ELEGIE I
LOUANGES DU GENIE

Mânes de Callimaque, ombre sacrée de Philétas, souffrez que je pénètre dans les bosquets que vous avez fréquentés. Je puise à une source pure, et j'entreprends, pontife nouveau, d'apporter à l'Italie les choeurs riants de la Grèce. Dites-moi dans quel antre, vous aussi, vous essayiez vos légères chansons, quel Dieu vous conduisit, quelle source étancha votre soif.

Retienne qui voudra Phébus au milieu des combats : que mon vers, à moi, coule élégant et badin. C'est par là que mon nom vole de la terre aux cieux, que la muse dont je suis le père triomphe sur des coursiers couronnés de roses, et que la troupe folâtre des Amours monte avec moi sur un même char, que suit la foule de mes rivaux. Mais en vain essayent-ils à l'envi de m'atteindre dans leur course précipitée : il est peu large le sentier qui conduit jusqu'aux Muses.

Que de poètes, ô ma patrie, consacreront ta gloire dans leurs vers, et assigneront pour limite à ton empire les contrées les plus lointaines de l'Orient ! Mais seul jusqu'à présent j'ai su amener des sommets de l'Hélicon, par une route inconnue, la Muse qui doit charmer les loisirs de la paix. Filles d'Apollon, donnez à votre poète une couronne de fleurs au lieu du laurier qui blesserait sa tête ; et le tribut d'honneurs qu'une foule envieuse me refuse pendant la vie, la postérité, après ma mort, me le rendra avec usure.

Après la mort, tout grandit avec le temps, et du fond de la tombe un nom passe plus glorieux de bouche en bouche. Autrement, qui connaîtrait les remparts renversés par le cheval de bois, les fleuves qui luttèrent contre Achille ? Qui connaîtrait le Simoïs, l'Ida, berceau de Jupiter ? Qui saurait que le sang d'Hector souilla trois fois les plaines, trois fois le char de son vainqueur ? Déiphobe, Hélénus, Polydamas, et Pâris, ce guerrier tel quel, seraient à peine connus de leur terre natale. On ne parlerait guère aujourd'hui d'Ilion, ni de Troie deux fois prise par le dieu puissant de l'Oeta. Homère lui-même, qui raconta sa chute, n'a-t-il pas vu son oeuvre grandir dans le jugement de la postérité ? Rome un jour me louera de même chez ses derniers neveux ; c'est la gloire que je prédis à ma cendre. Puisque Apollon favorise mes voeux, je n'aurai pas besoin qu'une pierre indique à l'ceil ma tombe oubliée.

Rentrons toutefois dans le cercle ordinaire de mes chants, et qu'ils charment encore une fois l'oreille de Cynthie.

ELEGIE II
A CYNTHIE

Orphée, par ses accords, charmait, dit-on, les animaux féroces et suspendait le cours précipité des fleuves de la Thrace ; Amphion, à l'aide de son art, détachait les rochers du Cithéron, et les pierres, en se rapprochant d'elles-mêmes, venaient former les murs de Thèbes ; et toi, Polyphème, tu vis aussi, au pied de l'Etna, la cruelle Galatée arrêter ses coursiers humides pour écouter tes chants : puis-je donc m'étonner encore, lorsque Bacchus et Apollon m'inspirent, que la foule des jeunes Romaines m'accueille avec faveur ?

Je ne possède, il est vrai, ni des palais soutenus par des colonnes en marbre du Ténare, ni des lambris dorés que relève l'ivoire, ni des vergers qui le disputent aux jardins d'Alcinoüs, ni des grottes qu'arrose à grands frais une eau limpide ; mais j'ai pour compagnes les Muses ; mais on aime à lire mes vers, et Calliope se fatigue à me suivre dans mes jeux.

Heureuse la beauté qui fut célébrée dans mes ouvrages ! ils seront les monuments éternels de ses attraits. Ces pyramides, élevées avec tant de peine jusqu'aux nues ; ce temple d'Olympie qui représente le ciel ; ce tombeau fastueux où repose Mausole, rien enfin n'échappera à la loi du trépas. Oui, tout ce qu'il y a de grand périra par la flamme ou les orages, ou s'écroulera vaincu sous les coups du temps ; mais le nom acquis par le génie vivra toujours, car la gloire et l'immortalité sont le double apanage du génie.

ELEGIE III
SONGE DE PROPERCE

Il me semblait que, mollement couché sous les ombrages de l'Hélicon, près des eaux que Pégase fit jaillir de son pied, je me croyais assez d'haleine pour chanter les rois d'Albe et leurs exploits. J'approchais mes lèvres des sources trop larges pour elles où s'abreuva jadis Ennius, le père de la poésie latine, lorsqu'il chanta les trois Curius et le triomphe d'Horace, les vaisseaux de Paul-Emile chargés de royales dépouilles, la victorieuse lenteur de Fabius et les désastres de Cannes, puis les divinités touchées de nos prières, et les dieux Lares chassant Annibal de nos foyers et de l'Italie, ou le Capitole et Jupiter sauvés par les clameurs vigilantes des oies sacrées. Tout à coup Phébus m'aperçoit d'un laurier qui voilait l'antre des Muses. «Insensé, me dit-il en s'appuyant sur sa lyre d'or, que veux-tu près de ce fleuve ? qui t'a permis d'atteindre à la hauteur du poème héroïque ? Tu aurais tort, Properce, d'y espérer quelque renom ; effleure d'une roue légère nos molles prairies, si tu veux que ton livre, quitté et repris souvent par la beauté, charme la solitude de celle qui attend son amant. Pourquoi franchir le cercle marqué à ton génie ? Prends garde à surcharger ta nacelle, et si tu veux n'avoir rien à craindre, que l'une de tes rames sillonne l'eau, tandis que l'autre rasera le rivage : car ce n'est qu'en pleine mer qu'on trouve les tempêtes».

Il dit, et m'indique de son archet d'ivoire une place ou conduisait un sentier récemment tracé sur la mousse. Là était une grotte verdoyante, tapissée de mille cailloux. Le tambourin pendait à la voûte polie ; l'image en argile des Muses et du vieux Silène, et le chalumeau du dieu Pan décoraient l'intérieur, et les oiseaux consacrés à Vénus, ces tendres colombes que je chéris, baignaient dans les eaux d'Hippocrène leurs becs de pourpre. Les neuf Soeurs s'étaient partagé les alentours, et de leurs mains délicates préparaient leurs dons pour leurs favoris. L'une cueillait le lierre pour en former des thyrses, l'autre montait sa lyre, celle-là tressait des deux mains une couronne de roses.

L'une d'elles, c'était Calliope, si j'en juge par ses traits, se détache des autres et s'approche : «Contente-toi, me dit-elle, de te laisser porter par les cygnes au blanc plumage, et garde-toi de monter un valeureux coursier pour te lancer dans le tumulte des combats. Ce n'est point à toi d'emboucher la trompette au son rauque, et de chanter les victoires des flottes romaines ; de transporter Mars dans les bosquets d'Aonie ; de dire les plaines où derrière les enseignes de Marius Rome brisa la fierté des Teutons ; de montrer le Rhin couvert du sang des barbares enfants de la Germanie, et roulant leurs cadavres dans ses eaux attristées. Tu chanteras les amants couronnés de fleurs, leurs instances devant une porte étrangère, leur ivresse bruyante, et leur fuite nocturne, s'ils sont surpris. Que l'amant apprenne dans tes vers à attirer par ses enchantements la jeune épouse du fond de sa demeure, et à tromper adroitement la vigilance d'un mari jaloux».

A ces mots, Calliope puise à la source sacrée, et répand sur ma tête les flots où Philétas s'était désaltéré.

ELEGIE IV
SUR LA GUERRE DES PARTHES

Le divin César a formé le projet d'attaquer l'Inde opulente, et de sillonner de ses vaisseaux la mer qui produit les perles. Le prix de l'entreprise est beau. Quels triomphes, ô grand prince, te réservent ces extrémités du monde ? Le Tigre et l'Euphrate couleront sous tes lois ; l'Inde pliera, quoique un peu tard, sous la verge romaine, et les trophées du Parthe orneront à leur tour le Capitole.

Partez, jeunes Romains ; donnez la voile à vos flottes guerrières, et volez sur vos coursiers fougueux à de nouvelles conquêtes. Je vous promets le succès : vengez Crassus et nos défaites ; allez, et travaillez pour la gloire de Rome.

Mars, père de la patrie, et toi, Vesta, dont le feu sacré est l'emblème de nos destins, accordez-moi, je vous en supplie, de voir avant mon trépas le char triomphal d'Auguste s'avancer chargé de dépouilles, et s'arrêter souvent pour recueillir les applaudissements du peuple. Appuyé sur le sein de la beauté que j'aime, je contemplerai ce spectacle ; je lirai sur les trophées les noms des villes conquises ; j'attacherai mon regard sur ces coursiers, ces arcs, ces traits rapides qui jusque dans la fuite sèment le trépas, sur les chefs enchaînés auprès de leurs armes captives. Et toi, Vénus, veille toi-même sur ta postérité, sur ce dernier rejeton de l'antique Enée, et garde-nous longtemps cette tête chérie. Je laisse la récompense à ceux qui la méritent par leurs travaux guerriers : il me suffira, à moi, d'applaudir sur la voie Sacrée.

ELEGIE V
ELOGE DE LA PAIX

L'Amour est le dieu de la paix ; la paix est révérée de tous les amants, et si j'ai de rudes combats à soutenir, c'est contre ma maîtresse. Mon coeur n'est point dévoré par la passion de l'or, que je hais ; je n'étanche pas ma soif dans les pierres les plus riches ; mille couples de boeufs ne sillonnent point à mon profit les fertiles plaines de la Campanie ; et je ne demande point à tes désastres, infortunée Corinthe, des bronzes précieux.

Quand Prométhée pétrit le limon dont nous sommes formés, il ne fut point heureux dans son oeuvre, et fit preuve de peu de prévoyance. En disposant le corps, il oublia l'âme, qui devait être le premier objet de ses soins. Aussi, nous nous lançons à la merci des vents sur des mers immenses, nous cherchons un ennemi, et nous courons sans cesse de guerre en guerre. Et cependant emporteras-tu tes trésors avec toi sur les rives de l'Achéron ? Insensé, tu descendras nu vers la barque infernale. Là, tout sera confondu, 1'ombre du vainqueur et celle du vaincu. Marius consul est assis près de Jugurtha captif : nulle distance ne sépare l'opulent monarque de la Lydie, de l'indigent Irus. La mort la plus heureuse est celle qui vient au jour que le destin a marqué.

