticité.

Nous arrivons ainsi, enfin, dans la salle qui précède immédiatement celle où repose le sarcophage royal. Là est représentée cette fameuse scène si souvent répétée dans les tombeaux égyptiens, et commentée de façons si diverses : le jugement de l'âme du défunt.

Quels étaient les juges ? Dans la représentation c'est Osiris lui-même, assisté de quarante-deux assesseurs, chacun ayant ses fonctions propres. Dans la réalité l'âme du roi défunt subissait réellement un jugement devant les prêtres ; mais là encore ce n'était que l'image de l'arrêt rendu par le jury infernal. Le roi comparaît donc devant ce redoutable tribunal, et, aux quarante-deux questions qui lui sont posées, il répond par quarante-deux réponses - négatives, bien entendu : «0 Dieu ! le Roi, soleil modérateur de justice approuvé d'Ammon, n'a pas commis de méchanceté, n'a pas blasphémé, ne s'est point enivré, n'a point été paresseux,... etc., etc.»

Enfin, la dernière salle du tombeau de Ramsès celle qui renfermait le sarcophage, surpassait aussi les autres en grandeur et en magnificence. C'est ici qu'il convient encore de laisser la parole à Champollion, qui la visita dans toute la fraîcheur de la nouvelle découverte. «Le plafond creusé en berceau est d'une très belle coupe, il a conservé toute sa peinture : la fraîcheur en est telle qu'il faut être habitué aux miracles de la conservation des monuments de l'Egypte pour se persuader que ces frêles couleurs ont résisté à plus de trente siècles. Les parois de cette vaste salle sont couvertes, du soubassement au plafond, de tableaux sculptés et peints comme dans le reste du tombeau, et chargées de milliers d'hiéroglyphes formant des légendes explicatives. Le soleil est encore le sujet de ces bas-reliefs dont un grand nombre contiennent aussi sous formes emblématiques tout le système cosmogonique et les principes de la physique générale des Egyptiens. Une longue étude peut seule donner le sens entier de ces compositions. C'est du mysticisme le plus raffiné ; mais il y a certainement sous ces apparences emblématiques de vieilles vérités que nous croyons très jeunes».

Il nous reste maintenant à dire un mot du sarcophage dans lequel sous deux ou trois enveloppes successives faites des plus riches matières, reposait la momie, entourée de bandelettes, du roi défunt. Ce sarcophage se composait de deux parties, une cuve et un couvercle. La cuve affectait la forme d'un cartouche royal. Elle était large et assez haute pour pouvoir contenir les divers cercueils où reposait le roi ; elle était couverte au dehors et au dedans de hiéroglyphes et de scènes figurées qui netalent souvent rien autre chose que la reproduction ue celles qui ornaient les parois et les plafonds de la salle.

Ainsi sur le beau sarcophage en granit rose de Ramsès III qui est au musée du Louvre, on voit représenté encore une fois la course du soleil dans le domaine d'Osiris. La barque solaire est remorquée par les douze dieux qui étaient attachés ; on assiste à la victoire du Dieu sur ses ennemis les dénions des ténèbres. Des scènes diverses symbolisent le mythe, cher au Egyptiens, du cycle perpétuel de la vie renaissant de la mort. Enfin, on voit Neith, la grande mère divine, promettant de réunir les membres du roi ; de les conserver à toujours. Dans un sépulcre orné de cette sorte reposait la momie sainte du roi.

La plume à la fois éloquente et exacte d'un de nos contemporains a décrit les sombres mystères de l'intérieur d'un tombeau égyptien. Nous lui en emprunterons les poétiques détails, ne croyant pouvoir mieux finir que par l'idée de la mort, ce trop court chapitre consacré à la civilisation antique des bords du Nil.

En allant du dehors au dedans on trouvait d'abord autour de la momie, une sorte de cartonnage épais, à masque doré, moulant autant que possible les formes du corps enseveli.

