[Poèmes 1 à 60]

[I]
A CORNELIUS NEPOS

A qui dédier ces vers badins et d'un genre nouveau, ce livre que la pierre ponce vient de polir ?

A toi, Cornelius, à toi qui daignais attacher déjà quelque prix à ces bagatelles, alors que tu osas, le premier des Romains, dérouler en trois livres toute l'histoire des âges, oeuvre savante, grands dieux ! et laborieuse !

Accepte donc ce livre et tout ce qu'il contient, quel qu'en soit le mérite. Et toi, Muse protectrice, fais qu'il vive plus d'un siècle dans la postérité.

[II]
AU PASSEREAU DE LESBIE

Passereau, délices de ma jeune maîtresse, compagnon de ses jeux, toi qu'elle cache dans son sein, toi qu'elle agace du doigt et dont elle provoque les ardentes morsures, lorsqu'elle s'efforce, par je ne sais quels tendres ébats, de tromper l'ennui de mon absence ; puissé-je me livrer avec toi à de semblables jeux, pour calmer l'ardeur qui me dévore, et soulager les peines de mon âme. Ah ! sans doute, ils seraient aussi doux pour moi que le fut, dit-on, pour la rapide Atalante, la conquête de la pomme d'or qui fit tomber enfin sa ceinture virginale.

[III]
IL DEPLORE LA MORT DU PASSEREAU

Pleurez, Grâces ; pleurez, Amours ; pleurez, vous tous, hommes aimables ! il n'est plus, le passereau de mon amie, le passereau, délices de ma Lesbie ! ce passereau qu'elle aimait plus que ses yeux !

Il était si caressant ! il connaissait sa maîtresse, comme une jeune fille connaît sa mère : jamais il ne quittait son giron, mais sautillant à droite, sautillant à gauche, sans cesse il appelait Lesbie de son gazouillement.

Et maintenant il suit le ténébreux sentier qui conduit aux lieux d'où l'on ne revient, dit-on, jamais. Oh ! soyez maudites, ténèbres funestes du Ténare, vous qui dévorez tout ce qui est beau ; et il était si beau, le passereau que vous m'avez ravi !

O douleur ! ô malheureux oiseau ! c'est pour toi que les beaux yeux de mon amie sont rouges, sont gonflés de larmes.

[IV]
DEDICACE D'UN VAISSEAU

Amis, voyez-vous cet esquif ? il fut, s'il faut l'en croire, le plus rapide des navires. Jamais nul vaisseau ne put le devancer à la course, soit que les voiles, soit que les rames le fissent voler sur les ondes. Il vous défie de le nier, rivages menaçants de l'Adriatique, Cyclades périlleuses, illustre Rhodes, Thrace inhospitalière, Propontide, et vous, rivages de ce terrible Euxin, où naguère, forêt chevelue, il étendait ses rameaux : oui, les sommets du Cytore ont souvent retenti du sifflement de son feuillage prophétique. Tout cela, dit-il, vous est connu, et vous pourriez l'attester encore, Amastris, et toi Cytore couronné de buis ; car il s'élevait sur vos cimes chenues depuis l'origine du monde. Ses rames se plongèrent pour la première fois dans les ondes qui baignent votre base. C'est de là qu'à travers les vagues déchaînées, il a ramené son maître, soit que le vent soufflât du couchant ou de l'aurore, soit qu'Eole propice vînt frapper ses deux flancs à la fois. Pourtant, jamais on n'offrit pour lui de voeux aux dieux du rivage, depuis le jour où, parti d'une mer lointaine, il vint mouiller sur les rives de ce lac limpide. Tel fut son passé ; et maintenant, il vieillit dans le calme du port, et se met sous votre tutelle, Castor et Pollux, divins jumeaux.

[V]
A LESBIE

Vivons pour nous aimer, ô ma Lesbie ! et moquons-nous des vains murmures de la vieillesse morose. Le jour peut finir et renaître ; mais lorsqu'une fois s'est éteinte la flamme éphémère de notre vie, il nous faut tous dormir d'un sommeil éternel. Donne-moi donc mille baisers, ensuite cent, puis mille autres, puis cent autres, encore mille, encore cent ; alors, après des milliers de baisers pris et rendus, brouillons-en bien le compte, qu'ignoré des jaloux comme de nous-mêmes un si grand nombre de baisers ne puisse exciter leur envie.

[VI]
A FLAVIUS

Flavius, si la beauté qui te captive avait quelque chose d'aimable, de gracieux, tu voudrais me le dire, tu ne pourrais le taire à ton cher Catulle. Mais tu aimes je ne sais quelle courtisane maladive, et tu n'oses me l'avouer. Tes nuits, je le sais, ne se passent pas dans le veuvage ; ton lit, bien que muet, dépose contre toi ; les guirlandes dont il est orné, les parfums qu'il exhale, ces carreaux, ces coussins partout foulés, les craquements de cette couche élastique et mobile, tout me révèle ce que tu voudrais me cacher. Pourquoi donc ces flancs amaigris, s'ils ne trahissent tes folies nocturnes ? Ainsi, fais-moi part de ta bonne ou peut-être de ta mauvaise fortune. Je veux, dans mes vers badins, immortaliser Flavius et ses amours.

[VII]
A LESBIE

Tu me demandes, Lesbie, combien de tes baisers il faudrait pour me satisfaire, pour me forcer à dire : Assez ? Autant de grains de sable sont amoncelés en Libye, dans les champs parfumés de Cyrène, entre le temple brûlant de Jupiter et la tombe révérée de l'antique Battus ; autant d'astres, par une nuit paisible, éclairent les furtives amours des mortels, autant il faudrait à Catulle de baisers de ta bouche pour étancher sa soif délirante, pour le forcer de dire : Assez. Ah ! puisse leur nombre échapper au calcul de l'envie, à la langue funeste des enchanteurs !

