Première partie

Préface. - Croyances des Egyptiens sur l'origine du Monde. Dieux fondateurs des villes de l'Egypte. Des premiers hommes, et du plus ancien genre de vie. Culte des Dieux ; construction des temples. - Topographie de l'Egypte ; le Nil. - Opinions des anciens philosophies et historiens sur la cause des crues du Nil. - Premiers rois d'Egypte ; leurs exploits. - Construction des pyramides, comptées au nombre des sept merveilles du Monde. - Lois et tribunaux. - Animaux sacrés des Egyptiens. - Rites observés aux funérailles des Egyptiens. - Voyageurs grecs qui ont emprunté à l'Egypte des institutions utiles.

I. Tous les hommes doivent de la reconnaissance à ceux qui approfondissent l'histoire universelle et s'efforcent de contribuer, par leurs travaux, au bien général de la société. Livrés à un enseignement utile, ils procurent au lecteur la plus belle expérience des choses humaines, sans lui en faire payer l'apprentissage. L'expérience qu'on acquiert soi-même ne peut être le fruit que de grands labeurs et de beaucoup de souffrances.

Le héros le plus expérimenté, «Qui avait vu bien des villes et appris à connaître bien des hommes», avait aussi beaucoup souffert. Les historiens enseignent la sagesse par le récit des peines et des malheurs d'autrui. Ils essaient de ramener à un même ordre de choses tous les hommes qui, avec une origine commune, ne sont distingués que par la différence des temps et des lieux. Ils se constituent, en quelque sorte, les ministres de la providence divine, qui soumet à un principe commun la distribution des astres et la nature des hommes, et qui, tournant dans une sphère éternelle, assigne à chacun leur destin. C'est ainsi qu'ils font de leur science un objet de méditation pratique. Il est bon de profiter de l'exemple d'autrui pour redresser ses propres erreurs, et d'avoir pour guide, dans les hasards de la vie, non la recherche de l'avenir, mais la mémoire du passé. Si, dans les conseils, on préfère l'avis des vieillards à celui des jeunes gens, c'est à l'expérience, qui s'acquiert avec les années, qu'il faut attribuer cette préférence ; or, l'histoire, qui nous procure l'enseignement de tant de siècles, n'est-elle pas encore bien au-dessus de l'expérience individuelle ? on peut donc considérer l'histoire comme la science la plus utile dans toutes les circonstances de la vie : elle donne non seulement aux jeunes gens l'intelligence du passé, mais encore elle agrandit celle des vieillards. La connaissance de l'histoire rend de simples particuliers dignes du commandement, et, par la perspective d'une gloire immortelle, elle encourage les chefs à entreprendre les plus belles actions. De plus, par les éloges que l'histoire décerne à ceux qui sont morts pour la patrie, elle rend les citoyens plus ardents à la défendre, et, par la menace d'un opprobre éternel, elle détourne les méchants de leurs mauvais desseins.

II. En perpétuant la mémoire du bien, l'histoire a conduit les uns à fonder des villes, les autres à consolider la société par des lois, d'autres enfin à devenir, par l'invention des sciences et des arts, les bienfaiteurs du genre humain. Il faut réclamer pour l'histoire une large part dans les éloges accordés aux actions qui contribuent au bonheur général. Incontestablement, elle rend les plus grands services à l'humanité en plaçant les modèles de la vertu en face du vice démasqué. Si la fiction des enfers contribue puissamment à inspirer aux hommes la piété et la justice, quelle influence bienfaisante doivent exercer sur les moeurs et sur la morale les récits véridiques de l'histoire ! La vie d'un homme n'est qu'un moment de l'éternité ; l'homme passe et le temps reste. Ceux qui n'ont rien fait qui soit digne de mémoire meurent avec leur corps et avec tout ce qui se rattachait à leur vie ; tandis que les actes de ceux qui sont arrivés à la gloire par la vertu se perpétuent et revivent dans la bouche de l'histoire. Il est beau, ce me semble, d'échanger une renommée immortelle pour des travaux périssables. Hercule s'est immortalisé par des travaux entrepris au profit du genre humain. Parmi les hommes de bien, les uns ont été mis au rang des héros, les autres ont reçu des honneurs divins ; tous ont été célébrés par l'histoire, perpétuant leur mémoire selon le mérite de chacun. Tandis que les autres monuments deviennent la proie du temps, l'histoire enchaîne, par sa toute-puissance, le temps, qui use tant de choses, et le force en quelque sorte à transmettre ses témoignages à la postérité. Elle contribue aussi au développement de l'éloquence, le plus beau talent de l'homme. C'est par l'éloquence que les Grecs l'emportent sur les Barbares, comme les gens instruits l'emportent sur les ignorants. C'est par le seul secours de la parole qu'un homme peut se rendre maître de la multitude. En général, l'effet d'un discours est déterminé par le pouvoir de l'éloquence. Nous accordons des éloges aux bons citoyens qui, sous ce rapport, se sont élevés au premier rang. En poursuivant ce sujet, qui se divise en plusieurs parties, nous remarquerons que la poésie est plus agréable qu'utile ; que la législation est appelée à réprimer plutôt qu'à instruire. Parmi les autres genres d'éloquence, les uns ne contribuent en rien à la prospérité publique, les autres sont utiles autant que dangereux ; d'autres, enfin, ne font qu'obscurcir la vérité. Transmettant à la postérité ses témoignages ineffaçables, l'histoire, seule, par l'accord des actes avec les paroles, réunit tout ce que les autres connaissances renferment de plus utile. Elle se manifeste dans tout son éclat, en encourageant la justice, en blâmant les méchants, en louant les bons, en offrant de grandes leçons à ceux qui veulent en profiter.

III. La faveur avec laquelle ont été accueillis ceux qui se sont livrés à l'étude de l'histoire nous a engagé à nous vouer à la même carrière. En examinant les travaux de nos prédécesseurs, nous leur avons rendu toute la justice qu'ils méritaient ; mais nous avons pensé qu'ils n'avaient pas encore atteint le degré d'utilité et de perfection nécessaire. Car l'utilité de l'histoire réside dans un ensemble de circonstances et de faits très nombreux et très variés ; et pourtant la plupart de ceux qui ont écrit l'histoire ne se sont attachés qu'au récit des guerres particulières d'une nation ou d'une seule cité. Un petit nombre d'entre eux ont essayé de tracer des histoires universelles depuis les temps anciens jusqu'à l'époque où ils écrivaient. Et parmi ceux-ci les uns ont entièrement négligé la chronologie, les autres ont passé sous silence les faits et gestes des Barbares ; d'autres ont évité, comme un écueil, les temps fabuleux ; d'autres enfin n'ont pas pu achever leur oeuvre, enlevés au milieu de leur carrière par l'inexorable destin. Aucun d'entre eux n'est encore allé plus loin que l'époque des rois macédoniens ; ceux-là avant fini leur histoire à Philippe, ceux-ci à Alexandre, et quelques autres aux successeurs de ces rois. Depuis cette époque jusqu'à nos jours il s'est passé bien des événements qu'aucun historiographe n'a encore tenté de rédiger et de mettre en ordre ; tous ont reculé devant l'immensité de cette tâche. Aussi le lecteur doit-il renoncer à comprendre et à graver dans sa mémoire les détails historiques et chronologiques consignés dans des ouvrages nombreux et divers.

Après avoir réfléchi à tout cela, nous avons jugé à propos d'entreprendre cet ouvrage dans le but d'être utile et le moins fastidieux que possible pour le lecteur. Une histoire universelle depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours est sans doute un travail d'une exécution difficile, mais qui est du plus haut intérêt pour les hommes studieux. Chacun pourra puiser à cette grande source tout ce qui lui paraît le plus utile. Ceux qui veulent s'instruire manquent souvent des moyens de se procurer les livres nécessaires ; de plus, il leur est difficile de démêler les faits véritables dans la multitude et la variété des récits. Une histoire universelle coordonne les faits, en rend la compréhension facile et les met à la portée de tout le monde. En somme, elle est autant au-dessus des histoires particulières que le tout est au-dessus de la partie, que le général est au-dessus du particulier ; et, en soumettant les faits à un ordre chronologique, elle est supérieure à tout récit de choses dont la date est inconnue.

IV. Comme l'exécution d'un projet si utile demande beaucoup de travail et de temps, nous y avons employé trente ans. Nous avons parcouru, avec bien des fatigues et bien des risques, une grande partie de l'Asie et de l'Europe, afin de voir de nos propres yeux la plupart des contrées les plus importantes dont nous aurons occasion de parler. Car c'est à l'ignorance des lieux qu'il faut attribuer les erreurs qui sont commises même par les historiens les plus renommés. Ce qui nous porte à entreprendre cet ouvrage, c'est surtout le désir d'être utile (désir qui chez tous les hommes mène à bonne fin les choses en apparence les plus difficiles) ; puis, la facilité avec laquelle nous pouvons nous procurer à Rome tout ce qui peut contribuer à la réalisation de ce projet. En effet, cette ville dont l'empire s'étend jusqu'aux confins du monde nous a fourni de grandes facilités, à nous qui y avons séjourné pendant un temps assez long. Natif d'Argyre, en Sicile, et ayant acquis une grande connaissance de la langue latine, à cause des rapports intimes et fréquents que les romains ont avec cette île, j'ai consulté avec soin les documents conservés depuis si longtemps par les Romains, afin d'éclaircir l'histoire de ce grand empire. Nous avons commencé par les temps fabuleux chez les Grecs et les Barbares, après avoir soigneusement examiné tout ce que les traditions anciennes rapportent sur chaque peuple.

Puisque notre ouvrage est achevé et que les livres qui le composent sont encore inédits, je veux d'abord dire un mot sur le plan général que j'ai suivi. Les six premiers livres renferment les événements et les récits fabuleux antérieurs à la guerre de Troie, et, de ces six, les trois premiers comprennent les antiquités des Barbares, et les trois autres, celles des Grecs. Dans les onze livres suivants, nous donnons l'histoire universelle depuis la guerre de Troie jusqu'à la mort d'Alexandre. Enfin les derniers vingt-trois livres contiennent la suite de cette histoire jusqu'au commencement de la guerre entre les Celtes et les Romains, sous le commandement de Jules César, qui fut mis par ses exploits au rang des dieux : ce chef avait dompté les innombrables peuplades belliqueuses des Celtes et reculé jusqu'aux îles britanniques les limites de l'empire de Rome. Les premiers événements de cette guerre tombent dans la première année de la CLXXXe olympiade, Hérode étant archonte d'Athènes.

V. Nous n'avons fixé aucun ordre chronologique pour la partie de notre histoire qui est antérieure à la guerre de Troie, car il ne nous en reste aucun monument digne de foi. De la prise de Troie jusqu'au retour des Héraclides, nous avons compté quatre-vingts ans, d'après l'autorité d'Apollodore d'Athènes et trois cent vingt-huit ans, depuis le retour des Héraclides jusqu'à la Iere olympiade, en calculant cette période d'après les règnes des rois de Lacédémone. Enfin, il s'est écoulé un intervalle de sept cent trente ans depuis la Iere olympiade jusqu'au commencement de la guerre des Gaules, à laquelle nous finissons. Ainsi, notre histoire, composée de quarante livres, comprend un laps de temps de mille cent trente-huit ans, sans compter l'époque qui précède la guerre de Troie.

Nous avons indiqué ces notions préliminaires, afin de donner au lecteur une idée de l'ensemble de l'ouvrage et d'en prévenir l'altération de la part des copistes. Nous souhaitons que ce qu'il y a de bon n'excite la jalousie de personne, et que les erreurs qui s'y rencontrent soient rectifiées par ceux qui sont plus instruits que nous. Après cette courte introduction, nous allons procéder à la réalisation de notre promesse.

VI. Nous essaierons d'exposer à part les idées émises par les premiers instituteurs du culte divin sur ce que la mythologie raconte de chacun des immortels ; car c'est là un sujet qui demande beaucoup d'étendue. Cependant, nous ne manquerons pas de faire ressortir, dans notre exposé, tout ce qui nous paraîtra convenable et digne d'être mentionné. Commençant aux temps les plus anciens, nous décrirons soigneusement et en détail tout ce qui a rapport au genre humain et aux parties connues de la terre habitée. Parmi les naturalistes et les historiens les plus célèbres il y a deux opinions différentes sur l'origine des hommes. Les uns admettent que le monde est incréé et impérissable, et que le genre humain existe de tout temps, n'ayant point eu de commencement. Les autres prétendent, au contraire, que le monde a été créé, qu'il est périssable, que le genre humain a la même origine que le monde et qu'il est compris dans les mêmes limites.

VII. A l'origine des choses, le ciel et la terre, confondus ensemble, n'offraient d'abord qu'un aspect uniforme. Ensuite, les corps se séparèrent les uns des autres, et le monde revêtit la forme que nous lui voyons aujourd'hui ; l'air fut doué d'un mouvement continuel : l'élément igné s'éleva dans les régions supérieures, en vertu de sa légèreté. C'est pourquoi le soleil et toute l'armée des astres, qui sont formés de cet élément, sont entraînés dans un tourbillon perpétuel. L'élément terrestre et l'élément liquide restèrent encore mélangés ensemble, en raison de leur poids ; mais, l'air tournant continuellement autour de lui-même, les particules humides produisirent la mer, et les particules plus compactes formèrent la terre molle et limoneuse. Sous l'influence des rayons du soleil, la terre prit de la consistance ; par l'action combinée de la chaleur et de l'humidité, sa surface se souleva comme une matière fermentescible : il se forma en beaucoup d'endroits des excroissances recouvertes de minces membranes, ainsi qu'on le voit encore aujourd'hui arriver dans les lieux marécageux, lorsqu'à une température froide succède subitement un air brûlant, sans transition successive. La matière, ainsi vivifiée, se nourrit pendant la nuit de la vapeur qui se condense, tandis qu'elle se solidifie pendant le jour par l'effet du soleil. Enfin, ces germes, après avoir atteint leur dernier degré de développement et rompu les membranes qui les enveloppaient, mirent au monde tous les types d'animaux. Ceux en qui la chaleur domine s'élevèrent dans les airs ; ce sont les oiseaux. Ceux qui participent davantage du mélange terrestre se rangèrent dans la classe des reptiles et des autres animaux qui vivent sur la terre. Ceux qui tiennent davantage de la substance aqueuse trouvèrent dans l'eau un séjour convenable ; on les appelle animaux aquatiques. La terre, se desséchant de plus en plus sous l'influence de la chaleur du soleil et des vents, finit par ne plus engendrer aucun des animaux parfaits. Depuis lors, les êtres animés se propagent par voie de génération, chacun selon son espèce. Euripide, disciple d'Anaxagore le physicien, semble avoir les mêmes idées sur l'origine du monde, lorsqu'il dit dans Ménalippe : «Ainsi le ciel et la terre étaient confondus dans une masse commune, lorsqu'ils furent séparés l'un de l'autre. Tout prenait vie et naissait à la lumière : les arbres, les volatiles, les animaux que la terre nourrit, et le genre humain».

VIII. Voilà ce que nous savons sur l'origine du monde. Les hommes primitifs devaient mener une vie sauvage, se disperser dans les champs, cueillir les herbes et les fruits des arbres qui naissent sans culture. Attaqués par les bêtes féroces, ils sentaient la nécessité de se secourir mutuellement, et, réunis par la crainte, ils ne tardaient pas à se familiariser entre eux. Leur voix était d'abord inarticulée et confuse ; bientôt ils articulèrent des paroles, et, en se représentant les symboles des objets qui frappaient leurs regards, ils formèrent une langue intelligible et propre à exprimer toutes choses. L'existence de semblables réunions d'hommes en divers endroits du continent a donné naissance à des dialectes différents suivant l'arrangement particulier des mots de chacun. De là encore la variété des caractères de chaque langue, et le type naturel et primitif qui distingue toute nation. Dans leur ignorance des choses utiles à la vie, les premiers hommes menaient une existence misérable ; ils étaient nus, sans abri, sans feu et n'ayant aucune idée d'une nourriture convenable. Ne songeant point à cueillir les fruits sauvages et à en faire provision pour la mauvaise saison, beaucoup d'entre eux périssaient par le froid et le défaut d'aliments. Bientôt instruits par l'expérience, ils se réfugiaient dans des cavernes pendant l'hiver, et mettaient de côté les fruits qui pouvaient se conserver. La connaissance du feu et d'autres choses utiles ne tarda pas à amener l'invention des arts et de tout ce qui peut contribuer à l'entretien de la vie commune. Partout le besoin a été le maître de l'homme : il lui enseigne l'usage de sa capacité, de ses mains, de la raison et de l'intelligence, que l'homme possède de préférence à tout animal. Cet exposé de l'origine et de la vie primordiale des hommes suffira pour l'ordre de notre sujet.