Moi je voudrais passer ma jeunesse sur l'Hélicon, et m'associer aux danses des Muses ; je voudrais enchaîner mon âme au doux empire de Bacchus, et toujours couronner mon front des roses du printemps. Puis, quand l'âge aurait, de sa main pesante, fermé la porte au plaisir, et la vieillesse semé sur ma tête des cheveux blancs, j'aimerais à étudier les lois de la nature ; à chercher quel dieu dirige avec tant d'art l'édifice du monde ; d'où vient la lune à son lever, où elle se cache, d'où elle revient quand elle a, dans sa révolution mensuelle, complété son disque ; pourquoi les vents dominent sur la mer ; à qui en veut l'Eurus, quand il souffle ; d'où partent ces eaux qui s'élèvent continuellement en vapeurs ; s'il viendra les jour qui anéantira le monde ; pourquoi les sommets du Pinde ont tremblé, tandis que le Soleil en deuil voilait de noir ses coursiers ; pourquoi le Bouvier est lent à disparaître avec son attelage et son char ; pourquoi le choeur des Pléiades concentre ses feux ; par quelle raison la mer dans son plein ne franchit pas ses limites ; par quelle raison l'année se partage en quatre saisons ; s'il est des dieux qui règnent sous la terre, et des supplices pour les géants ; si Tisiphone agite d'affreux serpents sur sa tête ; si Alcméon est en proie aux furies et Phinée aux tourments de la faim ; s'il est des roues, des rochers, une soif éternelle au milieu des eaux ; s'il est un Cerbère à triple tête qui veille dans l'antre des enfers ; si Tityus couvre de son corps neuf arpents ; ou si ce sont de vaines fictions léguées d'âge en âge aux misérables nations, tandis qu'il n'est plus rien à craindre au delà du trépas. Voilà l'occupation que je rêve pour la fin de ma vie. Vous, au contraire, qui préférez les armes, rapportez-nous les drapeaux de Crassus.

ELEGIE VI
A LYGDAMUS

Dis-moi la vérité, Lygdamus, que penses-tu d'elle ? mérite la liberté par ta franchise. Voudrais-tu m'enfler d'une joie vaine et trompeuse, en me rapportant ce que tu me supposes le désir de croire ? Nul messager ne doit se permettre un mensonge, et les craintes d'un esclave doivent encore garantir de sa part plus de fidélité. Parle, raconte-moi au long ce que tu peux savoir, je t'écoute d'une oreille avide. Est-il vrai que tu l'aies vue pleurer, les cheveux épars ; que des larmes abondantes aient baigné ses joues ? Dis, Lygdamus, n'as-tu vu sur son lit aucun miroir ? aucune pierre précieuse ne brillait-elle à ses doigts d'albâtre ? un habit de deuil tombait-il négligemment de ses blanches épaules ? son écrin fermé était-il délaissé au pied de sa couche ? la tristesse régnait-elle dans sa maison ? ses esclaves accomplissaient-elles tristement leur tâche ? elle-même filait-elle au milieu d'elles ? essuyait-elle avec la laine de son fuseau une paupière humide ? rappelait-elle ainsi nos querelles d'un ton plaintif ? - Lygdamus, voilà donc les serments qu'il m'a faits devant toi ! Quelle honte ! manquer à la parole dont un esclave fut témoin ! Et qu'ai-je fait pour mériter mon abandon et mon mal-heur ? Où trouvera-t-il une semblable amie ? il veut que je dessèche d'ennui sur ma couche solitaire ; eh bien ! qu'il vienne, Lygdamus, insulter à mon trépas ! Toutefois, ce qui donne l'avantage à ma rivale, à ma perfide rivale, ce ne sont pas ses qualités, mais ses philtres. Elle a fait tourner contre lui le rouet des enchantements. Le venin d'un crapaud monstrueux, les dépouilles d'un noir serpent, les plumes d'un hibou recueillies au milieu des tombeaux, les bandes de laine arrachées d'un lit funèbre, voilà ce qui lui sert à l'attirer. S'ils ne sont pas faux, j'en atteste mes songes : oui, Lygdamus, prosterné à mes pieds, il expiera ses torts, un peu tard peut-être, mais il les payera cher. Et d'abord, ils dormiront l'un près de l'autre sans que Vénus interrompe leur sommeil, et l'araignée finira par tisser sa toile sur leur couche abandonnée.

Si elle a exhalé de bonne foi ces tendres plaintes, hâte-toi de retourner auprès d'elle ; expose-lui mes regrets ; dis-lui que je fus jaloux, mais non pas infidèle ; et moi je lui jurerai que j'étais dévoré des mêmes feux, que douze grands jours ne m'ont point vu dans les bras d'une autre. Qu'un heureux rapprochement succède à une guerre aussi longue, je te garantis ta liberté.

ELEGIE VII
SUR LA MORT DE PETUS

C'est donc toi, cruel argent, qui sèmes d'inquiétudes la vie humaine, et nous ouvres avant le temps le chemin du trépas ! Tu es le funeste aliment de nos vices, le germe de nos soucis. Pétus dirigeait sa voile vers les ports de l'Egypte ; tu l'engloutis dans les abîmes de l'Océan furieux. Car c'est toi qu'il poursuivait, l'infortuné ! lorsqu'il a péri à la fleur de l'âge. Le voilà maintenant dans une région lointaine, le jouet des flots et la proie des monstres qu'ils recèlent. Sa mère ne lui payera pas le tribut sacré d'un peu de terre ; elle n'ensevelira pas son corps parmi les tombeaux de ses ancêtres ; mais l'oiseau marin plane au-dessus de ses ossements ; il a pour tombeau la mer de Carpathos entière. Affreux Aquilon, odieux ravisseur de la tremblante Orithye, quel prix espérais-tu de son trépas ? Et toi, Neptune, quel plaisir as-tu trouvé à briser son esquif ? Il ne portait que des hommes sans reproche.

Malheureux Pétus, que parles-tu du nombre de tes années ? Pendant que tu te débats contre les flots, que fait le nom de ta mère dans ta bouche ? L'onde en courroux ne connaît pas de dieux. Au sein de la nuit l'ouragan s'élève, et les liens qui attachaient ton navire aux rochers s'usent par le frottement et se rompent. Ainsi périt Argynnus ; et les rivages menaçants signalés par son trépas attestent en même temps la tendresse d'Agamemnon, qui, après l'avoir perdu, refusa de mettre à la voile, retard qui fut cause du sacrifice d'Iphigénie.

Si Pétus a laissé la vie au fond des abîmes, qu'ils rendent du moins son corps à la terre ; qu'un peu de sable couvre de lui-même ses restes ; et qu'en passant près de son tombeau le nautonier ne manque jamais de répéter : Son exemple a de quoi effrayer le plus hardi.

Partez, légers vaisseaux, allez multiplier les causes du trépas : c'est l'homme qui, de ses propres mains, se plaît à amener la mort. La terre ne suffisait pas à nos périls journaliers ; nous avons ajouté l'onde, et notre industrie a su augmenter les chances malheureuses de la fortune. Prétends-tu qu'une ancre te retienne, toi que n'ont pu retenir tes pénates ? Dis-moi, que mérite l'homme à qui sa patrie ne suffit pas ? Ce que tu cherches dépend du caprice des vents : jamais vaisseau n'a péri de vétusté ; souvent le port lui-même est perfide. La nature a ouvert à l'avarice le sein des mers, c'est pour la perdre ; à peine lui accorde-t-elle une fois le succès.

Les rochers de Capharée brisèrent une flotte victorieuse, et l'on vit la Grèce naufragée couvrir au loin les flots. Ulysse eut successivement à déplorer la perte de tous ses compagnons, et ses ruses furent impuissantes contre le terrible élément. Si Pétus, aidé du boeuf paternel, se fût contenté de cultiver ses champs, si mes conseils avaient eu pour lui quelque poids, on le verrait encore, convive aimable, s'asseoir près de son foyer ; il vivrait, peu riche sans doute, mais sur la terre, où peut-être il n'aurait rien à déplorer. L'infortuné n'était pas fait pour entendre siffler la tempête, pour sentir ses mains délicates blessées par de rudes cordages : ce qu'il lui fallait, c'était une couche parfumée, un lit de bois de térébinthe, un duvet de diverses couleurs pour appuyer sa tête. Mais les flots lui arrachèrent les ongles jusque dans leur racine ; il but à longs traits l'onde amère qui l'ensevelit à regret ; une nuit désastreuse le vit porté sur une planche fragile. Que de maux se sont réunis pour la perte de Pétus !

Avant qu'un flot noir fermât sa bouche mourante, il exhala en pleurant un dernier voeu avec ses aernières plaintes : «Dieu de la mer, dit-il, vents qui régnez en maîtres sur la mer Egée, et vous, flots, qui pesez sur ma tête, où entraînez-vous ma malheureuse jeunesse dans sa fleur ? Mes mains ont lutté longtemps contre l'orage ; infortuné, faut-il que je sois attaché aux roches aiguës, retraite des alcyons ? Neptune s'est donc armé contre moi de son trident. Ah ! du moins, que les vagues me transportent aux rivages de l'Italie. Tout ce que je demande, c'est que ces tristes restes soient rendus à ma mère». Il parlait encore, quand un tourbillon l'entraîna au fond de l'abîme. Telle fut la dernière parole, tel fut le dernier jour de Pétus.

O vous, nymphes de la mer, filles de Nérée, et toi, Thétis, qui éprouvas toutes les douleurs maternelles, pourquoi n'avoir pas soutenu sa tête fatiguée ? Ce n'eût point été pour vos mains délicates un fardeau bien lourd.

Mais toi, cruel aquilon, tu ne me verras jamais déployer une voile. Il faut que les cendres de l'oisif amant de Cynthie reposent devant la porte de sa maîtresse.