[VIII]
CATULLE A LUI-MEME

Infortuné Catulle, mets un terme à ta folie ; ce qui te fuit, ne cherche plus à le ressaisir. De beaux jours ont brillé pour toi, lorsque tu accourais à ces fréquents rendez-vous où t'appelait une jeune beauté, plus chère à ton coeur que nulle ne le sera jamais ; heureux moments ! signalés, par tant de joyeux ébats : ce que tu désirais, Lesbie ne le refusait pas. Oh ! oui, de beaux jours alors brillaient pour toi ! mais, hélas ! elle ne veut plus ; ne pouvant mieux, cesse toi-même de vouloir ; ne poursuis plus la cruelle qui te fuit : pourquoi traîner tes jours dans le malheur ? Supporte l'infortune avec constance, endurcis ton âme. Adieu donc, ô Lesbie ! déjà Catulle est moins sensible ; tu ne le verras plus chercher, supplier une beauté rebelle. Toi aussi, perfide, tu gémiras, lorsque tes nuits s'écouleront sans que nul amant implore tes faveurs. Quel sort t'est réservé ? qui te recherchera maintenant ? Pour qui seras-tu belle ? Quel sera ton amant ? De qui seras-tu la conquête ? Pour qui tes baisers ? Sur quelles lèvres imprimeras-tu tes morsures ?... Mais toi, Catulle, courage ! persiste ! endurcis ton âme.

[IX]
A VERANNIUS

Verannius, ô le premier, le plus cher de mes nombreux amis, te voilà donc enfin rendu à tes dieux domestiques, à tes frères qui te confondent dans un même amour, à ta vieille mère ! te voilà donc de retour ! Pour moi, quelle heureuse nouvelle ! Je vais te revoir échappé aux dangers, je vais écouter ces récits où, selon ta coutume, tu nous peindras les contrées de l'Espagne, ses hauts faits, ses peuples divers. Penché sur ton cou, je baiserai tes yeux, je baiserai ta bouche. O vous, les plus heureux des mortels, en est-il un parmi vous plus joyeux, plus heureux que moi ?

[X]
SUR LA MAITRESSE DE VARRUS

Oisif, je me promenais au Forum ; Varrus, mon cher Varrus m'entraîne chez l'objet banal de ses amours. Au premier coup d'oeil, elle ne me parut dénuée ni de charmes ni de grâces. A peine entrés, la conversation s'engage sur différents sujets, entre autres sur la Bithynie : Quel était ce pays, sa situation actuelle ? Mon voyage m'avait-il été profitable ? - Je répondis, ce qui était vrai, que ni moi, ni le préteur, ni personne de sa maison, n'en étions revenus plus riches : le moyen qu'il en fût autrement avec un préteur perdu de débauche, et qui se souciait des gens de sa suite comme d'un poil de sa barbe. - «Cependant, les porteurs les plus renommés viennent de ce pays ; et l'on assure que vous en avez ramené quelques-uns pour votre litière». - Moi, afin de passer aux yeux de la belle pour plus heureux que les autres : «Le destin, lui dis-je, ne m'a pas été tellement contraire dans cette triste expédition, que je n'aie pu me procurer huit robustes porteurs». (A vrai dire, je n'en avais aucun, ni chez moi, ni ailleurs, qui fût capable de charger sur ses épaules les débris d'un vieux grabat). - A ces mots, avec l'effronterie d'une courtisane consommée : «Veuillez, je vous prie, mon cher Catulle, me les prêter pour quelques instants ; je veux aller au temple de Sérapis. - Un moment, ma belle ; je ne sais comment j'ai pu vous dire qu'ils étaient à moi. Vous connaissez Caïus Cinna, mon compagnon de voyage, c'est lui qui les a ramenés. Au reste, qu'importe qu'ils soient à lui ou à moi ? je puis m'en servir comme s'ils m'appartenaient. Mais c'est bien mal à vous, c'est bien indiscret, de ne pas permettre aux gens la moindre distraction».

[XI]
A FURIUS ET AURELIUS

Furius, Aurelius, compagnons de Catulle ; soit qu'il pénètre jusqu'aux extrémités de l'Inde, dont les rivages retentissent au loin, battus par les flots de la mer Orientale ;

Soit qu'il parcoure l'Hyrcanie et la molle Arabie, le pays des Scythes et celui du Parthe aux flèches redoutables, ou les bords du Nil, qui par sept embouchures va colorer la mer de son onde limoneuse ;

Soit que, franchissant les cimes ardues des Alpes, il visite les trophées du grand César, le Rhin qui baigne la Gaule, ou les sauvages Bretons, aux bornes du monde ;

Je le sais, vous êtes prêts à me suivre partout où me conduira la volonté des dieux. Mais, aujourd'hui, je ne réclame de votre amitié que de porter à ma maîtresse ces tristes paroles :

Qu'elle vive et se complaise au milieu de cette foule d'amants qu'elle enchaîne tous ensemble à son char, sans en aimer aucun sincèrement, mais qu'elle épuise les uns après les autres.

Mais qu'elle ne compte plus, comme autrefois, sur mon amour, sur cet amour qui a péri par sa faute, comme la fleur que sur le bord d'un pré a touché en passant le soc de la charrue.

[XII]
CONTRE ASINIUS

Asinius le Marruccin, tu n'as pas la main très honnête quand le vin te met en gaieté : tu profites de l'inattention des convives pour escamoter leurs mouchoirs.

Tu trouves peut-être cela plaisant ? Tu ignores, sot que tu es, que c'est une action basse et ignoble. Tu en doutes? Crois-en donc Pollion, ton frère, qui voudrait à prix d'or effacer le souvenir de tes larcins, dût-il en coûter un talent : car il est, lui, un bon juge en fait de gaietés et de plaisanteries.

Ainsi, ou renvoie-moi mon mouchoir, ou compte sur des milliers d'épigrammes.

Ce n'est pas le prix de cette bagatelle qui me la fait regretter ; mais c'est un souvenir d'amitié, c'est un de ces mouchoirs de Sétabis, présent de Fabullus et de Verannius, qui me les ont envoyés d'Espagne ; je dois y tenir comme à tout ce qui me vient de Fabullus et de Verannius.

[XIII]
A FABULLUS

Quel joli souper, mon cher Fabullus, tu feras chez moi dans quelques jours, si les dieux te sont propices, si tu apportes avec toi des mets délicats et nombreux, sans oublier nymphe jolie, bons vins, force bons mots, et toute la troupe des Ris ! Viens avec tout cela, mon aimable ami, et le souper sera charmant : car, hélas ! la bourse de ton pauvre Catulle n'est pleine que de toiles d'araignée. En échange, tu recevras les témoignages d'une amitié sincère ; et, ce qui surtout rend un repas élégant, agréable, je t'offrirai des parfums dont les Grâces et les Amours ont fait don à ma jeune maîtresse ; en les respirant, tu prieras les dieux de te rendre tout nez des pieds à la tête.