IX. Nous allons entrer maintenant dans le détail des événements mémorables qui sont arrivés dans les contrées les plus connues de la terre. Nous n'avons rien à dire des premiers rois, et nous n'ajouterons point foi aux récits de ceux qui prétendent en savoir l'histoire. En effet, il est impossible que l'écriture soit une invention contemporaine des premiers rois. Et, supposé même que l'origine de l'écriture soit aussi ancienne, ce n'est que beaucoup plus tard qu'il devait y avoir des historiens. Non seulement les Grecs, mais encore la plupart des Barbares, discutent beaucoup sur l'antiquité de l'histoire, en se disant autochthones, et les premiers inventeurs des arts utiles, et en faisant remonter leurs monuments historiques aux temps les plus reculés. Quant à nous, nous ne voulons point décider quels sont les peuples les plus anciens, et encore moins de combien d'années les uns sent plus anciens que les autres. Mais nous exposerons dans un ordre convenable ce que chacun d'eux raconte de leur antiquité et de leur origine. Nous commencerons par les Barbares, non que nous les estimions plus anciens que les Grecs ; comme Ephore l'a avancé, mais afin d'achever cette partie de notre tâche avant d'aborder l'histoire des Grecs, que nous ne serons pas ensuite obligé d'interrompre. Comme la tradition place en Egypte la naissance des dieux, les premières observations astronomiques et les récits sur les grands hommes les plus dignes de mémoire, nous commencerons notre ouvrage par les Egyptiens.

X. Les Egyptiens disent que leur pays est le berceau du genre humain, à cause de la fertilité du sol et de la nature du Nil. Ce fleuve fournit des aliments appropriés aux nombreuses espèces d'animaux qu'il renferme ; on y trouve, en effet, la racine du roseau, le lotus, la fève d'Egypte, le corseon et plusieurs autres produits qui peuvent également servir de nourriture à l'espèce humaine. Ils essaient de démontrer la fertilité de leur sol en racontant que l'on voit encore aujourd'hui dans la Thébaïde une contrée où naissent spontanément, dans de certains temps, des rats si prodigieux par leur grosseur et leur nombre que le spectateur en reste frappé de surprise, et que plusieurs de ces animaux, formés seulement jusqu'à la poitrine et les pattes de devant, se débattent, tandis que le reste du corps, encore informe et rudimentaire, demeure engagé dans le limon fécondant. Il est donc évident, continuent-ils, qu'après la création du monde un sol aussi propice que celui de l'Egypte a dû produire les premiers hommes. En effet, nous ne voyons ailleurs rien de semblable à ce qui se passe dans ce pays, où les animaux s'engendrent d'une manière si extraordinaire. De plus, si le déluge de Deucalion a fait périr la plupart des animaux, il a dû épargner ceux qui vivent dans le midi de l'Egypte, qui est d'ordinaire exempt de pluie ; et si ce déluge les a tous fait périr sans exception, ce n'est que dans ce pays qu'ont pu s'engendrer des êtres nouveaux. Les grandes pluies, tempérées par la chaleur du climat, devaient rendre l'air très propre à la génération primitive des animaux ; car nous voyons encore aujourd'hui quantité d'êtres animés se former dans le résidu des eaux qui inondent une partie de l'Egypte. Au moment où ces eaux se retirent, le soleil, qui dessèche la surface du limon, produit, dit-on, des animaux dont les uns sont achevés, tandis que les autres ne le sont qu'à moitié et demeurent adhérents à la terre.

XI. Les hommes, dont l'Egypte est le berceau, contemplant l'univers et admirant son ordre et sa beauté, furent saisis de vénération à l'aspect du soleil et de la lune. Ils regardèrent ces deux astres comme deux divinités principales et éternelles ; ils nommèrent l'un Osiris et l'autre Isis, deux noms dont l'étymologie se justifie. Osiris, traduit en grec, signifie qui a plusieurs yeux ; en effet, les rayons du soleil sont autant d'yeux avec lesquels cet astre regarde la terre et la mer. C'est ce que semble avoir voulu dire le poète : «Le soleil qui voit et qui sait toutes choses». Quelques anciens mythologistes grecs ont donné à Osiris les surnoms de Dionysus et de Sinus ; de là vient qu'Eumolpe, dans ses Bachiques, a dit : «Dionysus a la face étincelante comme un astre» ; et Orphée : «Aussi l'appelle-t-on Phanétès Dionysus».

Quelques-uns donnent à Osiris un habillement de peau de faon tacheté et brillant comme des étoiles. Le nom d'Isis signifie ancienne, rappelant ainsi l'origine antique de cette déesse. Les Egyptiens la représentent avec des cornes, pour exprimer la forme que prend la lune dans sa révolution mensuelle, et parce qu'ils lui consacrent une génisse. Ce sont là les dieux qui, selon eux, gouvernent l'univers, et qui nourrissent et développent tous les êtres dans une période de trois saisons, le printemps, l'été et l'hiver, saisons dont le retour constant forme l'ordre régulier des années. Ces deux divinités contribuent beaucoup à la génération de tous les êtres : Osiris, par le feu et l'esprit ; Isis, par l'eau et la terre ; et tous deux, par l'air. Ainsi tout est compris sous l'influence du soleil et de la lune. Les cinq éléments que nous venons de nommer constituent le monde, comme la tête, les mains, les pieds et les autres parties du corps composent l'homme.

XII. Les Egyptiens ont divinisé chaque élément, et leur ont assigné primitivement des noms particuliers à leur langue. Ils ont donné à l'esprit le nom de Jupiter, qui signifie principe psychique de la vie, et ils l'ont regardé comme le père de tous les êtres intelligents. Avec cette idée s'accorde ce qu'a dit le plus grand poète de la Grèce en parlant de Jupiter «le père des hommes et des dieux». Ils ont nommé le feu Vulcain, dieu du premier ordre, et qui passe pour contribuer beaucoup à la production et à la perfection des choses. La terre, étant comme le sein qui reçoit les germes de la vie, ils lui donnent le nom de Mère. C'est pour une raison analogue que les Grecs l'appellent Demeter, nom qui diffère peu du mot Ghemeter (terre mère), par lequel on désignait anciennement la terre. C'est pourquoi Orphée a dit : «De tout être la terre est mère et bienfaitrice». L'eau fut appelée Océan, ce qui veut dire Mère nourrice. Quelques Grecs l'ont pris dans le même sens, comme l'atteste ce vers du poète : «Océan et Téthys des dieux sont l'origine».

Pour les Egyptiens l'Océan est le Nil, où, selon eux, les dieux ont pris naissance, parce que de tous les pays du monde l'Egypte est le seul qui ait des villes bâties par les dieux mêmes ; telles sont les villes de Jupiter, d'Hélios, d'Hermès, d'Apollon, de Pan, d'Elithya et plusieurs autres. Enfin, l'air était appelé Minerve, qu'ils ont crue fille de Jupiter et toujours vierge, parce que l'air est incorruptible, et qu'il s'étend jusqu'au sommet de l'univers ; car Minerve était sortie de la tête de Jupiter. Elle s'appelle aussi Tritogénie, des trois changements que subit la nature dans les trois saisons de l'année, le printemps, l'été et l'hiver. Elle porte aussi le nom de Glaucopis, non parce qu'elle a les yeux bleus, comme quelques Grecs l'ont pensé, mais parce que l'immensité de l'air a un aspect bleu. Ils disent que ces cinq divinités parcourent le monde, apparaissant aux hommes tantôt sous la forme d'animaux sacrés, tantôt sous la figure humaine ou sous quelque autre forme ; et ceci n'est point fabuleux, puisqu'étant les auteurs de tout être, les dieux peuvent revêtir toutes sortes de formes. C'est ce que le poète, qui avait été en Egypte et qui avait eu des relations avec les prêtres de ce pays, fait entendre par ces mots : «Et les dieux, sous la forme de voyageurs étrangers, parcourent les villes, et examinent eux-mêmes la méchanceté et la vertu des hommes». Voilà ce que les Egyptiens racontent des dieux célestes et immortels.

XIII. Les dieux ont eu des enfants terrestres. Ceux-ci, quoique nés mortels, ont, par leur sagesse ou par le bien qu'ils ont fait aux hommes, obtenu l'immortalité ; quelques-uns ont été rois dans l'Egypte. De ces rois, les uns ont eu des noms communs avec les dieux, et les autres ont eu des noms particuliers. C'est ainsi qu'on cite Hélios, Saturne, Rhéa, Jupiter (que quelques-uns appellent Ammon), Junon, Vulcain, Vesta et Hermès. Hélios, dont le nom signifie soleil, a régné le premier en Egypte. Quelques prêtres nomment comme premier roi Vulcain, inventeur du feu, et par cela même le plus digne de la royauté. Un arbre frappé par la foudre avait mis en flamme une forêt voisine ; Vulcain accourut, et quoique en hiver, il changea de vêtement à cause de la chaleur ; le feu commençant à s'éteindre, il l'entretint en y jetant de nouvelles matières ; alors il appela les autres hommes pour venir profiter de sa découverte. Après Vulcain, régna Saturne qui épousa sa soeur Rhéa, et en eut, selon quelques mythologistes, Osiris et Isis, ou, selon la plupart, Jupiter et Junon, qui par leurs vertus parvinrent à l'empire du monde entier. De ceux-ci naquirent cinq dieux ; la naissance de chacun coïncide avec un des cinq jours intercalaires de l'année égyptienne. Ces dieux sont Osiris, Isis, Typhon, Apollon et Vénus. Osiris correspond à Bacchus, et Isis à Cérès. Osiris ayant épousé Isis et succédé au trône de sou père, combla la société de ses bienfaits.

XIV. Il fit perdre aux hommes la coutume de se manger entre eux, après qu'Isis eut découvert l'usage du froment et de l'orge, qui croissaient auparavant inconnus, sans culture et confondus avec les autres plantes. Osiris inventa la culture de ces fruits, et par suite de ce bienfait, l'usage d'une nourriture nouvelle et agréable fit abandonner aux hommes leurs moeurs sauvages. Pour consacrer le souvenir de cette découverte, on rapporte une pratique fort ancienne, encore usitée maintenant. Dans le temps de la moisson, les premiers épis sont donnés en offrande, et les habitants placés près d'une gerbe de blé la battent en invoquant Isis. Il y a quelques villes où, pendant les fêtes d'Isis, on porte avec pompe, parmi d'autres objets, des corbeilles chargées de froment et d'orge, en mémoire des bienfaits de cette déesse. On rapporte aussi qu'Isis a donné des lois d'après lesquelles les hommes se rendent réciproquement justice, et font cesser l'abus de la force et de l'injure par la crainte du châtiment. C'est pour cette raison que les anciens Grecs ont nommé Cérès Thesmophore (législatrice), comme ayant la première établi des lois.

XV. Selon la tradition, Osiris et ses compagnons fondèrent, dans la Thébaïde d'Egypte, une ville à cent portes, qu'ils appelèrent du nom de sa mère, Hérapolis, mais que ses descendants ont nommée Diospolis, et d'autres Thèbes. Au reste, l'origine de cette ville est incertaine, non seulement chez les historiens, mais encore parmi les prêtres d'Egypte ; car plusieurs d'entre eux soutiennent que Thèbes a été fondée, plusieurs années après Osiris, par un roi dont nous parlerons ailleurs. Osiris éleva à Jupiter et à Junon, ses parents, un temple merveilleux par sa grandeur et sa somptuosité. Il en consacra deux autres, tout d'or, le plus grand à Jupiter Uranius, et le plus petit à son père, surnommé Ammon, qui avait régné en Egypte. I1 éleva aussi des temples d'or aux autres dieux dont nous avons parlé ; il régla leur culte et établit des prêtres pour le maintenir. Osiris et Isis ont honoré les inventeurs des arts et ceux qui enseignent des choses utiles à la vie.

Après avoir trouvé, dans la Thébaïde, des forges d'airain et d'or, on fabriqua des armes pour tuer les bêtes féroces, des instruments pour travailler à la terre, et, avec le progrès de la civilisation, des statues et des temples dignes des dieux. Osiris aima aussi l'agriculture ; il avait été élevé à Nysa, ville de l'Arabie Heureuse et voisine de l'Egypte, où cet art était en honneur. C'est du nom de Jupiter, son père, joint à celui de cette ville, que les Grecs l'ont appelé Dionysos. Le poète fait mention de Nysa dans un de ses hymnes où il dit : «Nysa assise sur une colline verdoyante, loin de la Phénicie et près des fleuves de l'Egypte». On dit qu'il découvrit la vigne dans le territoire de Nysa, et qu'ayant songé à en utiliser le fruit, il but le premier du vin, et apprit aux hommes la culture de la vigne, l'usage du vin, sa préparation et sa conservation. Il honora Hermès qui était doué d'un talent remarquable pour tout ce qui peut servir la société humaine.

XVI. En effet, Hermès établit le premier une langue commune, il donna des noms à beaucoup d'objets qui n'en avaient pas ; il inventa les lettres et institua les sacrifices et le culte des dieux. Il donna aux hommes les premiers principes de l'astronomie et de la musique ; il leur enseigna la palestre, la danse et les exercices du corps. Il imagina la lyre à trois cordes, par allusion aux trois saisons de l'année ; ces trois cordes rendent trois sons, l'aigu, le grave et le moyen. L'aigu répond à l'été, le grave à l'hiver, et le moyen au printemps. C'est lui qui apprit aux Grecs l'interprétation des langues ; pour cette raison ils l'ont appelé Hermès (interprète). Il était le scribe sacré (hiérogrammate) d'Osiris qui lui communiquait tous ses secrets et faisait un grand cas de ses conseils. C'est enfin lui qui découvrit l'olivier, découverte que les Grecs attribuent à Minerve.

XVII. Bienfaisant et aimant la gloire, Osiris assembla une grande armée dans le dessein de parcourir la terre et d'apprendre aux hommes la culture de la vigne, du froment et de l'orge. Il espérait qu'après avoir tiré les hommes de leur état sauvage et adouci leurs moeurs, il recevrait des honneurs divins en récompense de ses grands bienfaits, ce qui eut lieu en effet. Et non seulement les contemporains reçurent ces dons avec reconnaissance, mais encore leurs descendants ont honoré comme les plus grands des dieux ceux auxquels ils doivent leur nourriture. Osiris chargea Isis de l'administration générale de ses Etats, et lui donna pour conseiller Hermès, le plus sage de ses amis, et, pour général de ses troupes, Hercule qui tenait à lui par la naissance, et qui était d'une valeur et d'une force de corps prodigieuses. Il établit Busiris gouverneur de tout le pays qui avoisine la Phénicie. Antée reçut le gouvernement des contrées de l'Ethiopie et de la Libye. Tout étant ainsi disposé, il se mit en marche à la tête de son armée, et emmena avec lui son frère, que les Grecs nomment Apollon. Celui-ci découvrit, dit-on, le laurier, que tous les hommes lui ont consacré ; la découverte du lierre est attribuée à Osiris. Les Egyptiens le consacrent à ce dieu comme les Grecs à Dionysus, et ils l'appellent dans leur langue la plante d'Osiris. Dans les cérémonies sacrées ils préfèrent le lierre à la vigne, parce que la vigne perd ses feuilles au lieu que le lierre reste toujours vert. Les anciens en ont agi de même à l'égard d'autres plantes toujours verdoyantes ; ils ont consacré le myrte à Vénus, le laurier à Apollon et l'olivier à Minerve.

