Il savait que sa patrie était partout, qu'il appartenait au monde.
Ludovic Massé


En 1946, Les Amis de l'Art publient un numéro consacré à Maillol. L'introduction rappelle que «par le fait des événements, sa disparition passa inaperçue aux yeux de la plupart de nos contemporains. Sa mort elle-même semblait emprunter la rude austérité de son existence». (Maillol est mort le 27 septembre 1944).

Cinquante ans plus tard, le monde entier célébrait la fin du conflit mondial... et un peu partout dans le monde on célébrait aussi le cinquantenaire de la mort d'Aristide Maillol. De Mexico à Tokyo, de Saint-Tropez aux Pays Scandinaves, en passant par Banyuls et Perpignan. Dina Vierny a orchestré ces manifestations, dont l'apothéose fut l'ouverture du Musée Maillol à Paris, dans un bel hôtel particulier de la rue de Grenelle. Par ce geste, Dina Vierny accomplissait son voeu le plus cher : offrir à Maillol, dont elle est la légataire, un lieu digne de lui, ouvert à tous, et où on peut mieux mesurer l'importance du sculpteur de Banyuls.

Portrait de Maillol, 1942/43
Photographe inconnu
Archives photographiques de l'Indépendant

En honorant à leur tour Maillol en cette année 1994, le musée Rigaud et l'Indépendant associés ont voulu comprendre comment il a été considéré par ses compatriotes de son vivant, et quelle place il a occupée dans son pays. Pour cela, Jacques Barde et les photographe du journal ont recherché les photos qu'ils avaient sur Maillol, tandis que nous ouvrions à nouveau les pages que ses amis ont écrites sur lui ; nous avons essayé de retrouver Maillol vivant, encore très présent dans l'imaginaire d'un peuple, heureux maintenant de se retrouver en lui... et fier que son oeuvre soit mondialement admirée et aimée.


Il y a toutes sortes de témoignages écrits par ceux qui ont connu Maillol. La plupart ont été publiés dans des revues locales ou édités en Roussillon. Ces témoignages n'ont donc pas eu une audience très grande, à l'exception de celui d'Henri Frère, publié par un éditeur Suisse (Cailler, en 1956).

L'intérêt de ces Conversations de Maillol réside dans la vivacité des notations, la spontanéité des propos de Maillol, plus que dans leur nouveauté, car Pons, Camo, le docteur Bassères entre autres les avaient déjà rapportés avec la même fidélité à une époque bien antérieure (on trouve, par exemple, au mot près, des phrases extraites du texte d'André Susplugas sur Maillol et les livres, paru dans un bulletin des Amis de l'Art, en 1946). Henri Frère a tenu, jour après jour, un cahier dans lequel il consignait ses discussions avec Maillol. Nous sommes frappés par la simplicité de l'artiste, par sa chaleur, par son amour de la nature, par sa faculté d'enthousiasme - ou de colère -, par sa gentillesse, mais aussi parfois par l'aigreur de ne pas avoir été compris de ses compatriotes. Nous sommes également frappés que Maillol manifeste à 70 ans le même juvénile enthousiasme, envers la nature et son travail, qu'à trente ou quarante ans ! Ces témoignages recueillis sur le vif sont ceux d'un homme qui a profondément admiré Maillol. Si parfois nous pouvons être déroutés par des contradictions, Yvon Berta, son arrière-petit-neveu, rappelle avec émotion que sa grand'mère affirmait que Maillol était capable d'énoncer une chose et son contraire dans les heures qui suivaient ! Ingénuité d'un homme qui continue à s'enthousiasmer facilement !

Pour notre part, il nous semble que le plus grand intérêt de livre réside dans le fait qu'il est le dernier des témoignages écrits des amis de Maillol ; il confirme ce que d'autres ont dit auparavant, sur ce que représente l'Art pour Maillol, et sur sa façon d'être et de vivre. En effet, Henri Frère beaucoup plus jeune que lui, n'a connu Maillol que très tard, pendant les dix dernières années de sa vie, alors que le sculpteur était mondialement admiré. Qu'Henri Frère ait été le gendre de Josep-Sébastia Pons, vieil ami de Maillol, a dû faciliter les relations entre les deux hommes. La visible vénération que Frère porte à Maillol, a dû toucher l'artiste vieillissant, évoquant parfois sa mort prochaine. Evocation sereine à l'image de la vie de Maillol.