ELEGIE VIII
A CYNTHIE

La douce querelle que celle que tu me fis hier aux flambeaux ! Quel plaisir pour moi de voir tes transports, d'entendre tes malédictions ! Echauffée par le vin, tu repousses la table, et tu me lances d'une main égarée des coupes encore pleines. Eh bien ! poursuis ; jette-toi hardiment sur mes cheveux ; déchire mon visage de tes belles mains ; menace-moi de porter la flamme dans mes yeux, arrache mes vêtements, et mets ma poitrine à nu : voilà les marques de tendresse les plus certaines ; une femme ne s'emporte jamais sans un violent amour. Quand une belle lance les injures avec fureur, quand elle se roule aux pieds de la puissante Vénus ; quand elle s'entoure dans la ville d'une troupe de gardiens, ou qu'elle traverse les rues comme une bacchante en délire, quand de vains songes l'épouvantent souvent et la font trembler, ou qu'elle s'émeut à la vue du portrait d'une jeune fille : je tire de ces tourments le présage certain des sentiments qui l'agitent ; l'expérience me l'a appris : un amour réel se trahit toujours à ces marques. Pour croire à la fidélité, il faut qu'elle se produise par des injures. Dieu de Cythère, donne à mes ennemis une amante insensible ! Pour moi, que mes rivaux comptent sur mon sein les dents de ma maîtresse ; que des traces bleuâtres prouvent à tous que je l'ai eue près de moi. Je veux me plaindre d'elle, ou entendre ses plaintes ; jerveux voir mes larmes ou les siennes.

Je hais ce sommeil que jamais les soupirs n'interrompent ! Je voudrais que ma pâleur témoignât toujours de la colère de Cynthie.

Pâris brûlait d'un feu plus doux que jamais, lorsqu'à travers les armées des Grecs il pouvait porter la joie à son Hélène. Tandis que les ennemis triomphent et que le farouche Hector leur résiste, lui, dans les bras de son amante, il livre les plus vifs combats. Et moi, Cynthie, je serai toujours en guerre ou avec toi, ou pour toi, avec mes rivaux ; je t'aime trop pour vouloir quelque trêve. Jouis du plaisir de ne point avoir d'égale en beauté. S'il en était autrement, ton orgueil en souffrirait ; mais maintenant tu as le droit d'être fière.

Pour toi, rival odieux, qui as tendu un piège à mon amour, puisse-tu gémir éternellement sous la tutelle d'un beau-père et d'une mère ! Si tu m'as dérobé quelque nuit de bonheur, tu le dois au dépit, et non point à l'amour de Cynthie.

ELEGIE IX
A MECENE

Illustre chevalier, noble rejeton des rois de l'Etrurie, quand vous ne cherchez qu'à borner votre fortune, pourquoi, Mécène, vouloir lancer ma muse sur un océan immense ? De larges voiles ne vont point à mon étroite nacelle. Il est honteux de charger ses épaules d'un fardeau trop lourd pour elles, puis de tourner le dos, quand on fléchit sous le poids.

Les aptitudes sont différentes, toutes les renommées ne se puisent pas à la même source. La gloire de Lysippe, c'est d'avoir su animer le bronze ; celle de Calamis, la perfection de ses coursiers. Apelles met le comble à sa gloire par le tableau de Vénus. Parrhasius traite en se jouant des sujets légers. Dans les oeuvres de Mentor la grâce du sujet se révèle encore de la beauté de la forme, et Mys festonne délicatement les contours de l'acanthe ; Jupiter sort avec majesté de l'ivoire sous le ciseau de Phidias ; le marbre de Paros réclame la main de Praxitèle. Il en est qui disputent en Elide le prix de la course des chars ; d'autres demandent la gloire à l'agilité de leurs pieds ; celui-ci est né pour la paix ; celui-là pour les armes et les camps : chacun suit la pente de sa nature.

Quant à moi, Mécène, j'ai pris vos principes pour règle de ma conduite, et je suis forcé de vous opposer vos propres exemples. Vous pourriez obtenir dans Rome l'autorité suprême et les faisceaux, et dicter vos lois au Forum ; marcher contre le Parthe, cet astucieux guerrier, et couvrir de trophées les murs de vos palais ; pour accomplir vos desseins, César vous prêterait sa puissance, et la fortune propice se plairait en toute occasion à vous surprendre de ses faveurs ; mais vous fuyez l'éclat, vous vous retirez modestement dans l'ombre, et vous dérobez vous-même vos voiles au souffle heureux qui les gonfle. Cette haute raison fera de vous, croyez-m'en, l'égal des Camilles ; votre nom aussi passera à la postérité, et vous irez à la gloire à côté de César ; le vrai triomphe de Mécène, ce sera sa fidélité.

A votre exemple, je ne veux point risquer ma voile sur une mer orageuse ; il y a moins de danger à se tenir sur un modeste fleuve. Je ne déplorerai point les fléaux héréditaires de Thèbes qui s'abîme dans les cendres, ni tant de combats également désastreux pour le vainqueur et pour le vaincu ; je ne parlerai point de la porte de Scée, de Pergame, ouvrage d'Apollon, ni du retour des flottes d'Argos après dix ans de guerre, quand le Grec, vainqueur à l'aide du cheval de l'invention de Minerve, eut promené la charrue sur les remparts élevés par la main de Neptune : tout mon désir est de plaire encore après Callimaque, et de monter ma lyre au ton du poète de Cos. Puisse cette lecture charmer le jeune garçon et la jeune fille ; qu'ils me reconnaissent hautement pour un dieu, et qu'ils me dressent des autels !

Cependant, si vous vouliez me servir de guide, je chanterais les combats de Jupiter, Céus et Oromédon, des sommets de Phlégra, menaçant le ciel ; je peindrais le taureau broutant l'herbe où s'élève maintenant le superbe Palatium ; je dirais les deux princes allaités par une mamelle sauvage, et nos remparts naissants affermis par le meurtre d'un frère. Bientôt mon génie grandirait sous vos regards : je suivrais un char triomphal partant successivement des deux mers, après la défaite du Parthe qui, jetant ses flèches, renonce à une fuite trompeuse, et la chute de Péluse, cette barrière de l'Egypte, renversée par le fer des Romains, qui virent l'orgueilleux Antoine tourner ses mains contre lui-même. Mais continuez plutôt, ô mon illustre protecteur, de guider ma jeunesse par une voie semée de fleurs, et donnez à mon char qui s'élance un signal propice. Ma gloire, ô Mécène, et vous ne voudrez pas me l'ôter, ce sera d'avoir toujours marché sur vos traces.

ELEGIE X
A CYNTHIE

Je me demandais avec étonnement pourquoi les Muses étaient venues ce matin s'asseoir à mon chevet, aux premiers feux de l'aurore. Elles m'annonçaient l'anniversaire de ta naissance, ô ma Cynthie, et trois fois leur mains firent entendre un bruit d'heureux augure.

Que ce jour passe sans nuages, que les vents se taisent dans le ciel, que les flots oublient leur courroux et caressent mollement le rivage ; je ne veux aujourd'hui être témoin d'aucune douleur. Niobé, sous la pierre, séchera ses larmes ; l'alcyon, plus calme, suspendra ses plaintes, et Procné ne gémira pas sur la perte d'Itys.

Et toi, qui naquis sous de fortunés présages, lève-toi, chère amante, et adresse d'abord aux dieux les prières qu'ils ont droit d'attendre ; chasse ensuite avec une eau pure un reste de sommeil ; façonne de tes doigts les gracieux contours de ta chevelure ; revêts cette robe avec laquelle tu charmas pour la première fois les yeuxde ton Properce, et n'oublie pas les fleurs sur ta tête ; puis va demander aux dieux que cette beauté qui te distingue soit éternelle, que je courbe toujours mon front sous ton aimable empire. Lorsque l'encens aura fumé sur l'autel orné de guirlandes, et que la flamme aura éclairé ta demeure d'un feu propice, nous songerons aux plaisirs de la table et nous passerons la nuit la coupe en main. Que les parfums les plus rares s'échappent alors des vases les plus précieux ; que la flûte succombe, vaincue par les danses continuelles ; qu'une aimable licence te suggère de charmants propos ; qu'un festin délicat dissipe un ingrat sommeil, et que tout le voisinage retentisse de nos accents d'allégresse ! Quelquefois aussi nous interrogerons les dés, et nous leur demanderons celui que l'Amour a le mieux frappé de ses traits. Enfin, quand les plaisirs de la table nous auront pris bien des heures, Vénus à son tour nous invitera aux doux mystères de la nuit ; nous terminerons alors dans le même lit ce bel anniversaire, et ainsi s'écoulera, ô ma Cynthie, le jour heureux qui te vit naître.

ELEGIE XI
SUR LE POUVOIR DES FEMMES

Pourquoi s'étonner qu'une femme dispose de mon existence au gré de ses caprices, et enchaîne un homme à son char ? Pourquoi m'accuser d'une honteuse lâcheté, parce que je ne puis briser mon joug et mes chaînes ? Le pilote voit mieux que tout autre la mort qui s'avance, et les blessures font connaître la crainte au soldat. Moi aussi, je tenais ce fier langage dans mes jeunes ans ; que mon exemple, ami, t'enseigne aujourd'hui une sage défiance.

Autrefois Médée soumit à un joug d'airain des taureaux qui soufflaient le feu ; elle sema la guerre sur une terre féconde en guerriers, et elle endormit le dragon farouche qui gardait la toison d'or, pour que Jason emportât dans son palais ce glorieux trophée.

La fière Penthésilée, montée sur un coursier fougueux, osa jadis arrêter les vaisseaux des Grecs de ses flèches rapides ; mais quand elle eut dépouillé son front du casque d'or, elle triompha, par sa beauté, de son vainqueur lui-même.

Omphale, qui aimait à se baigner dans les eaux du Gygée, dut à ses attraits tant de pouvoir, qu'après avoir posé les limites du monde qu'il avait pacifié, Hercule filait à ses pieds une molle toison de sa rude main.

Sémiramis, chez les Perses, fonda la superbe Babylone, et l'entoura de solides remparts en briques, sur lesquels deux chars pouvaient se croiser impunément, sans même effleurer mutuellement leurs rapides essieux ; elle fit traverser à l'Euphrate cette vaste enceinte ; à sa voix, Bactres courba la tête sous son empire.

Mais pourquoi faire le procès aux héros et aux dieux ? Jupiter se déshonore lui-même et déshonore l'Olympe tout entier. Eh ! naguère encore de quel opprobre n'a pas couvert nos armes cette femme qui se prostituait à de vils esclaves ! Elle a demandé Rome pour salaire à son impudique amant ; elle voulait voir le sénat à ses pieds. Cruelle Alexandrie si féconde en crimes, infâme Memphis si souvent inondée du sang romain, fatale plage où le glaive enleva à Pompée la gloire de trois triomphes ! Le temps, ô Rome, n'effacera jamais cette tache ! Et toi, Pompée, n'eût-il pas mieux valu pour toi mourir aux champs de Macédoine, ou subir la loi de ton beau-père ?

