I. (Ap. JC. 96.) L'an huit cent cinquante de Rome, sous le consulat de Vétus et de Valens, l'empire fut confié à de bons princes, qui rendirent à la république ses plus heureux jours. A Domitien, exécrable tyran, succéda Nerva, que distinguaient, comme particulier, sa sagesse et son courage : sa noblesse était médiocre. Déjà vieux quand Pétronius Secundus, préfet du prétoire, et Parthénius, meurtrier de Domitien, le firent nommer empereur, il se montra aussi juste que populaire. Sa divine prévoyance assura, par l'adoption de Trajan, le bonheur de la république. Il mourut à Rome après un règne d'un an quatre mois et huit jours ; il était dans sa soixante et onzième année (Ap. JC. 98). On le mit au rang des dieux.

II. Il eut pour successeur Ulpius Crinitus Trajan, né à Italica en Espagne, et d'une famille plus ancienne qu'illustre ; car son père fut, dans cette maison, le premier qui obtint le consulat. Trajan fut proclamé empereur à Cologne, dans les Gaules. Son gouvernement le fit justement préférer à tous les princes. Jamais tant de bonté ne fut unie à tant de valeur. L'empire romain, après Auguste, avait été plutôt défendu que glorieusement agrandi ; il en recula de tous côtés les bornes. Il reprit plusieurs villes au delà du Rhin, en Germanie. Il vainquit le roi Décébale, subjugua la Dacie (Ap. JC. 106), et fit une province romaine, au-delà du Danube, de tout le territoire occupé aujourd'hui par les Taïphales, les Victoales et les Thervinges, province dont le circuit était d'un million de pas.

III. Il recouvra l'Arménie, envahie par les Parthes, après avoir tué Parthamasiris, qui l'occupait ( Ap. JC. 114). Il donna un roi aux Albaniens. Il reçut la soumission du roi des Ibères, des Sauromates, du Bosphore, des Arabes, de l'Osdroëne et de Colchos. Il conquit le territoire des Corduens, des Mardes et des Mèdes ; il soumit et garda l'Anthémusie, une des plus grandes régions de la Perse ; Séleucie et Ctésiphon, Babylone et Messène. Il s'avanca jusqu'aux frontières de l'Inde et jusqu'à la mer Rouge, et là il fit trois provinces de l'Arménie, de l'Assyrie et de la Mésopotamie, en y ajoutant les peuples qui avoisinent la Madène. Il en fit ensuite autant de l'Arabie, et il entretint sur la mer Rouge une flotte, pour faire des incursions dans l'Inde.

IV. Toutefois sa gloire militaire fut surpassée par sa modestie et son affabilité. Il se montrait, à Rome et dans les provinces, l'égal de tout le monde ; il allait voir et saluer, à son tour, ses amis malades ; il célébrait leurs jours de fêtes à leur table ou à la sienne ; il s'asseyait souvent à côté d'eux dans leurs litière. Il ne fit d'offense à aucun sénateur ; ne se permit rien d'injuste pour grossir son trésor ; fut libéral envers tous ; fit un grand nombre de largesses publiques et particulières, et conféra des dignités même à ceux qui ne passaient point pour ses familiers. Il couvrit l'univers de monuments ; il accorda aux villes un grand nombre d'immunités, et il fit tout dans un tel esprit de douceur et de bonté, que, pendant tout son règne, un seul sénateur fut condamné ; encore le fut-il par le Sénat, et à l'insu de Trajan. Ces vertus le firent comparer à un dieu par le monde entier, et lui méritèrent, pendant sa vie comme après sa mort, la vénération des peuples.

V. Entre autres paroles mémorables, on lui attribue celle-ci. Comme ses amis le blâmaient de se rendre trop accessible à tous, il leur répondit «qu'il faisait aux particuliers, étant empereur, l'accueil qu'il eut désiré des empereurs quand il ne l'était pas.» Il s'était acquis dans la guerre et dans la paix une grande gloire, lorsqu'en revenant de la Perse il mourut d'un flux de ventre, à Séleucie d'Isaurie (Ap. JC. 117). Il avait soixantre-trois ans neuf mois et quatre jours ; il avait régné dix-neuf ans six mois et quinze jours. On le mit au nombre des dieux, et il fut leseul de tous les empereurs que l'on ensevelit dans l'enceinte de la ville. Ses cendres, renfermées dans une urne d'or, furent déposées, au milieu du forum qu'il avait construit, sous une colonne dont la hauteur est de cent quarante-quatre pieds. Sa mémoire est demeurée si chère, que, de nos jours encore, à l'avénement d'un prince, les seules acclamations dont le sénat s'empresse de le saluer, c'est qu'il soit PLUS HEUREUX QU'AUGUSTE ET MEILLEUR QUE TRAJAN. Tel est enfin le glorieux hommage rendu à sa bonté, que la flatterie et la vérité le choisissent, dans les éloges, comme le plus beau des modèles.