XVIII. Dans cette expédition Osiris était, selon la tradition, accompagné de ses deux fils, Anubis et Macédon ; ils portaient l'un et l'autre des armures provenant de deux bêtes dont ils imitaient le courage. Anubis était revêtu d'une peau de chien et Macédon d'une peau de loup : c'est pourquoi ces animaux sont en honneur chez les Egyptiens. Il prit encore avec lui Pan qui est particulièrement vénéré dans le pays ; car les habitants placent sa statue dans chaque temple, ils ont même fondé dans la Thébaïde une ville appelée Chemmo, mot qui signifie ville de Pan. Il fit suivre enfin par deux hommes instruits dans l'agriculture, Maron pour la culture de la vigne, et Triptolème pour celle du blé. Tout étant prêt, Osiris promit aux dieux de laisser croître ses cheveux jusqu'à son retour en Egypte, et se mit en route par l'Ethiopie. C'est là l'origine de la coutume qui existe encore aujourd'hui en Egypte, de ne point couper la chevelure pendant toute la durée d'un voyage jusqu'au retour dans la patrie. On raconte que lorsqu'il passait par l'Ethiopie, on lui amena des satyres qu'on dit être couverts de poils jusqu'aux reins. Osiris aimait la joie, la musique et la danse ; aussi menait-il à sa suite des chanteurs parmi lesquels étaient neuf filles instruites dans tous les arts ; les Grecs leur donnent le nom de Muses. Elles étaient conduites par Apollon, appelé pour cela Musagète. Osiris attacha à son expédition les satyres qui se distinguaient par le chant, la danse et le jeu ; car son expédition n'était point militaire, ni dangereuse : partout on recevait Osiris comme un dieu bienfaisant. Après avoir appris aux Ethiopiens l'agriculture et fondé des villes célèbres, il laissa dans ce pays des gouverneurs chargés de l'administrer et de percevoir le tribut.

XIX. Il arriva alors que le Nil, au lever du Sirius (époque de la crue), rompit ses digues et inonda toute l'Egypte et particulièrement la partie dont Prométhée était gouverneur. Peu d'habitants échappèrent à ce déluge. Prométhée faillit se tuer de désespoir. L'impétuosité et la force du fleuve lui fit donner le nom d'aigle. Mais Hercule, entreprenant et hardi, répara les digues rompues et fit rentrer le fleuve dans son lit. C'est ce qui explique le mythe grec d'après lequel Hercule tua l'aigle qui rongeait le foie de Prométhée. Le nom le plus ancien de ce fleuve est Okéanès qui signifie en grec Océan. Depuis cette inondation, on l'avait appelé Aetos (Aigle) ; ensuite Aegyptus du nom d'un roi du pays. C'est ce que confirme le prête qui dit : «Je mis à l'ancre les légers navires dans le fleuve Aegyptus». Car ce fleuve se jette dans la mer près du lieu appelé Thonis, ancien entrepôt de l'Egypte. Enfin il a reçu du roi Niléus le nom de Nil qu'il garde encore aujourd'hui.

Arrivé aux confins de l'Ethiopie, Osiris fit border le Nil de digues, afin que ses eaux n'inondassent plus le pays au delà de ce qui est utile, et qu'au moyen d'écluses on pût en faire écouler la quantité nécessaire au sol. Il traversa ensuite l'Arabie le long de la mer Rouge, et continua sa route jusqu'aux Indes et aux limites de la terre. Il fonda dans l'Inde un grand nombre de villes, et entre autres Nysa, ainsi appelée en mémoire de la ville d'Egypte où il avait été élevé. Il y planta le lierre, qui ne croît encore aujourd'hui dans les Indes que dans ce seul endroit. Enfin il laissa encore d'autres marques de son passage dans cette contrée ; c'est ce qui a fait dire aux descendants de ces Indiens, qu'Osiris est originaire de leur pays.

XX. Il fit aussi la chasse aux éléphants, et éleva partout des colonnes comme monuments de son expédition. Il visita les autres nations de l'Asie, traversa l'Hellespont et aborda en Europe. Il tua Lycurgue, roi de Thrace, qui s'opposait à ses desseins, laissa dans cette contrée Maron, qui était déjà vieux, et le chargea du soin de ses plantations. Il lui fit bâtir une ville appelée Maronée, établit Macédon, son fils, roi de ce pays qui depuis a pris le nom de Macédoine, et confia à Triptolème la culture du sol de l'Attique. En un mot, parcourant toute la terre, il répandit partout les bienfaits d'une nourriture moins sauvage. Là où le terrain n'était pas propre à la vigne, il apprit aux habitants à faire avec de l'orge une boisson qui, pour l'odeur et la force, ne le cède pas beaucoup au vin. Revenant en Egypte, il rapporta avec lui les dons les plus beaux. En échange de ces grands bienfaits, il reçut l'immortalité et les honneurs divins. Ayant ainsi passé du rang des hommes à celui des dieux, Isis et Hermès lui instituèrent des sacrifices et un culte égal à celui qu'on rend aux plus grandes divinités. Ils introduisirent dans ce culte des cérémonies mystiques en honneur de la puissance de ce dieu.

XXI. Les prêtres avaient caché longtemps la mort d'Osiris ; mais enfin il arriva que quelques-uns d'entre eux divulguèrent le secret. On raconte donc qu'Osiris, régnant avec justice sur l'Egypte, fut tué par son frère Typhon, homme violent et impie, et que celui-ci partagea le corps de la victime en vingt-six parties, qu'il distribua à ses complices afin de les envelopper tous dans une haine commune, et de s'assurer ainsi des défenseurs de son règne. Mais Isis, soeur et femme d'Osiris, aidée de son fils Horus, poursuivit la vengeance de ce meurtre ; elle fit mourir Typhon et ses complices, et devint reine d'Egypte. Il y avait eu un combat sur les bords du fleuve, du côté de l'Arabie, près du village d'Antée, ainsi nommé d'Antée qu'Hercule y avait tué du temps d'Osiris. Isis y trouva toutes les parties du corps d'Osiris, excepté les parties sexuelles. Pour cacher le tombeau de son mari, et le faire vénérer par tous les habitants de l'Egypte, elle s'y prit de la manière suivante : Elle enveloppa chaque partie dans une figure faite de cire et d'aromates, et semblable en grandeur à Osiris, et convoquant toutes les classes de prêtres les unes après les autres, elle leur fit jurer le secret de la confidence qu'elle allait leur faire. Elle annonça à chacune des classes qu'elle lui avait confié de préférence aux autres la sépulture d'Osiris, et rappelant ses bienfaits, elle exhorta tous les prêtres à ensevelir le corps dans leurs temples, à vénérer Osiris comme un dieu, à lui consacrer un de leurs animaux, n'importe lequel ; à honorer cet animal pendant sa vie, comme autrefois Osiris, et à lui rendre les mêmes honneurs après sa mort. Voulant engager les prêtres par des dons à remplir leurs offices, Isis leur donna le tiers du pays pour l'entretien du culte et des sacrifices. Les prêtres, se rappelant les biens qu'ils avaient reçus d'Osiris, et comblés des bienfaits de la reine, firent selon l'intention d'Isis à laquelle ils cherchaient tous à complaire. C'est pourquoi encore aujourd'hui tous les prêtres prétendent avoir chez eux le corps d'Osiris, ainsi que les animaux qui lui sont consacrés dès l'origine ; et ils renouvellent les funérailles d'Osiris à la mort de ces animaux.

Les taureaux sacrés, connus sous le nom d'Apis et de Mnévis, et consacrés à Osiris, sont l'objet d'un culte divin auprès de tous les Egyptiens, parce que ces animaux ont été très utiles à ceux qui ont trouvé l'agriculture et l'usage du blé.

XXII. Après la mort d'Osiris, Isis jura de ne jamais se livrer à aucun homme durant le reste de sa vie, à régner avec justice, et à combler ses sujets de bienfaits. Enlevée aux hommes, elle participa aux honneurs divins ; son corps fut enseveli à Memphis, où l'on montre encore aujourd'hui le tombeau d'Isis dans le temple de Vulcain. D'autres soutiennent que les corps de ces deux divinités ne reposent point à Memphis, mais près des frontières de l'Ethiopie et de l'Egypte, dans une île du Nil, située près des Philes, et qui pour cela s'appelle le Champ Sacré. Ils montrent à l'appui de leur opinion les monuments qui se trouvent dans cette île : le tombeau d'Osiris, respecté des prêtres de toute l'Egypte et les trois cent soixante urnes qui l'environnent. Les prêtres du lieu remplissent chaque jour ces urnes de lait, et invoquent en se lamentant les noms de ces divinités. C'est pour cela que l'abord de cette île est défendu à tout le monde, excepté aux prêtres ; et tous les habitants de la Thébaïde (qui est la plus ancienne contrée de l'Egypte) regardent comme le plus grand serment de jurer par le tombeau d'Osiris aux Philes. C'est ainsi que les parties du corps d'Osiris retrouvées ont reçu la sépulture. Les parties sexuelles avaient été jetées par Typhon dans le fleuve ; mais Isis leur fit accorder des honneurs divins tout comme aux autres parties. Elle en fit construire une image dans les temples, et lui attribua un culte particulier dans les cérémonies et dans les sacrifices qu'on fait en l'honneur de ce dieu. C'est pourquoi les Grecs, qui ont emprunté à l'Egypte les orgies et les fêtes Dionysiaques, ont les parties sexuelles, appelées Phallus, en grande vénération dans les mystères et les initiations de Bacchus.

XXIII. On dit qu'il s'est écoulé plus de dix mille ans depuis Osiris et Isis jusqu'au règne d'Alexandre, qui a fondé en Egypte la ville qui porte son nom ; d'autres écrivent qu'il y en a près de vingt-trois mille. Ceux qui prétendent qu'Osiris est né à Thèbes en Béotie, de Sémélé et de Jupiter, sont dans une erreur dont voici l'origine : Orphée, voyageant en Egypte, fut initié aux mystères de Bacchus ; et comme il était aimé et honoré des Cadméens, fondateurs de Thèbes en Béotie, il avait, pour leur complaire, transporté dans leur pays la naissance de ce dieu. La multitude, soit ignorance, soit désir de faire de Bacchus un dieu grec, accueillit volontiers les mystères et les initiations dionysiaques. Pour établir cette croyance, Orphée se servit du prétexte suivant : Cadmus, qui était originaire de Thèbes en Egypte, eut, entre autres enfants, une fille nommée Sémélé. Séduite par un inconnu, elle devint enceinte, et, au bout de sept mois, mit au monde un enfant qui eut une grande ressemblance avec Osiris. Cet enfant ne vécut pas longtemps, soit que les dieux l'aient ainsi voulu, soit que ce fût là son sort naturel. Cadmus, instruit de cet événement et conseillé par un oracle de conserver les usages de ses ancêtres, fit dorer le corps de cet enfant et lui offrit des sacrifices, comme si Osiris avait voulu se montrer sous cette forme parmi les hommes. Il attribua à Jupiter la naissance de l'enfant, qu'il désignait comme étant Osiris, et sauva ainsi la réputation de sa fille déshonorée. De là vient la croyance établie chez les Grecs que Sémélé, fille de Cadmus, eut de Jupiter Osiris. Orphée, renommé chez les Grecs par son chant et par ses connaissances dans les mystères et les choses sacrées, était reçu en hospitalité par les Cadméens et fort honoré à Thèbes. Initié dans les sciences sacrées des Egyptiens, il rapporta à une époque plus récente la naissance de l'antique Osiris ; et, pour se rendre agréable aux Cadméens, il institua de nouveaux mystères où l'on apprend aux initiés que Dionysus est fils de Sémélé et de Jupiter. Les hommes, entraînés, soit par leur ignorance soit par leur foi en Orphée, et, avant tout, accueillant avec plaisir l'opinion d'après laquelle ce dieu est d'origine grecque, ont admis avec empressement les mystères institués par Orphée. Depuis lors, cette opinion, dont les mythographes et les poètes se sont emparés, a rempli les théâtres et s'est beaucoup fortifiée par la tradition. C'est ainsi, dit-on, que les Grecs se sont approprié les héros et les dieux les plus célèbres, et jusqu'aux colonies qui viennent de l'Egypte.

XXIV. Hercule qui, confiant en sa force, avait parcouru une grande partie de la terre et élevé une colonne aux frontières de la Libye, était aussi d'origine égyptienne ; les Grecs eux-mêmes en fournissent les preuves. En effet, d'après la croyance générale, Hercule avait aidé les dieux de l'Olympe dans la guerre contre les géants. Or, l'existence des géants ne coïncide nullement avec l'époque de la naissance d'Hercule, laquelle est fixée par les Grecs à une génération d'hommes antérieure à la guerre de Troie ; mais elle remonte plutôt, comme l'affirment les Egyptiens, à l'origine même des hommes ; et, à partir de cette époque, ils comptent plus de dix mille ans, tandis qu'ils n'en comptent pas douze cents depuis la guerre de Troie. De même aussi, la massue et la peau de lion ne peuvent convenir qu'à l'antique Hercule ; car, les armes n'étant pas alors inventées, les hommes n'avaient que des bâtons pour se défendre et des peaux d'animaux pour armures. Les Egyptiens donnent Hercule pour fils de Jupiter, mais ils ne connaissent pas sa mère. C'est plus de dix mille ans après qu'Alcmène eut un fils, d'abord appelé Alcée, et qui prit ensuite le nom d'Héraclès (Hercule), non pas, comme le prétend Matris, à cause de la gloire qu'il obtint par Junon, mais parce que, digne émule de l'ancien Hercule, il eut en partage la même renommée et le même nom. Les Egyptiens citent encore à l'appui de leur opinion une tradition depuis longtemps répandue chez les Grecs, suivant laquelle Hercule purifia la terre des monstres qui la ravageaient. Or, ceci ne peut se rapporter à une époque aussi rapprochée de la guerre de Troie, puisque la plupart des pays étaient déjà civilisés et se distinguaient par l'agriculture, le nombre des villes et de leurs habitants. Ces travaux d'Hercule, qui amenaient la civilisation, doivent donc être placés dans des temps bien plus reculés, où les hommes étaient encore infestés par un grand nombre d'animaux sauvages, particulièrement en Egypte, dont la haute région est encore aujourd'hui inculte et peuplée de bêtes féroces. C'est ainsi que, dévoué à sa patrie, Hercule nettoya la terre de ces animaux, livra le sol aux cultivateurs et obtint les honneurs divins. Persée est aussi né en Egypte, selon la tradition ; et les Grecs transfèrent à Argos la naissance d'Isis, lorsqu'ils racontent, dans leur mythologie, qu'Io fut métamorphosée en vache.

XXV. En général, il y a une grande divergence d'opinions sur toutes ces divinités. La même Isis est appelée par les uns Déméter (Cérès), par les autres Thesmosphore, par d'autres encore Séléné (Lune ) ou Héra ; plusieurs écrivains lui donnent tous ces noms à la fois. Quant à Osiris, les uns le nomment Sérapis, les autres Dionysus, d'autres encore Pluton ou Ammon ; quelques autres rappellent Jupiter, et beaucoup d'autres Pan. Il y en a qui soutiennent que Sérapis est le Pluton des Grecs. Selon les Egyptiens, Isis a inventé beaucoup de remèdes utiles à la santé, elle possède une grande expérience de la science médicale, et, devenue immortelle, elle se plaît à guérir les malades, elle se manifeste à eux sous sa forme naturelle, et apporte en songe des secours à ceux qui l'implorent ; enfin, elle se montre comme un être bienfaisant à ceux qui l'invoquent. A l'appui de leur opinion, ils citent non pas des fables, comme les Grecs, mais des faits réels, et assurent que presque le monde entier leur rend ce témoignage par le culte offert à cette déesse pour son intervention dans la guérison des maladies. Elle se montre surtout aux souffrants pendant le sommeil, leur apporte des soulagements et guérit, contre toute attente, ceux qui lui obéissent. Bien des malades, que les médecins avaient désespéré de rétablir, ont été sauvés par elle ; un grand nombre d'aveugles ou d'estropiés guérissaient quand ils avaient recours à cette déesse. Elle inventa le remède qui donne l'immortalité : elle rappela à la vie, non seulement son fils Horus tué par les Titans, et dont le corps fut trouvé dans l'eau, mais elle lui procura l'immortalité. Horus paraît avoir été le dernier dieu qui ait régné en Egypte, après le départ de son père pour le séjour céleste. Horus signifie Apollon ; instruit par Isis, sa mère, dans la médecine et la divination, il rendit de grands services au genre humain par ses oracles et ses traitements des maladies.