Frère, cherchant auprès de Maillol des conseils sur son propre travail, en reçoit des remarques généralement fort encourageantes. Frère y voit, sans doute à juste titre, un effet de la bonté naturelle de Maillol, toujours prêt à aider un jeune artiste ; mais il faut tout de même remarquer que les propos de Maillol, tels que Frère les rapporte, sont parfois un peu moins empreints de bienveillance lorsqu'il s'agit des oeuvres d'autres artistes, fussent-ils célèbres, ou même de son propre fils.

Chez le même éditeur suisse, on notera l'ouvrage de Claude Roy illustré de très belles photos de Karquel, écrit peu après le tournage du fils réalisé par Jean Lods sur Maillol en 1943, à Banyuls. Cet ouvrage tout en sensibilité fait découvrir Maillol vivant dans son pays parmi les siens, et traduit l'émerveillement qui a été celui de toute l'équipe du film devant la simplicité de Maillol, devant sa sérénité. Voilà un Maillol semblable à son art, fait de solidité, d'enracinement dans la terre-nourricière, en harmonie complète avec la nature, et intemporel.

Deux poètes catalans ont écrit des lignes merveilleuses sur Maillol, avec sensibilité et admiration. Il s'agit de Pierre Camo qui s'est intéressé aux Particularités de son art et en donne dans Les Amis de l'Art de 1946 une analyse fine, et Josep-Sébastia Pons dans un texte intitulé Le Sculpteur de Banyuls (publié dans la même brochure et repris aux éditions de la Murène). Pons rappelle que «Maillol cela veut dire : jeune vigne au bord de la mer», il y voit l'image de l'enracinement de Maillol dans ce pays de Banyuls où les vignes sur les coteaux descendent jusqu'à la mer. Maillol dira bien plus tard à Frère combien il trouvait que Pons parlait bien de sa sculpture, et combien il avait bien compris son travail.

Pierre Camo, lui, insiste sur le travail préparatoire de Maillol, il explique l'importance que revêtent les dessins qui permettent à l'artiste de noter les idées qui lui viennent, des attitudes, des détails pris sur le vif, et dans lesquels il puise pour trouver les éléments nécessaires à la confection d'une statue. Pour Maillol, rapporte Camo, le modèle n'est là que pour faire des dessins préparatoires, ou comme support pour une idée qu'il a déjà, car aucun modèle ne correspond vraiment au corps de la femme tel qu'il le concevait. Camo rappelle comment Maillol découvrait les harmonies dans la nature. Il faut cependant bien se garder de penser que Maillol cherche à copier la nature, bien au contraire : Maillol s'en est toujours défendu. Il veut essayer de faire aussi harmonieux que la nature, et avoue avoir quelques fois bien du mal à y arriver. Pour lui, la seule copie de la nature donne des oeuvres sans force. Maillol insiste beaucoup sur ce qu'il appelle l'idée préconçue et sur la nécessité de travailler encore et encore la même pièce. Camo raconte comment il découpait une statue pour en remonter autrement les différentes parties, de façon à en créer une nouvelle.

Deux publications faites dans notre région sur Maillol nous semblent d'un intérêt tout particulier. L'une, d'après les souvenirs du Médecin Général François Bassères, ami de Maillol depuis les bancs de la communale à Banuyls, ami fidèle et dévoué, celui qui sera là aux heures difficiles, comme aux heures de joie, et celle du docteur René Puig, un familier de Maillol, et qui a écrit sur lui un petit ouvrage très documenté, dont on regrette qu'il ne soit connu que des seuls lecteurs de la revue Tramontane, ou de ceux, plus rares encore, du Crocodile, bulletin de l'Association Générale de l'Internat des Hospices de Lyon !

Du docteur Bassères, Edith Clavel a écrit : «Dès leur adolescence... François Bassères était convaincu de l'avenir de son camarade, persuadé qu'il parviendrait au succès et à la gloire. Depuis lors, il a noté, presque jour par jour, les étapes et les incidents de cette vie si belle dans sa simplicité, dans sa droiture et dans son mépris de tout arrivisme. Lorsqu'il épingla la rosette rouge traversée d'un filet d'or au revers de Maillol, le Général Bassères, qui avait suivi Joffre pendant la guerre de 14, pleurait» (Cité par le docteur R. Puig).