VI. Après sa mort, Elius Hadrien fut élu empereur, grâce à l'adresse de Plotine, épouse de Trajan ; car cet empereur, bien loin d'y avoir contribué, n'avait pas voulu, de son vivant, l'adopter, quoiqu'Hadrien fût le fils de sa cousine germaine. Hadrien était né, comme lui, à Italica en Espagne. Jaloux de la gloire de son prédécesseur, il abandonna aussitôt trois provinces que ce prince avait ajoutées à l'Etat ; il rappela de l'Assyrie, de la Mésopotamie et de l'Arménie les armées romaines, et il voulut que l'Euphrate fût la limite de l'empire. Il eût renoncé de même à la Dacie ; mais ses amis l'en empêchèrent, en lui disant que c'était livrer aux barbares une foule de citoyens romains ; parce que Trajan, après la conquête de la Dacie, y avait fait passer, de toutes les partiesde l'empire, une quantité innombrable de colons, pour en cultiver les terres et en habiter les villes, dépeuplées par les longues guerres de Décébale.

VII. Hadrien fut en paix tout le temps de son règne, et un de ses lieutenants fit la seule guerre qui troubla cette paix. Il parcourut le monde romain, et y laissa un grand nombre d'édifices. Il s'exprimait en latin avec beaucoup d'éloquence, et il savait le grec à fond. Il ne laissa qu'une faible renommée de clémence ; mais il veilla soigneusement aux intérêts du trésor public et au maintien de la discipline militaire. Il mourut dans la Campanie, plus que sexagénaire, après un règne de vint et un ans dix mois et vingt-neuf jours (Ap. JC. 138). Le sénat ne voulut pas lui décerner les honneurs divins ; mais Titus Aurélius Fulvius Antonin, son successeur, le demanda avec instance, et, malgré le refus unanime des sénateurs, il finit par l'obtenir.

VIII. Hadrien eut donc pour successeur T. Antoninus Fulvius Boionius, nommé aussi le Pieux. Celui-ci était d'une famille illustre, mais peu ancienne. Ce fut un grand prince, et on peut avec raison le comparer à Numa Pompilius, comme on égale Trajan à Romulus. Il montra, dans sa vie privée, de grandes vertus ; de plus grandes, sur le trône ; jamais de rudesse, une bonté constante. Il n'ambitionna point la gloire militaire, aimant mieux défendre les provinces romaines que d'en augmenter le nombre. Il rechercha, pour administrer la république, les hommes qui se recommandaient par leur équité ; il honora les gens de bien, et détesta les méchants, mais sans être dur avec eux. Il inspira aux rois ses alliés, en même temps qu'une juste crainte, une vénération telle, que plusieurs nations barbares, déposant les armes, portèrent à son tribunal leurs différends et leurs querelles, et obéirent à sa décision. Quoique très riche avant son avénement, la paye qu'il donna aux troupes, et les libéralités qu'il fit à ses amis, diminuèrent considérablement sa fortune ; mais il laissa le trésor public dans l'abondance. Sa clémence le fit surnommer LE PIEUX. Il mourut dans sa villa de Lorium, à douze milles de Rome, dans la soixante-treizième année de son âge, et la vingt troisième de son règne (Ap. JC. 167). Il fut mis au rang des dieux, et justement consacré.

IX. Après lui, régna Marc-Antonin Verus, de l'extraction la plus noble ; car son origine remontait, par son père, jusqu'à Numa Pompilius, et, par sa mère, à un roi des Sallentins. L. Antonin Verus partagea le trône avec lui. Alors, pour la première fois, la république romaine obéit à deux chefs investis d'un pouvoir égal, tandis qu'elle n'avait jamais eu jusque là qu'un seul empereur à la fois.

X. Ces princes étaient unis entre eux par le sang et par les alliances : Vérus Antonin avait épousé la fille de M. Antonin, et M. Antonin était le gendre d'Antonin le Pieux par son épouse Galérie Faustine la jeune, qui était aussi sa cousine. Ils firent la guerre aux Parthes, qui s'étaient alors soulevés pour la première fois depuis la victoire de Trajan. Vérus Antonin marcha contre eux. Etabli à Antioche et sur les confins de l'Arménie, il obtint par ses lieutenants de grands et nombreux succès : il prit, avec Séleucie, l'une des plus célèbres villes de l'Assyrie, quarante mille de ses habitants. Il revint ensuite à Rome célébrer son triomphe sur les Parthes, et il en partagea les honneurs avec son frère, qui était en même temps son beau-père. Il mourut dans la Vénétie (Ap. JC. 168), comme il se rendait de la ville de la Concorde à Altinum : il était dans la même voiture que son frère, lorsqu'il fut subitement frappé d'un coup de sang, genre de maladie que les Grecs nomment apoplexie. C'était un prince peu fait pour être aimé ; mais le respect qu'il avait pour son frère l'empêcha de se porter à aucun acte de cruauté. Mort dans la onzième année de son règne, il fut mis au rang des dieux.