Ainsi la reine impudique de l'incestueuse Egypte, la honte éternelle du nom macédonien, a osé opposer au dieu de la foudre les aboiements d'Anubis, menacer le Tibre des fureurs du Nil, couvrir la trompette romaine des sons efféminés du sistre, et poursuivre de ses frêles galères nos flottes majestueuses ! elle a voulu planter sur le Capitole ses tentes sacriléges, et nous dicter ses ordres au milieu des statues et des trophées de Marius ! Que nous eût servi d'avoir brisé le sceptre de Tarquin, dont le surnom atteste l'arrogance, s'il nous eût fallu souffrir une femme ? Rome, jouis de ton triomphe, et demande de longs jours pour le prince qui t'a sauvée. A son aspect, Cléopâtre a fui dans les eaux du Nil épouvanté ; bientôt elle a tendu les mains à nos chaînes. J'ai vu sur son bras la morsure de l'aspic, et l'endroit par où l'éternel sommeil se glissa sourdement dans ses membres. Avec un si grand citoyen, qu'avais-tu donc à craindre, ô Rome, d'une pareille femme et d'ungénéral toujours plongé dans la débauche ?

Cette ville, bâtie sur sept collines, et la reine du monde, a craint l'appareil des combats et les menaces d'une femme ! Elle oubliait les dépouilles d'Annibal, les trophées de Syphax, la gloire de Pyrrhus brisée contre nos drapeaux, le dévouement de Curtius qui comble l'abîme, Decius qui met un terme à la guerre en lançant son coursier, Coclès qui défend seul un pont que l'on coupe, et le héros qui doit au secours d'un corbeau le surnom de Corvus. Les dieux ont fondé nos remparts, et les dieux les conservent; Rome craindrait à peine Jupiter, tant que César la gouverne.

Où sont les flottes des Scipions ? où sont les drapeaux de Camille, et le Bosphore conquis par les exploits de Pompée ? Apollon, qu'on adore à Leucade, perpétuera le souvenir de la défaite d'Antoine, tant elle fut terrible, cette guerre que termina un seul jour ! Que le pilote vogue au port ou qu'il l'abandonne, partout sur la mer Ionienne il se rappellera le nom de César.

ELEGIE XII
A POSTHUMUS

Ainsi, Postumus, les pleurs de Galla n'ont pu te retenir : tu l'as quittée pour suivre bravement les drapeaux d'Auguste. La gloire de dépouiller le Parthe valait-elle assez pour te rendre sourd aux instances de Galla ? Ah ! périssent en même temps, s'il est possible, et tous les avares, et quiconque à une chaste couche préfère les combats. Insensé ! un grossier manteau sur les épaules, tu boiras, épuisé de fatigue, l'eau de l'Araxe dans un casque. Cependant, victime de ton amour pour une vaine renommée, elle se desséchera dans les craintes : ton courage ne te sera-t-il pas funeste, la flèche du Mède n'aimera-t-elle pas à se plonger dans ton sang, le cavalier bardé de fer n'écrasera-t-il pas le cavalier tout brillant d'or, ne va-t-elle pas voir arriver de toi quelque chose qu'il lui faudra mouiller de ses larmes ? car c'est toujours ainsi que reviennent ceux qui succombent dans ces climats lointains.

Trop heureux époux de la chaste Galla, ton coeur n'était point assez sensible pour être digne du sien. Cependant, que fera-t-elle, abandonnée sans défense à sa candeur, dans cette Rome, l'école de tous les vices ? Mais non, pars sans crainte : la vertu de Galla est à l'épreuve des présents, et ta dureté ne laissera aucune trace dans ses souvenirs. Le jour où il plaira au destin de te ramener sain et sauf, tu la verras, toujours pure, se suspendre à ton cou. L'admirable vertu de son épouse fera de Postumus un second Ulysse. Ce héros n'eut point à se plaindre d'avoir vu son retour tant de fois retardé : il fit dix ans la guerre, vainquit les Cicones, s'empara d'Ismare, puis bientôt il perça d'un fer brûlant les joues de Polyphème ; il échappa aux ruses de Circé, aux effets des sucs du lotos, aux fureurs de Charybde et de Scylla qui engloutissent tour à tour l'onde écumante. Il vit ses compagnons dévorer les entrailles palpitantes des boeufs dont Phébus avait confié la garde à Lampétie, sa fille ; il s'échappa de la couche de Calypso en pleurs, lutta contre les flots des jours et des nuits ; il pénétra dans le sombre et silencieux séjour des morts ; il passa près des sirènes sans que leurs chants fussent entendus de ses matelots ; il répara ses arcs longtemps oisifs, pour frapper les amants de Pénélope, ce qui mit fin à ses courses errantes. Il n'eut rien à regretter. Il retrouva chez lui une épouse fidèle. Mais la fidélité de Pénélope s'éclipsera devant celle d'Elia Galla.

ELEGIE XIII
SUR L'AVARICE DES FEMMES

Vous demandez pourquoi la beauté avide vend si cher une nuit, et pourquoi l'on accuse l'Amour d'avoir épuisé tant de patrimoines. Il n'est que trop facile, hélas ! d'assigner la cause de ces ruines : on a ouvert au luxe une voie trop libre. La fourmi de l'Inde nous envoie l'or du fond de ses mines, la mer Rouge ses précieux coquillages ; Tyr, patrie de Cadmus, nous fournit la pourpre et ses riches couleurs, le pasteur arabe le cinname et toutes ses herbes odorantes. Voilà les armes qui triomphent de la beauté la plus sévère : elles abattraient la fierté de Pénélope elle-même. Vois s'avancer majestueusement cette femme chargée du patrimoine de toute une famille ; elle étale à nos yeux les dépouilles de ses amants et sa honte. On demande sans pudeur, on donne de même ; et si la beauté se défend parfois, un honteux salaire triomphe bientôt de ses hésitations.

Heureuse cette loi des nations lointaines que l'aurore à son lever colore de ses rayons de pourpre ! Fortunés époux ! quand la dernière torche a été lancée sur le lit funèbre, les femmes du mort entourent pieusement ses restes, les cheveux épars, et se disputent l'honneur d'abandonner la vie pour le suivre. Honte à celle à qui l'on refuse la faveur de mourir ; sa rivale, plus heureuse, s'élance triomphante sur le bûcher, et va, au milieu des flammes qui la dévorent, placer sa bouche sur celle de son époux. Ici l'hymen est perfide ; ici l'on ne connaît ni la fidélité d'Evadné, ni le dévouement de Pénélope. Oh ! qu'elle était heureuse autrefois la paisible jeunesse des campagnes ! Ses moissons et ses vergers faisaient toutes ses richesses ; alors le plus beau présent qu'on pût faire, c'était un fruit détaché de l'arbre, un panier rempli de framboises pourprées, un bouquet de violettes fraîchement cueillies, des lis dont la blancheur éclatait à travers la corbeille de la jeune fille, des raisins couverts de leurs feuilles, un oiseau dont le plumage se nuançait de mille couleurs. Tel était le prix auquel ces hommes rustiques achetaient les baisers furtifs que leur donnait au fond d'un antre la naïve bergère. La dépouille du chevreau couvrait leurs amours ; l'herbe touffue formait pour eux une couche naturelle ; le pin en se penchant les enveloppait de son vaste ombrage. Alors ce n'était point un crime de voir les déesses sans voile. Le bélier ramenait seul les brebis des pâturages au bercail. Les divinités qui veillent sur les campagnes adressaient de bienveillantes paroles au laboureur, assises près de son foyer. «Qui que tu sois, disait Pan, chasse librement sur mes domaines le lièvre ou l'oiseau que tu poursuis. Appelle-moi à ton aide du haut de la roche, que tu lances sur ta proie la flèche ou le chien».

Mais aujourd'hui l'on abandonne les bois sacrés et leurs autels. La piété est vaincue de toutes parts : l'or est le seul dieu qu'on révère. L'or, en effet, a chassé la bonne foi ; il achète la justice, il fait fléchir la loi, et de lois, la pudeur n'en connaît plus. La trace laissée par la foudre sur le seuil du temple de Delphes atteste la sacrilège entreprise de Brennus contre les trésors du dieu à la longue chevelure. Mais les cimes du Parnasse s'ébranlèrent, et une neige épaisse couvrit les bataillons gaulois. Infortuné Polydore ! les richesses que reçut Polymnestor pour veiller sur ta jeunesse firent de lui un hôte perfide ; et toi, cruelle Eriphyle, si tu n'avais pas désiré des bracelets d'or, Amphiaraüs n'eût point disparu sous terre avec ses coursiers.

Oui, je le dirai ; mais pour le bonheur de ma patrie, puisse l'avenir démentir mes présages ! Rome succombe sous les richesses qui font son orgueil. Mes paroles sont certaines ; mais l'on refuse d'y croire, comme on révoquait en doute les maux trop réels que Cassandre annonçait à Pergame. Elle seule répétait que Pâris perdait la Phrygie, et que le cheval qu'on introduisait au sein de sa patrie cachait un piége dans ses flancs. Sa voix prophétique eût pu sauver son pays et son père ; mais on reconnut trop tard en elle la véridique interprète des dieux.

ELEGIE XIV
SUR LES JEUX DE SPARTE

Heureuse Lacédémone ! nous admirons les lois qui règlent tes exercices, mais surtout les nombreux avantages des jeux où se forment tes jeunes filles. Il n'y a point de honte pour elles à paraître nues au milieu des lutteurs, pour lancer d'une main agile la paume qui parfois dévie, ou pour faire tourner une roue bruyante sous la verge crochue qui l'agite. Tour à tour on les voit, couvertes de poussière, atteindre l'extrémité de la lice, et endurer les rudes coups du pancrace. Tantôt elles attachent à leurs bras le ceste qui fait leur gloire ; tantôt elles balancent le disque pesant qu'il faut lancer ; ou bien elles font décrire un cercle à un coursier généreux, ceignent d'un fer leur flanc d'albâtre, et couvrent d'un casque leur tête virginale, comme l'amazone guerrière, au sein nu, qui se plonge dans les eaux du Thermodon. D'autres fois, la chevelure couverte de frimas, elles pressent sur les longs sommets du Taygète le chien de Laconie, comme autrefois Castor et Pollux, aux bords de l'Eurotas, quand ils préludaient à leurs victoires par les exercices du ceste ou de la course ; et alors, dit-on, Hélène, prenant les armes, ne rougissait pas, le sein découvert, de lutter contre les deux héros ses frères. La loi de Sparte défend aux amants le mystère, et partout en public on peut se montrer aux côtés de la femme qu'on aime. La crainte ni aucune tutelle ne retient la jeune fille enfermée. Une femme n'a point à redouter les vengeances d'un mari sévère. On peut déclarer soi-même ses feux sans l'entremise d'aucun autre ; et, si l'on est repoussé, on n'a pas à craindre de longs délais. A Sparte, la pourpre de Tyr ne trompe point l'oeil qui se promène à l'aventure, et l'on n'est point importuné par les nombreux esclaves d'une demeure opulente ; mais ici une femme ne marche jamais qu'entourée d'une nombreuse escorte ; on ne saurait trouver le moindre intervalle pour la toucher du doigt ; on ne peut ni découvrir son visage, ni trouver en quels termes il faut lui adresser ses voeux : l'amour marche dans les ténèbres.