En 1979, au moment où la Ville de Perpignan et le musée Rigaud rendaient un hommage éclatant à Maillol en organisant une très importante rétrospective de son oeuvre au Palais des Rois de Majorque, la fille du docteur Bassères publiait, sous le titre Maillol, mon ami, les notes de son père. Ces lignes, empreintes d'affection, évoquent les promenades des deux petits garçons dans les collines autour de Banyuls, la figure austère et aimante de la tante Lucie qui a élevé Maillol, la silhouette d'un garçon malingre penché sur ses cahiers d'écolier, et qui dessinait. La complicité des deux enfants, pensionnaires tous deux au lycée Saint Louis de Gonzague à Perpignan, comment Maillol n'a pas fait de Latin (inutile, il valait mieux faire de la comptabilité !), comment surtout il manifestait des dons pour le dessin, et comment le professeur de cet établissement (Alchimovicz) (1) lui a donné quelques leçons moyennant finances. Lorsque Maillol n'a plus eu les moyens de se payer les leçons, flanqué de tante Lucie pour se donner du courage, il est allé demander au conservateur (2) l'autorisation de faire des copies au musée. Voici ce que raconte le docteur Bassères :

«Et Maillol mime la scène : nous arrivons, le directeur est assis, ou plutôt ratatiné - tiens, comme cela - sur une chaise, la tête dans les épaules, devant un tableau... J'ai dû faire un effort pour ne pas éclater de rire ! mais je n'étais pas venu pour rire. J'expose ma requête : dès les premiers mots, je sens le directeur prévenu... Un filet de voix sort de cette ombre : «Je ne peux pas, je ne peux pas, allez voir le maire». Je cours chez le maire : «L'entrée libre au musée ? Mais c'est l'affaire du directeur !» Et me voilà lancé entre le maire et M. Crouchandeu comme une balle entre deux raquettes... L'entrée du musée me reste interdite.

- Et tu fais alors de la sculpture ? Maurice Denis parle d'un maître catalan.

- Maurice Denis se trompe, je n'ai pas eu de maître à Perpignan. Il s'agit d'un jeune sculpteur du nom de S. venu de Paris (3), dont j'ai fait la rencontre précisément au moment où je venais d'être chassé du musée... S. avait fait quelques sculptures qui me paraissaient jolies... J'ai travaillé quelques jours avec S. dans une petite rotonde, derrière la grande salle du musée, dont la complaisance d'un employé lui avait ouvert les portes. Mais le bruit des ciseaux travaillant la pierre provoqua des plaintes et nous dûmes déguerpir» (4).

Le docteur Bassères donne des renseignements très précieux sur la vie difficile de Maillol à Paris. Maillol voulut suivre les cours de Cabanel, mais trop impécunieux pour s'inscrire au concours d'admission, il a tout de même pu le suivre grâce... à quelques bouteilles de Banyuls ! En effet, le concierge, trompettiste à ses heures, avait remarqué que le Banyuls lui faisait «une bonne bouche». Qu'à cela ne tienne : Maillol qui recevait régulièrement du Banyuls d'un ami avec pour seul devoir celui de renvoyer le petit tonneau quand il était vide, se faisait un plaisir de fournir le breuvage miraculeux ! Et le bon maître Cabanel, ce montpelliérain envers qui Maillol aura toujours de la reconnaissance, faisait semblant de croire son élève régulièrement inscrit !

Grâce au témoignage de F. Bassères, nous pouvons balayer une idée communément répandue sur les débuts de l'activité de sculpteur de Maillol. Il est effet généralement admis que, atteint de graves troubles de la vue, Maillol aurait dû abandonner la tapisserie pour la sculpture qui demande une moins forte concentration visuelle. La réalité est un peu différente. Dès 1900, au Salon d'Automne, Maillol expose ses premiers essais de sculpture : ils sont loués unanimement. Puisque sa sculpture est appréciée et qu'il faut bien vivre, et puisqu'une petite sculpture est moins longue à faire qu'une tapisserie, Maillol va donc faire de la sculpture.

Maillol travaille à Méditerranée depuis 1902 (elle sera exposée en 1905 avec le succès que l'on sait). En 1903, il reçoit la commande d'un monument à Zola : cette commande sera sans suite. Les graves troubles ophtalmiques de Maillol datent de l'hiver 1904 : soigné à Paris, il n'en avoue pas moins son angoisse au docteur Bassères qui le conseille utilement. La décision de Maillol de se consacrer à la sculpture est donc antérieure à cette maladie des yeux, dont on peut cependant penser qu'elle l'a conforté dans son choix.