[XIV]
A CALVUS LICINIUS

Si je ne t'aimais plus que mes yeux, aimable Calvus, pour prix d'un pareil présent je te haïrais plus qu'on ne peut haïr un Vatinius. Qu'ai-je fait, moi, qu'ai-je dit, pour que tu m'assassines de tant de mauvais poètes ? Que les dieux accablent de tout leur courroux celui de tes clients qui t'envoya tant d'ouvrages maudits. Si, comme je le soupçonne, c'est Sylla le grammairien qui t'a fait ce cadeau, aussi neuf que piquant, je ne m'en plains pas ; je me félicite, au contraire, je me réjouis de voir tes travaux si bien payés ! Grands dieux ! quel horrible, quel exécrable fatras tu as envoyé à ton pauvre Catulle, pour le faire mourir d'ennui dans un aussi beau jour que celui des Saturnales ! Mauvais plaisant, tu n'en seras pas quitte à si bon marché ; car demain, dès qu'il fera jour, je cours bouleverser les échoppes des libraires : oeuvres de Césius, d'Aquinius, de Suffenus, je fais collection de toutes ces drogues poétiques, et je te rends supplice pour supplice. Et vous, détalez au plus vite de mon logis, retournez chez le bouquiniste, d'où vous êtes venus à la malheure, fléaux du siècle, détestables poètes !

[XV]
A AURELIUS

Je me recommande à toi, Aurelius, moi et mes amours : c'est, je pense, une demande raisonnable ; et si jamais ton âme conçut le désir de trouver pur et intact l'objet de tes feux, conserve chastement le dépôt que je te confie. Ce n'est pas contre la foule des galants qu'il faut le défendre, je crains peu ces hommes qui passent et repassent uniquement occupés de leurs affaires ; c'est de toi seul que je me défie, de ton priapisme redoutable à tous les adolescents, beaux ou laids. Satisfais tes désirs libertins où il te plaira, comme il te plaira, et tant que tu voudras, dans toutes les ruelles où tu trouveras un mignon de bonne volonté : je n'en excepte que le mien seul ; ce n'est pas, je crois, trop exiger. Mais si tes mauvais penchants, ta lubrique fureur allaient, scélérat, jusqu'à menacer la tête de ton ami ; alors, misérable, malheur à toi ! puisses-tu, les pieds liés, être exposé au supplice atroce que le raifort et les mulets font souffrir aux adultères.

[XVI]
A AURELIUS ET FURIUS

Je vous donnerai des preuves de ma virilité, infâme Aurelius, et toi, débauché Furius, vous qui, pour quelques vers un peu libres, m'accusez de libertinage. Sans doute il doit être chaste dans sa vie, le pieux amant des Muses ; mais dans ses vers, peu importe ; ils ne sont piquants et enjoués que lorsqu'ils peuvent exciter le prurit du désir, je ne dis pas chez l'adolescent, mais chez ces vieillards velus qui ne peuvent plus mouvoir leurs reins engourdis. Vous avez lu ces vers où je parle de plusieurs milliers de baisers, et vous me croyez, comme vous, lâche, efféminé ; mais je vous donnerai des preuves de ma virilité.

[XVII]
A LA VILLE DE COLONIA

Colonia, tu désires jouir d'un beau pont pour y prendre tes ébats : tu en as un où tu peux danser ; mais ses arches, mal assurées et chancelantes, te font craindre qu'il ne s'affaisse pour ne plus se relevez, et qu'il ne tombe dans le marais profond. Puisse, au gré de tes voeux, s'élever à sa place un pont solide, que les bonds sacrés des Saliens eux-mêmes ne puissent ébranler ; mais avant, fais-moi jouir d'un spectacle qui me fera bien rire ! Je voudrais qu'un mien voisin tombât de ton pont dans la vase, qu'il s'y embourbât de la tête aux pieds, dans l'endroit le plus infect, le plus dégoûtant de tout le marais, là où le gouffre est le plus profond. L'homme en question est un sot n'ayant pas plus de sens qu'un marmot de deux mois qui dort bercé dans les bras de son père. Il est marié depuis peu à une jolie femme, à la fleur de l'âge, plus tendre que le chevreau qui vient de naître, et dont la garde réclame plus de soins que les raisins déjà mûrs ; eh bien ! il la laisse folâtrer à sa fantaisie, il s'en soucie comme d'un poil de sa barbe, et, couché près d'elle, il reste immobile à sa place. Semblable à la souche qui gît dans un fossé, abattue par la hache du bûcheron, tel, et aussi insensible aux charmes de la belle que si elle n'était pas à ses côtés, mon nigaud ne voit rien, n'entend rien ; il ignore même de quel sexe il est, et s'il existe ou non. Voilà l'homme que je voudrais voir tomber de ton pont la tête la première, pour secouer, s'il est possible, sa stupide léthargie. Puisse-t-il laisser son engourdissement dans la fange visqueuse du marais, comme la mule laisse ses fers dans un épais bourbier !

[XVIII]
AU DIEU DES JARDINS

Priape, je te dédie, je te consacre ce bosquet, qui t'offre l'image du temple et du bois sacré que tu as à Lampsaque : car les villes qui s'élèvent sur les côtes poissonneuses de l'Hellespont te rendent un culte particulier.

[XIX]
LE DIEU DES JARDINS

Jeunes gens, c'est moi, dont vous voyez l'image de chêne grossièrement façonnée par la serpe d'un villageois, c'est moi qui ai fertilisé cet enclos, qui ai fait prospérer de plus en plus chaque année cette rustique chaumière, couverte de glaïeuls et de joncs entrelacés. Les maîtres de cette pauvre demeure, le père comme le fils, me rendent un culte assidu, me révèrent comme leur dieu tutélaire : l'un a soin d'arracher constamment les herbes épineuses qui voudraient envahir mon petit sanctuaire ; l'autre, m'apporte sans cesse d'abondantes offrandes : ses jeunes mains ornent mon image, tantôt d'une couronne émaillée de fleurs, prémices du printemps ; tantôt d'épis naissants aux pointes verdoyantes ; tantôt de brunes violettes, ou de pavots dorés, de courges d'un vert pâle, ou de pommes au suave parfum ; tantôt de raisins que la pourpre colore sous le pampre qui leur sert d'abri. Parfois même (mais gardez-vous d'en parler) le sang d'un jeune bouc à la barbe naissante ou celui d'une chèvre ont rougi cet autel. Pour prix des honneurs qu'ils me rendent, je dois protéger les maîtres de cette enceinte, et leur vigne et leur petit jardin. Gardez-vous donc, jeu-nes garçons, d'y porter une furtive main. Près d'ici demeure un voisin riche, dont le Priape est négligent. C'est là qu'il faut vous adresser : suivez ce sentier; il vous y conduira.