XXVI. Les prêtres égyptiens comptent un intervalle d'environ vingt-trois mille ans depuis le règne d'Hélios jusqu'à l'invasion d'Alexandre en Asie. D'après leur mythologie, les dieux les plus anciens ont régné chacun plus de douze cents ans, et leurs descendants pas moins de trois cents. Comme ce nombre d'années est incroyable, quelques-uns essayent de l'expliquer en soutenant que le mouvement (de la terre) autour du soleil n'était pas anciennement reconnu, et qu'on prenait pour l'année la révolution de la lune. Ainsi, l'année ne se composant que de trente jours, il n'est pas impossible que plusieurs de ces rois eussent vécu douze cents ans ; car aujourd'hui que l'année se compose de douze mois, il n'y a pas peu d'hommes qui vivent plus de cent ans. Ils allèguent des raisons semblables au sujet de ceux qui ont régné trois cents ans. Dans ces temps, disent-ils, l'année se composait de quatre mois, période qui comprenait les saisons qui se succèdent : le printemps, l'été et l'hiver. De là vient que l'année est appelée Horus par quelques Grecs, et que les annales portent le nom de Horographies. Les Egyptiens racontent que c'est du temps d'Isis que naquirent ces êtres à plusieurs corps que les Grecs appellent géants, et que les Egyptiens représentent dans leurs temples comme des monstres frappés par Osiris. Les uns prétendent que ces monstres sont nés de la terre au moment où elle produisait les animaux. Selon d'autres, ces monstres ont eu pour générateurs des hommes remarquables par leur force physique et qui, après avoir accompli de nombreux exploits, ont été dépeints dans la mythologie comme des êtres à plusieurs corps. C'est une croyance presque universelle, qu'ils furent tous tués dans la guerre qu'ils avaient entreprise contre Jupiter et Osiris.

XXVII. Contrairement à l'usage reçu chez les autres nations, les lois permettent aux Egyptiens d'épouser leurs soeurs, à l'exemple d'Osiris et d'Isis. Celle-ci, eu effet, ayant cohabité avec sou fière Osiris, jura, après la mort de son époux, de ne jamais souffrir l'approche d'un autre homme, poursuivit le meurtrier, régna selon les lois et combla les hommes des plus grands biens. Tout cela explique pourquoi la reine reçoit plus de puissance et de respect que le roi, et pourquoi chez les particuliers l'homme appartient à la femme, selon les termes du contrat dotal, et qu'il est stipulé entre les mariés que l'homme obéira à la femme. Je n'ignore pas que, suivant quelques historiens, les tombeaux de ces divinités existent à Nysa, eu Arabie ; ce qui a fait donner à Dionysus le surnom de Nyséen. A chacune de ces divinités est élevée une colonne avec une inscription en caractères sacrés. Sur celle d'Isis, on lit : «Je suis Isis, reine de tout le pays ; élevée par Hermès, j'ai établi des lois que nul ne peut abolir. Je suis la fille aînée de Saturne, le plus jeune des dieux. Je suis la femme et la soeur du roi Osiris. C'est moi qui ai la première trouvé pour l'homme le fruit dont il se nourrit. Je suis la mère du roi Horus. Je me lève avec l'étoile du chien. C'est à moi qu'a été dédiée la ville de Bubaste. Salut, salut, ô Egypte, qui m'as nourrie !»

Sur la colonne d'Osiris est écrit : «Mon père est Saturne, le plus jeune de tous les dieux ; je suis le roi Osiris, qui, à la tête d'une expédition, ai parcouru toute la terre jusqu'aux lieux inhabités des Indes et aux régions inclinées vers l'Ourse, jusqu'aux sources de I'Ister, et de là dans d'autres contrées jusqu'à l'Océan. Je suis le fils aîné de Saturne, je sortis d'un oeuf beau et noble, et je devins la semence qui est de la même origine que le jour. Et il n'y a pas un endroit de la terre que je n'aie visité, prodiguant à tous mes bienfaits».

Voilà, dit-on, ce qui est écrit et ce qu'on peut lire sur ces colonnes ; le reste a été effacé par le temps. Les opinions différent sur la sépulture de ces divinités, parce que les prêtres, cachant tout ce qui s'y rapporte, ne veulent point divulguer la vérité, et qu'il y aurait des dangers à révéler au public les mystères des dieux.

XXVIII. Selon leur histoire, les Egyptiens ont disséminé un grand nombre de colonies sur tout le continent. Bélus, que l'on dit fils de Neptune et de Lihya, conduisit des colons à Babylone. Etabli sur les rives de l'Euphrate, il institua des prêtres, qui étaient, comme ceux d'Egypte, exempts d'impôt et de toute charge publique ; les Babyloniens les appellent Chaldéens. Ils s'occupent de l'observation des astres, à l'imitation des prêtres et physiciens de l'Egypte ; ils sont aussi astrologues. Danaüs partit également de l'Egypte avec une colonie, et fonda la plus ancienne des villes grecques, Argos. Les Colchidiens du Pont et les Juifs, placés entre l'Arabie et la Syrie, descendent aussi de colons égyptiens. C'est ce qui explique l'usage qui existe depuis longtemps chez ces peuples de circoncire les enfants ; cet usage est importé de l'Egypte. Les Egyptiens prétendent que les Athéniens eux-mêmes descendent d'une colonie de Saïs, et ils essaient de démontrer ainsi cette opinion : Les Athéniens, disent-ils, sont les seuls Grecs qui appellent leur ville Asty, nom emprunté à l'Asty d'Egypte ; de plus, leur organisation politique a le même ordre, et divise, comme chez les Egyptiens, les citoyens en trois classes. La première se compose des eupatrides, qui, comme les prêtres en Egypte, sont les plus instruits et dignes des plus grands honneurs. La seconde classe comprend les possesseurs de terres, qui devaient avoir des armes et défendre l'Etat, comme en Egypte les cultivateurs qui fournissent des soldats. La dernière classe renferme les ouvriers occupés à des arts manuels et payant les charges publiques les plus nécessaires ; un ordre semblable existe aussi chez les Egyptiens. Les Athéniens ont eu des généraux d'origine égyptienne ; tel était Pétés, père de Ménesthé, qui avait été de l'expédition de Troie, et qui avait régné ensuite sur Athènes. [On dit la même chose de Cécrops], qui avait une double nature ; les Athéniens n'ont jamais pu donner les véritables raisons de ce phénomène. Il est pourtant évident pour tout le monde que, puisqu'il se trouvait citoyen de deux Etats, l'un grec et l'autre barbare, on lui attribua une double nature, moitié bête et moitié homme.

XXIX. Les Egyptiens avancent aussi qu'Erechthée, ancien roi d'Athènes, était originaire d'Egypte, et ils en apportent les preuves suivantes : Selon une croyance généralement accréditée, une grande sécheresse désola tout le continent, à l'exception de l'Egypte, qui en fut préservée par sa position naturelle ; cette sécheresse faisait périr les hommes et les fruits. Erechthée se souvenant de sa double origine fit alors transporter du blé de l'Egypte à Athènes, dont il fut nommé roi par la reconnaissance publique. Après avoir accepté la royauté, il institua à Eleusis les initiations et les mystères de Cérès, d'après les rites égyptiens. C'est à cette époque que la tradition place l'apparition de Cérès dans l'Attique et l'importation des céréales dans Athènes ; c'est ce qui a donné lieu à la croyance que Cérès fit connaître la première la culture de ces fruits. Les Athéniens affirment que l'apparition de Cérès et le don du blé arrivèrent sous le règne d'Erechthée, dans un temps où le manque de pluie avait fait périr tous les fruits. De plus, les initiations et les mystères de cette déesse furent alors établis à Eleusis, où les Athéniens observent les mêmes rites que les Egyptiens ; car les Eumolpides dérivent des prêtres égyptiens, et les hérauts des Pastophores. Enfin, les Athéniens sont les seuls Grecs qui jurent par Isis, et qui, par leurs opinions et leurs moeurs, ressemblent le plus aux Egyptiens. Ces derniers apportent encore beaucoup d'autres documents à l'appui de leur colonie, mais qui me paraissent plus ambitieux que vrais ; car la fondation d'une ville aussi célèbre qu'Athènes était pour eux un titre de gloire. Ils se vantent d'avoir dispersé leur race dans un grand nombre de contrées de la terre, ce qui attesterait la suprématie de leurs rois et une abondance de population. Comme cette opinion ne repose sur aucune preuve digne de foi, et qu'ils ne citent pas à cet égard d'autorité solide, nous n'avons plus rien qui mérite d'être rapporté. Nous terminons ainsi ce que nous avions à dire sur la théogonie des Egyptiens. Nous allons maintenant décrire en détail tout ce qui concerne le sol, le Nil, et d'autres choses remarquables.

XXX. L'Egypte s'étend principalement au midi, et semble, par la force de sa position et la beauté du sol, l'emporter sur tous les royaumes. Car, au couchant, elle a pour boulevard le désert de la Libye, peuplé de bêtes féroces, occupant une vaste surface qu'il serait non seulement difficile mais fort dangereux de traverser, à cause du manque d'eau et de la rareté des vivres. Au midi, elle est défendue par les cataractes du Nil et par les montagnes qui les bornent. A partir du pays des Troglodytes et des frontières de l'Ethiopie, dans un espace de cinq mille cinq cents stades, le fleuve n'est guère navigable, et il est impossible de voyager à pied, à moins de mener à sa suite un train royal ou du moins beaucoup de provisions. Du côté du levant, l'Egypte est protégée en partie par le Nil, en partie par le désert et par des plaines marécageuses connues sous le nom de Barathres. Il y a, entre la Coelé-Syrie et l'Egypte, un 1ac très peu large, d'une profondeur prodigieuse et d'une longueur de deux cents stades environ : il s'appelle Serbonis et fait courir au voyageur qui s'en approche des périls imprévus. Son bassin étant étroit comme un ruban et ses bords très larges, il arrive qu'il se recouvre de masses de sable qu'apportent les vents continuels du midi. Ce sable fait disparaître à la vue la nappe d'eau et confond son aspect avec celui du sol. C'est ainsi que des armées entières ont été englouties par l'ignorance de ce lieu et s'étant trompées de route. Le sable, légèrement foulé, laisse d'abord la trace des pas et engage, par une funeste sécurité, les autres à suivre, jusqu'à ce qu'avertis du danger ils cherchent à se secourir au moment où il ne reste plus aucun moyen de salut. Car un homme ainsi englouti dans la fange ne peut ni nager, le mouvement du corps étant empêché, ni sortir de là, n'ayant aucun appui solide pour se soulever. Ce mélange intime d'eau et de sable constitue quelque chose de mixte où l'on ne saurait ni marcher ni naviguer. Aussi, ceux qui s'y trouvent engagés, sont entraînés jusqu'au fond de l'abîme, puisque les rives de sable s'enfoncent avec eux. Telle est la nature de ces plaines auxquelles le nom de Barathres convient parfaitement.

XXXI. Après avoir indiqué les trois points qui protégent l'Egypte du côté de la terre, nous y ajouterons ce qui nous reste à dire. Le quatrième côté, baigné presque entièrement par des flots inabordables, est défendu par la mer d'Egypte offrant un vaste trajet d'où il est difficile de gagner la terre avec sécurité. Car depuis Paraetonium en Libye jusqu'à Joppé en Coelé-Syrie, dans une étendue de presque cinq mille stades, on ne rencontre pas de port sûr, excepté Phare. Outre cela, presque tout le côté littoral de l'Egypte est bordé par un banc de sable qui échappe aux navigateurs inexpérimentés. Croyant être sauvés des dangers qui les menaçaient en pleine mer, et faisant, dans leur ignorance, joyeusement voile vers la terre, ils se heurtent inopinément contre ces bancs, et leurs vaisseaux font naufrage. D'autres, ne pouvant distinguer la terre de loin, à cause de l'abaissement de la côte, tombent, à leur insu, soit dans des endroits marécageux, soit sur une plage déserte. Ainsi donc, 1'Egypte est de tous côtés fortifiée par la nature. Quant à sa configuration, elle est oblongue et a, du côté de la mer, une étendue de deux mille stades, et se prolonge environ six mille stades dans l'intérieur. L'Egypte était anciennement plus peuplée que toutes les autres contrées de la terre, et encore aujourd'hui, elle n'est, sous ce rapport, inférieure à aucune autre nation. Elle comptait autrefois, outre des villages considérables, plus de dix-huit mille villes, comme on peut le voir consigné dans les archives sacrées. Sous le règne de Ptolémée Lagus, il y avait plus de trente mille villes, dont un grand nombre s'est conservé jusqu'à nos jours. Dans un dénombrement qui s'était fait anciennement de toute la population, on avait compté environ sept millions d'habitants ; et encore maintenant elle ne s'élève pas à moins de trois millions. C'est à cause de ce grand nombre de bras que les anciens rois d'Egypte ont pu laisser ces grands et merveilleux monuments qui immortalisent leur gloire. Nous en parlerons plus tard d'une manière plus spéciale. Nous allons maintenant traiter de la nature du fleuve et des particularités du sol.

XXXII. Le Nil coule du midi au nord ; il a ses sources dans des lieux non visités, qui s'étendent des limites extrêmes de l'Ethiopie vers le désert, pays inaccessible à cause de sa chaleur excessive. C'est le plus grand de tous les fleuves ; il parcourt la plus grande étendue du pays, en formant de grandes sinuosités, tantôt au levant, vers l'Arabie, tantôt au couchant, du côté de la Lybie. Son cours, y compris ses sinuosités, comprend, depuis les frontières de l'Ethiopie jusqu'à son embouchure dans la mer, un espace de douze mille stades au moins. Dans les régions basses le fleuve grossit considérablement, et son lit s'élargit, envahissant de part et d'autre le continent. Il se divise ensuite ; la branche qui se dirige vers la Lybie est absorbée par des amas de sable d'une incroyable épaisseur, et la branche qui incline vers l'Arabie aboutit à d'immenses marais et à de vastes étangs, dont les bords sont habités par de nombreuses peuplades. Entré dans l'Egypte, où sa largeur est de dix stades et quelquefois moins, il ne suit plus une direction droite, mais forme des flexuosités variables, tantôt à l'orient, tantôt à l'occident, et même parfois vers le midi, en retournant en arrière ; car les montagnes qui le bordent, et qui constituent une grande partie de ses rives, sont coupées par des anfractuosités et des gorges étroites sur lesquelles le courant se brise ; ainsi arrêté, le courant revient en arrière à travers la plaine, et, arrivé au midi, à un niveau convenable, il reprend sa direction naturelle. Plus considérable qu'aucun autre fleuve, il est aussi le seul dont les eaux coulent sans impétuosité, excepté à l'endroit qu'on appelle les Cataractes. C'est un espace de dix stades, déclive, et qui, resserré entre des rochers escarpés, forme un précipice rapide, hérissé de blocs de pierres et d'écueils menaçants. Le fleuve se brise avec violence contre ces obstacles, et rencontrant des contre-courants, forme des tournants d'eau prodigieux. Tout le milieu est couvert d'écume et remplit d'épouvante ceux qui en approchent. Dans cet endroit, le courant est aussi violent et aussi rapide qu'un trait. A l'époque de la crue du Nil, tout cet espace, hérissé d'écueils, est caché par les eaux, qui le recouvrent ; quelques navigateurs peuvent alors descendre la cataracte en profitant d'un vent contraire, mais aucun ne peut la remonter, car la violence du fleuve l'emporte sur le génie de l'homme. Il existe plusieurs de ces cataractes ; mais la plus grande est celle qui se trouve sur les frontières de l'Ethiopie et de l'Egypte.