François Bassères continuera à voir Maillol chaque fois que ses études, son travail ou les opportunités de la vie le conduiront à Paris, et, de toutes façons, chaque été à Banyuls où ils n'interrompront jamais les promenades sur la plage et dans les collines, les confidences, les espoirs et peines partagés. François Bassères est peut-être ce frère que Maillol n'a pas eu, lui qui a été élevé par sa tante, un peu à l'écart de ses frères et soeurs.

Le docteur René Puig, lui, a connu Maillol plus tard. Sachant son amour pour la musique, et pour Mozart en particulier, il l'a souvent convié aux soirées musicales qu'il donnait chez lui, avec Pau Casals, pendant lesquelles Maillol, muet, se laissait envahir par la musique qui pénétrait en lui et lui procurait de grands instants de bonheur.

Plus tard, le docteur Puig, devenu Premier Adjoint au Maire de Perpignan chargé de la Culture, se décidera à écrire sur Maillol, mais aussi sur Manolo, Dufy, Louis Jou. Et sur les relations de George-Daniel de Monfreid et de Gauguin. Le travail du docteur Puig ne prend pas la forme la forme d'un simple témoignage amical, même si l'amitié transparaît. Il se documente dans les bibliothèques ou les archives publiques et privées, et réalise un véritable travail d'historien. Les notes du docteur Bassères lui ont été confiées par la famille ainsi que celles de George-Daniel de Monfreid qui venait souvent à Corneilla de Conflent dans la propriété de sa mère, et qui, dès 1882, moins désargenté que lui, put rendre de grands services à Maillol. Plus tard, les couples de Monfreid et Maillol resteront très unis et se verront presque quotidiennement à Paris : les Maillol sont souvent invités à dîner chez George-Daniel. Membre du Salon des Indépendants, et peintre lui-même, de Monfreid est aussi conférencier d'Art et Sciences, mais aussi membre de la Société d'Amis du Musée de Perpignan ! On sait qu'il sera l'ami fidèle de Gauguin, et qu'il est aussi l'ami de Matisse, Degas, Vuillard, Valtat, Maurice Denis, et en Roussillon, de Terrus, des frères Bausil, de Louis Codet, Gustave Violet et Déodat de Séverac.

Chez George-Daniel de Monfreid, en 1898, on peut voir côte à côte une tapisserie de Maillol et des oeuvres de Gauguin entre autres. On a parlé de primitivisme chez Maillol, sous l'influence de Gauguin. Là encore il faut nuancer le mythe du bon sauvage, ou du berger roussillonnais. Maillol a toujours refusé cette assimilation : il était trop conscient des difficultés de l'art et de la nécessité de l'idée préconçue, pour admettre que son travail soit réduit à la traduction d'une sorte d'état de nature, aux antipodes de l'art de Maillol, sensible et raisonné.

Les carnets de George-Daniel de Monfreid permettent donc au docteur Puig de reconstituer la vie de Maillol à Paris. On y trouve la confirmation d'une activité de sculpteur, antérieure à sa maladie des yeux. Le docteur Puig regrette cependant que ces carnets ne soient au mieux que des livres de comptes, et qu'il n'y ait pas de traces des grandes discussions passionnées qui devaient avoir lieu entre tous ces artistes.

En regroupant d'autres sources de documents, le docteur Puig évoque les étapes de l'oeuvre de Maillol, son évolution, et ses théories sur l'Art. Nous savons que Maillol cherche toujours les figures qui «tiennent dans l'espace», des figures géométriques, que rien ne soit laissé au hasard, que ce qu'il cherche à faire c'est «de l'architecture». Tout cela a bien été dit dans les ouvrages publiés sur Maillol tant en France qu'à l'étranger.


L'intérêt des deux brochures du docteur Bassères et du docteur Puig, réside aussi dans le fait qu'elles nous font bien comprendre comment Maillol a été considéré par ses compatriotes.

L'attitude des Catalans a été différente selon qu'ils étaient eux-mêmes artistes ou poètes, ou qu'ils constituaient la grande masse des habitants de cette région. Naturellement poètes et artistes ont très vite compris la qualité et la nouveauté de l'oeuvre de Maillol, et ont été proches de lui tout au long de sa vie. Parmi ceux-là il faut ranger Josep-Sebastia Pons, Pierre Camo, Marc Lafargue, Etienne Terrus, Gustave Violet, les frères Bausil, et plus tard, Henri Frère.