XI. La république fut gouvernée, après lui, par le seul Marc-Antonin, prince qu'il est plus facile d'admirer que de louer dignement. Il avait, dès ses premières années, une telle égalité d'âme, que, même dans son enfance, ni la tristesse ni la joie ne changeaient son visage. Voué à la philosophie stoïcienne, philosophe par ses moeurs aussi bien que par ses doctrines, il se fit, quoique jeune encore, admirer si généralement, qu'Hadrien eut le projet d'en faire son successeur; mais ce prince, ayant adopté déjà Antonin le Pieux, voulut du moins qu'il en devînt le gendre, afin de lui frayer ainsi le chemin à l'empire.

XII. Ses maîtres furent, pour la philosophie, Apollonius de Chalcédoine ; pour la littérature grecque, Sextus de Chéronée, petit-fils de Plutarque ; pour les lettres latines, Fronton, le plus fameux orateur de ce temps-là. Il vécut, à Rome, avec tous les citoyens comme leur égal : la souveraine puissance ne lui donna aucun orgueil ; sa libéralité allait au-devant des désirs. Il traita les provinces avec une douceur et une modération infinies. On obtint, sous lui, quelques succès contre les Germains ; il ne fit en personne, que la guerre des Marcomans, la plus terrible de toutes celles dont on ait gardé le souvenir, et comparable aux guerres puniques. Des armées romaines périrent en entier dans cette guerre désastreuse. La peste fit aussi de tels ravages après la défaite des Perses, qu'à Rome, dans l'Italie, dans les provinces, la plus grande partie des habitants et presque toutes les troupes succombèrent aux atteintes du mal.

XIII. Ce fut donc à force de fatigues et de patience, et après avoir persévéré trois ans devant Carnunte, qu'il termina la guerre des Marcomans, dont la révolte avait entraîné celle des Quades, des Vandales, des Sarmates, des Suèves, et de tous les pays barbares. Des milliers d'ennemis tombèrent sous ses coups, et quand il eut délivré la Pannonie de la servitude, il revint à Rome, où il triompha pour la seconde fois avec Commode Antonin, son fils, qu'il avait déjà fait César. Les frais de cette guerre avaient épuisé le trésor ; aussi, ne pouvant faire aucune largesse aux troupes, et ne voulant imposer de contribution ni aux provinces ni au sénat, il fit vendre aux enchères, dans le forum de Trajan, tous les objets du luxe royal, de la vaisselle d'or, des vases de cristal, des coupes murrhines, des robes tissues d'or et de soie, appartenant à sa femme et à lui, une infinité de pierres précieuses, ornements de leur puissance. La vente dura deux mois consécutifs, et produisit des sommes considérables. Toutefois, après la victoire, il rendit le prix de ces objets aux particuliers qui voulurent bien s'en dessaisir, et n'inquiéta aucun de ceux qui aimèrent mieux les garder.

XIV. Il permit aux plus illustres citoyens de déployer dans leurs festins le même luxe que lui, et de s'y faire servir par des officiers semblables. Dans les jeux qu'il donna pour célébrer sa victoire, il poussa si loin la magnificence, qu'il fit, dit-on, paraître cent lions à la fois. Après avoir fait par son courage et sa bonté le bonheur de la république, il mourut dans la dix-huitième année de son règne et la soixante-unième de son âge (Ap. JC. 180), et la voix unanime des peuples ratifia le décret qui le mit au rang des dieux.

XV. L. Antonin Commode, son successeur, ne ressembla en rien à son père, si ce n'est qu'il combattit lui-même avec succès contre les Germains. Il voulut que le mois de septembre portât son nom, et fût appelé Commode. Avili par la luxure et la débauche, il se battit fort souvent, avec les armes des gladiateurs, dans les salles où ils s'exercent, puis dans l'amphithéâtre même, contre cette espèce d'hommes. Il mourut subitement (Ap. JC. 193), et sa mort fut si prompte qu'il passa pour avoir été étranglé ou empoisonné. Il avait régné, après son père, douze ans et huit mois ; et il s'était fait tellement exécrer, qu'on le déclara même après sa mort ennemi du genre humain.