O Rome, si tu prenais pour modèles les lois et les jeux de Lacédémone, je t'en aimerais davantage.

ELEGIE XV
A CYNTHIE, SUR LYCINNA

Si je mens, que je connaisse encore les tourments de l'amour, et que, loin de toi, je passe mes nuits dans de tristes veilles !

Lorsque la pudeur eut disparu pour moi avec la prétexte sous la robe virile, lorsqu'il me fut permis de connaître l'amoureux voyage, Lycinna guida la première mon inexpérience dans ces jeux nocturnes qu'elle savait si bien ; et cependant aucun don, hélas ! ne l'avait rendue sensible. Trois ans, ou un peu moins, se sont écoulés depuis, et je me rappelle à peine avoir échangé dix mots avec elle. L'amour dont je brûle pour toi a tout enseveli ; jamais aucune femme après Cynthie ne me plia à son doux esclavage. Vois Dircé accuser trop justement la fille de Nyctée, la malheureuse Antiope, d'avoir partagé avec elle les caresses de Lycus. Que de fois elle livra aux flammes les cheveux superbes de sa captive ! que de fois elle imprima une main cruelle sur ses joues délicates ! que de fois elle lui imposa une tâche impossible ! Souvent elle la fit coucher durement sur la terre ; souvent elle lui donna pour demeure une prison obscure et infecte, et elle lui refusa un peu d'eau pour étancher sa soif. Que fais-tu, cependant, Jupiter ? Quoi ! tu ne secours pas Antiope, lorsque tant de maux l'accablent, lorsque des chaînes affreuses déchirent ses mains ! Si tu es dieu, c'est une honte pour toi que la femme qui t'appartient soit esclave : et qui invoquerait-elle dans ses fers, si ce n'est son amant? Abandonnée cependant, elle rassemble ses forces, rompt les liens dont la reine a chargé ses mains, et s'enfuit d'un pied timide sur les hauteurs du Cithéron. Il est nuit ; la neige couvre la terre qui doit servir de lit à Antiope ; souvent le murmure de l'Asope, qui erre dans la campagne, l'épouvante, elle croit entendre le bruit des pas de sa maîtresse qui la poursuit. Zéthus refuse durement de l'accueillir ; et Amphion, sensible à ses larmes, ne peut cependant lui ouvrir une étable où elle devait espérer un asile.

Lorsque les flots soulevés déposent leur courroux, et que les vents ne se font plus la guerre, on entend s'affaisser sur le rivage le murmure des vagues apaisées : ainsi Antiope plie et succombe sous ses maux. Cependant ses deux fils éprouvent une pitié tardive ; ils reconnaissent leur erreur ; le vieillard qui mérita d'élever les enfants de Jupiter leur rend une mère chérie, et les deux frères attachent l'implacable Dircé aux cornes d'un taureau farouche. Reconnais, Antiope, le maître des dieux. La voilà, cette Dircé ; la voilà traînée dans les campagnes, et condamnée à souffrir mille morts ! Les champs de Zethus sont couverts de son sang, et Amphion vainqueur chante un hymne à Apollon sur les sommets de l'Aracynthe.

Cesse donc, Cynthie, de tourmenter Lycinna, qui ne l'a pas mérité. La colère d'une femme ne saurait-elle s'arrêter dans ses emportements ? Ah ! ne prête jamais l'oreille à des propos mensongers ! Je n'aimerai que toi jusqu'au milieu des flammes qui dévoreront mes restes.

ELEGIE XVI
PROPERCE HESITE ENTRE L'AMOUR ET LA CRAINTE
 

Il est minuit, et voici qu'une lettre de Cynthie m'appelle sans retard auprès d'elle à Tibur, où l'on voit deux tours élever dans les airs leur sommet grisâtre, et les flots de l'Anio tomber dans un large bassin. Que faire ? faut-il me confier à la nuit ténébreuse, au risque de me voir assaillir par des brigands audacieux ? Mais si la crainte m'empêche d'obéir à ses ordres, que de pleurs, plus à craindre pour moi qu'un ennemi nocturne ! Une seule faute m'exclut de sa présence pour une année entière, et ses bras ne s'ouvrent point pour me pardonner.

Mais la personne d'un amant est inviolable ; on le respecte, et Scyron ne l'arrêterait point dans sa course. Oui : quand on aime, on peut parcourir à son gré les rivages de la Scythie ; car il n'est point de coeur assez barbare pour vous nuire. La lune éclaire la route, les astres en découvrent les dangers ; l'Amour précède et agite son flambeau ; le chien qu'anime la rage demeure la gueule entr'ouverte, et ne mord pas ; en tout temps la route est sûre. Et quel monstre assez lâche pour se souiller de votre sang ? Vénus accompagne elle-même jusqu'à l'infortuné qu'on éconduit.

Quand la mort serait d'ailleurs le prix certain de ma témérité, est-ce trop de ma vie pour tant de bonheur ? Cynthie apportera des parfums sur mes restes ; elle entourera mon tombeau de guirlandes, et le protégera de ses soins assidus. Seulement, grands dieux ! qu'elle ne dépose pas mes ossements dans un lieu trop fréquenté du vulgaire qui les fouleraitaux pieds : car c'est ainsi qu'après leur mort le tombeau des amants est dévoué à l'infamie. Ah ! plutôt qu'un bocage solitaire les recèle sous son ombre, ou qu'un peu de sable les recouvre sur une plage déserte : je ne veux pas offrir au milieu d'une route mon épitaphe aux passants.

ELEGIE XVII
A BACCHUS

Maintenant, Bacchus, c'est au pied de tes autels qu'humblement je me prosterne ; dieu puissant, rends la paix et le calme à mon âme. Tu peux réprimer les mouvements d'un amour aveugle, et ton nectar est un remède à nos peines. Tu formes et détruis l'union des coeurs : arrache du mien une passion funeste. Toi, non plus, tu n'es pas insensible : témoin cette Ariadne, que tes lynx ont portée dans le ciel parmi les étoiles brillantes. Oui, une flamme cruelle depuis longtemps dévore mes entrailles : la mort seule ou ta liqueur salutaire peut l'éteindre : car jamais la nuit ne manque de torturer sur sa couche solitaire l'amant à jeun ; l'espérance et la crainte agitent également son âme. Si dans ces heures de fièvre, ô Bacchus, tes dons appellent le sommeil dans mes veines, je planterai moi-même la vigne, j'en couvrirai au loin les collines, et je la défendrai avec soin contre les attaques des bêtes fauves, jusqu'au moment où l'écume pourprée viendra couronner mes tonneaux, et la grappe nouvelle rougir le pied qui la foule. O Bacchus, ma vie te sera consacrée désormais tout entière, et l'on m'appellera à jamais le chantre de ta gloire. Je dirai comment Sémélé t'enfanta au milieu des foudres ; les armées indiennes fuyant devant les choeurs des Silènes ; Lycurgue follement déchaîné contre la vigne qui s'introduit en Thrace ; Penthée mis en pièces par une triple troupe de Bacchantes en délire ; les matelots toscans changés en dauphins, et s'élançant dans les flots du haut de leur navire chargé de pampre ; Naxos enfin arrosée par des ruisseaux de vin qui l'embaument, et dont les habitants s'abreuvent avec délices. On verra dans mes chants le lierre pendre en festons sur tes blanches épaules, la mitre lydienne ombrager tes cheveux, une huile odorante ruisseler sur tes épaules, et les plis de ta robe flotter sur tes pieds nus. Autour de toi, Thèbes agitera le voluptueux tambourin, le Satyre, aux pieds de chèvre, fera retentir son chalumeau ; la puissante Cybèle, au front chargé de tours, agitera la discordante cymbale comme pour les fêtes de l'Ida ; et devant le portique du temple, un prêtre, tenant dans ses mains une coupe d'or, répandra en ton honneur un vin pur. Oui, je chausserai le majestueux cothurne pour célébrer tant de grandeur, et ma voix retentira au loin avec les accents de Pindare. Mais délivre-moi, je t'en conjure, d'une orgueilleuse tyrannie, et que le sommeil enchaîne mes soucis.

ELEGIE XVIII
MORT DE MARCELLUS

Dans ces lieux où la mer captive se joue sur les rives ombragées de l'Averne, où repose sous le sable le trompette troyen Misène, où les flots mugissent contre la voie que construisit la main d'Hercule, où la cymbale retentit en l'honneur du dieu thébain, lorsque mortel encore, il soumettait les villes, se trouve aussi Baies avec ses lacs fumants d'eau tiède ; mais aujourd'hui, dis-nous, malheureuse cité qu'un crime affreux dévoue à notre haine, quel dieu ennemi s'est arrêté sur tes bords ? C'est là que Marcellus a courbé la tête sous les flots du Styx, et Baies voit encore errer son ombre autour de ses sources funestes. Hélas ! que lui ont servi sa naissance, ses vertus, la tendresse de la meilleure des mères, et l'honneur d'être entré dans la maison de César ? Que lui ont servi les voiles qui flottaient naguère sur le théâtre rempli de spectateurs, et ces jeux qu'il laissait diriger aux soins de sa mère ? Il meurt, l'infortuné, il meurt dans sa vingtième année. Fallait-il que tant de vertus fussent renfermées dans un cercle si étroit !

