ELEGIE I
A MECENE

On demande pourquoi je ne cesse de chanter les amours, et pourquoi mes écrits ne respirent que la mollesse. C'est qu'Apollon ni Calliope ne dictent mes vers ; le génie qui m'inspire, c'est ma maîtresse. S'avance-t-elle brillante sous les tissus de Cos, je consacre aux tissus de Cos un volume entier. Ses cheveux flottent-ils épars sur son front, je fais de sa chevelure un éloge qui la rend joyeuse et fière. Frappe-t-elle de ses doigts d'ivoire les cordes d'une lyre, j'admire la facilité avec laquelle sa docte main presse l'instrument. Un sommeil désiré ferme-t-il ses paupières, ce sommeil me suggère mille idées poétiques. Demi-nue me dispute-t-elle le dernier voile, que je lui arrache, c'est pour moi la matière d'une longue Iliade. Enfin, quelque chose qu'elle fasse ou qu'elle dise, un rien donne naissance à toute une histoire.

Si les destins, cher Mécène, m'avaient accordé assez de génie pour peindre les héros marchant aux combats, je ne chanterais ni les Titans, ni l'Ossa placé sur l'Olympe pour que le Pélion devînt la route du ciel, ni l'antique cité de Thèbes, ni Pergame, la gloire d'Homère, ni les deux mers réunies par l'ordre de Xerxès ; je ne retracerais ni le berceau de Rome, ni l'orgueil de la fière Carthage, ni les menaces des Cimbres et les trophées de Marius. Je m'attacherais à redire les exploits et le règne de ton Auguste, et tu serais, après ce prince magnanime, le sujet ordinaire de mes chants. En effet, en parlant de Modène,de Philippes, le tombeau de tant de citoyens, des victoires remportées dans les mers de Sicile, de la ruine des foyers de l'antique Etrurie ; en célébrant la conquête de Pharos et de l'empire des Ptolémées, l'humiliation du Nil, honteux de se voir traîner dans Rome avec ses sept voies captives, les rois s'avançant courbés sous le poids ide nos chaînes d'or, et les trophées d 'Actium promenés par la voie Sacrée, jamais ma muse ne manquerait de t'associer à ces triomphes, toi, le fidèle ami d'Auguste dans la guerre comme dans la paix. Ainsi Thésée, dans les enfers, et Achille, dans l'Olympe, jurent par Pirithoüs et Patrocle.

Le tumulte des champs de Phlégra, la lutte de Jupiter et d'Encelade demande-raient une voix tonnante, une plus large poitrine que celle de Callimaque : ce n'est pas non plus à moi d'aller en mâles accents placer le nom de César au milieu de ceux de ses aïeux phrygiens. Le pilote parle des vents, le laboureur de ses taureaux, le soldat compte ses blessures, le berger ses brebis : moi, je livre de doux combats sur une couche étroite. Que chacun consacre ses jours à la carrière pour laquelle il est né. Il est glorieux de mourir en aimant ; une autre gloire, c'est de n'aimer qu'un objet, et d'en être aimé seul ; c'est à celle-là que j'aspire. Mais souvent j'ai entendu Cynthie, s'il m'en souvient, accuser la légèreté des femmes, et pour elle Hélène flétrissait l'Iliade entière.

Quand je devrais approcher de mes lèvres les philtres amoureux que Phèdre préparait en vain pour son Hyppolite ; quand je devrais périr par les breuvages de Circé, ou que Médée renouvellerait pour moi les enchantements d'Iolcos ; puisque Cynthie seule a captivé tous mes sens, de sa demeure partira un jour mon cortége funèbre. L'homme n'a point de douleurs qui ne le cèdent enfin à l'art du médecin ; l'amour seul repousse la main qui veut le guérir. Machaon guérit la plaie qui ralentissait la marche de Philoctète ; Chiron, fils de Phillyre, rendit l'usage de la vue à Phénix ; le dieu d'Epidaure, à l'aide des simples de la Crète, arracha Androgée au trépas, et le rendit au foyer paternel ; Télèphe, frappé aux bords troyens par la lance d'Achille, sentit la vertu secourable du même fer dont il avait senti l'atteinte cruelle : mais celui qui pourrait m'ôterle mal qui me consume, pourrait aussi fixer dans les mains de Tantale les fruits qui lui échappent ; il remplirait le tonneau des Danaïdes, et l'urne pesante ne chargerait plus sans cesse leurs épaules délicates ; il détacherait des roches du Caucase l'infortuné Prométhée, et chasserait de son coeur le vautour qui le déchire.

Aussi, quand le destin me redemandera mes jours, et qu'il ne restera plus de moi qu'un nom formé de quelques lettres sur un marbre étroit, ô Mécène, l'espoir de notre jeunesse, jalouse de mériter ton appui, ô toi, dont l'amitié sera pour moi, au jour de ma mort comme pendant ma vie, un juste motif d'orgueil, si jamais le hasard te conduit auprès de mon tombeau, arrête un instant ton char breton au joug ciselé, et jette à ma cendre muette quelques pleurs, avec ces mots :

«L'infortuné ! son destin fut d'aimer une cruelle !»

ELEGIE II
ELOGE DE CYNTHIE

J'étais libre, et je voulais que ma couche restât déserte ; mais sous les dehors de la paix, l'Amour a su me tromper. Aussi, que fait encore sur la terre cette beauté mortelle ? ô Jupiter, je ne comprends plus rien à tes antiques larcins. Elle a les cheveux blonds, les doigts effilés, la taille haute ; sa démarche est digne de la reine des dieux ou de Pallas, qui se promène devant les autels de Dulichium, portant sur la poitrine la tête de la Gorgone hérissée de serpents. Telle encore parut Ischomaque, cette fille des Lapithes, quand les Centaures, séduits par ses charmes, l'enlevèrent au milieu des festins ; ou Proserpine, sur les rives sacrées du Bébéis, lorsque, vierge encore, elle abandonna ses jeunes attraits à Mercure. Cédez la palme à Cynthie, déesses que le berger phrygien vit autrefois déposer devant lui leurs tuniques sur les sommets de l'Ida. Mais laisse la vieillesse épargner tant de beauté, Cynthie dût-elle vivre autant que la sibylle de Cumes !

ELEGIE III
SUR CYNTHIE

Properce, tu disais : «Nulle femme ne pourra plus rien contre moi». Et te voilà pris, ton orgueil est tombé. A peine si tu as pu rester un mois en repos ; voilà déjà d'autres vers qui vont te couvrir de honte.

Oui, je cherchais si le poisson pouvait vivre à sec sur le rivage, et le sanglier farouche au fond des eaux, ou si je pourrais, moi, consacrer mes veilles à des travaux sérieux. On se distrait, mais l'on n'arrache jamais l'amour de son coeur.

Ce n'est pas seulement la beauté de Cynthie qui m'a séduit, quoique son teint le dispute aux lis en blancheur, et qu'il rappelle le vermillon d'Ibérie mêlé aux neiges de Thrace, ou la feuille de rose nageant sur le lait le plus pur ; ce ne sont pas, non plus, ses cheveux flottant sur un cou d'albâtre, ni ses yeux, flambeaux étincelants, lumières de ma vie, ni ces brillantes étoffes que nos belles tirent de l'Arabie ; il faut, pour mériter mes hommages, des avantages moins vulgaires. Cynthie ne danse-t-elle pas, au sortir d'un festin, avec plus de grâce qu'Ariadne conduisant les choeurs des Bacchantes ? son archet ne le dispute-t-il pas à celui des muses, lorsqu'elle essaye de savants accords sur le luth d'Eolie ? Ses écrits l'emportent sur ceux de l'antique Corinne elle-même, et la célèbre Erinne n'oserait rivaliser avec elle de poésie.

Ne faut-il pas, ô mon âme, que l'Amour en éternuant ait marqué ta naissance du plus fortuné présage ? Ces dons célestes, tu ne les dois qu'aux dieux ; ne va pas en faire hommage à ta mère. Non, non, les mortels ne sauraient donner de tels trésors, et dix mois n'ont pas enfanté ces qualités précieuses. Tu es née pour devenir l'orgueil des filles de Romulus, pour être la première des Romaines qui repose à côté du maître des dieux. Non, la couche des mortels ne sera pas toujours la seule qui te recevra ; car la terre n'a point vu, depuis Hélène, une beauté aussi parfaite. Comment s'étonner ensuite que la jeunesse romaine brûle pour elle ? Ta gloire, Ilion, serait plus belle encore, si tu étais tombée pour Cynthie.

Je m'étonnais autrefois qu'une femme eût pu susciter entre l'Europe et l'Asie une lutte aussi sanglante ? Maintenant, Pâris et Ménélas, je vous trouve sages tous deux ; rien de plus juste que les demandes de l'un, et les refus de l'autre. Oui, avec tant d'attraits, tu eusses bien mérité qu'Achille succombât pour toi ; tu eusses été aux yeux de Priam lui-même une cause légitime de guerre.

S'il est un peintre qui veuille effacer tous les chefs-d'oeuvre anciens, qu'il prenne ma Cynthie pour son modèle ; qu'il la montre aux peuples du couchant ou de l'aurore, et les peuples de l'aurore ou du couchant s'enflammeront à sa vue. Puissé-je au moins rester toujours sous son empire ; que je périsse au comble des maux, si j'écoutais jamais quelque autre amour !

Le taureau refuse d'abord le joug ; mais bientôt il s'y accoutume, et se laisse conduire au labour avec docilité : ainsi le jeune homme repousse d'abord l'Amour avec fierté ; mais bientôt le dieu triomphe et le plie à tous ses caprices. Le devin Mélampe se vit chargé d'indignes fers, lorsqu'il fut surpris à dérober les troupeaux d'Iphiclus ; ce n'était pas l'amour du gain qui l'entraînait au larcin, mais plutôt la beauté de Péro, que bientôt l'hymen devait faire entrer dans la maison d'Amythaon.

ELEGIE IV
***

Avant d'obtenir les faveurs d'une maîtresse, il faut essuyer mille caprices, demander souvent, se voir souvent repoussé ; ronger de ses dents des ongles bien innocents des peines qu'on endure, et dans son courroux frapper cent fois la terre d'un pied convulsif. En vain les parfums ruisselaient sur ma chevelure ; en vain je m'avançais d'un pas lent et cadencé. Hélas ! ni les herbes, ni les nocturnes enchantements de Médée, ni les breuvages préparés de la main de Périmédée elle-même ne peuvent rien contre l'amour. C'est un ennemi qui vient sans dire pourquoi ; qui frappe sans se faire voir, et dont les coups ne sont pas moins sensibles, pour être mystérieux. Le malade n'a pas besoin de médecins, ni d'une couche moelleuse ; les intempéries et le grand air ne lui sont pas nuisibles ; il se promène, et tout à coup ses amis étonnés apprennent son trépas, tant les ravages du mal sont imprévus. Qui le sait comme moi ? De quel devin menteur ne suis-je pas le tributaire? Quelle sorcière surannée n'a pas plus de dix fois tourné et retourné mes songes ?

Je souhaite à mon ennemi, si j'en ai, qu'il aime une maîtresse ; à mon ami, l'amour d'un jeune garçon. Votre barque suit sans danger le cours d'un fleuve tranquille ; et que pourrait l'eau contre elle, quand le rivage est si proche ? Souvent un mot suffit pour toucher le coeur d'un ami ; c'est à peine si le sang lui-même peut attendrir une belle.