XXXIII. Le Nil circonscrit plusieurs îles, surtout du côté de l'Ethiopie. Parmi ces îles il y en a une surtout remarquable par sa grandeur ; elle s'appelle Méroé et renferme une ville du même nom, fondée par Cambyse, qui lui donna le nom de sa mère. On dit que cette île a la forme d'un bouclier, et qu'elle surpasse en étendue toutes les autres îles de cette contrée, qu'elle compte trois mille stades de longueur sur mille de longueur, et qu'elle a de nombreuses villes, dont la plus célèbre est Méroë. La partie qui regarde la Libye a pour rivages un énorme banc de sable ; tandis que, du côté de l'Arabie, l'île est bordée par des rochers escarpés. On y trouve des minerais d'or, d'argent, de fer et de cuivre ; il y a aussi en abondance du bois d'ébène et des pierres précieuses de toute espèce. Il est cependant difficile de croire que ce fleuve forme des îles aussi nombreuses qu'on l'entend dire. Car, indépendamment des lieux qui sont environnés d'eau dans le Delta, on compte plus de sept cents îles. Dans quelques-unes de ces îles, qui sont desséchées par les Ethiopiens, on cultive du millet ; les autres sont rendues inaccessibles aux hommes par la quantité de serpents, de cyocéphales, et d'autres animaux sauvages qui s'y trouvent. Le Nil se divisant en plusieurs branches, dans la Basse-Egypte, constitue le lieu appelé le Delta, d'après sa configuration qui est celle d'un triangle, dont les côtés sont représentés par les branches extrêmes, et la base par la mer, qui reçoit toutes les bouches du fleuve. Ces bouches sont au nombre de sept : la première, et la plus orientale, est la bouche Pélusiaque, la seconde la bouche Tanitique, la troisième la bouche Mendésienne, viennent ensuite les bouches Phatmique, Sebennytique, Bolbitienne et Canopique ; cette dernière est aussi appelée Herculéenne. Il y a encore d'autres bouches faites par la main des hommes ; mais elles ne méritent aucune mention. Sur chaque embouchure est bâtie une ville coupée par le fleuve en deux parties, qui sont jointes par des ponts et convenablement fortifiées. Un canal, construit à force de bras, s'étend de la bouche Pélusiaque jusqu'au golfe Arabique et à la mer Rouge. Necos, fils de Psammitichus, commença à faire construire ce canal ; Darius, roi de Perse, le continua, mais il le laissa inachevcé, car il avait appris que s'il perçait le détroit il ferait inonder toute l'Egypte. On lui avait en effet démontré que le niveau de la mer Rouge est plus élevé que le sol d'Egypte. Plus tard, Ptolémée II y mit la dernière main, et fit construire une écluse dans l'endreoit le plus favorable ; on l'ouvre quand on veut traverser le canal, et on la ferme ensuite exactement. Ce canal est appelé fleuve de Ptolémée. A son embouchure est située la ville d'Arsinoé.

XXXIV. Le Delta, dont la configuration ressemble à celle de la Sicile, a, pour chacun des côtés, une longueur de cinq cent cinquante stades ; sa base, qui est baignée par la mer, a mille trois cents stades. Cette île est traversée par un grand nombre de canaux, ouvrages de l'homme, qui rendent ce pays le plus beau de l'Egypte. Le terrain alluvionnaire du Nil est bien arrosé ; il produit des fruits abondants et variés. Le Nil y dépose annuellement, après ses crues, du nouveau limon, et les habitants peuvent facilement arroser toute l'île à l'aide d'une machine construite par Archimède, de Syracuse, laquelle, pour sa forme, porte le nom de limaçon. Les eaux du Nil, coulant très lentement, charrient avec elles beaucoup de terre, et forment, dans les endroits bas, des marais extrêmement fertiles. On y voit naître des racines de diverses saveurs, des fruits et des tiges d'une nature particulière, et qui suffisent aux besoins des indigents et des malades. Ces plantes offrent non seulement une nourriture variée et toujours prête, mais encore elles sont utiles à d'autres besoins de la vie. On y trouve en abondance le lotus, avec lequel les habitants font du pain propre à satisfaire au besoin physique du corps ; on y rencontre encore en très grande abondance le ciborium, qui porte ce qu'on appelle la fève d'Egypte. Il y croît aussi plusieurs espèces d'arbres, parmi lesquels on remarque l'arbre persique, dont les fruits sont remarquables par leur douceur ; cet arbre a été importé de l'Ethiopie par les Perses, à l'époque où Cambyse était maître du pays. On y rencontre aussi des sycomores, dont les uns produisent des mûres et les autres des fruits semblables aux figues. Et comme ces arbres rapportent pendant presque toute l'année, les indigents ont toujours de quoi satisfaire leur faim. Enfin on y voit des espèces de ronces dont le fruit, appelé myxarion, se recueille après la retraite des eaux, et qui, à cause de sa douceur, est mangé aux secondes tables (dessert). Les Egyptiens fabriquent avec de l'orge une boisson nommée zythos, qui, par son odeur, se rapproche du vin. Ils entretiennent la lumière de leurs lampes en versant dans celles-ci, au lieu de l'huile (d'olive), le liquide exprimé d'une plante nommée kiki. Il y a encore beaucoup d'autres plantes nécessaires à la vie, qui croissent abondamment en Egypte, et qu'il serait trop long de décrire.

XXXV. Le Nil nourrit beaucoup d'animaux et d'espèces variées ; on en distingue surtout deux, le crocodile et l'hippopotame. Le crocodile, très petit d'abord, devient très grand ; car il pond des oeufs semblables aux oeufs d'oie, et l'animal qui en sort atteint jusqu'à seize coudées de longueur. Il vit très longtemps, comparativement à l'homme, et il n'a pas de langue. Son corps est naturellement protégé par une cuirasse merveilleuse, car toute sa peau est recouverte d'écailles remarquables par leur dureté ; ses deux mâchoires sont garnies d'un grand nombre de dents, et les canines supérieures dépassent les autres par leur longueur. Il dévore non seulement les hommes, mais encore tous les animaux qui s'approchent du fleuve. Ses morsures sont profondes et dangereuses ; il déchire sa proie avec ses griffes et fait des blessures très difficiles à guérir. Les Egyptiens pêchaient anciennement ces animaux avec des hameçons amorcés avec de la chair de porc ; plus tard on les prit tantôt comme des poissons dans des filets épais, tantôt en les harponnant avec des projectiles de fer lancés d'un bateau sur la tête de l'animal. La quantité de crocodiles vivant dans le Nil et dans les lacs adjacents est innombrable, d'autant plus qu'ils sont très féconds et ne sont que rarement tués par les hommes. Car c'est un usage religieux établi chez la plupart des indigènes de vénérer le crocodile comme un dieu ; puis, ce n'est qu'une chasse très peu lucrative aux étrangers, la chair de ces animaux n'étant pas mangeable. Mais la nature a fourni un grand remède à la propagation d'un animal aussi dangereux pour l'homme ; car l'ichneumon, semblable à un petit chien, s'occupe à casser les oeufs que le crocodile vient pondre sur les rives du fleuve, et, chose merveilleuse, ce n'est ni pour les manger ni pour aucun autre besoin, mais pour satisfaire un instinct naturel, qui est un grand acte de bienfaisance envers l'homme. L'hippopotame n'a pas moins de cinq coudées de longueur ; c'est un quadrupède biongulé, rappelant la forme du boeuf ; ses défenses sont plus grandes que celles du sanglier et au nombre de trois sur chaque côté de la mâchoire ; il a les oreilles, la queue et la voix comme celles du cheval, et tout l'extérieur du corps semblable à celui d'un éléphant ; sa peau est plus dure que celle d'aucun autre animal. Il est à la fois fluviatile et terrestre ; il passe les jours à s'ébattre dans la profondeur des eaux, et les nuits à se repaître, sur le sol, de blé et d'herbes, de telle façon que si la femelle était très féconde, et qu'elle mît bas tous les ans, toutes les moissons de l'Egypte seraient bientôt dévastées. On s'empare de cet animal à l'aide de harpons de fer qu'on manoeuvre à force de bras. Dès qu'il s'est montré quelque part, on dirige toutes les barques vers cet endroit, et se rangeant autour, on le blesse à coups de harpons munis de crochets de fer ; après avoir fixé une corde à un de ces harpons enfoncé dans les chairs, ils la lâchent jusqu'à ce que l'animal demeure épuisé par la perte de son sang. Sa chair est coriace et indigeste. Aucun des viscères de l'intérieur du corps n'est mangeable.

XXXVI. Outre ces animaux, le Nil renferme des espèces de poissons variées et en quantité incroyable. Ces poissons procurent aux habitants des ressources inépuisables, soit à l'état frais, soit à l'état de salaison. En somme, le Nil surpasse tous les autres fleuves du monde par les biens dont il comble les indigènes. Ses eaux commencent à croître à partir du solstice d'été ; ces crues continuent jusqu'à l'équinoxe d'automne, formant sans cesse de nouveaux atterrissements, et arrosant la terre inculte aussi bien que celle qui est ensemencée ou cultivée, et cela pendant tout le temps que les laboureurs le jugent nécessaire. Comme le courant est très lent, ils le détournent aisément au moyen de petites digues, et font répandre les eaux dans les champs quand ils le jugent à propos. Tout cela rend la culture du sol si facile et si profitable qu'après sa dessiccation les laboureurs n'ont qu'à y jeter la semence et à y conduire les bestiaux, qui la foulent sous leurs pieds ; au bout de quatre ou cinq mois ils reviennent pour la moisson. D'autres, après avoir passé une charrue légère sur les champs qui ont été ainsi arrosés, recueillent des monceaux de fruits sans beaucoup de dépense et de peine. En général, chez les autres peuples, l'agriculture demande de grandes dépenses et bien des soins ; ce n'est que chez les Egyptiens qu'elle est exercée avec peu de moyens et de travail. Le terrain vignoble, cultivé de la même manière, rapporte aux indigènes abondance de vin. Les terrains qu'on laisse incultes, après l'inondation, donnent des pâturages si riches que les troupeaux de brebis qu'on y nourrit donnent une double portée et une double tonte. Les crues du Nil sont un phénomène qui frappe d'étonnement ceux qui le voient, et qui paraît tout à fait incroyable à ceux qui en entendent parler. En effet, tandis que les autres fleuves diminuent vers le solstice d'été, et se dissipent de plus en plus à dater de cette époque, le Nil seul commence alors à croître, et ses eaux grandissent de jour en jour, jusqu'à inonder enfin presque toute l'Egypte ; de même aussi il va en décroissant pendant une égale durée de temps, puis il revient au même état d'où il était parti. Comme le pays est plat, et que les villes, les villages et même les habitations champêtres sont situés sur des digues, ouvrage de la main des hommes, l'aspect de cet ensemble rappelle les îles Cyclades. Quantité d'animaux terrestres périssent noyés dans ces inondations ; d'autres échappent, se réfugiant sur des lieux élevés. Les bestiaux restent alors dans les villages et dans les habitations rustiques où on leur a apporté du fourrage. Le peuple qui est, pendant ce temps, libre de tout travail, chôme, s'abandonne aux plaisirs des festins et à toutes sortes de réjouissances. Les inquiétudes auxquelles donnent lieu ces inondations ont fait concevoir aux rois l'idée de construire à Memphis un niloscope, au moyen duquel on mesure exactement la crue du Nil ; ceux qui sont chargés de ce soin envoient dans toutes les villes des messages faisant savoir de combien de coudées ou de doigts le fleuve s'est élevé, et quand il commence à baisser. Ainsi instruit de la crue et de la baisse des eaux, le peuple est délivré de toute anxiété. Tout le monde peut indiquer d'avance la richesse de la récolte, grâce à ce moyen, dont les résultats sont consignés, chez les Egyptiens, depuis un grand nombre d'années.

XXXVII. Beaucoup de philosophes et d'historiens ont essayé de se rendre compte du phénomène de la crue du Nil. Nous nous occuperons de ce sujet sommairement, sans cependant omettre aucun point important. Quelques historiens, quoiqu'ils aient la coutume de décrire le moindre torrent, n'ont pourtant osé rien avancer sur la crue du Nil, sur ses sources, sur son embouchure et sur d'autres choses qui distinguent ce fleuve, le plus grand du monde. Beaucoup de ceux qui se sont occupés de ce sujet se sont bien écartés de la vérité ; car Hellanicus, Cadmus, Hécatée, et beaucoup d'autres, sont tombés dans des récits fabuleux. Hérodote, plus sagace et plus versé dans l'histoire qu'aucun autre historien, et qui a tenté d'aborder ce sujet, est lui-même surpris en flagrant délit de contradiction. Xénophon et Thucydide, loués pour leur véracité, se sont entièrement abstenus de parler de l'Egypte. Ephore et Théopompe, qui se sont beaucoup occupés de cette question, sont loin d'avoir atteint la vérité. Il se sont tous trompés, non par négligence, mais parce qu'ils ignoraient le caractère propre de l'Egypte. Depuis les temps anciens jusqu'à Ptolémée, surnommé Philadelphe, aucun Grec n'avait pénétré dans l'Ethiopie, et ne s'était même pas avancé jusqu'aux frontières de l'Egypte. Tous ces lieux étaient trop inhospitaliers et dangereux à parcourir. On en a une plus exacte connaissance depuis l'expédition que ce roi avait faite en Ethiopie, à la tête d'une armée grecque. C'est là ce qui explique l'ignorance des premiers historiens. Jusqu'à ce jour aucun d'eux n'a dit avoir vu ou appris sûrement les sources du Nil et l'endroit où il prend sa naissance. Aussi cette question est-elle tombée dans le domaine des hypothèses et des conjectures. Les prêtres égyptiens prétendent que le Nil prend son origine à l'Océan, qui entoure la terre. Leur prétention est irrationnelle : c'est résoudre un problème par un autre, c'est affirmer une chose par une assertion qui, elle-même, a besoin d'être démontrée. Les Troglodytes, nominés Molgiens, qui ont changé de demeure pour se soustraire à un soleil ardent, racontent à ce sujet quelques faits d'où l'on pourrait conclure que le Nil a plusieurs sources qui viennent se réunir ensemble : ce qui expliquerait même sa grande fécondité, qui le distingue des autres fleuves. Les habitants de l'île Méroë (qui méritent peut-être le plus de foi), ennemis de vaines conjectures, et se trouvant le plus rapprochés des lieux en question, sont si éloignés d'affirmer à cet égard rien de positif qu'ils appellent le Nil Astapus, nom qui signifie en grec eau dérivant des ténèbres. C'est ainsi qu'ils manifestent, par cette dénomination, leur aversion pour toute conjecture et l'ignorance dans laquelle ils sont à l'égard des sources du Nil. Cette opinion nous paraît aussi la plus vraie et éloignée de toute fiction. Je n'ignore pas cependant qu'Hérodote, lorsqu'il décrit les limites de la Libye à l'orient de ce fleuve et à l'occident, attribue aux Libyens Nasamons une connaissance exacte de ce sujet, et ajoute que le Nil prend son origine dans un certain lac, d'où il se répandrait dans une contrée inconnue de l'Ethiopie ; mais il est impossible d'ajouter foi ni au récit des Libyens (bien qu'ils l'aient donné comme une vérité), ni à l'historien qui s'efforce de le démontrer.

XXXVIII. Après avoir parlé des sources et du cours du Nil, nous allons essayer d'exposer les causes de sa crue. Thalès, l'un des sept sages, prétend que les vents étésiens, soufflant contre les embouchures de ce fleuve, l'empêchent de verser ses eaux dans la mer ; et, qu'ainsi enflé, le Nil inonde toute la Basse-Egypte. Cette opinion, quelque probable qu'elle paraisse, est aisément réfutée. En effet, si elle était vraie, tous les fleuves dont les embouchures sont à l'opposite de la direction des vents étésiens devraient offrir un semblable débordement. Or, cela n'étant pas, il faut chercher une autre cause à ce phénomène. Anaxagore, le physicien, a cru trouver cette cause dans la fonte de la neige en Ethiopie ; cette opinion a été adoptée par le poète Euripide, qui était le disciple d'Anaxagore. Car il dit : «Quittant les rives du Nil, dont le lit se remplit des belles eaux qui s'écoulent de la terre éthiopienne aux noirs habitants, lorsque les neiges fondent...» Cette opinion n'a pas non plus besoin d'une longue réfutation ; car il est évident pour tout le monde qu'à cause d'une excessive chaleur il ne peut pas tomber de neige en Ethiopie. Du reste, il n'y a dans ces régions ni gelée, ni froid, ni en général aucun indice d'hiver, surtout au moment de la crue du Nil. Et même en accordant qu'il y ait beaucoup de neige en Ethiopie, l'opinion émise n'en serait pas moins entachée d'erreur. Car, tout fleuve provenant de la fonte des neiges donne, sans aucun doute, des exhalaisons froides qui rendent l'air épais et brumeux. Or, le Nil est le seul fleuve autour duquel il ne s'élève ni brouillards ni vapeurs froides qui pourraient épaissir l'air. Suivant Hérodote, la crue est l'état naturel du Nil ; en hiver, le soleil s'avançant vers la Libye attire beaucoup d'humidité qu'il enlève au Nil, ce qui expliquerait pourquoi, contre les lois ordinaires, les eaux de ce fleuve décroissent dans cette saison ; dans l'été, au contraire, le soleil revenant vers l'ourse, dessèche les fleuves de la Grèce et ceux des autres pays voisins. Envisagé de cette manière, le Nil n'offrirait rien de paradoxal ; on s'expliquerait ainsi le grossissement de ses eaux pendant l'été, et leur diminution pendant l'hiver. Mais on peut objecter à Hérodote, que si le soleil attire et dessèche les eaux du Nil à l'époque de l'hiver, il doit de même diminuer les fleuves de la Libye. Or, comme rien de tout cela n'arrive pour les fleuves de la Libye, cet historien fait évidemment une supposition gratuite. D'ailleurs les fleuves de la Grèce grossissent en hiver, non parce que le soleil est plus éloigné, mais à cause de l'abondance des pluies.