Les relations de Maillol avec ses compatriotes ont été bonnes, bien que parfois empreintes de méfiance en ce qui les concerne. N'oublions pas qu'au sein de sa propre famille, Maillol a dû vaincre bien des réticences, et faire preuve de persuasion et de détermination pour pouvoir suivre la voie qu'il s'était choisie. Dans son proche entourage, seul François Bassères aura toujours la plus grande confiance dans l'avenir de Maillol, et lui manifestera toujours, quelles que soient les circonstances, son amitié. Il me semble qu'il est le seul qui ait pu se prévaloir d'une aussi longue fidélité.

En ce qui concerne les relations avec les hommes politiques, il est juste de rendre hommage au Conseil Général des Pyrénées-Orientales qui n'hésitait pas à donner des bourses d'études à de jeunes Catalans désireux d'aller à Paris pour y étudier «les Beaux-Arts». Maillol et Sudre seront les bénéficiaires, non pas de ces largesses, car les sommes allouées sont bien minces, mais du moins de cette confiance. Réitérant chaque année sa demande, Maillol écrira au «Conseill» Général, en faisant un catalanisme !


Douleur - Monument aux morts de Céret
Tirage en bronze
Photo S. Borieux, ville de Perpignan
prise lors de l'exposition 1979 au Palais des Rois de Majorque
© Adagp, Paris 2007


Après la Première Guerre mondiale, quelques communes ont demandé à Maillol de faire un monument aux morts. Maillol reprend bien sûr le thème de la Femme. Femme assise, appuyant sa tête sur une main, le coude posé sur les genoux, dans l'attitude de la Douleur, à Céret, mais on n'a pas suivi ses indications pour la confection du socle, que Maillol trouve trop haut ; transformation du thème de Pomone, pour Elne, où les fruits sont remplacés par une banderole sur laquelle est inscrit un texte en hommage aux Morts pour la France ; le projet de monument pour Tautavel ne se réalisera pas. Le monument de Port-Vendres est une reprise du monument à Cézanne : une femme à demi-couchée face à la mer, au pied de l'obélisque ; les souhaits de Maillol ont été respectés quant à son emplacement.


Monument aux morts de Banyuls-sur-Mer
Original en pierre déposé dans le jardin de la mairie de Banyuls
Cliché Guillaume Clavaud - © Adagp, Paris 2007


Le monument qu'il aime le plus, celui qui est l'objet de tous ses soins, est celui de Banyuls : Maillol en a choisi l'emplacement, sur l'île Grosse. Il se présente comme un bloc rectangulaire illustré de trois bas-reliefs. En représentant un jeune homme nu, encore coiffé de son casque, mais qui tombe, mort. Maillol pense à son fils Lucien, il pense à tous ces jeunes hommes qui meurent. Les deux autres bas-reliefs dont un hommage à la douleur des mères, des épouses, des soeurs. Rarement monument aux morts aura été un tel cri de souffrance. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Maillol verra son monument souillé par du goudron. Aussi souvent qu'il le pourra, d'un burin patient, il ira le nettoyer... (5)

Les commandes publiques n'affluent cependant pas, c'est le moins que l'on puisse dire !


Méditerranée, bronze
Photo prise lors de l'exposition 1979
au Palais des Rois de Majorque - S. Borieux
© Adagp, Paris 2007


Méditerranée, qui se trouve dans le patio de l'Hôtel de Ville de Perpignan, a été offerte par l'artiste en 1911 : il souhaitait aussi offrir la Vénus au Collier qui se trouve sur la place de la Loge, à Perpignan. Mais c'est son fils, Lucien, qui réalisera ce voeu. Le Buste de Terrus longtemps installé dans le square du même nom à Perpignan, lui avait été commandé par cette ville. Maillol a raconté au docteur Bassères une anecdote savoureuse à ce sujet. L'artiste avait donné toutes les indications nécessaires sur la hauteur du socle ; mais, peu de jours avant l'inauguration, il s'aperçoit que le socle est trop haut : il en fait l'observation, mais on n'en tient pas compte. Voilà donc Maillol accompagné de son épouse, la veille de l'inauguration, prenant le train de Banyuls pour Perpignan, armés de ciseaux et d'une masse, bien décidés à mettre eux-mêmes le socle à bonne hauteur. Sur place, Maillol s'aperçoit que le buste est simplement vissé sur son socle. Ils le dévissent donc, et rentrent à Banyuls, le buste sous le bras ! Imperturbable devant le scandale, Maillol aura gain de cause, et le socle sera refait à la bonne hauteur ! Ce buste devait connaître de nouvelles tentatives d'enlèvement, mais de la part de vandales cette fois-ci : un matin (6), les jardiniers de la mairie, venus nettoyer le square Terrus, trouvent le buste à demi dévissé de son socle. Ils le signalent, et le buste est solidement revissé. Quelques jours plus tard, ils retrouvent le même buste par terre... Les jardiniers ont alors eu un réflexe magnifique : ils ont ramassé ce buste, et l'ont porté au musée Rigaud, où il se trouve toujours, exposé pour la plus grande joie des visiteurs. Il a bien fallu faire faire un socle pour lui... et n'ayant plus l'avis de Maillol sur la hauteur de celui-ci, j'avais fait pour le mieux !