[XX]
MEME SUJET

Passant, cette image de peuplier, oeuvre informe d'un artiste villageois, c'est la mienne, c'est celle de Priape : je protège contre la main rapace des voleurs ce modeste enclos que tu vois sur la gauche, l'humble chaumière de son pauvre maître et son petit jardin. Au printemps, il me pare d'une couronne de fleurs ; en été, d'une guirlande d'épis dorés par un soleil brûlant ; en automne, de raisins mûrs et de pampres verts ; et d'olives d'un vert pâle pendant les rigueurs de l'hiver. Aussi la chèvre nourrie dans mes pâturages porte à la ville ses mamelles gonflées de lait ; lorsqu'il vend l'agneau engraissé dans mes bergeries, il revient au logis les mains chargées d'argent ; et, ravies aux mugissements de leur mère, ses tendres génisses vont rougir de leur sang les autels des dieux. Redoute donc, passant, la divinité protectrice de ces lieux, et garde-toi d'y porter la main. Il y va de ton intérêt ; sinon, l'instrument de ton supplice est prêt : c'est le phallus rustique. Par Pollux ! dis-tu, de grand coeur ! Oui ; mais, par Pollux ! voici venir le métayer : brandi par son bras vigoureux, ce phallus va, pour toi, se changer en massue.

[XXI]
A AURELIUS

Roi des affamés, passés, présents et futurs, Aurelius, tu veux me souffler l'objet de mes amours ; et tu ne t'en caches pas ; car, sans cesse à ses côtés, tu le provoques par mille agaceries ; enfin, pour l'avoir, tu mets tout en usage. Tes efforts seront vains ; avant que puissent réussir les embûches que tu me dresses, je te préviendrai, et ta bouche impure portera les preuves de ma virilité. Encore, si des excès de bonne chère excitaient cette lubrique ardeur, je me tairais ; mais ce qui m'afflige le plus, c'est qu'avec toi le pauvre garçon ne peut, hélas ! qu'apprendre à mourir de faim et de soif. Renonce donc à tes desseins, tu le peux encore avec honneur ; ou l'outrage mettra fin à tes entreprises.

[XXII]
A VARRUS

Cher Varrus, tu connais bien Suffenus ? c'est un homme aimable, beau diseur, et plein d'urbanité ; ce même Suffenus fait une énorme quantité de vers. Pour moi, je crois qu'il en a composé dix mille et plus ; et il ne les écrit pas, comme tant d'autres, sur des tablettes palimpsestes ; mais, sur grand papier, son livre est orné d'une couverture neuve, d'un cylindre neuf, de courroies couleur de pourpre ; le parchemin en est réglé à la mine de plomb, et le tout est poli avec la pierre ponce. Mais si vous lisez ses vers, ce Suffenus si charmant, si aimable, n'est plus qu'un rustre, un chevrier : tant il est changé et méconnaissable ! A quoi cela tient-il ? Ce même homme qui tout à l'heure nous semblait si plaisant, si rompu dans les finesses de la saillie, devient le plus insipide, le plus assommant des lourdauds de village, dès qu'il se mêle de poésie : et pourtant il n'est jamais si heureux que lorsqu'il fait des vers. Il faut voir alors comme il rit dans sa barbe, avec quelle complaisance il s'admire ! C'est ainsi que tous, tant que nous sommes, nous nous faisons illusion à nous-mêmes, et qu'il n'est personne de nous qui n'ait quelque trait de ressemblance avec Suffenus. Chacun à sa manie ; mais nous ne voyons qu'un des côtés de la besace qui est sur nos épaules.

[XXIII]
A FURIUS

Furius, toi qui n'as ni feu, ni valet, ni casette ; ni punaises, faute de lit ; ni araignées, faute de maison ; mais un père et une belle-mère dont les dents pourraient broyer des cailloux ; que ton sort est heureux avec un tel père, et avec le squelette qu'il a pour femme ! Faut-il s'en étonner ? Vous vous portez bien tous les trois, vous digérez à merveille, vous ne redoutez rien, ni incendie, ni chute de maisons, ni meurtres, ni tentative d'empoisonnement, ni aucun des dangers auxquels les riches sont exposés. Quoi ! parce que le chaud, le froid et la famine ont rendu vos corps plus secs que la corne, plus transparents que l'écaille, est-ce une raison pour ne pas te croire heureux et même fortuné ? Sueur, salive, catarrhe du cerveau, toutes ces infirmités te sont inconnues. A tous ces motifs de propreté s'en joint un plus grand encore : tu as l'anus plus net qu'une salière, car tu ne vas pas dix fois par an à la garde-robe ; encore n'est-il pas de fève, de cailloux aussi durs que tes déjections ; et tu peux te passer de serviette, sans crainte de te salir les doigts. Garde-toi donc, Furius, de mépriser de si précieux avantages. Pourquoi demander sans cesse aux dieux cent mille sesterces ? n'es-tu pas assez heureux ?

[XXIV]
AU JEUNE JUVENTIUS

O toi, la fleur des Juventius, présents, passés et futurs ; j'aimerais mieux, pour mon compte, que tu eusses donné de l'or à ce misérable qui n'a ni valet ni cassette, que de te laisser aimer par un pareil gueux. - Quoi ! diras-tu, n'est-ce pas un fort joli homme ? - D'accord ; mais ce joli homme n'a ni valet ni cassette. Méprise, dénigre tant que tu voudras de tels avantages ; il n'en est pas moins vrai qu'il n'a ni valet ni cassette.

[XXV]
A THALLUS

Efféminé Thallus, plus mou que le poil d'un lapin, que le duvet d'une oie, que le bout de l'oreille ; plus flasque que le pénis d'un vieillard, qu'une toile d'araignée ; toi qui es, en même temps, plus rapace que l'ouragan déchaîné qui brise les vaisseaux sur les côtes périlleuses de Malée ; renvoie-moi le manteau que tu m'as volé, mes mouchoirs de Sétabis, et mes anneaux gravés que tu as la sottise de porter en public, comme si tu les possédais par héritage. Renvoie-les-moi, te dis-je, laisse-les s'échapper de tes ongles crochus, ou le fouet gravera de honteux stigmates sur tes flancs de coton, sur tes fesses mollasses ; alors tu bondiras sous ma main vengeresse comme un frêle esquif surpris en pleine mer par un vent furieux.