XXXIX. Suivant Démocrite d'Abdère, il ne neige jamais (contrairement à ce qu'avancent Euripide et Anaxagore) dans le climat méridional, mais bien dans les régions voisines de l'Ourse ; et cela est évident pour tout le monde. Cette masse de neige qui tombe dans les contrées septentrionales reste sous forme compacte à l'époque du solstice d'hiver ; mais ces glaces étant fondues en été par la chaleur du soleil, occasionnent un grand dégel, et donnent naissance à des nuages épais, accumulés dans les régions supérieures par suite des vapeurs abondantes qui s'élèvent. Ces nuages sont emportés par les vents étésiens et viennent s'abattre sur les montagnes de l'Ethiopie, qui passent pour les plus élevées de la terre. Pressés avec violence contre ces montagnes, ils produisent des pluies énormes qui font gonfler le Nil, principalement pendant la période des vents étésiens. Mais cette opinion est également facile à réfuter, quand on examine avec attention les moments de la crue. En effet, le Nil commence à croître au solstice d'été, époque où les vents étésiens ne soufflent point ; puis il décroît à l'équinoxe d'automne, alors que les vents étésiens ont déjà cessé de souffler. C'est ainsi qu'une opinion doit être confirmée par l'expérience, et recevoir une démonstration avant de pouvoir être admise comme vraie. J'omets de faire valoir une autre raison, c'est que les vents étésiens soufflent tout autant du nord que du couchant ; car non seulement les vents septentrionaux et de l'Ourse, mais encore les argestes, qui soufflent du couchant d'été, sont compris sous la dénomination commune d'étésiens. Quant à l'assertion que les plus hautes montagnes sont en Ethiopie, elle n'est ni démontrée, ni mise en aucune façon hors de doute. Ephore a essayé de donner une explication plus neuve, mais n'atteint pas davantage la vérité. Il avance que toute l'Egypte étant une terre d'alluvion, et d'une nature spongieuse, présente dans le solde larges et profondes crevasses, dans lesquelles l'eau s'infiltre et demeure absorbée pendant l'hiver ; mais qu'en été cette eau exsude de toutes parts, comme une sueur, et fait ainsi croître le Nil. Cet historien ne nous paraît ni avoir lui-même visité le sol de l'Egypte, ni avoir pris des renseignements exacts auprès de ceux qui en connaissent la nature. D'abord, si le Nil ne recevait son accroissement que dans l'Egypte même, sa crue n'existerait pas dans les contrées plus hautes, où le sol est rocailleux et compact ; or, son cours à travers l'Ethiopie est de plus de six mille stades, et ses eaux grossissent déjà avant d'arriver en Egypte ; ensuite, si le lit du Nil était au-dessous du niveau d'un terrain alluvionnaire spongieux, il serait impossible que ces crevasses superficielles fussent suffisantes pour le séjour d'une si grande masse de liquide, et si le lit du fleuve était supérieur à ce terrain crevassé, l'eau ne pourrait pas s'écouler de ces cavités inférieures sur une surface plus élevée. D'ailleurs, qui voudrait croire que ces sueurs aqueuses, sortant d'un sol alluvionnaire, puissent faire croître le fleuve de manière à submerger presque toute l'Egypte ? Je passe sous silence l'idée mensongère qu'on a de ces atterrissements et des eaux qui se conservent dans leurs fissures : ces erreurs sont palpables. Car le Méandre, fleuve de l'Asie, a formé de grands atterrissements qui ne présentent rien de semblable aux crues du Nil. Il en est de même de l'Achéloüs, fleuve de l'Acarnanie, et du Céphise en Béotie, lequel prend son origine dans la Phocide et dépose également beaucoup de terrain alluvionnaire ; l'un et l'autre mettent en évidence l'erreur de l'historien. Au reste, il ne faut pas chercher, à cet égard, de l'exactitude chez Ephore, puisqu'on le voit, sous beaucoup d'autres rapports, manquer à la vérité.

XL. Quelques philosophes de Memphis ont essayé de donner de la crue du Nil une explication plus spécieuse que convaincante, et qui est adoptée par beaucoup de monde : ils divisent la terre en trois parties ; l'une est notre continent, l'autre a les saisons inverses des nôtres, et la troisième, située entre ces deux parties, est inhabitable par son extrême chaleur. Si le Nil croissait en hiver, il tirerait évidemment son accroissement de notre zone, par suite des pluies qui tombent chez nous, principalement vers cette époque. Or, comme sa crue a, au contraire, lieu en été, il est manifeste que l'hiver existe alors dans des climats opposés aux nôtres, et que l'excédant des eaux de ces régions est versé sur notre continent. On conçoit que personne ne peut visiter les sources du Nil, puisque ce fleuve, sorti de la zone opposée, traverse la zone intermédiaire, qui est inhabitable. Ils apportent encore à l'appui de leur assertion l'extrême douceur des eaux du Nil : ces eaux éprouvent une sorte de digestion pendant qu'elles coulent à travers ces régions brûlées ; et il est de la nature du feu de rendre toute eau douce. Cette explication, donnée par les philosophes de Memphis, trouve une réfutation éclatante et toute prête dans l'absurdité d'admettre qu'un fleuve coule d'une terre opposée pour arriver sur la nôtre, surtout lorsqu'on considère que la terre est sphéroïdale. Et ceux qui, par leurs raisonnements, oseraient aller contre l'évidence, ne parviendraient jamais à changer la nature des choses. Ils ont, en effet, introduit un argument qu'ils regardent comme irréfragable, en plaçant entre les deux zones une contrée inhabitable ; ils croient par là échapper à toute objection sérieuse. Mais il faut qu'ils appuient leur opinion sur un témoignage irrécusable ou qu'ils confirment leurs démonstrations accordées d'avance. Comment le Nil aurait-il seul une pareille origine ? Il faudrait admettre la même chose pour les autres fleuves ; quant à la cause de la douceur des eaux, elle est tout à fait irrationnelle. Car si les eaux du Nil avaient été rendues douces par l'effet de la chaleur, elles ne seraient pas fécondantes et ne nourriraient pas de nombreuses espèces de poissons et d'autres animaux qui s'y trouvent ; attendu que toute eau qui a été altérée par le feu est entièrement impropre à nourrir des animaux. Or, comme la nature du Nil est tout à fait contraire aux résultats que donnerait cette coction supposée, l'explication que les philosophes de Memphis donnent de la crue du Nil doit être regardée connue erronée.

XLI. Suivant Oenopide de Chio, les eaux souterraines sont froides en été et chaudes en hiver, ainsi que le font voir les puits profonds ; car l'eau qui s'y trouve n'est nullement froide, même au fort de l'hiver, tandis qu'elle en est retirée très froide pendant les plus grandes chaleurs ; aussi le Nil est bas et son lit se resserre en hiver, parce que la chaleur souterraine absorbe beaucoup d'eau, et qu'il ne pleut pas en Egypte. En été, au contraire, cette absorption souterraine n'ayant plus lieu, les eaux du Nil grossissent naturellement et sans obstacle. A cela ou peut objecter que beaucoup de fleuves de la Libye, qui ont des embouchures et une direction semblables, ne présentent rien d'analogue au débordement du Nil ; ils grossissent, au contraire, en hiver et diminuent en été ; ils font ainsi ressortir l'erreur d'Oenopide, qui essaie par ces raisons de combattre la vérité, dont Agatharchide de Cnide a le plus approché. Celui-ci soutient que tous les ans il tombe, dans les montagnes de l'Ethiopie, des pluies continuelles depuis le solstice d'été jusqu'à l'équinoxe d'automne. Il est donc rationnel de croire que le Nil diminue en hiver, ne charriant que les eaux de ses sources, et qu'il augmente en été par suite des eaux pluviales qu'il reçoit. Si personne n'a pu, jusqu'à présent, donner la cause de la crue de ses eaux, il n'est pas convenable de mépriser l'opinion que chacun s'est faite à cet égard, car la nature offre bien des phénomènes en apparence contradictoires, dont il n'est pas donné aux hommes de trouver exactement les causes. Agatharchide cite à l'appui de son assertion ce qui se passe dans certaines contrées de l'Asie. Sur les frontières de la Scythie qui touchent aux montagnes du Caucase, il tombe, chaque année, à la fin de l'hiver une quantité énorme de neige pendant plusieurs jours de suite. Dans les régions de l'Inde qui regardent le nord, il tombe, à des époques fixes, des grêlons incroyables par leur nombre et leur grosseur. Aux environs du fleuve Hydaspis, il y a des pluies continuelles au commencement de l'été, et ces pluies se reproduisent quelques jours après en Ethiopie. Ce climat d'hiver fait sentir son influence sur les pays circonvoisins. Il n'y a donc rien de paradoxal d'admettre que les pluies permanentes qui tombent, au-dessus de l'Egypte, en Ethiopie, remplissent en été le lit du fleuve ; ce fait est d'ailleurs garanti par les Barbares eux-mêmes qui habitent ces lieux. Quoique toutes ces choses soient en opposition avec ce que nous voyons chez nous, il ne faut pas cependant les rejeter comme incroyables. Ne savons-nous pas que le vent du midi, qui amène chez nous le mauvais temps, apporte en Ethiopie un temps calme et serein ; et que les vents du nord, si vifs et si pénétrants en Europe, sont mous, détendus et tout à fait faibles en Ethiopie ? Il nous serait aisé de trouver beaucoup d'autres objections coutre les diverses opinions émises au sujet de la crue du Nil ; mais nous nous contenterons de ce que nous avons dit, afin de ne pas franchir les limites que nous nous sommes tracées dès le commencement. Comme nous avons divisé ce livre, à cause de son étendue, en deux parties, nous terminerons ici la première pour mettre de l'ordre dans l'exposé de notre matière. Dans la seconde partie, nous continuerons l'histoire de l'Egypte, en commençant par les rois de ce pays et la manière de vivre de ses anciens habitants.

Deuxième partie

XLII. Le premier livre de l'ouvrage de Diodore a été divisé, à cause de son étendue, en deux parties ; la première renferme une préface générale et les traditions égyptiennes sur l'origine du monde et la constitution primordiale des choses ; de plus, l'histoire des divinités qui ont attaché leurs noms aux villes qu'elles ont fondées en Egypte. Il y est parlé des premiers hommes, de leur vie, du culte des dieux, de la construction des temples ; puis de la description du sol de l'Egypte, enfin des opinions et des explications proposées par les historiens et les philosophes au sujet de la crue du Nil, avec les objections qu'elles comportent. Dans la seconde partie nous continuerons notre récit ; nous commencerons par les premiers rois de l'Egypte, et nous en exposerons l'histoire jusqu'au roi Amasis, après avoir auparavant traité sommairement du plus ancien genre de vie des Egyptiens.

XLIII. Selon la tradition, les anciens Egyptiens vivaient d'herbes ; ils mangeaient aussi les tiges et les racines qui croissent dans les marais, et qu'ils essayaient par le goût. Ils recherchaient surtout l'agrostis, plante remarquable par sa saveur douce et par la nourriture suffisante qu'elle offre à l'appétit de l'homme ; elle est aussi considérée comme un excellent aliment pour les bestiaux qu'elle engraisse promptement. C'est en souvenir de ce bienfait que les habitants ont encore aujourd'hui là coutume de tenir cette plante dans la main, lorsqu'ils offrent leurs prières aux dieux. Ils croient que l'homme est un animal palustre ; à l'appui de cette opinion ils allèguent la nature lisse de sa peau et les autres qualités naturelles ; ils ajoutent encore comme preuve que l'homme a besoin d'une nourriture plutôt humide que sèche. Les anciens habitants du pays trouvent un second aliment dans les poissons que le Nil fournit en abondance, surtout à l'époque où ses eaux se retirent et se dessèchent. Ils mangeaient aussi la chair des troupeaux, et s'habillaient avec les peaux des animaux qu'ils avaient mangés. Ils se construisaient des habitations avec des roseaux. Les traces de cet usage se trouvent encore chez les pâtres égyptiens, qui même aujourd'hui ne connaissent d'autres habitations que des cabanes de roseaux dont ils se contentent. Après avoir mené ce genre de vie pendant une longue période, ils se sont enfin mis à manger des fruits, parmi lesquels il faut comprendre le pain fait avec le lotus. La découverte des fruits mangeables est attribuée par les uns à Isis, par les autres à un ancien roi nominé Menas. Selon la tradition des prêtres, Hermès est l'inventeur des sciences et des arts ; tandis que les rois ont inventé tout ce qui est nécessaire à la vie. Car anciennement la royauté ne se transmettait pas aux enfants des rois, mais à ceux qui avaient rendu les plus grands services au peuple, soit que les hommes s'excitassent ainsi réproquement à travailler au bien public, soit, ce qui est vrai, que la chose fût ainsi ordonnée dans les annales sacrées.

XLIV. Suivant le rapport de quelques mythologistes, les dieux et les héros ont d'abord régné sur l'Egypte pendant l'espace de près de dix-huit mille ans ; Horus, fils d'Isis, a été le dernier roi de race divine. Ensuite, le pays a été gouverné par des hommes pendant environ cinq mille ans, jusqu'à la CLXXXe olympiade, époque où nous sommes allé en Egypte, sous le règne de Ptolémée, surnommé Dionysus le jeune. La plupart de ces rois étaient des indigènes ; il n'y avait qu'un petit nombre d'Ethiopiens, de Perses et de Macédoniens. On compte en tout quatre rois éthiopiens qui ont régné pendant trente-six ans environ, non pas les uns après les autres, mais à des intervalles plus ou moins éloignés. Depuis Cambyse, qui avait conquis le pays par les armes, les Perses ont régné cent trente-cinq ans, en comptant le temps où les Egyptiens, ne pouvant plus tolérer l'insolence des gouverneurs et les sacrilèges commis envers les dieux indigènes, se révoltèrent pour secouer le joug étranger. Enfin le règne des Macédoniens a duré deux cent soixante-seize ans. Tout le reste du temps a été rempli par le règne de la dynastie nationale, comprenant quatre cent soixante-dix rois et cinq reines. Les prêtres avaient consigné l'histoire de tous ces rois dans les livres sacrés et transmis de toute antiquité à leurs successeurs. On y voit quelle était la puissance de chacun d'eux, quel était leur aspect physique et ce que chacun avait fait pendant son règne. Mais il serait trop long de communiquer ici tous ces détails qui, la plupart, sont inutiles; nous essaierons donc de passer en revue les faits les plus dignes de mémoire.

XLV. Après le règne des dieux, Menas fut, d'après la tradition, roi d'Egypte ; il montra aux peuples à révérer les dieux et à leur offrir des sacrifices. Il introduisit l'usage des tables, des lits, de riches tapis, en un mot le luxe et la somptuosité. On raconte que Tnephachthus, père de Bocchoris le Sage, qui régna plusieurs générations après, avait été obligé, pendant une expédition en Arabie, manquant de vivres dans le désert, de se contenter d'un régime très simple chez des particuliers qu'il avait rencontrés, et que, s'en étant extrêmement réjoui, il avait renoncé au luxe et maudit le roi qui avait le premier enseigné une vie somptueuse ; enfin, qu'il prit tant à coeur ce changement de nourriture, de boisson et de repos, qu'il fit transcrire cette malédiction en lettres sacrées et déposer dans le temple de Jupiter à Thèbes. C'est pourquoi sans doute la postérité n'a pas accordé d'éloges à la mémoire de Menas. Après ce roi, régnèrent cinquante-deux de ses descendants, pendant plus de mille quatre cents ans ; ils n'ont rien fait qui mérite d'être mentionné. Busiris leur succéda et laissa la royauté à huit de ses descendants dont le dernier, appelé également Busiris, fonda la ville nommée par les Egyptiens Diospolis la Grande, et par les Grecs Thèbes. Il lui donna cent quarante stades de circuit, et l'orna merveilleusement de grands édifices, de temples magnifiques et d'autres monuments ; les maisons des particuliers furent de quatre et de cinq étages ; en un mot, il en fit la ville la plus riche non seulement de l'Egypte, mais de tous les autres pays. Aussi, la renommée de sa richesse et de sa puissance s'est-elle répandue en tout lieu ; le poète lui-même en fait mention, lorsqu'il dit : «Quand il offrirait toute la ville de Thèbes en Egypte, dont les édifices renferment tant de richesses, et qui a cent portes, de chacune desquelles peuvent sortir à la fois deux cents guerriers avec leurs chevaux et leurs chars...» Quelques-uns prétendent que cette ville n'avait pas cent portes, mais qu'elle a été nommée ville aux cent portes, à cause des nombreux et grands propylées de ses temples ; ce qui signifierait ville aux nombreux portiques. Il est certain qu'elle fournissait, en temps de guerre, vingt mille chars ; et il y avait dans la contrée riveraine, depuis Memphis jusqu'à Thèbes en Libye, cent écuries pouvant contenir chacune environ deux cents chevaux, et dont on voit encore aujourd'hui les fondements.