ELEGIE V
A CYNTHIE

Il est donc vrai, Cynthie, tu es la fable de Rome, et ta coupable conduite n'est plus un mystère. Devais-je m'attendre à ton parjure? Mais je t'en punirai, perfide, et le vent soufflera aussi pour moi. Peut-être, parmi tant de beautés trompeuses, en trouverai-je une qui sera flattée de se voir illustrer par mes chants, qui ne m'insultera pas chaque jour par ses cruautés, et qui t'enfoncera l'aiguillon alors tu regretteras, mais trop tard, un amour longtemps dédaigné.

Fuyons : c'est le moment, je suis dans le feu de la colère ; le dépit calmé, point de doute, l'amour reviendra. Les flots de l'Océan obéissent moins facilement à l'aquilon, les sombres nuages au vent capricieux du midi, qu'un amant en courroux ne change au moindre mot de sa maîtresse. Secouons un joug odieux, tandis qu'il en est temps : il m'en coûtera sans doute, mais pour une seule nuit ; les maux que l'amour cause deviennent légers, quand on résiste à la première atteinte.

Ah ! Cynthie, je t'en conjure au nom des douces lois de Junon, prends garde qu'une erreur ne te nuise à toi-même. Le taureau frappe son ennemi de ses cornes recourbées ; l'on voit quelquefois la brebis elle-même se révolter contre la main qui la blesse. Malgré ton parjure, je n'irai pas déchirer tes vêtements, briser tes portes avec colère, saisir, dans mon désespoir, les boucles de ta chevelure, et te meurtrir d'une main cruelle ; ces honteuses violences ne conviennent qu'à l'amant grossier, dont le lierre ne ceignit jamais la tête. Je me contenterai d'écrire ces mots, que ta vie entière n'effacera pas : «Cynthie fut belle, mais Cynthie fut volage» ; et crois-moi, malgré ton mépris pour les murmures de la renommée, c'est assez pour te faire pâlir.

ELEGIE VI
A CYNTHIE

Moins nombreux se pressaient dans sa maison les admirateurs de Laïs, qui vit à Corinthe la Grèce entière soupirer à sa porte ; moins grande était la foule des adorateurs de cette Thaïs, célébrée par Ménandre, et chez laquelle venait s'ébattre le peuple d'Erechthée, ou celle des amants qui enrichirent la fameuse Phryné dont les trésors auraient pu relever les ruines de Thèbes ; mais ce n'est point encore assez pour toi, Cynthie. Souvent tu te donnes de prétendus parents, qui viennent, sous ce titre, t'apporter leurs baisers ; et moi, le portrait d'un jeune homme, un nom, un enfant au berceau qui parle à peine, tout m'offense. Je m'offense des baisers trop nombreux que te donne ou ta mère ou ta soeur, de l'intimité de l'amie qui partage ta couche. Ah ! pardonne à des craintes dont je ne suis pas le maître. Infortuné ! je crois voir un homme près de toi jusque sous la tunique d'une femme.

Voilà, si l'on en croit la renommée, ce qui causa jadis tant de combats. Voilà la première étincelle de l'incendie qui réduisit Troie en cendres. Ce fut encore le même délire qui poussa les Centaures furieux à lancer leurs coupes à la tête de Pirithoüs. Mais pourquoi emprunter aux Grecs des exemples? L'auteur du mal, c'est toi, Romulus, toi à qui une louve fit sucer la férocité avec le lait. Tu appris aux tiens à ravir impunément les vierges sabines, et aujourd'hui, par ta faute, il n'est rien que l'amour ne se permette dans Rome. Ah ! mille fois honneur à l'épouse d'Admète, à la chaste compagne d'Ulysse, à la femme fidèle au seuil de son époux !

A quoi sert que les femmes aient élevé des autels à la Pudeur, si l'épouse peut rejeter à son gré toute contrainte? Il est bien coupable celui dont la main peignit la première des tableaux obscènes et déshonora par de honteuses images la chasteté de nos demeures ! Il corrompit l'innocence en flattant ses yeux, et ne voulut point la laisser étrangère à ses propres infamies. Ah ! malheur à celui dont l'art enfanta sur la terre ces querelles qui couvent silencieusement sous la joie ! Nos pères ne décoraient point leurs demeures de ces peintures licencieuses, et leurs lambris n'offraient point aux yeux l'image du vice. Pourquoi s'étonner maintenant si l'araignée voile de son réseau les autels de nos dieux, si l'herbe envahit à notre honte leurs temples abandonnés ?

Eh bien donc, Cynthie, quelle garde te donner ; quelle barrière infranchissable opposer à l'ennemi ? Une odieuse sentinelle ne peut rien pour la beauté qui n'en veut pas. La honte du vice, voilà l'unique sauvegarde de la vertu.

Mais non, jamais épouse, jamais maîtresse ne pourra me séparer de toi ; toujours tu seras pour moi une amante, une épouse.

ELEGIE VII
A CYNTHIE

Elle est donc abrogée, cette loi qui causa longtemps nos pleurs ! ta joie fut grande, sans doute, ô ma Cynthie ! Nous redoutions une séparation cruelle, comme si Jupiter lui-même pouvait désunir sans leur aveu deux coeurs qui se chérissent.

César est grand, oui, mais à la tête de ses armées, et toutes ses victoires ne peuvent rien sur l'amour. Pour moi, j'aimerais mieux périr du dernier supplice, que d'étouffer mes feux dans les embrassements d'une épouse. Quoi ! je passerais devant ta porte fermée à l'époux d'une autre, en reportant un oeil humide vers le seuil que je ne foulerai plus ! Et quelle nuit pour toi, ma Cynthie, quand tu entendrais la flûte célébrer mon hymen ! n'aimerais-tu pas mieux les sons lugubres de la trompette funéraire ?

Qu'ai-je besoin de donner des fils aux triomphes de la patrie ? Jamais on ne verra guerrier naître de mon sang. Mais si je devais suivre les armées sous les auspices de nia belle, le cheval de Castor n'irait plus vite pour moi. C'est à l'amour de Cynthie que mon nom doit sa gloire ; c'est par lui qu'il est connu jusqu'aux glaces du Borysthène ; seule, tu me plais ; que je possède seul ta tendresse, et cet amour mutuel sera pour moi plus que toute une postérité.

ELEGIE VIII
A SON AMI

On m'enlève une maîtresse que j'adore depuis longtemps, et cependant, ami, tu me défends les regrets et les larmes ! Prends garde ; les inimitiés que suscite l'amour sont les plus amères. Arrache-moi la vie, si tu le veux ; je te le pardonnerai plus volontiers.

Quoi ! je la verrais froidement dans les bras d'un autre ! Elle ne serait plus à moi, celle qui naguère s'appelait ma Cynthie ! Tout change, hélas ! l'amour peut donc changer. Etre tour à tour vainqueur et vaincu, telles sont ses vicissitudes. Eh bien, n'a-t-on pas vu souvent tomber d'illustres capitaines, de puissants monarques ?

Thèbes n'est plus, et l'on cherche les traces de la superbe Ilion !

Que de présents, que de vers n'ai-Je pas prodigués pour elle ! et pourtant, l'ingrate n'a jamais dit une seule fois «Je t'aime !» J'ai donc été bien aveugle d'endurer tant d'années et tes rigueurs et les dédains de tout ce qui t'approche ? T'ai-je semblé libre un seul instant? Ou ton orgueil ne se lassera-t-il pas d'insulter à ma faiblesse ?

Ainsi, Properce, tu mourras à la fleur de ton âge ? Eh bien ! meurs, et qu'elle se réjouisse de ton trépas ! qu'elle pour-suive tes mânes ! qu'elle s'acharne après ton ombre ! qu'elle insulte à ton bûcher, et foule aux pieds tes cendres ! Mais quoi ! Hémon, à Thèbes, n'est-il pas tombé sur les restes d'Antigone, la poitrine percée de sa propre épée ? n'a-t-il pas mêlé ses ossements à ceux de l'amante infortunée, sans laquelle il refusait de vivre au sein des palais et des grandeurs ? Non, tu ne m'échapperas pas ; il faut que tu meures avec moi ; le même fer doit épuiser ton sang et le mien. Si ta mort et la mienne doivent déshonorer un jour mon nom, eh bien, soit, pourvu que tu meures.

Achille, quand on lui eut enlevé sa Briséis, eut le courage de rester en repos dans sa tente. Il vit les Grecs fuir honteusement sur le rivage, leur camp s'enflammer au loin sous les feux d'Hector ; il vit Patrocle étendu sur la poussière, pâle, défiguré, les cheveux souillés d'un sang noir ; le regret d'avoir perdu sa belle captive lui fit tout endurer : telle est la rage de l'amant à qui l'on a ravi ce qu'il adore. Mais lorsqu'un repentir tardif la lui eut rendue, il fit traîner par les coursiers de l'Hémonie l'intrépide défenseur d'Ilion.

Pour moi, qui ne possède ni les armes ni le courage d'Achille, faut-il s'étonner que l'Amour triomphe aisément de mon âme ?

ELEGIE IX
A CYNTHIE

Ce qu'il est aujourd'hui, ce rival, je l'ai été naguère ; mais peut-être dans une heure sera-t-il éconduit à son tour, et un autre préféré. Pénélope, cette femme bien digne des hommages de tant d'amants, put vivre pure pendant vingt années ; elle put, par un noble artifice, éloigner un nouvel hymen, en détruisant la nuit le fruit des travaux du jour, et bien qu'elle n'eût pas l'espoir de revoir jamais Ulysse, elle vieillit à l'attendre. Briséis embrassa le corps inanimé d'Achille, frappa d'une main désespérée son sein d'albâtre ; captive, elle lava en pleurant sur les bords du Simoïs les blessures sanglantes de son maître, souilla de poussière ses beaux cheveux, et soutint dans ses faibles mains le corps du plus grand des héros, ses glorieux ossements. Pendant ce temps-là, Pélée et la divine Thétis étaient loin de leur fils, et Déidamie dans Scyros pleurait son veuvage. La Grèce s'honorait donc alors d'enfants dignes d'elle ; la pudeur régnait en souveraine, même au milieu des camps. Mais toi, parjure, tu n'as pu te passer d'amant une nuit, rester seule un jour ; ce n'est pas tout, vous avez longuement savouré le falerne au milieu des rires ; peut-être même, vos propos ne m'ont-ils pas épargné. Tu vas jusqu'à rechercher l'homme qui jadis t'abandonna : eh bien ! aime-le, jouis de ses caresses. Est-ce là ce que je devais attendre après tant de prières adressées aux dieux pour ta santé, quand ta tête s'inclinait déjà vers le Styx, et que tes amis en pleurs entouraient ton lit ; lequel alors était près de toi, perfide, de lui ou de moi ?

Que serait-ce, si j'étais retenu sous les armes chez l'Indien reculé, ou si mon navire était arrêté par le calme au milieu de l'Océan ? Mais il vous est facile d'arranger de trompeuses paroles ; c'est l'unique étude à laquelle les femmes se sont toujours adonnées. Les Syrtes changent de place selon le caprice des vents ; la feuille tremble au gré du Notus ; eh bien ! plus grande encore est la facilité d'une femme à oublier ses serments dans son courroux, que la cause en soit grave ou légère.