Après la mort de Maillol, Jean Olibo, maire de Saint Cyprien, fera installer une très belle Baigneuse drapée sur la place, face au Canigou. Le musée Rigaud lui, n'acquerra des oeuvres de Maillol que bien après sa mort. Il faudra attendre les années 55/57 et l'influence du docteur René Argelliès, premier Adjoint au Maire de Perpignan, pour que la Ville achète des dessins et quelques statuettes bien modestes à Lucien Maillol ; l'Etat déposera au musée l'une des plus belles peintures de Maillol, Profil de Jeune Fille, datée de 1891, dont le modèle était Jeanne Faraill, nièce du sculpteur roussillonnais Gabriel Faraill (1837-1892), qui, installé à Paris où il connaissait le succès, a beaucoup aidé son jeune compatriote dans ses difficiles premières années parisiennes. Les plus belles oeuvres de Maillol conservées au musée Rigaud ont été offertes par des particuliers : Torse Debussy, par Dina Vierny à l'issue de l'exposition faite grâce à elle en 1979 au Palais des Rois de Majorque, et deux sanguines d'exceptionnelle qualité, par Achille Vassail, encadreur bien connu à Perpignan, qui avait travaillé pour Maillol.

A Banyuls même, Maillol était certes aimé, mais aussi considéré avec une certaine suspicion : un enfant de Banyuls qui n'était ni vigneron ni pêcheur, qui peint des femmes nues et vit seul dans cette métairie isolée... Pas question pour lui de pouvoir faire poser une jeune fille de Banyuls, même habillée. Les vieux Banyulencs s'en souviennent encore ! Ils se souviennent aussi du refus qui était opposé à Maillol lorsqu'il demandait à une honorable mère de famille de lui confier sa fille quelques instants, juste pour dessiner ses bras ou ses jambes, ou même simplement, de l'autoriser à la regarder un moment : Maillol ne se serait jamais permis de demander à l'une de ces jeunes filles de se déshabiller pour poser. Il ne pouvait compter que sur Clotilde, sa femme, sur quelques bonnes, et sur de rares modèles professionnels. Dina Vierny le suivra à Banyuls et l'aidera pendant la guerre. Elle sera son dernier modèle.

Et pourtant, tout Banyuls fête ses 70 ans : cargolades, sardanes.


En Roussillon, Maillol a malheureusement longtemps passé pour un «collabo» (7), ce qui n'a jamais été le cas. Ses relations avec les Allemands lui seront toujours reprochées. Il ne faut pas oublier que les Allemands (et le Comte Kessler en particulier) avant la guerre de 1914, seront ses premiers acheteurs (8). C'est avec le Comte Kessler que Maillol fait un inoubliable voyage en Grèce. Le télégramme envoyé par Kessler à Maillol juste avant la déclaration de guerre («Maillol enterrez vos statues, le guerre éclate»), vaudra à Maillol un article incendiaire de Léon Daudet. Plus tard, à la métairie, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Allemands qui occupaient la région viendront voir Maillol. Il les reçoit (avait-il vraiment le choix ?), et s'en explique à Henri Frère : «Eh oui, il en vient toujours. Vous comprenez, je suis tellement connu en Allemagne. Bien plus qu'en France. Alors tous ceux qui aiment l'art veulent venir. Ce sont des poètes, des musiciens... Je ne peux refuser de les recevoir. Voyez-vous que je mette à la porte un musicien ? Je ne serai plus un artiste... Les Français se foutent totalement des arts. Mais eux ont un respect pour tout ça. Et puis c'est grâce à cela que Dina est ici. Si je n'avais pas été connu comme je le suis en Allemagne, Dina serait en Pologne...»