XLVI. Non seulement Busiris, mais encore tous ses successeurs ont rivalisé de zèle pour l'agrandissement de Thèbes. Aussi ne trouve-t-on pas de ville sous le soleil qui soit ornée d'un si grand nombre de monuments immenses, de statues colossales en argent, en or et en ivoire ; à quoi il faut ajouter les constructions faites d'une seule pierre, les obélisques. Parmi les quatre temples, remarquables par leur beauté et leur grandeur, il y en avait un, le plus ancien, qui avait treize stades de circonférence, quarante-cinq coudées de haut, et l'épaisseur des murs était de vingt-quatre pieds. Les monuments de l'intérieur répondaient, par leur richesse et la perfection de la main d'oeuvre, à la magnificence extérieure. Ces édifices ont subsisté jusqu'à une époque assez récente ; l'argent, l'or et les objets richement travaillés en ivoire et en pierreries qu'ils renfermaient, furent pillés par les Perses à l'époque où Cambyse incendia les temples de l'Egypte. On rapporte qu'il fit alors transporter ces dépouilles en Asie, et qu'il emmena avec lui des artisans égyptiens, pour construire les palais royaux si célèbres à Persépolis, à Suse et dans la Médie. On ajoute que ces richesses étaient si considérables que les débris qui avaient été sauvés du pillage et de l'incendie donnaient plus de trois cents talents d'or, et un peu moins de deux mille trois cents talents d'argent. On voyait aussi à Thèbes les tombeaux des anciens rois qui, par leur magnificence, laissent à la postérité peu de chance de produire sous ce rapport rien de plus beau. Les prêtres affirmaient, d'après leurs annales, qu'on y trouvait quarante-sept tombeaux royaux ; mais, sous le règne de Ptolémée, fils de Lagus, il n'y en avait plus que dix-sept, dont plusieurs avaient été détruits à l'époque où nous avons visité ces contrées, pendant la CLXXXe olympiade. Non seulement les prêtres égyptiens qui puisent leurs renseignements dans leurs annales, mais encore beaucoup de Grecs qui, étant allés à Thèbes du temps de Ptolémée, fils de Lagus, ont écrit (entre autres Hécatée) sur l'histoire d'Egypte, s'accordent avec ce que nous avons dit.

XLVII. A dix stades des premiers tombeaux où, selon la tradition, sont ensevelies les concubines de Jupiter, il y avait, d'après ce qu'on raconte, le monument du roi nommé Osymandyas ; il existait, à son entrée, un pylone (portail) en pierre marbrée ; sa largeur était de deux plèthres, et sa hauteur de quarante-cinq coudées. Après l'avoir traversé, on entrait dans un péristyle de pierre carré, dont chaque côté était de quatre plèthres ; au lieu de colonnes il était soutenu par des animaux monolithes de seize coudées de hauteur, et sculptés à la façon ancienne ; tout le plafond, de deux orgyes de large, était d'une seule pierre et parsemé d'étoiles sur un fond bleu. A la suite de ce péristyle venait une seconde entrée et un pylone semblable au premier, mais orné de sculptures variées d'un travail plus parfait. A côté de la seconde entrée se voyaient trois statues, toutes faites d'une seule pierre, ouvrage de Memnon le Syénite. L'une, représentant une position assise, était la plus grande de toutes les statues d'Egypte ; la mesure du pied seul dépassait sept coudées, les deux autres, placées près des genoux, l'une à droite, l'autre à gauche, étaient celles de la mère et de la fille, et n'approchaient pas de la première en grandeur. Cet ouvrage était non seulement mémorable par ses dimensions, mais il était digne d'admiration sous le rapport de l'art et de la nature de la pierre, qui, malgré son volume, ne laissait voir aucune fissure ni tache. On y lisait l'inscription suivante : Je suis Osymandyas, roi des rois ; si quelqu'un veut savoir qui je suis et où je repose,qu'il surpasse une de mes oeuvres. Il y avait aussi une autre statue, représentant séparément la mère de ce roi, haute de vingt coudées, d'une seule pierre, portant trois diadèmes sur la tête, pour indiquer qu'elle avait été fille, femme et mère de rois. Après le second pylone, on trouvait un autre péristyle plus remarquable que le premier ; il était orné de diverses sculptures figurant la guerre que ce roi avait faite contre les Bactriens révoltés. Il avait marché contre eux à la tête de quatre cent mille hommes de pied, de vingt mille cavaliers, après avoir partagé toute son armée en quatre corps, commandés par les fils du roi.

XLVIII. Sur le premier mur de ce péristyle était représenté Osymandyas assiégeant une forteresse entourée d'un fleuve, s'exposant aux coups des ennemis, et accompagné d'un lion qui l'aidait terriblement dans les combats. Parmi ceux qui expliquent ces sculptures, les uns disent que c'était un lion véritable, apprivoisé et nourri des mains du roi, qui l'assistait dans les combats, et mettait, par sa force, l'ennemi en fuite ; les autres soutiennent que ce roi, étant excessivement vaillant et robuste, a voulu faire son propre éloge, en indiquant ses qualités par l'image d'un lion. Sur le deuxième mur étaient représentés les prisonniers défaits par le roi, privés des mains et des parties sexuelles, comme pour dire qu'ils ne s'étaient pas montrés hommes par leur courage, et qu'ils étaient restés inactifs au milieu des dangers. Le troisième mur était recouvert de sculptures variées, et orné de peintures où l'on voyait le roi offrant le sacrifice des boeufs et son triomphe, au retour de son expédition. Au milieu du péristyle était construit un autel hypèthre, d'un beau travail et de dimensions prodigieuses. Contre le dernier mur étaient appuyées deux statues monolithes, hautes de vingt-sept coudées. A côté de ces statues on avait pratiqué deux entrées par lesquelles on arrivait, en sortant du péristyle, dans un hypostyle, construit à la maniére d'un odéon et ayant chaque côté de deux plèthres. Là se trouvaient un grand nombre de statues de bois représentant des plaideurs qui fixaient leurs regards sur des juges. Ceux-ci étaient au nombre de trente, sculptés sur une des murailles ; au milieu d'eux se trouvait l'archijuge, portant au cou une figure de la Vérité aux yeux fermés, et ayant devant lui un grand nombre de livres. Ces images indiquaient allégoriquement que les juges ne doivent rien accepter, et que leur chef ne doit regarder que la vérité.

XLIX. A cette salle touchait un promenoir rempli de bâtiments de tout genre, où se préparaient toutes sortes d'aliments les plus agréables au goût. On rencontrait aussi dans ce lieu des sculptures, et entre autres la figure du roi peinte en couleurs ; le roi était représenté offrant à la Divinité l'or et l'argent qu'il retirait annuellement des mines d'argent et d'or de l'Egypte. Une inscription placée au-dessous en indiquait la somme qui, réduite en argent, s'élevait à trente-deux millions de mines. Après cela, on voyait la bibliothèque sacrée portant l'inscription suivante : Officine de l'âme. Dans une pièce attenante se trouvaient les images de tous les dieux égyptiens, et celle du roi qui présentait à chacun ses offrandes, prenant en quelque sorte à témoin Osiris et ses assesseurs aux enfers qu'il avait passé sa vie dans la piété et à rendre justice aux hommes et aux dieux. Il y avait ensuite une salle contiguë à la bibliothèque, richement construite, et contenant vingt lits qui portaient les images de Jupiter, de Junon et d'Osymandyas ; on croit que c'est là que se trouvait enseveli le corps de ce roi. A l'entour étaient bâties un grand nombre de chapelles, ornées de la peinture de tous les animaux sacrés de l'Egypte. On montait sur des marches au sommet du tombeau, où il y avait un cercle d'or de trois cent soixante-cinq coudées de circonférence et de l'épaisseur d'une coudée. Ce cercle était divisé en autant de parties qu'il comprenait de coudées ; chacun indiquait un jour de l'année ; et ou avait écrit à côté les levers et les couchers naturels des astres, avec les pronostics que fondaient là-dessus les astrologues égyptiens. Ce cercle fut, dit-on, dérobé par Cambyse dans les temps où les Perses conquirent l'Egypte. Telle est la description qu'on donne du tombeau du roi Osymandyas, qui paraît se distinguer de tous les autres monuments non seulement par les dépenses qu'il a occasionnées, mais encore comme oeuvre d'art.

L. Les Thébains se disent les plus anciens des hommes et prétendent que la philosophie et l'astrologie exactes ont été inventées chez eux, leur pays étant très favorable pour observer, sur un ciel pur, le lever et le coucher des astres. Ils ont aussi distribué les mois et les années d'après une méthode qui leur est particulière. Ils comptent les jours, non d'après la lune, mais d'après le soleil ; ils font chaque mois de trente jours, et ajoutent cinq jours et un quart aux douze mois pour compléter ainsi le cycle annuel. Ils n'ont donc pas recours, comme la plupart des Grecs, aux mois intercalaires ou à des soustractions de jours. Ils paraissent aussi savoir calculer les éclipses de soleil et de lune, de manière à pouvoir en prédire avec certitude tous les détails.

Le huitième descendant de ce roi, et qui fut appelé comme sou père Uchoréus, fonda Memphis, la ville la plus célèbre de l'Egypte. Il avait choisi l'emplacement le plus convenable de tout le pays, l'endroit où le Nil se partage en plusieurs branches pour former ce qui, d'après sa figure, a reçu le nom de Delta ; par cette position, Memphis est en quelque sorte la clé de l'Egypte et domine la navigation de la haute région. Il donna à cette ville une enceinte de cent cinquante stades ; il la fortifia, et assura les avantages de sa position admirable par de grands travaux. Comme le Nil, à l'époque de ses crues, inondait la ville, Uchoréus lui opposa, du côté du midi, une digue immense qui servit tout à la fois à préserver la ville de l'inondation et à la défendre, en guise de forteresse, contre les ennemis qui viendraient du côté de la terre. Dans une autre étendue, il avait creusé un lac vaste et profond qui recevait l'excédant des eaux du fleuve, et qui, entourant toute la ville, excepté du côté de la digue, rendait sa position admirablement forte. Enfin, le fondateur avait choisi un emplacement tellement opportun que presque tous les rois, ses successeurs, quittèrent Thèbes pour établir leur demeure à Memphis, et en faire le siège de l'empire. C'est à dater de ce moment que Thèbes commença à perdre et Memphis à accroître sa splendeur, jusqu'à l'époque d'Alexandre le Macédonien. Car celui-ci bâtit, sur les bords de la mer, la ville qui porte son nom, et que tous ses successeurs ont agrandie à l'envi ; les uns l'ont ornée de palais magnifiques ; les autres, de canaux et de ports ; d'autres enfin l'ont embellie par des monuments et des constructions tellement remarquables qu'elle est réputée généralement la première ou la seconde ville du monde. Mais nous la décrirons avec plus de détail lorsque nous serons arrivé à cette période.

LI. Le fondateur de Memphis, après l'achèvement de la digue et du lac dont il a été question, construisit des palais qui ne sont pas inférieurs à bien d'autres, mais qui ne sont pas dignes de la splendeur et de la magnificence de ceux de ses prédécesseurs. Cela tient à la croyance des habitants, qui regardent la vie actuelle comme fort peu de chose, mais qui estiment infiniment la vertu dont le souvenir se perpétue après la mort. Ils appellent leurs habitations hôtelleries, vu le peu de temps qu'on y séjourne ; tandis qu'ils nomment les tombeaux demeures éternelles, les morts vivant éternellement dans les enfers. C'est pourquoi ils s'occupent bien moins de la construction de leurs maisons que de celle de leurs tombeaux. Quelques-uns racontent que la ville dont nous parlons reçut son nom de la fille du roi son fondateur ; et ils ajoutent que le dieu du Nil, sous la forme d'ut taureau, devint amoureux de cette fille, qui donna le jour à un fils, nommé Aegyptus, célèbre par sa vertu, et que c'est de lui que tout le pays prit le nom d'Egypte. Ils disent enfin qu'arrivé à l'empire, Aegyptus se montra roi bienveillant, juste et actif, ce qui l'avait fait juger digne d'un pareil honneur. Douze générations après le roi dont nous avons parlé, Moeris, reconnu souverain de l'Egypte, construisit à Memphis les propylées septentrionaux, qui surpassent tous les autres par leur magnificence. Il creusa au-dessus de la ville, à dix schènes de distance, un lac d'une admirable utilité et d'une étendue incroyable ; car son circuit est, dit-on, de trois mille six cents stades, et sa profondeur, dans beaucoup d'endroits, de cinquante orgyes. A l'aspect de cet immense ouvrage, qui voudrait chercher combien de millions d'hommes et combien d'années ont été employés pour l'achever ? Personne ne pourrait assez louer le génie du roi qui a réalisé une entreprise d'une utilité si générale pour les habitants de l'Egypte.

LII. Comme les crues du Nil n'offraient pas toujours une mesure régulière, et que de la régularité de ce phénomène dépend cependant la fertilité du sol d'Egypte, Moeris creusa un lac destiné à recevoir l'excédant des eaux, afin que, par leur abondance, elles n'inondassent pas le pays sans opportunité, formant des marais et des étangs, et que, par leur manque, elles ne fissent pas avorter les récoltes. Pour faire communiquer ce lac avec le fleuve, il construisit un canal de quatre-vingts stades de long sur trois plèthres de large. Par ce moyen, on détournait les eaux et on pouvait, en ouvrant et fermant l'entrée à l'aide de machines dispendieuses, procurer aux agriculteurs assez d'eau pour fertiliser leurs terres. Il n'en coûtait pas moins de cinquante talents pour ouvrir et fermer ce système d'écluses. Ce lac subsiste encore de nos jours avec les mêmes avantages, et on l'appelle maintenant, d'après son constructeur, le lac Moeris. En le creusant, le roi Meris laissa au milieu un espace libre pour y construire un tombeau et deux pyramides d'un stade de hauteur, l'une pour lui, l'autre pour sa femme ; il plaça, sur leur sommet, des statues de pierre, assises sur un trône. C'est ainsi qu'il crut laisser, par ces travaux, un souvenir honorable et éternel. Il donna les revenus de la pêche du lac à sa femme pour ses parfums et sa toilette ; cette pêche rapportait un talent par jour ; car on y trouve, dit-on, vingt-deux genres de poissons, et on en prend une si grande quantité que les nombreux ouvriers employés à la salaison de ces poissons peuvent à peine suffire à ce travail. Voilà ce que les Egyptiens racontent de Moeris.

LIII. Sept générations après, vécut, dit-on, Sesoosis, qui accomplit les actions les plus grandes et les plus célèbres. Cependant, non seulement les historiens grecs, mais encore les prêtres et les poètes qui chantent ses louanges, ne s'accordent point sur l'histoire de ce roi ; nous tâcherons de raconter les faits les plus vraisemblables et les plus conformes aux monuments qui existent encore dans ce pays. A la naissance de Sesoosis, son père fit un acte magnifique et vraiment royal. Il rassembla tous les enfants d'Egypte qui étaient nés le même jour que son fils ; il leur donna des nourrices et des précepteurs, enfin, il les soumit tous à la même éducation et à la même discipline ; car il était persuadé que ces enfants, après avoir ainsi mené un genre de vie commun, seraient plus attachés les uns aux autres et meilleurs compagnons d'armes. Tout en fournissant abondamment à tous leurs besoins, il les habituait à des exercices continuels et aux fatigues du corps. Il n'était permis à aucun d'eux de prendre de la nourriture avant d'avoir fait cent quatre-vingts stades à la course. Aussi, parvenus à l'âge viril, étaient-ils tous des athlètes, robustes de corps, forts au moral et dignes du commandement, par l'excellente éducation qu'ils avaient reçue. Envoyé d'abord par son père en Arabie, Sesoosis, entouré de ses compagnons nourris avec lui, combattit des bêtes féroces, et supportant la soif et la faim, il soumit tout ce peuple barbare qui n'avait pas encore porté de joug. Ensuite, détaché dans les régions de l'occident, il conquit, quoique bien jeune, la plus grande partie de la Libye. A la mort de son père, auquel il succéda dans la royauté, il entreprit, encouragé par ses succès précédents, la conquête de toute la terre. Quelques-uns affirment qu'il fut poussé à une domination universelle par sa fille Athyrtis, remarquable par son esprit, et qui avait, dit-on, appris à son père combien une pareille expédition serait facile. D'autres prétendent qu'Athyrtis, instruite dans l'art divinatoire, connaissait l'avenir par l'inspection des victimes, par le sommeil dans les temples et par des signes apparaissant au ciel. Quelques historiens racontent qu'à la naissance de Sesoosis, son père avait vu en songe Vulcain lui disant que son fils serait un jour maître de toute la terre, et que c'est pourquoi il le fit élever avec les compagnons dont nous avons parlé, lui préparant d'avance les moyens d'arriver à l'empire du monde ; que Sesoosis, entré dans l'âge viril et plein de confiance dans la prédiction de l'oracle, s'était ainsi préparé à l'expédition dont il s'agit.