Puisqu'aujourd'hui tel est ton choix, Cynthie, je me retire. Mais vous, Amours, lancez sur moi, je vous en conjure, vos traits les plus acérés ; percez-moi à l'envi ; arrachez-moi des jours odieux ; ma mort sera pour vous le plus glorieux triomphe. J'en atteste les astres de la nuit, la fraîcheur du matin, et cette porte qui s'ouvrait furtivement à mes plaintes, il n'est rien sur la terre que j'aie chéri comme toi, et il en sera toujours de même, quoique tu te déclares mon ennemie. Jamais une maîtresse n'entrera dans ma couche ; j'y demeurerai seul, puisque tu refuses de la partager. Mais si j'ai passé quelques années dans la justice, que mon rival devienne de marbre au milieu de ses plus amoureux transports.

Engagés par l'ambition du trône dans une lutte barbare, les princes thébains tombèrent de la main l'un de l'autre, sous les yeux mêmes de leur mère. Que ne puis-je, moi, combattre en présence de Cynthie? Je ne reculerais point devant la mort, si tu devais, odieux rival, la recevoir de moi.

ELEGIE X
A AUGUSTE

Il est temps de faire retentir l'Hélicon de chants nouveaux, et de donner libre carrière au coursier de l'Hémonie. Je veux chanter les combats, et nos guerriers valeureux, et les camps des Romains, et la gloire du chef qui les commande. Si les forces me manquent, j'aurai du moins le mérite d'avoir osé ; dans les grandes entreprises, vouloir est déjà beaucoup. C'est à la jeunesse de chanter les amours ; à l'âge mûr, de dépeindre le tumulte des combats ! Ainsi je célébrerai nos victoires, après avoir célébré ma Cynthie. Je veux maintenant marcher d'un pas grave et le front sévère : la muse qui m'inspire m'enseigne d'autres accords. Elevons-nous, ma lyre, laissons là d'humbles chants ; et vous, filles de Mnémosyne, rappelez vos forces, le sujet réclame les efforts d'une voix puissante.

Déjà l'Euphrate refuse de protéger la cavalerie des Parthes, et se repent d'avoir arrêté Crassus. L'Inde elle-même présente la tête aux fers d'Auguste ; l'Arabie, libre jusqu'ici, tremble au bruit de son nom, dans ses lointaines retraites ; et s'il est au bout du monde quelque contrée que son éloignement dérobe à nos lois, que, conquise bientôt, elle sente la force de son bras. Oui, voilà les exploits que je veux désormais chanter ; la grandeur du héros fera celle du poète ; destins, réservez-moi ce beau jour.

Lorsque nous ne pouvons atteindre à la tête de la statue du dieu, nous déposons la couronne à ses pieds. De même aujourd'hui, que mon génie refuse de s'élever à des hymnes de gloire, je dépose sur un modeste autel un encens de vil prix. Mes vers ne connaissent point encore la source où puisait le poète d'Ascra ; l'Amour seul les a trempés dans les eaux du Permesse.

ELEGIE XI
A CYNTHIE

Que ton nom reste inconnu, ou que d'autres le chantent, qu'importe ? te louer, c'est confier la semence à une terre stérile. Crois-moi, au sombre jour du trépas, le même lit funèbre emportera Cynthie et tous les dons qu'elle reçut du ciel. Puis le voyageur passera dédaigneux devant tes restes ; il ne dira pas : «Cette cendre, c'était une belle et docte fille».

ELEGIE XII
SUR L'AMOUR

Quel que soit l'artiste qui représenta l'Amour sous les traits d'un enfant, comment ne pas admirer son ingénieux ouvrage ? Il a vu le premier que la raison ne dirige point la conduite des amants, et qu'à de futiles soins ils sacrifient les biens les plus solides. De même, quand il a donné à ce dieu volage avec le coeur d'un homme des ailes qu'agite le moindre vent, il a senti que nous étions le jouet d'une onde mobile, d'un souffle qui ne permet jamais à nos âmes de se fixer ; il fut encore bien inspiré de lui armer les mains de flèches perçantes, et de lui placer un carquois sur les épaules ; car l'Amour est un ennemi qui frappe avant qu'on ait pu le voir et se garantir de ses coups, dont chacun fait une plaie.

Ses flèches restent dans mon coeur, et avec elles son image enfantine ; mais sans doute, hélas ! le dieu a perdu ses ailes, puisqu'il refuse constamment de s'envoler loin de moi, qu'attaché à sa proie, il me fait une guerre sans fin. Est-ce donc un plaisir pour toi, cruel, d'habiter un corps exténué? Si tu as encore quelque pudeur, tourne tes flèches d'un autre côté. Il vaut mieux essayer tes poisons sur des victimes intactes : car ce n'est plus moi, c'est une ombre vaine que tu poursuis ; et si tu l'anéantis, qui célébrera ton empire ? Ma faible Muse fait ta gloire, en chantant la tête charmante de Cynthie, ses jolis doigts, ses yeux noirs, et ses pieds dont les mouvements sont pleins de mollesse.

ELEGIE XIII
A CYNTHIE

L'Amour a percé mon coeur de plus de flèches que Suse n'en mit jamais aux mains de ses guerriers. C'est lui qui m'a défendu de dédaigner une muse légère, et me fit habiter les bosquets d'Ascra. Loin de moi cependant de vouloir attirer sur mes pas les chênes de la Thrace, ou arracher aux vallées de l'Ismare les animaux féroces. Que mes vers fassent l'admiration de Cynthie, ma gloire effacera celle de Linus. Ce qui me plaît dans une femme, ce n'est pas seulement une beauté digne d'un noble sang, l'illustre naissance dont elle peut se vanter ; j'aimerais à lire mes vers sur le sein d'une docte fille, dont le goût sûr les approuvât. Si j'ai ce bonheur, fi des propos confus du vulgaire ! avec les suffrages de Cynthie, je n'aurais rien à craindre, et si elle prête une oreille favorable à mes voeux pour la paix, je braverai l'inimitié de Jupiter lui-même.

Aussi, quand la mort viendra fermer mes paupières, apprends, Cynthie, ce que j'attends de toi au jour de mes funérailles. Je ne veux pas qu'on voie promener à mon convoi une longue suite d'images ; que la trompette déplore mon trépas par de vains accords ; que l'on dresse pour mes restes un lit aux soutiens d'ivoire ; que mon corps soit appuyé sur des coussins recouverts d'or et de soie. Point de ces rangées de bassins où brûlent les essences ; je ne réclame que les simples obsèques du plébéien. Tout mon cortège, ce sera mes trois livres d'élégies, la plus riche offrande que je puisse faire à Proserpine. Et toi, Cynthie, tu me suivras le sein nu et ensanglanté ; tu ne te lasseras pas de répéter mon nom ; tu déposeras un dernier baiser sur mes lèvres glacées, quand on apportera la coupe d'onyx rem-plie des parfums de la Syrie. Puis, quand la flamme du bûcher aura fait de moi un peu de cendre, qu'une urne étroite reçoive mes mânes ; qu'un laurier placé sur ma modeste tombe couvre ma sépulture de son ombre, et qu'on grave ces mots sur la pierre :

Celui qui gît ici, triste poussière,
Fut autrefois l'esclave fidèle d'une seule beauté.

Ce simple souvenir suffira pour donner à mon tombeau non moins de célébrité qu'en eut jamais celui d'Achille, trempé de sang.

Et toi aussi, quand tu iras où le destin nous appelle tous, n'oublie pas de venir, mais dans tes vieux jours, me rejoindre sous ce monument ; jusque-là, garde-toi de mépriser ma cendre : la terre n'ignore rien de ce qui se passe.

Oh ! si l'une des trois soeurs eût pu me ravir le jour à mon berceau ! En effet, pourquoi garder une existence sujette à tant de vicissitudes ? Nestor compta trois générations avant de descendre dans la tombe. Si quelque soldat troyen eût abrégé cette longue vieillesse au pied des remparts d'Ilion, ce héros n'eût point assisté aux funérailles d'Antiloque, il ne se fût point écrié : «O mort, que tu es lente à venir !»

Toi cependant, Cynthie, tu pleureras quelquefois la perte de ton ami ; il est permis de toujours aimer l'homme qui n'est plus ; j'en appelle à la déesse qui vit son blanc Adonis frappé sur les monts d'Idalie par le sanglier qu'il poursuivait. Là, dit-on, belle Vénus, tantôt tu restais étendue sur le bord d'une eau limpide, tantôt tu errais les cheveux en désordre. Mais, Cynthie, tu appellerais en vain mon ombre muette ; que pourraient te dire mes faibles débris ?

ELEGIE XIV
IL A TRIOMPHE DE CYNTHIE

Non, Cynthie, ni Agamemnon, au sein de la victoire, quand le superbe empire de Priam s'écroulait devant lui ; ni Ulysse, après dix ans de courses errantes, quand il toucha les rivages de son Ithaque chérie ; ni Electre, lorsqu'elle revit son Oreste, dont elle avait cru arroser les ossements de ses larmes ; ni la fille de Minos, quand Thésée fut sorti sain et sauf du labyrinthe où l'avait guidé le fil dont elle avait armé ses mains, n'éprouvèrent de transports aussi vifs que le furent les miens la nuit dernière. Encore une semblable, et je deviens immortel !

Naguère encore je me présentais en suppliant, la tête penchée, et l'on m'estimait moins qu'un lac sans eau. Aujourd'hui elle ne cherche plus à m'opposer de fastueuses rigueurs ; elle ne peut plus rester insensible à mes larmes. Oh ! pourquoi ai-je connu si tard la route du bonheur ? Aujourd'hui c'est un remède tardif qu'on offre à ma cendre. Elle brillait pourtant devant mes pas cette route désirée ; mais j'étais aveugle comme tous ceux que domine un amour passionné. Voici le secret dont j'ai depuis éprouvé la vertu : amants, méprisez vos belles, et telle qui résiste aujourd'hui se rendra demain. J'entendais mes rivaux frapper à la porte de Cynthie et l'appeler leur reine, tandis que sa tête reposait languissamment auprès de la mienne. Quelle victoire ! Je la préfère aux lauriers cueillis chez les Parthes. Voilà mes trophées, mes rois captifs, mon char de triomphe ! O Vénus, je suspendrai de riches offrandes aux portes de ton temple et au-dessous je graverai ces vers à côté de mon nom :

Auprès d'elle, Vénus, grâce à tes soins propices,
De mes rivaux heureux vainqueur,
Toute une nuit j'ai goûté le bonheur :
Vénus, de mon triomphe accepte les prémices.

Ordonne maintenant, ma bien-aimée, et mon navire touchera le port, à l'abri du danger, ou fléchira sous le poids au milieu des écueils. Mais si quelque faute devait un jour causer ma disgrâce, qu'auparavant, Cynthie, je tombe sans vie devant ta porte !