Assistons maintenant à l'ouverture d'une des momies soignées de l'ancienne Egypte. «Le cartonnage une fois ouvert, une vague et délicieuse odeur d'aromates, de liqueur de cèdre, de poudre de santal, de myrrhe et de cinnamome, se répandit par la cabine de la cange, car le corps n'avait pas été englué et durci dans ce bitume noir qui pétrifie les cadavres vulgaires, et tout l'art des embaumeurs, anciens habitants des Memnonia, semblait s'être épuisé à conserver cette dépouille précieuse.

Un lacis d'étroites bandelettes en fine toile de lin, sous lequel s'ébauchaient vaguement les traits de la figure, enveloppait la tête ; les baumes dont ils étaient imprégnés avaient coloré ces tissus d'une belle teinte fauve. A partir de la poitrine, un filet de minces tuyaux de verre bleu, semblables à ces cannetilles de jais qui servent à broder les basquines espagnoles, croisait ses mailles, réunies à leurs points d'intersection par de petits grains dorés, et, s'allongeant jusqu'aux jambes, formait à la morte un suaire de perles digne d'une reine ; les statuettes des quatre dieux de l'Amenti en or repoussé brillaient, rangées symétriquement au bord supérieur du filet, terminé en bas par une frange d'ornement de goût le plus pur. Entre les figures des dieux funèbres, s'allongait une plaque d'or au-dessus de laquelle un scarabée lapis-lazuli étendait ses longues ailes dorées.

Sous la tête de la momie était placé un riche miroir en métal poli comme si l'on eût voulu fournir à l'âme de la morte le moyen de contempler le spectre de sa beauté pendant la longue nuit du sépulcre ; à côté du miroir, un coffret en terre émaillée, d'un travail précieux, renfermait un collier composé d'anneaux d'ivoire, alternant avec des perles d'or, de lapis-lazuli et de cornaline. Au long du corps on avait mis l'étroite cuvette carrée en bois de santal, où de son vivant la morte accomplissait ses ablutions parfumées. Trois vases en albâtre rubané, fixés au fond du cercueil, ainsi que la momie par une couche de natrum, contenaient, les deux premiers, des baumes d'une odeur encore appréciable, et le troisième, de la poudre d'antimoine et une petite spatule pour colorer le bord des paupières et en prolonger l'angle externe, suivant l'antique usage égyptien pratiqué de nos jours par les femmes orientales.

... La momie une fois hors du cartonnage, le savant commença à la démailloter avec l'adresse et la légèreté d'une mère voulant mettre à l'air les membres de son nourrisson ; il défit d'abord l'enveloppe de toile cousue, imprégnée de vin de palmier, et les larges bandes qui, d'espace en espace, cerclaient le corps. Puis il atteignit l'extrémité d'une bandelette mince enroulant ses spirales infinies autour des membres de la jeune égyptienne. Il pelotonnait sur elle-même la bandelette, comme eût pu le faire un des plus habiles tarischeutes de la ville funebre, la suivant dans tous ses méandres et ses circonvolutions. A mesure que son travail avançait, la momie, dégagée de ses épaisseurs, comme la statue qu'un praticien dégrossit dans un bloc de marbre, apparaissait plus svelte et plus pure. Cette bandelette déroulée, une autre se présenta plus étroite et destinée serrer les formes de plus près. Elle était d'une toile si fine, d'une trame si égale qu'elle eût pu soutenir la comparaison avec la batiste et la mousseline de nos jours. Elle suivait exactement les contours, emprisonnant les doigts des mains et des pieds, moulant comme un masque les traits de la figure déjà presque visible à travers son mince tissu. Les baumes dans lesquels on l'avait baignée l'avaient comme empesée ; et, en se détachant sous la traction du docteur, elle faisait un petit bruit sec comme celui du papier qu'on froisse ou qu'on déchire» (Théophile Gautier).

Enfin la jeune égyptienne, morte depuis des siècles, apparut belle encore et comme endormie, aux regards du savant et de son ami émerveillés ; de même que l'Egypte ancienne, morte aussi, et entourée de l'obscurité de sa langue et de ses hiéroglyphes indéchiffrables, renaît et revit pour ainsi dire maintenant sous nos yeux après l'évocation qu'a jetée sur elle la patience et le génie d'un Champollion.