Maillol savait que Dina profitait de la connaissance qu'elle avait acquise des montagnes de Banyuls et des chemins de contrebandiers (voir note 7) pour faire passer la frontière à des résistants. Elle s'en était ouverte à Maillol qui s'irritait de voir son modèle fatiguée le matin, et dormant pendant les séances de pose ! Dina avait bien dû avouer que la nuit, elle courait la montagne pour faire passer des gens. Il lui arrivait d'aller même à la gare les chercher : ils avaient pour consigne d'aller vers une «jeune fille à la robe rouge» !!! Cette même robe que l'on voit sur le somptueux portrait que Maillol fit d'elle à la même période, intitulé Dina à la robe rouge.


Portrait de Dina à la robe rouge
Huile sur toile - Collection Musée Maillol, Paris
© Adagp, Paris 2007


En 2000, à l'occasion d'une exposition sur Maillol faite par la Ville de Perpignan, Dina a rencontré le fils d'un journaliste américain qu'elle avait fait passer de cette façon, et qui avait toujours souhaité revoir «la jeune fille à la robe rouge» pour la remercier. En 2000, son fils a pu le faire pour lui...

L'épisode de la libération de Dina après son arrestation, a beaucoup fait pour inculquer dans l'esprit de ses compatriotes que Maillol était un «collabo». Nous venons de voir qu'il n'en était rien. Mais peut-on reprocher à Maillol de voir le sculpteur allemand Arno Brecker, qu'il connaît depuis très longtemps (bien avant la guerre) et qui, malheureusement pour Maillol, est devenu le sculpteur officiel du Troisième Reich ? Après l'arrestation de Dina, Maillol fait un voyage à Paris pour assister à l'inauguration d'une exposition de Brecker, et profiter de ce voyage pour demander à Brecker d'user de toute son influence pour faire libérer Dina. Il aura gain de cause.

Peut-on reprocher à Maillol d'avoir tout mis en oeuvre pour faire libérer Dina ? Et, s'il ne l'avait pas fait, Dina serait partie en Pologne comme il le dit à Frère. Ne lui aurait-on pas alors reproché de ne pas avoir usé de ses relations avec Brecker pour empêcher cette déportation ?

Maillol n'était pas dupe des sentiments de ses compatriotes. Pendant la guerre, lorsqu'Henri Frère évoque l'éventualité d'une évacuation de Maillol, il ajoute : «Vous trouveriez en Roussillon cinquante personnes contentes de vous héberger». Maillol répond : «Pas une : s'il y en avait une seule, elle nous l'aurait proposé».

En 1944, Lucien sera enfermé à la Citadelle de Perpignan... Maillol va le voir, essaye de le faire libérer, et, un jour de septembre 1944, revenant de la Citadelle, il rencontre le docteur Pierre Nicolau qui lui propose de l'emmener avec lui, en voiture, à Vernet-les-Bains, voir Dufy à qui les Nicolau ont prêté leur maison familiale pour qu'il puisse se reposer et se soigner. On sait la suite. Un pneu éclate près de Prades. La voiture fait une embardée et s'écrase contre un arbre. Maillol soigné d'abord à Prades puis dans la clinique des Nicolau à Perpignan (la clinique des Platanes) a la mâchoire fracturée. Il se rétablit, et Jacques Maso le ramène à Banyuls, le 26 septembre. Il meurt emporté par une crise d'urémie, le 27 septembre 1944, entouré de sa femme et de Lucien, libéré.


S'il est une chose qui frappe de nos jours, c'est que Maillol n'a pas eu de d'élèves, il n'a pas eu non plus de «fils spirituel». Seul Jean Matisse, le fils d'Henri, a tenu auprès de Maillol une grande place. Il a été son praticien pendant de longues années ; dans les années 1930, lorsque Maillol s'absentait, Jean Matisse, qui était à Collioure, faisait pour Maillol ce que son père Henri faisait bien avant lui : il allait à Banyuls mouiller les sculptures en cours pour que la terre ne se dessèche pas. Maillol a encouragé Jean Matisse à pratiquer la sculpture, et Dina nous disait récemment combien Maillol avait d'affection pour lui (9). Dina seule a eu la charge de transmettre l'oeuvre de Maillol. Elle s'en acquitte avec panache et opiniâtreté. Sans doute Maillol connaissait-il trop les réticences de ses compatriotes à son endroit pour leur avoir préféré son modèle avec l'accord de sa femme et de son fils.

Son influence sur tous les sculpteurs du Roussillon nés entre 1920 et 1950 a été très grande. Il leur est, à tous, très difficile de travailler de façon personnelle sans se référer plus ou moins consciemment à l'oeuvre du grand aîné. Tous reconnaissent cette influence ; certains ont réussi à faire un chemin personnel de très grande qualité. On peut penser aussi que sa gloire dû faire de l'ombre à Manolo et à Gustave Violet ses compatriotes et contemporains.