ELEGIE XV
PROPERCE RACONTE SES PLAISIRS

O ravissement ! ô nuit fortunée ! ô lit heureux de mon propre bonheur ! que de mots échangés à la clarté de la lampe ; et, la lumière enlevée, quels ébats ! Tantôt elle luttait contre moi, le sein découvert ; tantôt à mon ardeur elle opposait sa tunique. Puis quand le sommeil eut triomphé de mes paupières, c'est elle qui me réveilla en les pressant de sa bouche : «Est-ce donc ainsi, me dit-elle, que tu dors nonchalamment ?» Comme nos bras s'entrelaçaient en mille noeuds divers ! comme mes baisers s'arrêtaient sur ses lèvres ! Mais hélas ! que l'obscurité corrompt les jeux de l'amour ! si tu l'ignores, les yeux sont nos guides dans nos transports. Pâris s'embrasa, dit-on, des feux les plus vifs, lorsqu'il vit Hélène sortir sans voile du lit de Ménélas, et Endymion charma par sa nudité même la soeur d'Apollon, qui vint reposer nue près d'un mortel. Si tu t'obstines à voiler tes attraits sur ta couche, je déchirerai ce lin odieux, et tu éprouveras mes fureurs ; et même si la colère m'emporte, tu montreras à ta mère les traces qu'elle laissera sur tes bras. Livre à nos jeux ces globes charmants qui se soutiennent d'eux-mêmes, et laisse une honte déplacée à celle qui fut déjà mère. Que nos yeux se rassasient d'amour, tandis que les destins le permettent. Une nuit éternelle approche ; un jour sans lendemain. Oh ! si tu voulais nous attacher l'un à l'autre par des liens que jamais le temps ne pût rompre ! prenons pour exemple ces tourterelles, couples heureux que la tendresse unit.

C'est se tromper que de chercher le terme d'un amour passionné ; l'amour, quand il est vrai, ne sait jamais finir. On verra la terre tromper le laboureur par ses productions capricieuses, le soleil conduire les noirs coursiers de la nuit, les fleuves rappeler leurs eaux vers leurs sources, et le poisson périr sur le sable des abîmes desséchés, avant que mes feux changent d'objet. Mort ou vivant, c'est à elle que j'appartiens pour toujours. Si elle m'accordait encore de semblables nuits, une année d'existence serait trop longue ; qu'elle me les prodigue, je deviens immortel dans ses bras ; oui, une seule nuit, du dernier des humains peut faire un dieu.

Si nous n'avions tous d'autre désir que de couler une pareille existence, que de vivre mollement étendus sous le poids du vin, on ne verrait plus ni le fer homicide, ni le navire de guerre ; les flots d'Actium ne rouleraient point les ossements de nos guerriers, et Rome tant de fois, et de tant de côtés assaillie par ses propres triomphes, ne serait pas lasse de porter, les cheveux épars, le deuil de ses enfants. Pour moi, la postérité m'accordera du moins une gloire, c'est que jamais nos festins n'ont offensé un dieu. Seulement, ô ma bien-aimée, n'abandonne pas les jouissances de la vie, quand tu peux les goûter. Tu donnerais tous tes baisers, que ce serait encore peu ; car, hélas ! semblables à la feuille qui tombe d'une couronne desséchée, et qui surnage au hasard sur nos coupes, peut-être verrons-nous, amants si présomptueux aujourd'hui, la carrière dès demain se fermer devant nous.

ELEGIE XVI
A CYNTHIE

Le voilà revenu des bords illyriens, ce préteur, riche proie pour Cynthie, cause de tourments pour moi. Ne pouvait-il donc perdre la vie sur les roches Cérauniennes ? Ah ! Neptune, que de riches offrandes j'eusse déposées à tes pieds ! Aujourd'hui, Cynthie, les convives se pressent à tes soupers, et je n'en suis pas ; ta porte, la nuit entière, reste ouverte pour tous, quand elle se ferme pour moi. Très bien ; si tu es sage, ne laisse point échapper la moisson que t'offre la fortune, et taille largement dans la toison du stupide ; puis, quand ses prodigalités l'auront appauvri, qu'il n'aura plus rien à donner, dis-lui de faire voile pour une autre Illyrie. Non, ce ne sont pas les faisceaux que recherche Cynthie, ni les vains honneurs qu'elle aime ; c'est la bourse des amants qu'elle pèse. Ah ! du moins, Vénus, compatis à mes douleurs, fais que cet odieux rival s'épuise par la continuité de ses grossiers plaisirs.

Ainsi, avec de l'or, le premier venu peut acheter l'amour ! Grands dieux ! par un indigne trafic, une beauté se perd. Chaque jour, on m'envoie demander des perles à l'Océan, on m'ordonne d'aller chercher à Tyr de précieux tissus. Ah ! plût aux dieux qu'il n'y eût pas dans Rome un seul riche, que le souverain lui-même habitât une chaumière ; les femmes ne vendraient point leurs faveurs, et la beauté vieillirait au sein des mêmes foyers.

Cependant je ne t'en veux, Cynthie, ni pour tes parjures, ni pour m'avoir éloigné de ta couche depuis sept nuits, tandis que tu enlaçais tes bras de neige autour d'un homme affreux ; mais je regrette que la beauté soit toujours suivie de l'inconstance. Un barbare fatigue de ses lascifs mouvements le lit où mes traces étaient empreintes ; le voilà tout à coup devenu l'heureux possesseur de mon empire. Vois cependant ce que dut Eriphyle à d'amers présents ; vois la flamme qui dévora l'infortunée Créuse.

N'est-il donc aucun affront qui puisse arrêter mes pleurs ? tes torts envers moi ne cesseront-ils pas de m'être sensibles? Que de jours se sont écoulés sans que j'aie trouvé de consolation ni au théâtre, ni au champ de Mars, ni dans le culte des Muses ! Quelle honte pour moi ! oui, quelle honte, si une passion funeste n'était sourde, comme on le dit, à tous les conseils. Vois ce guerrier dont les vaines fureurs couvraient naguère les mers d'Actium de soldats réprouvés par les dieux. Un amour infâme le fait abandonner sa flotte, et chercher un refuge aux extrémités du monde. Mais gloire à César ! gloire à sa vertu ! la main qui sut vaincre, sut déposer le glaive.

Ces robes splendides, ces brillantes émeraudes, ces topazes aux feux d'or, tous ces dons qu'il te prodigue, je voudrais les voir emportés par l'ouragan rapide, ou tomber en poussière, ou se changer en eau. Non, Jupiter ne rit pas toujours, le front tranquille, des parjures des amants ; il ne ferme pas toujours l'oreille aux prières de l'outragé. Entends-tu ces roulements qui parcourent l'espace? Vois-tu ces feux qui partent de la demeure éthérée ? Ce n'est point l'oeuvre des Pléiades, ni celle de l'orageux Orion. La foudre irritée ne tombe pas ainsi sans raison ; c'est Jupiter qui punit la beauté perfide : lui aussi fut trompé et versa des larmes. Prends donc garde, Cynthie, d'attacher tant de prix à la pourpre de Tyr, ou tremble, quand tu verras l'autan amonceler les nuages.

ELEGIE XVII
IL EST ECONDUIT

Promettre une nuit, manquer à ses promesses et se jouer ainsi d'un amant, oui, c'est tremper ses mains dans le sang. Voilà mon refrain éternel, quand je suis dédaigné, quand je me roule d'un bord de ma couche à l'autre, et que je passe loin de Cynthie des nuits amères. Qu'on soit touché du sort de Tantale, qui voit une eau trompeuse échapper, au milieu d'un fleuve, à ses lèvres desséchées, ou qu'on s'étonne, si l'on veut, des efforts de Sisyphe, qui roule péniblement le long de la montagne son énorme rocher : il n'est rien ici-bas de comparable au sort funeste d'un amant, rien qu'avec un peu de sagesse on doive redouter davantage. Naguère une admiration jalouse exaltait mon bonheur, et maintenant, sur dix, on m'accorde à peine un seul jour. Eh bien, cruelle, je n'ai plus qu'àme précipiter du haut d'un roc, ou qu'à saisir de ma main la coupe empoisonnée, puisque je n'ai plus d'autre liberté que celle de reposer sur un carrefour par une nuit glacée, ou de lancer quelques mots à travers les fentes d'une porte. Cependant loin de moi la pensée d'être infidèle à Cynthie ; elle gémira à son tour, quand elle connaîtra ma constance.

ELEGIE XVIII
A CYNTHIE
 

Des plaintes continuelles ont plus d'une fois enfanté la haine ; souvent, au contraire, le silence d'un amant désarme une belle. Quelque chose a-t-il blessé tes regards, excité ton dépit ; dis que tu n'as rien vu, rien senti.

Oui, peut-être, si l'âge avait blanchi mes cheveux, si les rides avaient sillonné mes joues flétries. Et encore, l'on ne vit pas l'Aurore, par mépris pour la vieillesse de Tithon, le délaisser sur sa couche dans le palais de l'Orient. Souvent à son retour elle le réchauffa dans ses bras avant de dételer ses coursiers, de prendre soin de les baigner. Lorsqu'il reposait sur son sein dans le voisinage de l'Indien, elle se plaignait du retour précipité du jour ; en montant dans son char, elle accusait les dieux d'injustice, et prêtait à regret son ministère au monde. La joie de voir le vieux Tithon vivant lui fit oublier la douleur que lui causait la perte de Memnon. Elle ne rougit donc pas, cette divine beauté, de reposer auprès d'un vieillard, de couvrir de baisers sa tête blanche. Moi, je suis jeune, et tu me hais, perfide ; tu oublies que les ans ne tarderont pas à courber tes membres. Mais loin de moi les soucis ; l'amour a souvent pour ses favoris de cruels retours.

A ton âge encore tu prends follement modèle sur le Breton qui se teint ; tu folâtres, la tête brillante d'un éclat étranger. Va, il n'y a de beau que ce qui vient de la nature. Les couleurs du Belge déshonorent une tête romaine. Malheur, mille fois malheur après la mort, à la beauté assez ridicule pour déguiser sa chevelure ! Avec moi, tu seras toujours belle ; oui, viens souvent près de moi, je ne trouverai jamais qu'il manque rien à ta beauté. Crois-tu, quand tu auras donné à tes cheveux une teinte azurée, que tes attraits y auront gagné beaucoup ? Tu n'as ni frère, ni fils ; à moi seul je serai pour toi l'un et l'autre. Aie pour unique souci l'honneur de ta couche ; ne songe point à trôner la tête ornée outre mesure. J'en croirai les récits de la renommée, ne te fie point à elle : les bruits qu'elle sème traversent les terres et les mers.

ELEGIE XIX
A CYNTHIE

Je te vois à regret quitter Rome ; cependant c'est une consolation pour ton amant de penser que, loin de lui, tu vas habiter des champs solitaires. Là, règne la chasteté ; point de jeune séducteur dont les flatteries arrachent une femme du sentier de l'honneur. Là, jamais tu ne verras les querelles s'engager sous tes fenêtres ; jamais les cris des soupirants ne rempliront ton sommeil d'amertume. Tu seras seule, Cynthie ; le seul spectacle offert à tes yeux ce sera les monts, les troupeaux, les domaines du pauvre laboureur. Là, point de théâtres pour te corrompre ; point de temples pour te fournir mainte occasion de faillir. Chaque jour, tu regarderas le taureau qui laboure ; le vigneron dont le fer intelligent dépouille la vigne d'un feuillage superflu. Là, grâce à toi, l'encens brûlera quelquefois dans l'humble chapelle délaissée ; le chevreau tombera devant l'autel rustique. Aussitôt, la jambe nue, tu imiteras les danses des bacchantes ; mais loin de toi les embûches de tout homme étranger !