[XXVI]
A FURIUS

Furius, ma maison des champs est à l'abri du souffle de l'Auster et du Zéphyr ; elle ne redoute ni le cruel Borée, ni le vent d'est ; mais elle est hypothéquée pour quinze mille deux cents sesterces. O l'horrible, le funeste vent !

[XXVII]
A SON ECHANSON

Esclave qui nous verses du vieux falerne, remplis nos coupes d'un vin plus amer, comme l'ordonnent les statuts de Posthumia, la législatrice de nos orgies, plus ivre qu'un pépin de raisin. Et vous, eaux insipides, fléaux du vin, hors d'ici ; allez abreuver nos Catons. Ici le fils de Sémélé ne connaît point le mélange.

[XXVIII]
A VERANNIUS ET FABULLUS

Compagnons de Pison, dont la triste cohorte revient légère d'argent et de bagages, bon Verannius, et toi, mon cher Fabullus, où en êtes-vous ? Ce vaurien vous a-t-il assez fait endurer le froid et la faim ? Quel gain avez-vous inscrit sur vos tablettes ? - votre dépense ?

C'est ce qui m'arriva aussi, lorsque je suivis mon fripon de préteur ; je n'eus à porter en recette que l'argent que j'avais donné.

O Memmius ! comme tu t'es joué de moi, comme tu m'as fait à loisir servir de victime à ton avarice ! D'après ce que je vois, tel a été votre sort, mes amis ; vous avez été comme moi en butte aux plus indignes traitements. Attachez-vous donc maintenant à de puissants amis ! Et vous, Pison, Memmius, opprobres du nom romain, puissent les dieux vous envoyer tous les maux que vous méritez !

[XXIX]
CONTRE CESAR

Quel est l'homme, si ce n'est un impudique, un dissipateur et un escroc, qui peut voir, qui peut souffrir qu'un Mamurra engloutisse tous les trésors de la Gaule Transalpine et de la Grande-Bretagne ? O le plus débauché des fils de Romulus, tu le vois, tu le souffres ! tu n'es qu'un impudique, un dissipateur, un escroc. Jusques à quand, superbe et gorgé de richesses, ton favori, pareil au blanc ramier, à l'amant de Vénus, promènera-t-il de lit en lit ses feux adultères ? O le plus débauché des fils de Romulus ! tu le vois, tu le souffres ! tu n'es qu'un impudique, un dissipateur, un escroc. Héros sans pareil, n'as-tu donc pénétré jusqu'à l'île la plus lointaine de l'Occident, que pour dissiper, avec le compagnon de tes infâmes plaisirs, millions sur millions ? - Qu'est-ce ? répond ta fatale prodigalité : ses débauches ont peu coûté. - Est-ce donc peu que l'insatiable voracité de Mamurra ait englouti d'abord son patrimoine, ensuite les dépouilles du Pont ; puis celles de l'Espagne ? Le Tage aux flots d'or ne le connaît que trop ! la Gaule et la Bretagne le redoutent également ! Pourquoi favoriser un tel fléau de l'humanité ? Que veut-il de plus ? prétend-il aussi dévorer le patrimoine des plus riches familles ? est-ce donc pour enrichir un Mamurra que vous avez bouleversé l'univers, héros sans pareil, et toi, gendre bien digne d'un tel beau-père ?

[XXX]
A ALPHENUS

Ingrat Alphenus, parjure aux liens de l'union la plus intime, cruel, tu es déjà sans pitié pour le plus tendre de tes amis ; perfide, tu n'hésites pas même à me tromper, à me trahir !

Songe que les dieux ne voient pas sans colère les trahisons des mortels impies, toi qui négliges, toi qui abandonnes à son funeste sort un ami malheureux.

Hélas ! que faire désormais ? à qui se fier ? C'est toi, pourtant, qui m'ordonnas de livrer mon coeur à de fatales séductions ; toi qui m'as entraîné dans cet amour qui semblait m'offrir toute sécurité.

Et c'est toi maintenant qui retires ta foi, toi, dont les caresses, dont les serments, plus légers que les nuages, se dissipent emportés par les vents.

Mais si tu oublies tes promesses, les dieux vengeurs de la foi violée ne les oublieront pas ; et, quelque jour, tes remords trop tardifs me vengeront de ta perfidie.

[XXXI]
A LA PRESQU'ILE DE SIRMIO

Quel plaisir, quelle joie de te revoir, ô Sirmio, la perle des îles et des presqu'îles que compte Neptune dans la vaste étendue des deux mers et des lacs ! J'ose à peine croire que j'ai quitté les champs de la Thrace et de la Bitynie, et que je puis sans crainte jouir de ton aspect.

Quel bonheur, lorsque, libre de soins, notre âme dépose le fardeaux de l'ambition ; lorsque, fatigués de nos lointains voyages, nous rentrons au sein de nos foyers domestiques, et que nous trouvons enfin le repos sur ce lit si longtemps regretté ! Il suffit à mes voeux, ce bonheur, unique fruit de tant de travaux.

Salut, belle Sirmio, salut ! souris au retour de ton maître ; vous aussi réjouissez-vous, eaux limpides du lac de Côme ; que partout ma retraite retentisse des accents de la joie.

[XXXII]
A IPSITHILLA

Au nom de l'amour, douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie, accorde-moi le rendez-vous que j'implore pour le milieu du jour. Y consens-tu ? une grâce encore ! que ta porte ne soit ouverte à personne ; surtout ne va pas t'aviser de sortir : reste au logis, et prépare-toi à voir se renouveler neuf fois de suite mes amoureux exploits. Mais, si tu dis oui, que ce soit à l'instant même : car, étendu sur mon lit, après un bon dîner, je fatigue et ma tunique et mon manteau.

[XXXIII]
CONTRE LES VIBENNIUS

O le plus habile des voleurs qui exploitent les bains publics, Vibennius, et toi, son impudique fils : car la lubricité du fils égale la rapacité du père ; qu'attendez-vous pour vous exiler au loin sur quelque rivage funeste ? Les vols du père sont connus de tous ; et le fils a beau mettre au rabais ses infâmes caresses, personne n'en offre une obole.

[XXXIV]
HYMNE EN L'HONNEUR DE DIANE

Jeunes filles, jeunes garçons au coeur chaste, nous tous que Diane honore de sa protection ; jeunes garçons et jeunes filles, chantons en choeur ses louanges.