Maintenant, grâce au travail de Dina, à celui des historiens d'art et des conservateurs de musées qui lui consacrent de grandes expositions, le nom de Maillol est non seulement admiré dans le monde entier, mais son rôle dans la naissance de la sculpture moderne est bien connu. Les Roussillonnais sont fiers d'être ses compatriotes. Le temps a passé depuis la guerre... Deux générations... Les rancoeurs, les on-dit se sont effacés, et la génération actuelle aimerait que Maillol soit mieux représenté dans les collections publiques du département. Parfois nous sentons un regret, auprès de personnes âgées : «Dire que nous pourrions avoir une oeuvre de Maillol, et que nous avons laissé s'échapper cette occasion», dit-on dans un soupir. Je ne sais toujours pas si le regret va à la qualité esthétique de l'oeuvre ou... à sa valeur marchande !


Jeune fille allongée - Oeuvre en plomb
placée par Dina Vierny et la commune de Banyuls-sur-Mer
en front de mer à Banyuls, très récemment
Cliché Guillaume Clavaud - © Adagp, Paris 2007


Article de Marie-Claude Valaison, Conservateur en chef honoraire du musée des Beaux-Arts Hyacinthe Rigaud et du musée des Monnaies et Médailles J. Puig de Perpignan.

Cet article avait été rédigé pour le bulletin de liaison des Amis du musée Rigaud à l'occasion du cinquantenaire de la mort de Maillol, en 1994, puis repris et transformé en février 2007.

Mise en ligne sur Méditerranées le 16/03/2007


(1)  Le musée Rigaud possède un autoportrait de ce peintre, artiste polonais dont on ne sait pas à quel moment il est venu en Roussillon.

(2)  Le conservateur du musée des Beaux-Arts est, à ce moment-là, Joseph Crouchande, auteur d'un catalogue des oeuvres conservées au musée à cette époque.

(3)  Nous n'avons pas d'indications sur l'identité de S. Ne pourrait-il s'agir de Raymond Sudre, qui, en même temps que Maillol, recevait une bourse du Conseil Général des Pyrénées-Orientales ? Le musée, à cette époque, était situé dans le bâtiment de l'ancienne université de Perpignan (occupé aujourd'hui par les archives municipales). La salle dans laquelle les deux artistes ont travaillé existe encore : il s'agit de l'amphithéâtre d'anatomie, où Cassanyes lui-même avait pratiqué des dissections).

(4)  Extrait de : Bassères (F.) Maillol mon ami, Perpignan, 1979.

(5)  La pierre de ce monument, qui est exposé aux embruns et au vent, était très abîmée : il y avait un risque réel de voir cette oeuvre disparaître. Grâce à l'aide de la municipalité de Banyuls, Dina Vierny l'a donc fait restaurer. Mais on ne pouvait le remettre en place, ainsi exposé aux intempéries. Dina a donc demandé qu'il soit mis à l'abri dans le jardin de l'Hôtel de Ville, et qu'il soit remplacé par un tirage en bronze, peu fragile. Ce qui fut fait. L'inauguration a eu lieu en 1980, et le nouveau monument a eu les honneurs de la Marine Nationale.

Monument aux morts de Banyuls-sur-Mer - Copie en bronze sur l'île Grosse
Cliché Guillaume Clavaud - © Adagp, Paris 2007

(6)  Je ne me souviens plus de la date exacte, mais ce devait être en 1981 ou 1982.

(7)  Un article paru dans La Semaine du Roussillon en 2003 relançait d'ailleurs une vaine polémique. Maillol n'a jamais collaboré avec les Allemands, mais vraiment jamais. Il avait même indiqué à Dina un sentier de contrebandiers pour qu'elle puisse y accompagner les personnes qu'elle aidait à passer en Espagne pour rejoindre ensuite l'Afrique du Nord ou l'Angleterre. Un mien ami, juif, a bénéficié de cette aide. Mais, auparavant, il avait tenu à venir saluer Maillol dans son mas... Ce chemin avait pris le nom de sentier Maillol.

(8)  On oublie un peu vite que le Comte Kessler, fuyant le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, s'était réfugié à Lyon où il est mort dans une grande misère.

(9)  Voir : VALAISON (Marie-Claude), Jean Matisse au Musée Rigaud, catalogue d'exposition, été 2006.