Moi, je chasserai ; je me sens le désir de me vouer au culte de Diane, sans cesser d'invoquer Vénus. Je me mettrai à poursuivre les bêtes fauves ; je suspendrai à un pin les bois du cerf ; j'exciterai l'audace des chiens. Cependant je ne me hasarderai point à lancer le lion terrible, à aborder d'un pas rapide le sanglier rustique : ma témérité se bornera à attendre le lièvre timide, à percer un oiseau d'une flèche dans ces bois sacrés qui ombragent les belles eaux du Clitumne, où se plonge la blanche génisse. Et toi, mon âme, chaque fois que tu méditeras quelque infidélité, souviens-toi que je ne tarderai point à venir. En attendant, la solitude des forêts, le ruisseau qui erre à travers les mousses de la colline ne me feront pas négligerle soin, toutes les fois que je parlerai de toi, de dissimuler ton nom, de peur qu'on ne profite de mon absence pour me nuire.

ELEGIE XX
A CYNTHIE

Pourquoi pleurer ? Briséis séparée d'Achille, Andromaque captive ne versaient point de larmes plus amères. Malheureuse Cynthie ! pourquoi fatiguer les dieux, en m'accusant de parjure ? pourquoi te plaindre de mon inconstance ? Jamais, au sein des nuits, la triste Philomèle ne fit retentir d'aussi douloureux accents les feuillages de l'Attique ; jamais, auprès des tombeaux de ses douze enfants, la fière et malheureuse Niobé n'arrosa le Sipylus d'autant de larmes. Qu'on me serre les bras avec une chaîne d'airain, ou qu'on m'enferme dans la prison de Danaé ; pour voler vers toi, ô mon âme, je saurai briser l'airain le plus dur, franchir des portes de fer. Mon oreille est sourde à ce que l'on peut dire contre toi : ne doute pas, du moins, de ma constance. J'en jure par les ossements de mon père et de ma mère ; que leurs mânes me punissent si je ne dis vrai. Oui, Cynthie, je serai à toi jusqu'à mon heure dernière ; fidèles au même serment, le même jour nous emportera tous deux.

Si je pouvais oublier ton nom et ta beauté, comment oublier aussi les douceurs de ton esclavage? Sept fois déjà la lune a parcouru sa route, depuis que ton nom et le mien font l'objet des perpétuels entretiens de toute la ville. Que de fois, dans cet intervalle, ta porte s'est ouverte complaisamment pour moi ! Que de fois j'ai partagé ta couche ! et cependant mes présents ne m'ont point acheté une de ces nuits fortunées. Ton amour, oui, ton amour seul a fait tout mon mérite. Poursuivie par une foule d'adorateurs, seule tu m'as cherché. Puis-je oublier d'aussi douces faveurs? Ah ! plutôt, que les Euménides exercent sur moi leurs tragiques fureurs ; qu'Eaque me condamne à tous les tourments de l'enfer ; que, parmi les vautours qui déchirent les entrailles de Tityus, il y en ait un pour moi, ou que je partage avec Sisyphe la tâche laborieuse de porter une roche. Non, Cynthie, ne charge point tes lettres de suppliantes prières : ce que mon amour fut le premier jour, il le sera le dernier. C'est un éloge qui de tout temps m'appartient : seul, on ne me voit pas m'éprendre au hasard pour oublier subitement.

ELEGIE XXI
A CYNTHIE

Panthus, dans ses lettres, m'a calomnié près de toi ; puisse Vénus, en retour, refuser à Panthus ses faveurs !

Eh bien ! mes prédictions te paraissent-elles enfin plus vraies que celles de Dodone ? Ce favori charmant prend une femme. Il oublie tant de nuits délicieuses ! Quelle honte ! Vois, il chante, il est libre, et toi, trop crédule amante, te voilà délaissée. Tu es maintenant l'objet de leurs entretiens ; le fat prétend que tu le cherchais souvent malgré lui. Sois-en sûre, tous ces perfides adorateurs ne songent qu'à te faire servir à leurs triomphes, et c'est une gloire que possède aujourd'hui ce nouvel époux. Ainsi Jason, trompant Médée qui l'avait accueilli, la chassa pour introduire Créuse dans son palais ; ainsi Calypso fut jouée par Ulysse, et vit son amant, pour la fuir, déployer toutes ses voiles. Beautés dont l'oreille s'ouvre trop facilement aux propos des amants, ah ! que cet abandon vous apprenne à ne point accorder au hasard vos bontés. Déjà, Cynthie, tu cherches à Panthus un successeur fidèle. Trompée une première fois, pourquoi ne pas éviter une autre erreur? Pour moi, en tous lieux, en tout temps, je t'appartiens, que tu sois bien portante ou malade.

ELEGIE XXII
A DEMOPHOON

Hier, tu le sais, cher Démophoon, plusieurs belles me plurent à la fois ; tu le sais aussi, les belles sont pour moi une source de maux. Jamais je ne puis mettre impunément le pied sur une place publique ; les théâtres semblent faits pour ma perte. Qu'un acteur déploie les gracieux contours d'un bras d'albâtre, ou fasse entendre des chants harmonieux ; qu'une femme laisse entrevoir un sein de lis, ou qu'elle laisse errer sur un front pur des cheveux vagabonds qu'une perle de l'Inde retient au sommet de sa tête, mes yeux cherchent le coup qui doit les atteindre ; et si un regard sévère m'interdit l'espérance, je sens ruisseler sur mes tempes une sueur glacée.

Tu demandes, Démophoon, pourquoi je suis si faible auprès de toutes les femmes. Il n'est point de passion qui ait une réponse à la question que tu me fais. Pour-quoi cet autre se déchire-t-il les bras avec les couteaux sacrés ? pourquoi le voit-on se mutiler follement au son de la flûte phrygienne? La nature a donné un faible à chacun de nous : mon lot, à moi, c'est d'aimer toujours. Dussé-je éprouver le sort du chanteur Thamyras, non, jaloux ami, Je ne serai jamais aveugle pour la beauté.

Peut-être me trouves-tu les membres grêles et amoindris ; tu te trompes : jamais le culte de Vénus ne fut laborieux pour moi. Demande si ma maîtresse n'a pas eu souvent la preuve que mes services se soutiennent toute une nuit. Jupiter reposa deux nuits aux côtés d'Alcmène, et le ciel fut deux nuits sans monarque : son bras fut-il ensuite moins fort pour lancer la foudre ? Jamais l'amour ne détruit lui-même ses forces. Eh quoi ! Achille, en sortant des bras de Briséis, ne mettait-il pas en fuite les bataillons troyens ? Quand le farouche Hector quittait la couche d'Andromaque, les vaisseaux des Grecs en redoutaient-ils moins ses coups ! L'un et l'autre incendiaient les flottes ou renversaient les murailles : moi, je suis en amour un Achille, un Hector.

Vois comme le soleil et la lune prêtent tour à tour leur ministère au monde : c'est ainsi qu'une seule belle ne saurait non plus me suffire. Si l'une, parfois, me refuse une place auprès d'elle, qu'une autre mepresse, me réchauffe dans ses bras amoureux ; ou si elle a mal reçu mon esclave, qu'elle sache qu'une rivale est disposée à accueillir mes hommages. Deux ancres retiennent mieux le navire, et l'amour maternel se repose avec moins d'inquiétude sur deux fils.

Qu'une femme refuse, si mes voeux lui déplaisent, ou qu'elle vienne, si elle les agrée. A quoi servent des promesses sans réalité ? Oui, de tous les chagrins, le plus amer pour un amant, c'est de voir sa maîtresse, par un refus, tromper son attente. Alors que de soupirs il pousse sur sa couche solitaire, surtout lorsqu'il la croit dans les bras d'un nouveau rival ! Comme il fatigue son esclave de questions sur ce qu'il a entendu ! Le malheureux ! il craint de connaître, et cependant il multiplie les recherches.

ELEGIE XXIII
SUR LES FEMMES

Moi, qui aurais dû fuir la route battue par un grossier vulgaire, je trouve douce aujourd'hui l'eau fangeuse d'un marais ! Faut-il qu'un homme bien né comble de présents l'esclave d'autrui, pour qu'il lui apporte une réponse de sa maîtresse ? faut-il qu'il lui fasse mille questions sur le portique qui l'abrite à cette heure, sur le Champ où elle se promène ? Quand on a enduré tous ces travaux d'Hercule dont parle la Fable, elle écrit enfin ; mais quel avantage en retire-t-on ? De pouvoir contempler les traits d'un farouche gardien, d'être surpris et, souvent, réduit à chercher un refuge dans un immonde réduit ! Que c'est payer cher une nuit de bonheur dans une année entière ! Malheur à qui aime frapper à une porte fermée !

Combien je préfère cette femme qui s'avance libre, le voile en arrière et sans être entourée de gardiens qu'elle redoute ! Son pied foule souvent, il est vrai, les boues de la voie Sacrée : mais qui veut l'aborder ne trouve point d'obstacle ; elle ne promène pas un amant, elle ne demande pas ce qu'un père économe verra dissiper avec tant de regret. Jamais elle ne dira : «Que je suis inquiète ! pars, hâte-toi, je t'en conjure. Malheureuse ! mon mari revient aujourd'hui de la campagne».

Filles de l'Euphrate et de l'Oronte, je suis à vous désormais ; je ne veux pas des larcins d'une chaste couche, puisqu'il n'est point deliberté pour les amants. Vouloir aimer, c'est renoncer à être libre.

ELEGIE XXIV
A LUI-MEME

Quel langage pour un homme qu'a rendu fameux un livre déjà connu, où tout le Forum a lu que Cynthie était à lui ! A cette lecture, qui ne sentirait la sueur baigner son front? On doit parler de ses amours avec une honnête réserve, ou les garder pour soi.

Si Cynthie se montrait aussi facile pour moi, on ne m'accuserait pas de donner l'exemple du libertinage ; je ne me verrais point livré à l'infamie d'un bout de la ville à l'autre, et, brûlé des feux les plus vifs, je déguiserais du moins les noms. Mais qu'on ne s'étonne plus, si je cherche des beautés vulgaires : elles déshonorent moins ; cette raison n'a-t-elle pas son poids ? Cynthie me demandait ou l'éventail que forme la queue superbe du paon, ou ces globes de cristal qui entretiennent une douce fraîcheur dans la main, ou même, malgré mon courroux, des dés d'ivoire et tous ces riens qui brillent sur la voie Sacrée. Que je meure, si de pareilles dépenses me coûtent ; niais je finis par avoir honte de servir de jouet à une maîtresse perfide.

Voilà donc, Cynthie, les plaisirs que tu me promettais ! Tu ne rougis pas de déshonorer ta beauté par l'inconstance ? A peine as-tu accordé une nuit ou deux à mon amour, et déjà je suis un embarras pour ta couche. Naguère tu faisais mon éloge et tu lisais mes vers : faut-il que ton amour se soit envolé d'une aile si rapide !