Va maintenant, enivre-toi d'orgueil, rêve les triomphes, aime à voir le théâtre entier se lever et t'applaudir, étale dans les fêtes que tu donnes les plus brillantes étoffes ; qu'on n'y voie que perles et pierreries : tout cela sera dévoré par les flammes. Mais la même loi s'applique à tous, grands et petits. C'est une route affreuse, mais que tous doivent parcourir. Oui, il nous faut apaiser le cruel Cerbère à la triple tête, et monter tous indistinctement dans la barque du farouche nocher. Tel guerrier se cache prudemment sous le fer et l'airain, la mort sait bien l'en tirer. La beauté, la force, tout l'or du Pactole ne peuvent affranchir Nirée, Achille, ni Crésus de la commune destinée. Ainsi, les Grecs, jadis, succombèrent moissonnés par un fléau qu'ils ne connaissaient point, quand le puissant Atride s'éprit d'amour pour une autre captive. Mais toi, nocher, qui transportes les ombres des justes, reçois un corps privé de vie : son âme, suivant les traces du vainqueur de la Sicile et du grand César, a quitté la terre pour se retirer aux cieux.

ELEGIE XIX
SUR L'INCONTINENCE DES FEMMES

Tu m'objectes sans cesse l'emportement de nos désirs ; crois-moi, Cynthie, vous êtes bien plus esclaves des vôtres. Une fois que vous avez méprisé les lois de la pudeur, que vous en avez rompu le frein, vos âmes abusées ne savent plus garder de mesure. Oui, la flamme s'arrêterait au milieu des épis qu'elle dévore, les fleuves remonteraient vers leur source, les Syrtes offriraient un port tranquille, et l'orageux promontoire de Malée des rives hospitalières, avant qu'on pût retenir la fougue de vos passions, et briser l'aiguillon qui vous pousse au désordre. Témoin Pasiphaé qui revêtit, pour vaincre les dédains du taureau crétois, la forme trompeuse d'une génisse ; la fille de Salmonée qui brûlait d'une passion si vive pour Enipée de Thessalie, qu'elle voulut aller retrouver le dieu au fond de ses eaux ; témoin cette Myrrha qui voila sous le feuillage d'un arbre nouveau les feux coupables qu'elle ressentait pour son vieux père. Pourquoi rappeler Médée, qui lava dans le sang de ses fils l'outrage fait à son amour, ou Clytemnestre dont la flamme adultère couvrit d'opprobre Mycène et toute la maison de Pélops ; et cette Scylla, qui vend Mégare à la beauté de Minos, et détruit en coupant le cheveu de pourpre l'empire de son malheureux père ? Voilà donc la dot qu'une fille avait promise à l'ennemi de son pays ! O Nisus, tes portes vont s'ouvrir devant les ruses de l'Amour. Ah ! jeunes filles, puisse l'hymen allumer pour vous des flammes plus heureuses : quant à elle, la voilà suspendue au vaisseau crétois qui l'entraîne. Minos n'en mérite pas moins d'être le juge des enfers. Vainqueur, il fut juste envers son ennemi.

ELEGIE XX
A CYNTHIE

Crois-tu qu'il puisse encore garder le souvenir de ta beauté, l'homme que tu as vu quitter ta couche pour les hasards de la mer ? Il faut être insensible pour avoir le courage de sacrifier sa maîtresse à l'appât du gain. L'Afrique tout entière valait-elle tant de larmes ?

Insensée ! tu comptes sur les dieux, tu comptes sur les vaines promesses qu'il t'a faites, et peut-être déjà son coeur s'use-t-il dans un autre amour. Ta séduisante beauté, les arts de la chaste Minerve que tu cultives, l'éclat que répand sur toi la renommée d'un savant aïeul, tout, ma Cynthie, te promet le bonheur, si tu trouves un ami fidèle. Cet ami, je veux l'être ; accours dans mes bras, ô ma Cynthie !

Et toi, Phébus, qui promènes tes feux pendant l'été dans un cercle plus vaste, abrège ta course que mes voeux accuseront encore. Voici la première nuit, la première qui soit accordée à ma tendresse : que Diane éclaire plus longtemps nos premières caresses ! Car, hélas ! il faudra discuter d'abord et signer le tendre pacte qui servira de loi à nos ardeurs nouvelles. L'Amour lui-même imprimera à ce gage de tendresse un sceau durable, en présence du lumineux cortége de la nuit. Mais que d'instants perdus en vaines paroles, avant que le plaisir nous appelle à de doux combats ! Quand l'union de deux coeurs n'est point arrêtée sur des bases certaines, il n'est aucun dieu qui venge plus tard une nuit d'amertume, et le caprice lui-même dénoue les noeuds qu'il a formés. Que nos premiers pas nous garantissent donc la constance ! Si l'un de nous manquait au traité juré devant les autels, s'il oubliait pour un autre amour des engagements sacrés, qu'il éprouve toutes les peines que l'on peut éprouver quand on aime ; qu'il soit sans cesse la fable du monde entier ; qu'il ne voie jamais, pendant la nuit, la fenêtre d'une amante s'ouvrir à ses larmes, et qu'il brûle sans cesse, sans goûter jamais les fruits de l'amour.

ELEGIE XXI
IL SE PREPACE A FUIR CYNTHIE

Puisqu'il le faut, partons pour la docte Athènes, qu'un long voyage me délivre de l'amour et de ses rigueurs. Plus je vois Cynthie, et plus je sens mes tourments augmenter : car l'amour est à lui-même son premier aliment. Je n'ai rien oublié pour le chasser de mon coeur ; et cependant il m'assiége et me presse. A peine si j'obtiens une seule fois les faveurs de Cynthie, après de longs refus ; ou, si elle vient, c'est pour dormir toute vêtue au bord de ma couche. Fuir de ces lieux, voilà ma seule ressource. Plus elle sera loin de mes regards, et plus l'amour abandonnera mon âme.

Eh bien ! compagnons, livrez aux flots votre navire ; succédez-vous et courbez-vous également sous la rame ; suspendez à l'extrémité du mât une voile d'heureux présage : le vent seconde vos efforts, il ouvre au pilote l'élément liquide. Adieu, tours de ma patrie ! adieu, amis que Je regrette ! et toi, Cynthie, quelles que soient tes rigueurs, adieu ! Je vais pour la première fois me confier aux flots de l'Adriatique, et adresser aux dieux de la mer mes prières et mes voeux. Lorsque, après avoir sillonné les eaux paisibles de la mer Ionienne, mon vaisseau repliera ses voiles fatiguées dans le port de Léchée, hâtons-nous, abrégeons la course qu'il nous reste à faire, en franchissant à pied cet isthme, qui sépare les deux mers. Puis lorsque le Pirée m'aura accueilli sur ses rivages, je gravirai la longue route qui mène à la ville de Thésée. Là, je réformerai mon coeur par l'étude de Platon, ou dans les jardins du savant Epicure. J'étudierai la langue des Grecs, les harangues foudroyantes de Démosthène, et les comédies pleines de sel du docte Ménandre. Ou, du moins, mes yeux ravis se fixeront surces chefs-d'oeuvre de la peinture ; sur ces merveilles de l'ivoire ou du bronze. Le temps, et la distance que mettra entre nous une vaste mer guériront doucement les blessures de mon coeur. Ou, si je meurs, ce ne sera point un amour honteux, mais le destin qui aura brisé ma vie ; mon dernier jour sera sans tache.

ELEGIE XXII
A TULLUS

Quoi ! Tullus, Cyzique et son climat glacé, et l'isthme que baigne la Propontide ont pu te plaire tant d'années ? Tu parcours le Dindyme, tu admires la génisse de marbre consacrée à la mère des dieux, tu erres sur cette route que franchirent les coursiers de Pluton, quand il enleva Proserpine : mais quelque attrait que les villes de l'Hellespont puissent avoir pour toi, Tullus, ne sois point insensible aux voeux d'un ami qui souffre de ton absence.

Quand tu verrais Atlas qui porte le ciel entier, la tête de la Gorgone que Persée trancha de son glaive, les étables de Géryon, les traces de la lutte affreuse entre Hercule et Antée, les danses des Hespérides ; quand tes rames sillonneraient le Phase, et que tu suivrais dans toute sa longueur la route semée d'écueils que parcourut jadis, sous la conduite d'une colombe, le premier vaisseau construit par l'art grossier des Argonautes avec les pins de la Thessalie ; quand tu visiterais les rives du Caystre, et la célèbre Ephèse, et le fleuve qui s'écoule par sept embouchures dans la mer, tu ne trouveras jamais aucune merveille qui ne le cède à l'Italie : car la nature y rassemble ce qu'elle a dispersé dans l'univers. Rome cultive la guerre, mais sans chercher à nuire ; aussi la renommée n'a point à rougir de son histoire. En effet, la clémence n'a pas moins que le fer contribué à sa puissance : la victoire désarme sa colère.

Ici coulent l'Anio venu de Tibur, le Clitumne qui descend des forêts de l'Ombrie, et les eaux qu'amène l'immortel travail du roi Marcius. Ici le lac d'Albe, et celui d'Aricie, dont la source est commune, et l'onde salutaire où Pollux fit désaltérer son coursier ; mais point de serpents qui traînent à terre leur ventre écailleux ; point de monstres inconnus qui infestent les mers. Ici, jamais une Andromède ne fut chargée de chaînes pour les crimes de sa mère; Apollon ne se détourna avec horreur d'un festin sacrilège ; une mère ne donna la mort à son fils absent, en lançant dans les flammes le tison garant de sa vengeance ; jamais de cruelles bacchantes ne poursuivirent Penthée au milieu des forêts ; le sacrifice d'une biche substituée à une Iphigénie ne donna aux flottes un vent favorable ; Junon ne chargea de cornes affreuses le front d'une rivale et ne déshonora sa beauté ; jamais enfin Sinis, sur une route inhospitalière, ne courba les arbres pour un supplice qu'il endura lui-même.

Oui, Tullus, voilà ta patrie, voilà pour toi le plus beau des séjours. C'est ici qu'il te faut demander les honneurs dus à ta naissance. Ici, tu trouveras des citoyens capables de t'entretenir, et une épouse faite pour toi, avec l'espoir d'une nombreuse postérité.

ELEGIE XXIII
SUR LA PERTE DE SES TABLETTES

Elles sont donc perdues pour moi ces tablettes savantes, et que de précieux écrits j'ai perdus avec elles ! Nos mains avaient fini par les user ; mais elles n'avaient pas besoin du sceau pour obtenir notre confiance. Elles savaient sans moi apaiser Cynthie, et quelquefois en mon absence parler éloquemment en ma faveur. Elles ne devaient point leur prix à l'or qui les attachait ; c'était un buis vulgaire revêtu d'une cire commune ; mais, toutes simples qu'elles étaient, leur fidélité jamais ne s'était démentie, et toujours nous nous étions bien trouvés de leurs services.