O puissante fille de Latone et du grand Jupiter, toi que ta mère mit au jour sous les oliviers de Délos ;

Toi, destinée en naissant à régner sur les monts, les forêts verdoyantes, les bocages mystérieux et les fleuves aux flots sonores ;

Toi que, dans les douleurs de l'enfantement, les femmes invoquent sous le nom de Lucine ; puissante Trivia, Phébé qui empruntes au soleil l'éclat dont tu brilles ;

Déesse, dont le cours mensuel mesure le cercle de l'année ; toi, par qui la grange du laboureur se remplit d'abondantes moissons ;

Sous quelque nom qu'il te plaise d'être invoquée, reçois nos hommages ; et accorde comme toujours, ton appui tutélaire à la race antique de Romulus.

[XXXV]
INVITATION A CECILIUS

Partez, mes tablettes, allez dire à Cécilius, le poète des amours, à Cécilius, mon compagnon de plaisirs, de quitter pour Vérone la Nouvelle-Côme, et les rives du Larius : car je veux déposer dans son sein certaines confidences de notre ami commun.

Qu'il parte donc s'il est sage, qu'il dévore la route ; quand bien même sa maîtresse le rappellerait mille fois ; quand bien même, lui jetant les bras autour du cou, elle le supplierait de différer son départ, cette jeune beauté qui, si l'on m'a fait un récit fidèle, se meurt d'amour pour lui.

L'infortunée ! un feu secret brûle dans ses veines, depuis le jour où elle lut les premiers vers de Cécilius en l'honneur de la déesse de Dindyme.

J'excuse ton délire, jeune fille, plus savante que la muse de Lesbos ; en effet, que de grâce dans cette ébauche de Cécilius en l'honneur de la mère des dieux !

[XXXVI]
CONTRE LES ANNALES DE VOLUSIUS

Annales de Volusius, bonnes à mettre au cabinet, c'est à vous d'acquitter le voeu de ma belle ; elle a promis à Vénus, à son fils, si son Catulle lui était rendu, si je cessais de lancer contre elles mes Iambes redoutables, de livrer à Vulcain, à ses flammes vengeresses, les chefs-d'oeuvre du plus mauvais poète ; or, dans ce voeu badin, l'espiègle a bien voulu désigner les rapsodies de Volusius.

Maintenant, fille de l'onde, toi qui fréquentes les bosquets sacrés d'Idalie, les plaines de la Syrie, Ancône, Cnide, Amathonte, Golgos et Dyrrachium, l'entrepôt de l'Adriatique ; ô Vénus, si tu trouves au voeu de ma belle quelque sel qui soit de ton goût, daigne l'agréer et l'exaucer !

Et vous, passez au feu, annales de Volusius, rapsodie insipide et grossière, bonne à mettre au cabinet.

[XXXVII]
AUX HABITUES D'UN MAUVAIS LIEU

Lascif réduit, situé au neuvième pilier après le temple des Jumeaux, et vous ses dignes habitués, croyez-vous seuls être doués des attributs virils, seuls avoir le privilège de lever un tribut sur toutes les belles, et de réduire tous les autres au rôle d'eunuques ? Vous figurez-vous, parce que vous êtes là cent ou deux cents imbéciles réunis, que je n'oserai pas vous défier tous. Eh bien ! détrompez-vous, et sachez que je charbonnerai votre infamie sur tous les murs de ce repaire : car c'est là que s'est réfugiée la maîtresse qui me fuit, cette jeune fille que j'aimais, comme jamais femme ne sera aimée, pour qui j'ai soutenu mille assauts ! Et vous, honnêtes gens que vous êtes, vous partagez tous ses faveurs ; et, chose indigne, à qui les prodigue-t-elle ? à des hommes de rien, à des galants de carrefour ; à toi, entre autres, fils chevelu de la Celtibérie, Egnatius, dont tout le mérite consiste dans ta barbe épaisse et tes dents qui doivent leur blancheur à l'urine dont tu les frottes.

[XXXVIII]
A CORNIFICIUS

Cornificus, le malheur accable ton ami Catulle ; oui, certes, il est malheureux, il soutient une lutte pénible, et sa douleur s'aggrave sans cesse, de jour en jour, d'heure en heure. Et pas un seul mot de toi, qui lui offre la plus simple, la plus facile des condoléances ! Je m'emporte contre toi. Payer ainsi mon amour ! Je t'en supplie, seulement quelques paroles de consolation, mais qu'elles soient plus touchantes que les élégies de Simonide.

[XXXIX]
CONTRE EGNATIUS

Egnatius a les dents blanches, et il rit sans cesse pour les montrer. Près du banc d'un accusé, au moment où l'avocat fait verser des larmes à l'auditoire, Egnatius rit ; il rit encore près du bûcher d'un fils unique que pleure une mère désolée : en toute occasion, en quelque lieu qu'il soit, quoi qu'il fasse, il rit toujours. C'est là sa manie ; mais elle n'est, à mon sens, ni de bon goût, ni polie. Je dois donc t'avertir, brave Egnatius, que quand bien même tu serais né à Rome, ou chez les Sabins, à Tibur, ou chez l'Ombrien économe, chez l'Etrurien bien nourri, ou le Lanuvien brun et bien endenté, ou, pour dire un mot de mes compatriotes, chez le Transpadin, ou tout autre peuple qui se rince la bouche avec une eau pure, encore ne te permettrais-je pas de rire ainsi à tout propos : car rien n'est plus sot qu'un sot rire. Mais tu es Celtibérien ; et les gens de ton pays ont tous la coutume de se rincer chaque matin les dents et les gencives avec leur urine ; or, plus l'émail de tes dents à d'éclat, plus il prouve que tu as avalé de ce dégoûtant gargarisme.

[XL]
A RAVIDUS

Quelle folle pensée, pauvre Ravidus, te précipite ainsi au-devant de mes ïambes ? Quel dieu, négligé par toi dans tes sacrifices, t'inspire la témérité de me chercher querelle ? Est-ce pour faire parler de toi ? quel est ton dessein ? Tu veux être connu à tout prix ? tu le seras ; et, puisque tu as eu l'imprudence de convoiter l'objet de mes amours, tu t'en repentiras longtemps.

[XLI]
CONTRE LA MAITRESSE DE MAMURRA

Est-elle dans son bon sens, cette courtisane usée ? elle me demande, à moi, dix mille sesterces, cette beauté au nez difforme, maîtresse du banqueroutier Mamurra ! Parents chargés de veiller sur elle, convoquez amis et médecins : car la pauvre fille a le délire. Elle ne connaît pas sa laideur : voyez jusqu'où va sa folie !