Qu'il vienne donc ce rival, qu'il vienne me le disputer de talent et de génie ; qu'il vienne surtout apprendre la constance. A ton ordre, qu'il affronte l'hydre de Lerne ; qu'il t'apporte les pommes gardées par le dragon des Hespérides ; qu'il boive sans pâlir un noir poison, ou se rie du naufrage ; pour ton service, qu'il accepte toutes les misères. Ah ! ma Cynthie, si tu voulais me les faire subir à moi, ces épreuves ! Mais cet insolent rival, tu pourras bientôt le trouver timide, lui que sa vaine jactance aujourd'hui met si fort en honneur près de toi. Oui, encore un an, et vous aurez rompu sans retour. Et moi, rien ne pourrait changer mes sentiments, ni la longue existence de la Sibylle, ni les travaux d'Hercule, ni le noir trépas. C'est toi qui recueilleras mes cendres, et tu diras : «Voilà donc, Properce, ce qui nie reste de toi ! Ah ! tu me fus toujours dévoué, toi ; oui, toujours, et tu n'avais ni nobles aïeux, ni richesses».

Properce, il n'est rien qu'il ne soit prêt à endurer ; les injures jamais ne peuvent rien sur son coeur ; de la part de la beauté, tout lui semble léger. Belles, vos attraits, sans doute, ont fait de nombreuses victimes ; mais, sans doute aussi, ils ont peu trouvé d'adorateurs fidèles. Thésée et Démophoon n'aimèrent pas longtemps, le premier la fille de Minos, le second Phyllis, et tous deux payèrent mal une douce hospitalité. Tu connais Médée, qui à sa patrie préféra le vaisseau de Jason, et fut bientôt abandonnée par l'homme dont elle avait sauvé les jours. Mais, hélas ! Cynthie, il n'en est pas moins cruel de tromper plu-sieurs amants par de feintes ardeurs, et de se prêter tour à tour à leurs feux. Ne donne rien à la naissance, rien aux richesses : car est-il un seul de mes rivaux qui doive recueillir tes restes au jour suprême ? Je le ferai, moi, pour eux tous, ma Cynthie ; ou plutôt que ce soit toi, grands dieux ! qui viennes pleurer sur mes cendres, la poitrine nue et les cheveux épars !

ELEGIE XXV
A CYNTHIE, SUR SA PERFIDIE

Viens donc souvent, unique et charmant objet de mes soucis, puisque ma destinée m'exclut ainsi de ta demeure. Et vous, Catulle, et Calvus, souffrez que dans mes vers j'élève la beauté de Cynthie au-dessus de celle de toutes les femmes.

Le soldat chargé d'années quitte les armes et rentre dans ses foyers ; le taureau dans sa vieillesse refuse de conduire la charrue ; le vaisseau miné par les eaux se repose sur un rivage abandonné, et le bouclier usé par les combats demeure oisif aux lambris de nos temples. Mais quand je vivrais autant que Tithon ou Nestor, jamais la vieillesse ne pourrait t'arracher de mon coeur. Sans doute, hélas ! il eût mieux valu pour moi porter les fers du plus cruel tyran, gémir dans l'affreux taureau de Périllus, devenir, à l'aspect de Méduse, une roche insensible, ou me sentir les flancs déchirés par les vautours du Caucase. Cependant je tiendrai ; et si la rouille peut ronger l'acier, une goutte d'eau miner la pierre, les rigueurs d'une maîtresse qui me ferme sa porte, ni d'injustes menaces ne peuvent rien contre mon amour, qui sait résister à tout. On le dédaigne, il supplie ; on le blesse, il s'accuse et revient malgré lui.

Toi aussi, crédule amant, qui t'enivres d'orgueil au comble de tes voeux, prends garde : jamais une femme ne se pique de constance. Qui voit-on accomplir son voeu au milieu de la tempête ? Souvent le navire flotte brisé dans le port. Qui demande le prix de la course, avant que son char ait effleuré sept fois la borne ? En amour, on se laisse tromper par un souffle propice ; et la chute, pour être tardive, n'en est que plus terrible. Cependant, bien que ta belle t'accorde sa tendresse, renferme en silence ta joie au fond de ton coeur. Les propos avantageux d'un indiscret ont ordinairement pour son amour des suites amères. Puis, souviens-toi, quand elle t'appellerait sans cesse, de céder rarement à ses désirs : ce qui provoque l'envie est de courte durée.

Ah ! si la chasteté antique était du goût des beautés de nos jours, je serais heureux, comme toi ; mais je suis la victime des temps. Toutefois la corruption du siècle ne saurait changer mon âme : à chacun de connaître la voie qu'il doit suivre.

Et vous, qui portez successivement vos hommages à de nombreuses beautés, de quels traits vos yeux ne sont-ils pas déchirés sans cesse ! Vous voyez une fille délicate au teint de lis, vous voyez une brune, l'une et l'autre vous séduisent ; aujourd'hui c'est une Grecque qui s'offre à vos yeux, demain c'est une Romaine, et chacune vous captive ; l'une porte les vêtements de la plébéienne, l'autre la pourpre des nobles, et toutes deux vous percent également d'une cruelle blessure. Cependant une seule femme, hélas ! suffit pour chasser le sommeil de nos yeux ; une seule femme suffit pour nous accabler de maux.

ELEGIE XXVI
A CYNTHIE

Je t'ai vue en songe, ô ma vie, au milieu des débris d'un navire, lutter en vain d'un bras fatigué contre la mer Ionienne. Tu avouais alors hautement tes perfidies. Telle que la jeune Hellé, lorsque, portée mollement sur le dos du bélier à la toison d'or, elle fut battue des flots pourprés, tu ne pouvais plus élever au-dessus de l'eau ta chevelure appesantie. Combien j'ai craint que cette mer ne prît ton nom, et que le pilote ne la sillonnât en déplorant ton destin ! Que de voeux n'ai-je point adressés à Neptune, à Castor et à Pollux, à la divine Leucothoè ! Toi, cependant, tu avais peine à élever l'extrémité de tes mains à la surface de l'abîme, et tu répétais mon nom à l'approche du trépas. Oh ! si Glaucus eût vu par hasard tes beaux yeux ! tu serais maintenant une nymphe de la mer ; les Néréides, la blanche Nisée, la brillante Cymothoé te poursuivraient de leurs murmures jaloux. Mais tout à coup je vis s'élancer à ton secours un dauphin, le même sans doute qui porta jadis Amphion et sa lyre. Et moi aussi, je voulais nie précipiter du haut d'un rocher, lorsque la crainte vint dissiper enfin mon triste songe.

Qu'on admire maintenant qu'avec tant de beauté Cynthie obéisse à mes lois, et que dans Rome entière l'on vante ma puissance ! Oui, quand on lui offrirait les trésors de Cambyse ou de Crésus, jamais elle ne dirait à son poète : «Lève-toi, fuis loin de ma couche». Lorsqu'elle lit mes vers, elle déclare au riche une haine éternelle. Est-il, en effet, une seule femme qui rende à la poésie un culte plus pur ? La fidélité et la constance ne sont-elles pas tout en amour ? et l'homme qui peut donner beaucoup ne change-t-il pas souvent ?

Si ma Cynthie veut parcourir au loin les mers, je la suivrai : le même souffle emportera deux amants, le même rivage nous verra reposer l'un près de l'autre, le même arbre nous protégera de son ombre, et nous étancherons notre soif à une même source. Que je dorme à la proue du navire ou à la poupe, toujours une même planche réunira un couple fortuné. Alors je souffrirai tout sans murmure ; que l'Eurus en fureur batte mes voiles, s'il le veut, que le frais Autan les pousse d'un souffle incertain ; que je sois en butte aux vents qui tourmentèrent l'infortuné Ulysse, qui brisèrent contre les rivages de l'Eubée les mille vaisseaux des Grecs, ou qui ébranlèrent les deux rivages, quand les Argonautes virent une colombe guider leur navire inexpérimenté à travers des mers inconnues. Pourvu que Cynthie soit toujours présente à mes regards, présente Jupiter peut foudroyer mon navire : dénués de tout, nous serons jetés au moins sur la même plage ; ou, si les flots m'engloutissent, que la terre du moins te recouvre !

Mais Neptune ne saurait se montrer cruel pour tant d'amour ; Neptune n'est pas plus que Jupiter insensible aux charmes d'une belle, témoin la jeune Amymone ; pendant qu'elle portait de l'eau dans les champs d'Argos, le dieu lui ravit ses faveurs ; mais, pour en acquitter le prix, il fit, d'un coup de son trident, jaillir la source de Lerne, et de l'urne d'or elle vit s'épancher une eau divine. L'enlèvement d'Orithye prouve que Borée non plus n'est pas cruel, Borée, ce dieu qui dompte la terre et les mers profondes. Oui, tu peux m'en croire, Scylla s'adoucira pour nous ; nulle part nous ne trouverons de Charybde pour nous engloutir dans ses gouffres qui tour à tour absorbent les flots et les rejettent ; les astres ne seront pas obscurcis par les ténèbres ; Orion et le Bélier brilleront de leur plus pur éclat, et s'il me fallait exhaler sur ton corps mon dernier soupir, ce ne serait pas un trépas sans gloire.

ELEGIE XXVII
L'HEURE DE LA MORT EST INCERTAINE

Mortels, vous voulez connaître et l'heure toujours incertaine de la mort et la route par laquelle elle viendra ; aidés de la science des Phéniciens, vous cherchez dans un ciel serein l'étoile qui vous sera propice, et celle dont l'influence est funeste ; que vous suiviez le Parthe dans ses déserts ou le Breton dans son île, vous demandez aux astres les périls cachés qui vous menacent sur terre et sur mer ; vous pleurez encore en vous voyant exposés aux hasards de la guerre, parce qu'on ne peut prévoir l'issue des combats ; vous redoutez l'incendie oula chute de vos demeures, ou d'approcher de vos lèvres un breuvage empoisonné.

L'amant seul connaît l'instant où il doit périr, et de quelle mort. Lui seul ne redoute ni les fureurs de Borée, ni le cliquetis des armes. Mais quand même il serait assis sur les bords du Styx en attendant son tour, quand il verrait s'approcher les lugubres voiles de la barque infernale, s'il entendait seulement la voix de son amante qui le rappelle, l'inflexible loi du destin ne l'empêcherait point de revenir en arrière.

ELEGIE XXVIII
A JUPITER

0 Jupiter, prends enfin pitié des maux de Cynthie. Elle est si belle ! Sa mort serait pour toi un crime.

Voici l'époque où l'air est brûlé de feux dévorants, où la terre s'embrase aux ardeurs de la canicule. Mais n'accusons ni les chaleurs ni le ciel : trop souvent, Cynthie, tu n'as pas respecté les dieux. Voilà ce qui perd, ce qui a toujours perdu ce sexe infortuné : tous ses serments, les eaux et les vents les emportent au hasard.

Vénus serait-elle fâchée de la comparaison qu'on fait d'elle et de toi ? Cette déesse voit d'un oeil jaloux celles qui sont belles encore auprès d'elle. Ou bien aurais-tu méprisé les autels de la superbe Junon ? aurais-tu refusé aux beaux yeux de Pallas de justes éloges ? Fière de ses attraits, on ne sait pas ménager ses paroles. Voilà le prix de l'indiscrétion et de la beauté !