Sans doute on y lisait : «Hier, cher indifférent, tu es venu bien tard, je suis furieuse contre toi, quelque autre femme t'aurait-elle paru plus belle ?» Ou : «Prétends-tu m'objecter quelque accusation mensongère ?» Ou bien encore : «Viens aujourd'hui ; nous passerons nos loisirs ensemble : l'amour t'offre l'hospitalité pour toute la nuit» ; enfin tout ce que sait trouver, quand elle le veut, une femme spirituelle qui dans ses aimables infidélités assigne une heure à des causeries d'amour. Infortuné ! quelque avare inscrit maintenant ses comptes sur ces tablettes ; il les mêle à ses livres de dépenses. Si on me les rapporte, je les payerai au poids de l'or ; qui voudrait retenir à ce prix un peu de bois ? Va donc, esclave, attacher promptement mon offre à quelque colonne, et ajoute que ton maître habite les Esquilies.

ELEGIE XXIV
A CYNTHIE, POUR ABAISSER SON ORGUEIL

Femme, tu as tort d'avoir cette confiance dans ta beauté : tu as jadis pris dans mes yeux cet excès d'orgueil. Tous ces éloges, c'est à mon amour que tu les dois, et je rougis aujourd'hui des vers qui ont fait ta célébrité. Il y avait beaucoup à reprendre à cette figure que j'ai tant de fois vantée ; mais mon aveugle passion te prêtait des attraits que tu n'avais pas. Ce teint que j'ai si souvent comparé aux roses de l'aurore, ce n'était qu'une couleur empruntée pour orner ton visage. Les plus fidèles amis n'étaient point capables de m'ouvrir les yeux ; les magiciennes de la Thessalie, avec toutes les eaux de l'Océan, ne seraient point parvenues à enlever mon mal ; et moi, le fer, le feu, le naufrage, rien n'eût pu m'arracher l'aveu de mon erreur, Vénus me brûlait de tous ses feux ; des liens enchaînaient à mon dos mes mains captives. Mais mon navire, la poupe couronnée de fleurs, a touché le port ; j'ai franchi les écueils et jeté l'ancre. Fatigué d'une longueagitation, je retrouve enfin le calme, et mes blessures sont fermées. O raison, si tu es une déesse, je me consacre à tes autels ; Jupiter avait été si longtemps sourd à mes voeux.

ELEGIE XXV
A SON AMIE

On riait de mon amour au milieu des festins, et chacun pouvait à son gré exercer à mes dépens son humeur railleuse. J'ai pu être pendant cinq ans ton esclave fidèle ; aussi, que de fois en rongeant tes ongles tu regretteras ma constance ! Tes larmes ne sauraient m'émouvoir ; je fus souvent leur dupe : car tes larmes, Cynthie, cachent toujours des pièges. Moi aussi je pleurerai en te quittant : mais ton injustice triomphe de ma douleur. Puisque tu refuses d'alléger mon joug, adieu pour toujours à ce seuil tant de fois baigné de mes larmes et témoin de mes plaintes, à cette porte que j'aurais dû briser dans mon courroux !

Et toi, Cynthie, que l'âge appesantisse sur ta tête des années que tu voudrais cacher, et trace d'affreux sillons sur ton visage ! Alors tu voudras arracher jusqu'aux racines des cheveux blancs, devant un miroir qui te reprochera tes rides ; alors tu éprouveras à ton tour d'orgueilleux dédains ; on repoussera tes avances, le traitement que tu m'as fait souffrir, tu le subiras dans ta vieillesse. Voilà l'imprécation fatale que t'apportent mes derniers vers ; apprends à craindre ce qui doit arriver un jour à ta beauté.

ELEGIE XXVI
LA CORRUPTRICE ACANTHIS

Corruptrice infâme ! que la terre couvre de ronces ton affreux tombeau ; que ton ombre, tourmentée par la soif, éprouve le supplice que tu redoutes ; que les Mânes ne veillent point sur tes restes, et que Cerbère, vengeur de tes crimes, épouvante de ses aboiements faméliques tes membres impurs ! Tu aurais su plier aux lois de Vénus le farouche Hippolyte ; habituel fléau des unions les mieux assorties, tu aurais forcé Pénélope elle-même à oublier son Ulysse, et à céder aux désirs effrénés d'Antinoüs. Ordonne, et l'aimant n'attirera plus le fer, et l'oiseau déchirera lui-même son propre nid. Qu'Acanthis ait mêlé dans une fosse les herbes des tombeaux, et soudain un torrent ravagerait tout dans la campagne. Par son art audacieux, elle dirige à son gré la lune, et rôde pendant la nuit sous la forme d'un loup funeste ; par ses intrigues, elle pourrait aveugler le plus vigilant des époux. C'est pour ma perte qu'elle a déchiré de ses ongles la tête d'une corneille, consulté le vol de la chouette, et recueilli la liqueur que distille une jument quand elle est pleine.

Couvrant de belles paroles ses desseins pervers, elle enflammait un jeune coeur par ses insinuations perfides, et elle frayait à l'innocence la route difficile du vice.

«Doroxanium, disait-elle, si tu veux les trésors que recèlent les rivages d'Orient, ou le précieux coquillage dont s'enorgueillit la mer de Tyr ; si tu désires les tissus de Cos, patrie d'Eurypyle, ou les tapisseries antiques qui décoraient les palais d'Attale, ou les raretés célèbres que nous envoie Thèbes aux cent portes, ou les vases magnifiques que le Parthe prépare ; dédaigne la constance, méprise les dieux, honore le mensonge et brise les lois d'une nuisible pudeur. Feindre un mari, te fera rechercher davantage. Diffère, sous mille prétextes, la nuit qu'on sollicite, et l'amour n'en sera que plus vif et plus empressé.

Si un amant a dérangé ta chevelure dans son utile colère, fais-lui acheter la paix à force de présents. Quand il aura enfin payé au poids de l'or la promesse du bonheur, prétexte encore les fêtes d'Isis et la chasteté qu'elles réclament.

Qu'Iole te rappelle les ides d'avril, qu'Amyclée rebatte à ses oreilles les ides de mars, comme le jour heureux qui t'a vue naître.

Ton amant est-il à tes genoux, écris un rien sur ta toilette, et si ta ruse le fait trembler, il est à toi. Mais que ton cou lui offre toujours la trace récente de quelque morsure, qu'il attribue à une lutte voluptueuse. Surtout n'imite point la bassesse de Médée, qui s'attache aux pas de son amant et ne craint pas d'affronter ses dédains ; préfère Thaïs, cette courtisane adroite et intéressée, qui trompe, dans Ménandre, jusqu'aux valets les plus fripons.

Adopte les moeurs de ton amant. S'il chante, imite-le, partage son ivresse, et marie tes accents à sa voix.

Que ton portier veille pour les prodigues ; mais quand un amant frappe les mains vides, qu'il dorme sans rien entendre sous de fidèles verrous. Ne rejette ni le soldat grossier qui n'est point fait pour l'amour, ni le matelot aux mains endurcies, s'ils t'apportent de l'or ; ni l'esclave étranger, qu'on a vu, au milieu du Forum, porter un écriteau pendu sur sa poitrine, et courir les pieds blanchis avec de la craie. Ne regarde que l'or et jamais la main qui le donne. Que te serviront des vers ? Ce sont paroles inutiles ; et si un amant t'offre ses chants sans y joindre les tissus de Cos, reste sourde aux accords d'une lyre que l'argent ne rehausse pas.

Profite de ta jeunesse, de ta fraîcheur, des belles années qu'épargnent les rides, et crains que le lendemain n'efface déjà quelque chose à ta beauté. J'ai vu la rose de Pestum, qui promettait encore de longs parfums, se flétrir au souffle du Notus en une matinée».

Tel était, pour corrompre le coeur de ma Cynthie, le langage que lui tenait Acanthis, dont on comptait déjà les os à travers la peau décharnée. Aujourd'hui, Vénus mon unique reine, reçois en actions de grâces sur ton autel le sacrifice d'une tendre colombe. J'ai vu une toux opiniâtre gonfler le cou ridé d'Acanthis, le sang et la bile souiller tour à tour ses dents cariées, et son âme impure s'exhaler sur le grabat héréditaire, tandis que le foyer étroit et glacé en frémissait d'horreur. Sa pompe funèbre, ce furent les bande-lettes qui attachaient quelques cheveux rares et ignorés, un vieux bonnet décoloré par les ans et la poussière, et cette chienne, trop vigilante pour mon malheur, quand j'essayais de soulever furtivement un odieux verrou.

Donnez pour tombeau à l'infâme une amphore vieille et fêlée, et qu'un figuier sauvage pèse sur sa triste dépouille. Vous qui aimez, n'épargnez point les pierres à son tombeau, ni les malédictions à ses cendres.

ELEGIE XXVII
L'INFIDELITE

Apprenez ce qui a fait déserter, la nuit dernière, le quartier humide des Esquilies, et pourquoi les voisins sont accourus en foule au quartier nouveau que j'habite.

Lanuvium a depuis longtemps pour gardien un antique dragon ; pour le voir il faut saisir avec empressement l'instant où il se montre. Une descente rapide conduit à son antre ténébreux. C'est par là (jeunes filles, redoutez cette terrible mission !) qu'on porte au monstre affamé l'offrande voulue, quand il réclame sa nourriture annuelle, et qu'il fait entendre du fond de la terre des sifflements aigus. Les jeunes filles à qui ce soin est remis pâlissent d'effroi, lorsqu'elles confient leur main à sa terrible gueule ; et quand il saisit les aliments qu'on lui présente, la corbeille même tremble entre les doigts qui la soutiennent. Mais bientôt, si elles ont été pures, elles reviennent embrasser leurs pères, et le laboureur se promet une moisson heureuse.

Un élégant attelage avait conduit à Lanuvium ma Cynthie ; elle y allait sous prétexte d'honorer Junon, mais plutôt pour offrir à Vénus quelque sacrifice. Redis-nous ce que tu as vu, voie d'Appius, et sa course triomphale sur tes pavés, que sillonnaient ses roues brûlantes, et la scène scandaleuse de cette mystérieuse taverne, où ma réputation n'a que trop souffert en mon absence. On l'a vue se donner en spectacle, et, courbée sur les chevaux, diriger elle-même audacieusement son char dans les lieux les plus impurs. Dirai-je encore et les chiens qui la précédaient, ornés de brillants colliers, et le char doublé de soie qui l'emportait avec un libertin épilé ? Le malheureux ! son sort est de se vendre bientôt pour une nourriture grossière, quand la barbe dont il a honte triomphera du rasoir.