[XLII]
CONTRE UNE COURTISANE

A moi, vers caustiques et mordants, accourez tous tant que vous êtes. Une infâme prostituée ose se jouer de moi ; elle refuse de me rendre mes tablettes, ces tablettes illustrées par vous ; et vous pourriez le souffrir ! Non, poursuivons-la de nos sarcasmes, pour la forcer à restitution. Quelle est cette drôlesse ? dites-vous. C'est celle que vous voyez s'avancer d'un air si effronté, et dont la bouche maussade et grimacière ressemble, quand elle rit, à la gueule d'un chien gaulois. Il faut l'assaillir de toutes parts, la relancer sans relâche : Sale coquine, rends-moi mes tablettes ; rends-moi mes tablettes, sale coquine. - Elle s'en soucie comme de rien ! - Infâme coureuse, rebut des mauvais lieux, et pire encore, s'il est possible.

Mais cela, je pense, ne suffit pas encore. Tâchons du moins, faute de mieux, de faire rougir le front d'airain de cette impudente chienne : criez tous à la fois et encore plus fort : Sale coquine, rends-moi mes tablettes, rends-moi mes tablettes, sale coquine. - Peine inutile ! rien ne l'émeut. Il faut changer de ton et de langage, peut-être réussirons-nous mieux. - Chaste et pudique vestale, rends-moi mes tablettes.

[XLIII]
CONTRE LA MAITRESSE DE MAMURRA

Salut, jeune maîtresse du prodigue Mamurra ; ton nez n'est pas des plus petits, ton pied n'est pas mignon, tes yeux ne sont pas noirs, tes doigts ne sont pas effilés, ta bouche n'est pas ragoûtante, certes, ton langage n'est pas élégant : qu'importe ? toute la province ne proclame-t-elle pas ta beauté ? ne te compare-t-on pas à ma Lesbie ? O que notre siècle a le goût fin et délicat !

[XLIV]
A SA CAMPAGNE

O ma campagne, soit de la Sabine, soit de Tibur ; car tous ceux qui n'ont pas l'intention de me blesser, te font dépendre de Tibur : tandis que ceux qui veulent me piquer parient tout au monde que tu appartiens à la Sabine. Enfin, Sabine ou Tiburtaine, quel plaisir, ô ma campagne, j'ai goûté dans ta retraite voisine de la ville ! Je m'y suis délivré de cette toux maudite qui déchirait ma poitrine, de cette toux, juste punition de l'intempérance qui m'a fait rechercher des repas somptueux ! car, pour avoir voulu être le convive de Sextius, il m'a fallu subir la lecture de son plaidoyer contre Antius ; lecture funeste et pestilentielle, qui m'a fait contracter une fièvre de refroidissement et une toux déchirante dont j'ai souffert jusqu'au moment où réfugié dans ton sein, je me suis guéri par le repos et des infusions d'orties. Rétabli maintenant, je te rends grâces d'avoir accueilli ma faute avec tant d'indulgence. Aussi je consens, si jamais j'coute encore les perfides écrits de Sextius, que le froid apporte le catarrhe et la toux, non pas à moi, mais à ce bourreau qui ne vous invite à dîner que pour vous lire ses tristes plaidoyers.

[XLV]
ACME ET SEPTIMIUS

Pressant contre son sein Acmé, ses amours, Septimius lui disait : «O mon Acmé ! si je ne t'aime éperdument, si je cesse de t'aimer jusqu'à mon dernier soupir autant qu'un amant peut adorer sa maîtresse, puissé-je errer seul et sans défense dans la Libye, dans l'Inde brûlante, exposé à la rencontre des lions dévorants !» Il dit ; et l'amour, jusqu'alors contraire à ses voeux, applaudit à son serment.

Alors Acmé, la tête mollement inclinée, et pressant de ses lèvres de rose les yeux ivres d'amour de Septimius : «Cher Septimius, ô ma vie ! s'il est vrai, dit-elle, que le feu qui brûle dans mes veines est plus fort, plus ardent que le tien ; ne servons jusqu'à la mort qu'un seul maître, et que ce soit l'amour». Elle dit ; et l'amour, longtemps contraire à ses voeux, applaudit à cette résolution.

Maintenant, unis sous des auspices si favorables, toujours aimant, toujours aimés, le tendre Septimius préfère son Acmé à tous les trésors de la Syrie et de la Bretagne ; et la fidèle Acmé trouve dans son Septimius toute sa félicité, tout plaisir. Vit-on jamais couple plus heureux, plus comblé des faveurs de Vénus ?

 
[XLVI]
LE RETOUR DU PRINTEMPS

Déjà le printemps nous ramène les tièdes chaleurs ; déjà le souffle des zéphyrs fait taire les vents fougueux de l'équinoxe. Catulle, quittons, il en est temps, les champs de la Phrygie et les fertiles plaines de la brûlante Nicée ; volons vers les villes célèbres de l'Asie. Déjà mon esprit impatient brûle d'errer en liberté ; déjà mes pieds s'apprêtent à commencer gaiement le voyage. Adieu donc, ô mes amis, nos douces réunions, adieu ; divers chemins vont ramener chacun de nous dans ses foyers, dont une longue distance le séparait.

[XLVII]
A PORCIUS ET SOCRATION

Complices des rapines de Pison, fléaux qui suivez Memmius comme la peste et la famine ; il est donc vrai, ce Priape circoncis vous préfère à mon Verannius, à mon cher Fabullus ? tandis que vous faites en plein jour des festins splendides et somptueux, mes pauvres amis vont de carrefour en carrefour quêtant un souper ?

[XLVIII]
A JUVENTIUS

Ah ! s'il m'était donné, Juventius, de baiser sans cesse tes yeux si doux, trois cent mille baisers ne pourraient assouvir mon amour ; que dis-je ? fussent-ils plus nombreux que les épis mûrs de la moisson, ce serait encore trop peu de baisers.

[XLIX]
A M. T. CICERON

O le plus éloquent des fils de Romulus passés, présents, et qui naîtront dans la suite des âges, Marcus Tullius, reçois les actions de grâce de Catulle, le dernier des poètes ; de Catulle, dont le rang est aussi infime parmi les poètes, que le tien est élevé parmi les orateurs.