Mais ta vie fut assaillie par mille orages : peut-être ton dernier jour t'amènera-t-il une heure plus fortunée. On vit Io, à la fleur de ses ans, mugir sous une forme étrangère, et se désaltérer aux rives du Nil, qui l'adore aujourd'hui comme une déesse. Ino, dans ses premières années, promena sur la terre ses pas errants, et maintenant le matelot dans la détresse l'invoque sous le nom de Leucothoé.

Andromède, victime dévouée à la fureur des monstres, devint la noble épouse de Persée. Calisto, enfin, qui erra longtemps sous la figure d'une ourse dans les champs de l'Arcadie, protège aujourd'hui de ses feux la course nocturne des navires. De même, si le destin voulait hâter pour toil'instant du repos, ton trépas peut-être deviendrait un bienfait. Tu raconterais à Sémélé les dangers d'être belle, et elle en croirait ton récit ; j'en ai pour garant ses infortunes. Tu verrais ces beautés célèbres de l'Asie et de la Grèce ; et il n'en est aucune qui ne fût prête à te céder la place d'honneur. Maintenant obéis de ton mieux au destin qui te frappe. Les dieux ni les temps ne sont pas toujours contraires, et Junon elle-même, ô grand Jupiter, te pardonnerait de la sauver : car cette déesse fut toujours sensible au trépas d'une femme.

Mais les enchantements eux-mêmes n'ont plus de pouvoir. Le rouet magique s'arrête ; le laurier ne pétille plus dans le feu qui s'éteint ; la lune refuse aujourd'hui de descendre encore une fois du ciel, et le chant du noir corbeau est un funeste présage. Eh bien ! la même barque emportera deux amants et fera voile avec eux vers la rive infernale. O Jupiter, si tu n'as pas pitié d'elle seule, aie pitié, je t'en conjure, de ses jours et des miens ; car je ne puis vivre qu'avec elle, et je mourrai si elle meurt. Sois sensible à mes voeux, et je te promets un hymne sacré ; je répéterai sans cesse : «A Jupiter seul, au grand Jupiter je dois les jours de ma Cynthie». Cynthie elle-même, couverte d'un voile et assise à tes pieds, redira les longs dangers qu'elle a courus.

O Proserpine, tant de clémence convient à ton coeur ; et toi, Pluton, ne sois pas plus cruel que Proserpine. Vous possédez dans les enfers tant de beautés ! souffrez qu'il en reste une du moins sur la terre. On compte dans votre empire Iole et Europe, la naïve Tyro et la criminelle Pasiphaè. Ce que virent naître de plus parfait Ilion, la Grèce antique, les royaumes détruits de Phébus et de Priam, ce qui dans Rome a brillé de quelque éclat, tout a péri ! l'avide bûcher a tout dévoré. La beauté, comme la fortune, n'a rien de durable pour personne : plus tôt ou plus tard la mort attend chacun de nous. Mais puisque tu échappes à un si grand danger, ô toi, la lumière de ma vie, offre à Diane le sacrifice que tu lui dois. Accorde aussi une nuit de veille à la déesse qui fut génisse avant d'être immortelle, et à ton amant dix nuits de bonheur que tu lui as promises.

ELEGIE XXIX
A CYNTHIE

L'autre nuit, ô mon âme, au sortir d'une orgie, j'errais à l'aventure, sans être accompagné d'aucun esclave ; tout à coup je me trouve au milieu d'une troupe d'enfants dont je ne dirai pas le nombre, car la frayeur m'empêcha de les compter. Les uns portaient de petites torches, les autres tenaient des flèches ; quelques-uns paraissaient vouloir me charger de chaînes ; tous étaient nus. «Saisissez-le, s'écrie le plus espiègle de la bande. Le reconnaissez-vous ? C'est bien lui ; c'est celui que nous a recommandé cette femme en colère». Il dit, et le noeud fatal entoure déjà mon cou. Un autre m'ordonne d'avancer au milieu d'eux. «Qu'il périsse ! s'écrie un troisième, qu'il périsse, l'insolent qui refuse de rendre hommage à notre divinité ! Quoi ! ta belle te fait l'honneur peu mérité de t'attendre des heures entières, et tu vas sottement frapper à je ne sais quelle porte ! Ah ! quand tu la verras dénouer les rubans de pourpre qui la nuit ceignent sa tête, quand elle abaissera sur toi ses yeux appesantis tu seras enivré d'un parfum que ne donne pas l'Arabie, mais que l'Amour prépare lui-même de ses mains. Cependant, épargnons-le, mes frères ; il nous promet plus de constance, et nous voici à la demeure indiquée». En même temps il me jette mon manteau sur les épaules. «Va maintenant, me dirent-ils, et apprends à passer la nuit à la maison».

Le jour venait : je voulus voir si ma Cynthie reposait seule, et je la trouvai seule sur sa couche. Douce extase ! Jamais elle ne m'avait paru plus belle, même sous la tunique de pourpre ; comme au jour où elle allait raconter à la chaste Vesta le songe qu'elle avait eu et lui demander s'il n'annonçait aucun malheur pour elle ou pour moi. Oui, je la trouvai ravissante à son réveil ! Etonnant pouvoir de la simple beauté !

«Quoi ! dit-elle, de honteux soupçons t'amèneraient-ils si matin ? Crois-tu que ma conduite ressemble à la vôtre ? Va, je ne suis pas si facile. Un seul amant me suffit, toi ou s'il en est de plus fidèle. Vois si quelques vestiges trahiront mes plaisirs et la présence d'un autre dans la mêmecouche ; vois si dans mon maintien, dans mon air, dans mon souffle, quelque signe te dévoilera une infidélité».

Elle dit ; et, repoussant de sa main mes baisers, elle s'élance d'un pied sur sa chaussure légère. C'est ainsi que je me vis éconduit pour avoir soupçonné l'amour le plus pur, et depuis je n'ai pas eu une seule nuit de bonheur.

ELEGIE XXX
A CYNTHIE

Où fuis-tu, insensée ? La fuite est impossible. Quand tu irais jusqu'aux rives du Tanaïs, l'Amour suivrait partout tes pas. Tu serais portée à travers les airs sur le léger Pégase ; tu emprunterais les ailes de Persée, tu attacherais à tes pieds celles de Mercure, que les plus hautes régions ne pourraient te soustraire à ses poursuites. L'Amour est toujours là ; il plane sur nos têtes ; il presse celui qui aime, et fait sentir tout le poids de son joug à celui qui se flattait d'y avoir échappé. Gardien infatigable, nuit et jour il veille ; et jamais il ne permettra à l'infortuné qu'une fois il tient dans ses fers de relever son regard. Cependant, si on l'offense, il se laisse fléchir, pourvu que la prière suive de près la faute.

Laissons la vieillesse austère accuser nos festins, et nous, Cynthie, poursuivons notre route. Qu'on lui étourdisse les oreilles d'antiques maximes ; nous, faisons retentir nos demeures des accords de la flûte savante, que Pallas eut tort de jeter dans les eaux du Méandre, parce qu'elle altérait, en le gonflant, les grâces de son visage.

Eh bien, toujours inflexible, t'obstines-tu encore à vouloir sillonner les mers de la Phrygie, gagner les rivages trop connus de l'Hyrcanie, déserter nos pénates communs pour aller verser le sang de l'ennemi et le tien, et rapporter de sanglantes dépouilles aux foyers paternels ?

Moi, je rougirais de me contenter d'une maîtresse ! Si c'est un crime, l'Amour en est coupable. Qu'on ne s'en prenne point à moi. Cynthie, viens avec ton amant habiter, sur les monts, des antres frais et tapissés de mousse. Là, tu verras les neuf Soeurs, assises sur les roches, chanter lesdoux larcins de Jupiter, les feux dont l'embrasa Sémélé, son amour pour Io, enfin, sa descente sous la forme d'un aigle aux palais phrygiens. Si jamais personne n'a résisté aux attaques de l'Amour, pour-quoi m'accuser seul d'une faute commune ? Et toi, ne crains pas de faire rougir les chastes déesses ; le choeur des Muses lui-même connaît l'amour : si toutefois il est vrai que l'une d'elles ait été surprise au milieu des roches de la Thrace par le fleuve Oeagrus, qui la rendit mère. Toutes s'empresseront de te céder la première place dans leurs danses, que du milieu de la troupe Bacchus dirigera, son docte thyrse à la main. Alors, je permettrai que le lierre sacré tombe en festons le long de mes tempes ; mon génie ne peut rien sans toi.

ELEGIE XXXI
A CYNTHIE

Tu me demandes pourquoi je me suis fait attendre ? C'est que le divin Auguste vient d'ouvrir le magnifique portique d'Apollon. Cet édifice est soutenu de tous côtés par des colonnes de marbre d'une beauté admirable, entre lesquelles se voient les cinquante filles de l'antique Danaüs. Là, j'ai aperçu un dieu en marbre, plus beau qu'Apollon lui-même qui, sa lyre muette à la main, ouvre la bouche pour s'accompagner ; l'autel est entouré de quatre génisses, ouvrage merveilleux de Myron, que l'on croirait en vie. Au milieu du portique s'élève, en marbre, le temple, qu'Apollon préfère à Délos, où il reçut le jour. On admirait sur le faîte un char du Soleil en or ; la double porte, chef-d'oeuvre d'ivoire, représentait d'un côté les Gaulois précipités des sommets du Parnasse, de l'autre la mort cruelle de l'infortunée Niobé. Enfin Apollon, revêtu d'une robe traînante, fait retentir ses chants entre sa soeur et sa mère.

ELEGIE XXXII
A CYNTHIE

Te voir, c'est faillir ; ne point te voir, c'est donc échapper aux désirs : tes yeux sont les seuls coupables.

Pourquoi donc, Cynthie, aller consulter à Préneste des sorts incertains ? que vas-tu chercher dans les murs que bâtit Télégon, fils de Circé ? quel motif attire ton char à Tibur, ou te conduit sur l'antique voie d'Appius ? C'est ici que toutes tes promenades, tous tes loisirs devraient se renfermer. La foule me défend la confiance en toi, quand elle te voit au milieu des torches allumées courir dévotement au bois d'Aricie, et porter les flambeaux de Trivia. Sans doute tu dédaignes le portique de Pompée, ses colonnes magnifiques, et les précieux tapis qui l'ombragent ; ces rangées de platanes d'une égale hauteur, cette source qui murmure au pied de la statue de Maron endormi, ces eaux qu'un Triton épanche tout à coup de sa bouche, quand elles ont traversé toute la ville avec un léger bruit. Je ne suis point ta dupe : ces courses continuelles trahissent de furtives amours. Ce n'est pas la ville que tu fuis, insensée : tu veux échapper à mes regards. Vains efforts ! tu dresses contre moi un piége inutile ; tu tends un impuissant filet dont je connais les trames.

Qu'importe toutefois ce qui me touche ? c'est ton propre honneur qui souffre ; il recevra des atteintes aussi graves que méritées. Naguère déjà de fâcheux récits sont venus jusqu'à mes oreilles, et t'ont compromise dans toute la ville.