Irrité des nombreuses infidélités de Cynthie, je voulus quitter la place et changer de couche. Auprès du temple de Diane, sur l'Aventin, est une certaine Phyllis, peu séduisante à jeun, mais en qui tout plaît quand elle est ivre. J'invite avec elle Teïa, qui habite le bois du Capitole ; femme aimable, mais à qui dans le vin un seul homme ne suffit pas. C'était pour passer la nuit avec elles, adoucir mes chagrins et réveiller mes sens par des plaisirs nouveaux. Un seul lit pour nous trois était dressé sur un gazon à l'écart. Voulez-vous connaître l'ordre des places ? j'étais entre Teïa et Phyllis. Lygdamus était chargé du soin de nous verser à boire ; les coupes étaient de cristal, comme il est d'usage en été, et le vin, un vin grec de Méthymne des plus exquis. Un Egyptien jouait de la flûte, Phyllis des castagnettes ; et la rose pleuvait au hasard sur nos têtes, tandis qu'un nain, ramassé dans sa courte grosseur, agitait ses petits bras au son des instruments. Cependant nos lampes épuisées ne donnaient qu'une faible lumière ; la table s'était renversée en tombant ; au lieu d'un coup favorable, les dés m'offraient toujours le plus triste augure. En vain Teïa et Phyllis chantaient ou se découvraient le sein : j'étais sourd et aveugle ; ou plutôt, hélas ! j'étais tout seul aux portes de Lanuvium. Soudain ma porte a crié sur ses gonds sonores, et j'entends à l'entrée un bruit léger. Bientôt Cynthie elle-même, les cheveux en désordre et dans une belle colère, rejette le double battant avec violence ; la coupe échappe de mes mains défaillantes, et mes lèvres pâlissent, malgré le vin qui les arrose. Cependant son regard nous foudroie ; sa fureur est celle d'une femme ; c'est le même spectacle que dans une ville prise d'assaut.

Dans le courroux qui l'anime, Cynthie porte ses ongles au visage de Phyllis, et Teia, saisie d'effroi, appelle au feu le voisinage. Le Quirite troublé se réveille ; les lumières brillent ; la rue entière, malgré la nuit, retentit d'un affreux tumulte ; les deux femmes, les cheveux épars et les vêtements en désordre, cherchent asile, à la faveur des ténèbres, dans la première taverne qui se présente. Cynthie, toute fière de sa victoire et des dépouilles qu'elle lui laisse, revient alors sur moi, me frappe au visage sans pitié, charge ma poitrine de ses marques, me déchire de ses dents et s'attaque surtout à mes yeux, les premiers coupables. Quand ses bras fatigués se refusent à me frapper encore, elle saisit Lygdamus caché dans la ruelle du lit, et qui implore à genoux ma protection. Infortuné ! que pouvais-je contre elle ? j'avais été pris comme toi.

Enfin j'implorai mon pardon d'un geste suppliant, lorsqu'elle m'eut permis, mais avec peine, de me jeter à ses pieds. «Si tu veux que j'oublie ta faute, me dit-elle, écoute d'abord les lois que je t'impose. Jamais tu n'étaleras une vaine parure ni au portique de Pompée, ni aux jeux licencieux du Forum ; garde-toi de tourner vers le haut de l'amphithéâtre un regard oblique ou de t'arrêter jamais auprès d'une litière entr'ouverte. Pour Lygdamus, que j'accuse surtout de mes chagrins, qu'il soit vendu et qu'il traîne à ses pieds une double chaîne». Telles furent les lois dictées par Cynthie : je répondis en promettant de les suivre, et déjà elle avait souri, fière de mon obéissance. Ensuite elle purifie la place que Phyllis et Teïa avaient touchée ; elle répand dans la maison une eau pure ; elle m'ordonne de changer de vêtements, sans en garder un seul, et trois fois elle promène autour de ma tête le soufre enflammé. Après qu'on eut encore changé le lin flétri de ma couche, nous cimentâmes la paix en nous livrant à nos transports.

ELEGIE XXVIII
L'OMBRE DE CYNTHIE

Les mânes ne sont point une chimère, et tout ne meurt pas avec nous ; l'ombre pâle échappe victorieusement au bûcher. Je me rappelais dans un sommeil agité les tristes funérailles de Cynthie, et je gémissais sur le lit aujourd'hui glacé où j'ai régné auprès d'elle, lorsque je vis s'incliner sur ma couche l'amante naguère inhumée sur la route de Tibur, près d'une eau murmurante. Elle avait les mêmes yeux, la même chevelure que sur le lit funèbre ; mais ses vêtements étaient à demi brûlés ; le feu avait rongé le béril qu'elle avait coutume de porter au doigt, et l'onde du Léthé avait terni ses lèvres. A sa voix, à son courroux, on l'eût crue vivante ; soudain elle frappe en les joignant ses mains avec bruit. «Perfide, me dit-elle, toi dont nulle autre ne doit rien espérer de mieux, faut-il que le sommeil ait déjà sur tes yeux quelque pouvoir ? As-tu déjà perdu le souvenir des veilles de Suburre, de nos amoureux larcins, de cette fenêtre si souvent complice de nos ruses ? Que de fois j'y ai attaché une corde à laquelle je me suspendais tour à tour de chaque main pour venir me jeter dans tes bras ! Souvent les rues furent les témoins de nos caresses, et, les poitrines serrées l'une contre l'autre, de nos vêtements nous échauffions le sol. Où sont les muets serments que n'a pu entendre le Zéphyr, mais qu'il a dispersés sans retour ? Personne ne m'a fermé les yeux à mon dernier instant. Hélas ! si tu m'eusses rappelée, j'aurais obtenu quelques heures ! Un mercenaire a-t-il fait retentir près de moi la trompette funèbre ? Ma tête n'a-t-elle pas reposé sur une pierre qui la blessait ? Qui t'a vu gémir de mon trépas, prendre des vêtements de deuil et les échauffer de tes larmes ? Si tu craignais de franchir les portes de Rome, jusque-là du moins tu devais ordonner au lit funèbre une marche plus lente. Ingrat ! que n'as-tu appelé toi-même les vents sur mon bûcher ! pourquoi la flamme n'a-t-elle exhalé aucun parfum ? était-il donc si pénible de jeter sur mes restes quelques fleurs de vil prix et de répandre un peu de vin sur ma cendre ?

Condamne au feu Lygdamus, ou du moins prépare à cet esclave maudit l'épreuve du fer brûlant : car j'ai reconnu la perfidie quand j'ai bu la coupe empoisonnée. Que la trop rusée Nomas s'épargne aussi les vaines conjurations ; l'acier rougi dévoilera son crime. Cette femme, qui vendait naguère à vil prix ses ignobles faveurs, balaye aujourd'hui la terre de sa robe où l'or se joue, et surcharge de travaux de malheureuses esclaves, quand l'une d'elles vient à rappeler ma beauté. Pétalé, pour avoir porté quelques fleurs sur ma tombe, s'est vu, malgré son grand âge, honteusement enchaîner au poteau ; et Lalagé, suspendue par les cheveux, a été frappée de verges, parce qu'elle avait osé invoquer le nom de Cynthie. Que dis-je ? ma rivale a fait fondre l'or de mon portrait pour s'enrichir aux dépens de mon bûcher, et tu l'as souffert.

Cependant, Properce, je ne t'accuse point, tout coupable que tu es : car longtemps j'ai régné en souveraine dans tes écrits. J'en jure par le Destin, par ses arrêts immuables, et que Cerbère épargne mon ombre, si ma parole est vraie, je ne fus jamais infidèle ; si je mens, que le serpent siffle sur mon tombeau et repose sur mes tristes restes. Il est deux routes sur les flots bourbeux de l'Achéron, et la foule entière s'écoule par l'une ou l'autre vers des demeures différentes. Tantôt la barque fatale porte l'adultère Clytemnestre, et Pasiphaé qui emprunta la forme d'une génisse ; tantôt, couronnée de fleurs, elle se dirige vers l'Elysée, où la rose est toujours caressée par le Zéphyr, où la lyre harmonieuse, la cymbale consacrée à Cybèle, et le luth lydien, conduisent, en mariant leurs accords, des danses éternelles. Andromède et Hypermnestre, ces épouses sans tache, se racontent l'une à l'autre leur vie et leurs amours. L'une rappelle en gémissant que, pour expier le crime de sa mère, elle a vu ses bras se flétrir sous le poids des fers et ses mains innocentes fixées à des roches glacées. Hypermnestre redit à son tour l'audacieux forfait de ses soeurs, et qu'elle n'eut point le courage de partager leur crime. Ainsi, même après la mort, nous versons, comme un baume, quelques larmes sur nos amours : pour moi, je me tais sur tes nombreuses perfidies.

Aujourd'hui, si ma mémoire ne t'est pas indifférente, si les enchantements de Doris ne t'ont point captivé tout entier, écoute les prières de Cynthie. Que ma nourrice Parthénie ne manque de rien dans sa tremblante vieillesse, elle qui toujours s'est montrée sensible à tes feux et désintéressée. Que Latris, mon esclave chérie, dont le nom indique les services, ne présente point le miroir à quelque maîtresse nouvelle. Brûle tous les vers que tu fis jadis pour moi, et ces éloges d'une beauté qui n'est plus. Arrache de mon tombeau ce lierre, dont les branches tenaces enchaînent mes os et les brisent. Dans ces riants vergers que l'Anio couve de son onde écumante, et où l'ivoire, par un don d'Hercule, conserve toujours sa blancheur, élève une colonne. à ma cendre, et prends soin d'y graver cette épitaphe digne de Cynthie, assez courte cependant pour que le passant puisse la lire sans s'arrêter :

Dans ces vallons du frais Tibur
Cynthie, hélas ! repose ensevelie.

Par son tombeau ta rive est ennoblie,
Anio ; roule auprès d'elle et plus calme et plus pur.

Et ne dédaigne point un songe qui vient par la porte pieuse : ceux qui viennent par cette porte méritent la confiance. La nuit rend la libertô à nos ombres, et leur permet d'errer à leur gré. Cerbère lui-même abandonne sa chaîne. Mais, au matin, une loi sévère nous rappelle aux rives du Léthé, et Charon compte avec soin les ombres qu'il a passées. Adieu ; sois maintenant à d'autres : bientôt je te posséderai seule ; tu seras avec moi, et mes ossements se presseront contre les tiens». Elle dit, et à peine son ombre plaintive avait achevé ces reproches, qu'elle échappa soudain à mes embrassements.


Traduction de J. Genouille (1862)
Illustrations de Geneviève Rostan (1932)