[L]
A LICINIUS

Hier, Licinius, tous les deux de loisir, nous avons, comme nous en étions convenus, couvert mes tablettes de joyeux impromptus ; chacun de nous, s'escrimant en vers badins, traitait tantôt un sujet, tantôt un autre ; et, sous la double inspiration de la joie et du vin, payait tour à tour son tribut. Je t'ai quitté, Licinius, tellement enthousiasmé de ton esprit, de ta gaieté, que, loin de toi, tous les mets semblaient fades à ton malheureux ami : le sommeil ne pouvait fermer mes paupières ; mais agité dans mon lit d'une fureur que rien ne pouvait calmer, je me retournais dans tous les sens, appelant de mes voeux le retour de la lumière pour m'entretenir avec toi, pour jouir encore du bonheur de te voir. Mais, lorsqu'enfin, épuisé par cette longue lutte, je suis retombé presque mort sur mon lit, j'ai composé ces vers pour toi, mon aimable ami, pour t'exprimer tous mes regrets de ton absence. Tu peux maintenant te montrer hardi, et ne va pas, lumière de mon âme, dédaigner mes voeux, mes prières, ou crains que Némésis ne punisse ton orgueil : c'est une déesse redoutable ; garde-toi de l'offenser !

[LI]
A LESBIE

Il est l'égal d'un dieu, il est plus qu'un dieu, s'il est donné à un mortel de surpasser les dieux, celui qui, assis près de toi, t'entend, te voit doucement lui sourire. Hélas ! ce bonheur m'a ravi l'usage de tous mes sens.

Dès que je te vois, ô Lesbie, j'oublie tout, ma langue s'embarrasse, un feu subtil circule dans mes veines, un tintement confus bourdonne à mon oreille, mes yeux se couvrent d'une nuit épaisse.

Catulle, l'oisiveté te sera funeste ; tu te plais dans l'inaction, elle a pour toi trop d'attraits ; avant toi l'inaction a perdu et les rois et les empires les plus florissants.

[LII]
SUR STRUMA ET VATINIUS

Eh bien, Catulle, qu'attends-tu donc pour mourir ? Nonius Struma est assis sur la chaise curule ; l'impie Vatinius jure par le consulat : Catulle, qu'attends-tu de plus pour mourir ?

[LIII]
D'UN QUIDAM ET DE CALVUS

J'ai bien ri, l'autre jour, dans une assemblée où mon cher Calvus dévoilait merveilleusement les crimes de Vatinius, d'entendre je ne sais qui s'écrier d'un ton d'admiration, en levant les mains au ciel : «Grand dieux ! quel éloquent petit bout d'homme !»

[LIV]
A CESAR

Libertin grossier, si tout dans tes mignons ne te déplaît pas, je voudrais du moins, que toi et Fuffitius, ce vieux débauché, vous eussiez assez de goût pour être dégoûtés de la tête de fuseau d'Othon, des sales jambes de Vettius, et des exhalaisons traîtresses que laisse échapper Libon. Héros sans pareil, fâche-toi donc encore contre mes innocentes épigrammes.

[LV]
A CAMERIUS

De grâce, Camérius, s'il n'y a pas d'indiscrétion de ma part, indique-moi où tu te caches. Je t'ai cherché partout, dans le champ de Mars, au Cirque, dans toutes les tavernes, dans le temple du grand Jupiter, sous les galeries du cirque de Pompée ; j'ai arrêté au passage toutes les jolies filles, et aucune cependant n'a changé de visage, lorsque je lui demandais avec instance de tes nouvelles : «Friponnes, leur disais-je, qu'avez-vous fait de mon cher Camérius ?» L'une d'elles pourtant découvre son sein et me montre deux boutons de roses : «Tiens, dit-elle, il est là».

Enfin, déterrer ta retraite, c'est un des travaux d'Hercule. D'où te vient cet orgueil qui te dérobe à tes amis ? Dis-nous donc où il faut désormais te chercher ? Allons, courage ; confie-toi à moi, montre-toi au grand jour. Est-il vrai que tu te caches dans un sein d'albâtre ? Si ta langue reste ainsi clouée à ton palais, c'est perdre tous les fruits de tes amours, car Vénus aime les indiscrétions. Ou bien encore, si tu ne veux pas desserrer les dents, permets-moi d'être le confident de vos amours.

Quand bien même j'aurais le corps de bronze du géant Tallus, le vol rapide de Pégase, la vitesse de Ladas, les pieds ailés de Persée, et la légèreté des blancs chevaux de Rhesus ; quand tu attellerais à mon char tous les êtres emplumés, tous les habitants de l'air ; fussé-je même porté sur l'aile des vents, bientôt, mon ami, je tomberais épuisé de fatigue, accablé de langueur, à force de te chercher.

[LVI]
A CATON

O la plaisante, la drôle d'aventure, mon cher Caton ! elle vaut la peine que tu l'entendes, toi qui aimes tant à rire. Ris donc, mon cher Caton, pour l'amour de moi ; car c'est aussi par trop drôle, par trop plaisant. Je viens de surprendre un petit morveux qui s'escrimait contre une jeune fille. Et moi, que Vénus me le pardonne, j'ai percé le bambin d'un trait vengeur.

[LVII]
CONTRE MAMURRA ET CESAR

Que vous êtes bien faits l'un pour l'autre, infâmes débauchés, César, et toi Mamurra, son vil complaisant ! Qui pourrait s'étonner de votre intimité ? tous deux flétris, l'un à Rome, l'autre à Formies, de stigmates honteux, indélébiles ; tous deux portant les cicatrices de la débauche ; jumeaux de luxure, formés dans un même lit à l'école du vice ; l'un n'est pas moins ardent que l'autre dans ses poursuites adultères ; tous deux rivaux à la fois des deux sexes. Infâmes débauchés, que vous êtes bien faits l'un pour l'autre !

[LVIII]
SUR L'INFIDELITE DE LESBIE

Célius, ma Lesbie, cette Lesbie adorée, cette Lesbie que Catulle chérissait plus que lui-même, plus que tous ses parents, plus que tous ses amis ; Lesbie maintenant, aux coins des rues et des carrefours, m... les magnanimes descendants de Rémus.

[LIX]
SUR RUFA ET RUFULUS

Rufa de Bologne, l'épouse de Menenius, se prête aux goûts infâmes de Rufulus ; cette Rufa que vous avez vue si souvent dérober son souper au bûcher des morts, et courir après les morceaux de pain qui en tombaient, malgré le bâton dont le frappait l'esclave demi-tondu chargé d'entretenir le feu.

[LX]

Coeur de fer, est-ce une lionne de Libye, est-ce la féroce Scylla, dont une meute aboyante forme la ceinture, qui t'a donné, avec le jour, cette insensibilité cruelle et barbare qui te fait dédaigner la voix supliante d'un ami réduit au dernier degré du malheur ?


Traduction d'Héguin de Guerle (1862)
Illustrations de A.F. Cosÿns (1928)