Mais non ; Properce ne croit pas des discours inspirés par la haine. La calomnie n'est-elle pas le privilége de la beauté ? La renommée ne dit pas qu'on t'ait sur-prise à préparer un breuvage mortel ; oui, tes mains sont pures, le soleil en rendrait témoignage. D'ailleurs, quand de longs jeux auraient pris une ou deux de tes nuits,je ne m'émeus point de si légers griefs. La fille de Tyndare abandonna jadis sa patrie pour suivre un étranger, et son époux la ramena dans son palais sans songer à la punir. Vénus elle-même céda aux désirs de Mars, et n'en fut pas moins honorée dans l'Olympe. Si l'on en croit l'Ida, elle s'éprit encore du berger Pâris, et au milieu des troupeaux vint partager la couche du fortuné mortel ; cependant la troupe des Hamadryades, les vieux Silènes et Bacchus lui-même assistèrent au spectacle de leurs plaisirs ; la déesse cueillit des fruits avec eux, et du fond de l'antre elle recevait en étendant les mains ceux que les nymphes lui jetaient.

Au milieu d'un tel essaim de vices, va-t-on demander pourquoi, comment et par qui une femme est devenue riche ? Oh ! que Rome serait heureuse de nos jours, si l'on n'y trouvait qu'une coupable ! Lesbie avant elle a impunément tenu la même conduite, et sans doute il y a moins de crime à suivre un premier exemple. Pour chercher ici nos vieux Tatius et nos sévères Sabines, il faut être arrivé d'hier dans cette ville corrompue. Oui, l'homme dessécherait les flots de la mer, ou détacherait les astres de la voûte céleste, avant de parvenir à détourner nos beautés du vice. La chasteté, on l'a vue fleurir sous l'empire de Saturne, et lorsque au temps de Deucalion les eaux couvrirent l'univers, et après l'antique déluge. Mais citez-moi une couche qui soit restée pure, une déesse qui se soit contentée de l'amour d'un dieu. Ne dit-on pas qu'autrefois l'épouse du puissant Minos se laissa séduire par la blancheur d'un farouche taureau ? Malgré le mur d'airain qui l'enfermait, la chaste Danaé put-elle refuser quelque chose au grand Jupiter ? Imite donc, si tu veux, Cynthie, les beautés de la Grèce et de Rome, je te laisserai toujours vivre à ton gré.

ELEGIE XXXIII
SUR LES FETES D'ISIS

Voici encore les tristes solennités d'Isis, et déjà Cynthie leur a consacré dix nuits. Ah ! périsse la fille d'Inachus qui a, des tièdes rivages du Nil, envoyé ses sacrifices aux femmes de l'Ausonie, pour séparer tant de fois des amants brûlés de désirs ! Oui, quels que soient d'ailleurs ses bienfaits, j'en repousse l'amertume. Au temps de tes secrètes amours avec Jupiter, ô déesse, tu sentis les misères des fréquentes absences, quand Junon eut chargé de cornes ton front virginal, et changé ta douce voix en de rudes mugissements. Ah ! que de fois le feuillage du chêne déchira ta bouche, lorsque tu restais enfermée au fond de ton étable ! Jupiter t'a dépouillée de cette forme sauvage ; fallait-il pour cela devenir une divinité orgueilleuse ? Ne te suffit-il point de l'Egypte et de ses habitants basanés ? Que viens-tu de si loin chercher à Rome ? à quoi te sert que nos femmes passent leurs nuits dans le veuvage ? Ah ! crois-moi, tu reprendras tes cornes, ou bien, déesse cruelle, nous te bannirons de notre ville. Est-il, après tout, quelque amitié entre le Tibre et le Nil ?

Puisque trop longtemps, Cynthie, mes douleurs ne t'ont point trouvée sensible, maintenant affranchis de ces tristes nuits, faisons trois fois l'amoureux voyage. Mais tu ne m'entends pas, tu laisses mes paroles se jouer dans les airs ; et cependant le tardif attelage d'Icare emmène les astres avec lui. Tu bois tranquillement sans que la nuit sur son déclin puisse t'abattre sans que ta main se fatigue de lancer les dés. Périsse à jamais celui-ci qui le premier tira du raisin une liqueur enivrante, et corrompit avec le vin une eau salutaire ! Quand tu tombas sous les coups mérités des laboureurs de l'Attique, tu reconnus, malheureux Icare, combien sont amers les sucs de la vigne. C'est le vin qui fit ta perte, infortuné Eurytion ; c'est celui de l'Ismare qui prépara la tienne, ô Polyphème ; ce funeste breuvage enfin flétrit la beauté, ôte ses attraits à la jeunesse, et empêche souvent l'amante de reconnaître son amant.

Mais que dis-je, Cynthie, tes nombreuses libations à Bacchus ne t'ont rien fait perdre. Bois donc, puisque tu es toujours belle, et que le vin ne te nuit pas. Que j'aime à voir les fleurs de ton front pendre en guirlande sur ta coupe, à t'entendre d'une voix accentuée lire mes vers ! Esclaves, que des flots de falerne baignent la table ; que la coupe d'or se couronne d'une riante écume. Toutefois il n'est pas de femme qui regagne avec plaisir sa couche solitaire ; il est quelque chose que l'amour lui fait chercher. L'absence d'un amant est toujours pour les désirs un heureux aiguillon ; une longue jouissance ôte du prix à de continuelles caresses.

ELEGIE XXXIV
AU POETE LYNCEE

Qui voudrait désormais confier à l'amitié la beauté d'une maîtresse, quand ma simplicité a failli m'enlever Cynthie ? Non, l'expérience me l'a appris, en amour point d'ami fidèle : il est rare que chacun de son côté ne veuille une beauté pour lui. L'amour souille les liens du sang, détruit ceux de l'amitié, chasse la concorde et provoque les plus funestes luttes. Un hôte adultère n'avait-il pas reçu de Ménélas un généreux accueil, et Médée ne suivit-elle pas un héros étranger ?

Mais toi, perfide Lyncée, as-tu bien osé toucher à l'objet de mes soins ? Les mains ne te sont-elles pas tombées ? Ainsi, sans sa constance et son dévouement, tu aurais pu te souiller d'une telle infamie ! Tranche mes jours par le fer ou par le poison ; mais éloigne-toi de ma maîtresse. Je veux bien partager avec toi mon existence et ma personne ; dispose en maître de ma fortune ; mais je te demande grâce pour sa couche, pour sa couche uniquement : Je ne pourrais souffrir pour rival Jupiter même. Quand je suis seul, je suis jaloux de mon ombre qui n'est rien ; souvent je me prends à trembler dans mes craintes ridicules.

Il est cependant une raison qui me rend indulgent pour cet odieux forfait. L'ivresse avait égaré tes paroles ; mais désormais je ne me laisserai plus tromper par un front ridé et sévère ; tout le monde enfin sait combien il est doux d'aimer. Mon cher Lyncée lui-même est pris, mais un peu tard, de ce délire ; je me plais à le voir, après un long isolement, rendre hommage aux dieux que j'adore. Que te servira maintenant d'avoir étudié la sagesse dans les livres de Socrate, et de pouvoir expliquer les mystères du monde ? que te servira la lecture des vers de Lucrèce ? Ton vieil Epicure ne peut rien contre un violent amour. Prends plutôt pour modèle Philétas, ce favori des Muses, et Callimaque avec ses modestes rêveries. Quand tu raconterais comment l'Achéloüs promena par l'Etolie ses eaux attristées après le coup terrible que lui valut un amour trop violent ; comment le trompeur Méandre s'égare dans les champs de la Phrygie, et ne se reconnaît plus lui-même au milieu de ses détours ; ou comment, enfin, Arion, ce coursier d'Adraste, vainqueur aux tristes funérailles d'Archémore, fut doué de la parole, tu n'y gagnerais rien, non plus qu'à retracer le funeste sort d'Amphiaraus, englouti avec son char, ou la chute de Capanée, vue d'un oeil satisfait par Jupiter. Renonce aussi à chausser le cothurne d'Eschyle, et assouplis tes membres à de molles cadences. Renferme enfin ta muse dans un cercle étroit ; contente-toi, poète sévère, d'exhaler tes feux. Tu ne trouverais pas un succès plus assuré sur les traces d'Antimaque ou d'Homère ; la beauté orgueilleuse méprise tout, jusqu'aux dieux les plus grands. Le taureau ne se soumet au joug pesant de la charrue qu'autant que des liens solides ont enchaîné ses cornes. Toi non plus, Lyncée, tu ne subirais pas volontiers le dur esclavage de l'amour ; il faut qu'auparavant je fléchisse ton humeur sauvage. Jamais belle n'a étudié le système du monde, cherché pourquoi la lune s'efface devant les coursiers de son frère, s'il est quelque chose au delà de la tombe, ou s'il faut attribuer au hasard les éclats de la foudre. Eh bien, moi, à qui la Fortune a peu laissé, dont les aïeux n'ont point, dans nos antiques guerres, remporté de triomphes, je règne, heureux convive, au milieu d'un cercle de femmes, et je le dois au génie léger que tu méprises.

J'aimerais à reposer languissamment, la tête couronnée des fleurs de la veille, moi que l'Amour a frappé au coeur d'un trait assuré. Que Virgile célèbre les rivages d'Actium protégés par Apollon et les flottes invincibles d'Auguste, Virile qui réveille les combats du Troyen Enée, et relève les murs fondés par ses mains sur les côtes de Lavinium. Silence, Romains, et vous, Grecs, silence : il naît je ne sais quelle oeuvre au-dessus de l'Iliade.

Mais, grand poète, tu célèbres aussi, à l'ombre des pins qui bordent le Galèse, Thyrsis et Daphnis à la flûte savante, et la jeune fille qui se laissa séduire par l'offrande de dix pommes et d'un chevreau arraché à la mamelle de mère. Heureux Thyrsis, prix de quelques fruits, l'amour de sa belle 1 Mais, fût-elle ingrate, il devrait encore chanter ses attraits. Heureux Corydon ! qui cherche à surprendre l'innocence d'Alexis, ce berger qui faisait les délices de son maître ! Si ses pipeaux fatigués se reposent, la troupe facile des Hamadryades applaudit encore. Mais ce n'est pas tout : tu répètes les antiques leçons du poète d'Ascra ; tu dis la plaine où verdit la moisson, le coteau où verdit le pampre, et l'on croirait entendre Apollon faisant parler sous ses doigts sa lyre savante. Cependant on ne lira jamais sans plaisir les jeux de tes bergers, que l'on connaisse ou non les charmes de l'amour. Le génie qui les inspira est le même, ou si le ton en est moins élevé, ce sont toujours les chants du cygne, qui imposent silence à ses obscurs rivaux.

Tels furent aussi, quand il eut chanté les Argonautes, les amusements de Varron, brûlé des feux les plus vifs pour sa Leucadie. Le voluptueux Catulle donna pareillement à Lesbie un nom plus fameux que celui d'Hélène. On vit à son tour le docte Calvus avouer ses transports dans les pages où il pleure la perte de l'infortunée Quintilie. Gallus enfin, mort pour Lycoris, lave encore dans les eaux du Styx ses nombreuses blessures. De même, Cynthie devra l'immortalité à mes vers, si la renommée daigne placer mon nom parmi ces noms glorieux.


Traduction de J. Genouille (1862)
Illustrations de Geneviève Rostan (1932)