LIV. Avant de commencer cette expédition, il se concilia d'abord l'esprit des Egyptiens, et, pour parvenir à son but, il était convaincu de la nécessité de s'assurer si ses compagnons d'armes seraient toujours prêts à mourir pour leur chef, et si ceux qui resteraient dans la patrie ne tenteraient aucune révolte. Pour cela, il combla ses sujets de bienfaits : il donna aux uns des présents, aux autres des terres, à d'autres encore il remit des peines ; enfin il se montra envers tous affable et d'une grande aménité. Il renvoya absous tous les accusés d'Etat, et il délivra les détenus pour dettes, dont le nombre encombrait les prisons. Il divisa tout le pays en trente-six parties que les Egyptiens appellent nomes ; il proposa à chacune un nomarque, chargé de percevoir les tributs royaux et de présider à l'administration locale. Il fit une élite des hommes les plus robustes et se composa une armée digne de la grandeur de son entreprise. Illeva ainsi six cent mille fantassins, vingt-quatre mille cavaliers et vingt-sept mille chars de guerre. Il partagea le commandement avec ses compagnons fie jeunesse, tous exercés dans les combats, pleins de bravoure et ayant entre eux et pour le roi un attachement fraternel ; ils étaient au nombre de plus de mille sept cents. Sesoosis leur avait donné en partage les meilleures terres, afin qu'ils eussent des revenus convenables, et qu'étant à l'abri du besoin ils fussent plus occupés de la guerre.

LV. Après ces dispositions, il dirigea d'abord son armée vers les Ethiopiens, qui habitent au midi de l'Egypte ; ils les défit et leur fit payer des tributs consistant en bois d'ébène, en or et en dents d'éléphant. Il détacha ensuite vers la mer Rouge une flotte de quatre cents navires, et fut le premier Egyptien qui eût construit des vaisseaux longs. Cette flotte prit possession des îles situées dans ces parages, ainsi que de tout le pays littoral jusqu'à l'Inde. Lui-même, se rendant en Asie, à la tête de son armée, soumit tout ce pays ; il pénétra non seulement dans les pays qui furent plus tard conquis par Alexandre le Macédonien, mais encore il aborda des contrées et des nations que celui-ci n'atteignit pas. Car, il passa le Gange, et s'avança dans l'Inde jusqu'à l'Océan, et du côté de la Scythie jusqu'au Tanaïs, fleuve qui sépare l'Europe de l'Asie. On raconte même, qu'un certain nombre d'Egyptiens, laissés aux environs du Palus-Méotide, donnèrent naissance au peuple des Colchidiens. On cite comme preuve une coutume égyptienne, la circoncision, qui s'y pratique comme en Egypte ; cette coutume subsiste chez tous les colons égyptiens, comme chez les Juifs. Sesoosis subjugua ainsi le reste de l'Asie et la plupart des îles Cyclades. Il passa en Europe, et en traversant la Thrace il faillit perdre son armée, tant par défaut de vivres que par la rigueur du climat. C'est dans la Thrace qu'il mit un terme à son expédition et qu'il éleva sur plusieurs points des colonnes, monuments de ses conquêtes. Ces colonnes portaient l'inscription suivante, tracée en caractères égyptiens dits sacrés : Le roi des rois, le seigneur des seigneurs, Sesoosis, a soumis cette contrée par ses armes. On avait représenté, sur ces colonnes, chez les peuples guerriers, les parties sexuelles de l'homme ; et celles de la femme chez les tribus lâches et efféminées, afin d'indiquer, par cette partie importante du corps, le caractère le plus saillant de chaque population. Dans quelques endroits, Sesoosis avait fait élever sa propre statue, qui ie représentait tenant l'arc et la lance ; elle était de quatre palmes plus haute que la taille naturelle de ce roi, laquelle était de quatre coudées. Enfin, se montrant humain envers tous ses sujets, et ayant terminé son expédition au bout de neuf ans, il ordonna à toutes les nations soumises d'envoyer en Egypte, chacune selon ses facultés, un tribut annuel. Rassemblant une quantité prodigieuse de prisonniers de guerre et d'autres dépouilles, il retourna dans sa patrie, après avoir accompli ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait fait. Il orna tous les temples de l'Egypte de monuments et de dépouilles magnifiques. Il récompensa les soldats, chacun selon sa bravoure. En résumé, non seulement toute l'armée revint riche et triomphante, mais encore toute l'Egypte retira de cette expédition toutes sortes d'avantages.

LVI. Sesoosis mit ainsi fin à ses travaux militaires, et accorda à ses guerriers la jouissance paisible de leurs biens. Mais, toujours avide de gloire et désireux de perpétuer sa mémoire, il exécuta des travaux d'un plan immense et d'une création merveilleuse ; il s'assura ainsi une renommée immortelle et procura aux Egyptiens le repos et une sécurité durable. Songeant d'abord aux dieux, il construisit dans chaque ville d'Egypte un temple consacré à la divinité dont le culte est le plus en honneur chez les habitants. Il n'employa pour ces travaux aucun Egyptien ; il les fit tous exécuter par des prisonniers de guerre. C'est pourquoi il fit inscrire sur les temples ces mots : Aucun indigène ne s'est fatigué à cela. On raconte que les prisonniers qui avaient été emmenés de Babylone s'étaient révoltés, ne pouvant supporter les fatigues de ces travaux, et, qu'après s'être emparés d'une place forte sur le bord du Nil, ils faisaient la guerre aux Egyptiens et ravageaient les environs ; enfin, qu'après avoir obtenu le pardon du passé, ils fondèrent une cité qu'ils appelèrent du nom de leur patrie, Babylone. C'est, dit-on, pour une raison semblable qu'on voit encore aujourd'hui, sur les bords du Nil, une ville qui porte le nom de Troie. En effet, Ménélas revenant d'Ilium aborda en Egypte avec un grand nombre de captifs ; ceux-ci se révoltèrent et firent la guerre jusqu'à ce qu'on leur eût garanti leur existence ; ils fondèrent alors la ville à laquelle ils donnèrent le nom de leur ville natale. Je n'ignore pas que Ctésias de Knide a une opinion toute différente sur ces villes ; il pense qu'elles ont été fondées par des guerriers étrangers venus en Egypte avec Sémiramis, et qui voulaient ainsi conserver le souvenir de leur pays. Il n'est pas facile de démêler la vérité de ces choses ; il faut se contenter de consigner les opinions émises par chaque historien, afin que le lecteur puisse lui-même à ce sujet asseoir son jugement.

LVII. Sesoosis fit de grands travaux d'exhaussement pour y bâtir des villes, lorsque le terrain était naturellement trop bas. Par là, les hommes et les bestiaux étaient à l'abri de tout danger au moment des crues du Nil. Dans toute la région qui s'étend depuis Memphis jusqu'à la mer, il creusa de nombreux canaux qu'il fit tous communiquer avec le Nil, afin de faciliter le transport des fruits et les relations commerciales de tous les habitants ; mais, ce qui est le plus important, il garantissait ainsi le pays contre l'invasion des ennemis. Avant ce temps, le coeur de l'Egypte était ouvert au passage des chevaux et des chars ; il devint dès lors inaccessible par le grand nombre de ses canaux. Il fortifia également l'Egypte du côté de l'orient, contre les attaques des Syriens et des Arabes ; cette enceinte de fortifications s'étend depuis Péluse jusqu'à Héliopolis, à travers le désert, sur une longueur de mille cinq cents stades. Il construisit un navire en bois de cèdre, de deux cent quatre-vingts coudées de longe ; ce navire était doré extérieurement, argenté à l'intérieur, et consacré à la divinité qui est particulièrement révérée à Thèbes. Il éleva aussi deux obélisques en pierre dure, de cent vingt coudées de haut sur lesquels il avait inscrit la puissance de son armée, le nombre de ses revenus et des peuples vaincus. Il plaça à Memphis, dans le temple de Vulcain, sa statue monolithe et celle de sa femme, qui avaient trente coudées de hauteur ; puis les statues de ses fils, hautes de vingt coudées. Ceci se fit à l'occasion de l'événement suivant : A son retour en Egypte, après sa grande expédition, Sesoosis s'arrêta à Péluse, où il faillit périr, lui, sa femme et ses enfants, dans un repas donné par son frère. Pendant qu'ils étaient assoupis par la boisson, le frère de Sesoosis profita de la nuit pour mettre le feu à des roseaux secs, accumulés d'avance autour de sa tente. Sesoosis se réveilla soudain à la clarté du feu, mais ses gardiens enivrés tardèrent à venir à son secours. Levant alors les mains, il implora les dieux pour le salut de ses enfants et de sa femme, et traversa les flammes. Après s'être ainsi sauvé, comme par un miracle, il éleva, comme nous l'avons dit, des monuments à tous les dieux, mais particulièrement à Vulcain, auquel il devait surtout son salut.

LVIII. Au milieu de ces grandes choses, ce qui montre le plus la magnificence de Sesoosis, c'est la manière dont il recevait les envoyés étrangers. Les rois et les gouverneurs des pays conquis se rendaient en Egypte à des époques déterminées ; Sesoosis, recevant leurs présents, comblait ces envoyés d'honneurs et de distinctions. Mais, chaque fois qu'il allait se rendre dans un temple ou dans une ville, il dételait les chevaux de son char et mettait à leur place quatre de ces rois et d'autres chefs, voulant indiquer par là qu'après avoir dompté les plus braves et les plus vaillants, il n'y avait plus aucun rival qui pût se mesurer avec lui. Ce roi paraît avoir surpassé tous les rois par ses exploits guerriers, par la grandeur et le nombre des monuments et des travaux qu'il a faits en Egypte. Après un règne de trente-trois ans, il perdit la vue et se donna lui-même la mort. Ce dernier acte fut admiré par les prêtres aussi bien que par les autres Egyptiens, comme terminant la vie d'une manière digne de la grandeur des actions de ce roi. La renommée de Sesoosis était si solide et se conservait tellement dans la postérité que lorsque plus tard, sous la domination des Perses, Darius, père de Xercès, voulut placer à Memphis sa propre statue au-dessus de celle de Sesoosis, l'archiprêtre s'y opposa dans l'assemblée sacerdotale, alléguant que Darius n'avait pas encore surpassé Sesoosis. Darius, loin de se fâcher de cette parole hardie, y prit plaisir, disant qu'il s'efforcerait d'égaler Sesoosis, s'il vivait assez long-temps. Seulement, pour juger de la manière la plus équitable le mérite des deux rivaux, il proposa de comparer entre elles les actions commises à la même époque de la vie. Voilà tout ce que nous avons à dire de l'histoire de Sesoosis.

LIX. Le fils de Sesoosis, portant le même nom que le père, hérita de la royauté. Il ne tit pas d'exploits guerriers, et ne laissa rien qui fût digne de mémoire. Il était privé de la vue, soit que ce mal fût héréditaire, soit que ce fût la punition (comme quelques-uns le prétendent) d'un acte impie : il avait lancé des flèches contre les flots du Nil. Dans son infortune il fut obligé d'avoir recours aux dieux ; il chercha à se les rendre propices par des offrandes et des honneurs religieux ; mais il resta aveugle. Dans la dixième année de son règne, il reçut un oracle qui lui ordonna d'adorer le dieu d'Héliopolis, et de se laver le visage avec l'urine d'une femme qui n'aurait jamais connu d'autre homme que son mari. Il commença ainsi par sa propre femme, et en essaya beaucoup d'autres ; mais il n'en trouva aucune qui fût entièrement pure, à l'exception de la femme d'un jardinier, qui enfin lui rendit la vue et qu'il épousa ; quant aux autres femmes, il les brûla vives dans un village qui, par suite de cet événement, a été appelé par les Egyptiens : Terre sacrée. Pour témoigner sa reconnaissance au dieu Héliopolis, il lui consacra, d'après le sens de l'oracle, deux obélisques monolithes de huit coudées d'épaisseur sur cent de hauteur.

LX. La plupart des successeurs de ce roi n'ont rien laissé de remarquable. Plusieurs générations après, Amasis régna sur le peuple avec beaucoup de dureté. Il infligea à beaucoup d'hommes des peines contre toute justice : il les privait de leurs biens, et se conduisait envers tout le monde d'une façon hautaine et arrogante. Le peuple n'ayant aucun moyen de se défendre contre son oppresseur, souffrit avec patience pendant quelque temps. Mais, lorsque Actisanès, roi des Ethiopiens, fit la guerre à Amasis, les mécontents saisirent cette occasion pour se révolter. Amasis fut donc facilement défait, et l'Egypte tomba sous la domination des Ethiopiens. Actisanès se conduisit humainement dans la prospérité, et traita ses sujets avec bouté. Il se comporta d'une manière singulière à l'égard des brigands ; il ne condamna pas les coupables à mort, mais il ne les lâcha pas non plus entièrement impunis. Réunissant tous les accusés du royaume, il prit une exacte connaissance de leurs crimes ; il fit couper le nez aux coupables, les envoya à l'extrémité du désert, et les établit dans une ville qui, en souvenir de cette mutilation, a pris le nom de Rhinocolure, située sur les frontières de l'Egypte et de la Syrie, non loin des bords de la mer ; elle est presque entièrement dépourvue des choses nécessaires aux besoins de la vie. Le pays environnant est couvert de sel ; les puits qui se trouvent en dedans de l'enceinte de la ville contiennent peu d'eau, et encore est-elle corrompue et d'un goût salé. C'est dans ce pays que le roi fit transporter les condamnés, afin que, s'ils reprenaient leurs habitudes anciennes, ils ne pussent inquiéter les habitants paisibles et qu'ils ne restassent pas inconnus en se mêlant aux autres citoyens. Puis, transportés dans une contrée déserte et presque dépourvue des choses les plus nécessaires, ils devaient songer à satisfaire aux besoins de la vie en forçant la nature, par l'art et l'industrie, à suppléer à ce qui leur manquait. Ainsi, ils coupaient les joncs des environs, et, en les divisant, ils en faisaient de longs filets qu'ils tendaient le long des bords de la mer, dans une étendue de plusieurs stades, pour faire la chasse aux cailles. Ces oiseaux arrivent de la mer par troupes nombreuses ; les chasseurs en prenaient en quantité assez grande pour assurer leur subsistance.

LXI. A la mort d'Actisanès, les Egyptiens rentrèrent en possession de la royauté et élurent pour roi un indigène, Mendès, que quelques-uns appellent Marrhus. Ce roi ne fit aucun exploit guerrier ; mais il se construisit un tombeau, appelé le labyrinthe, moins étonnant par sa grandeur que par l'art inimitable de sa construction ; car celui qui y est entré ne peut en trouver la sortie, à moins qu'il ne soit conduit par un guide expérimenté. Quelques-uns prétendent que Dédale, ayant admiré ce monument lors de son voyage en Egypte, construisit sur le même modèle le labyrinthe de Minos, roi de Crète, dans lequel séjourna, dit-on, le Minotaure. Mais le labyrinthe de Crète a entièrement disparu, soit par l'injure du temps, soit qu'un roi l'ait fait démolir, tandis que le labyrinthe d'Egypte s'est conservé intact jusqu'à nos jours.

LXII. Après la mort de Mendès il y eut un interrègne de cinq générations. Enfin les Egyptiens choisirent un roi d'origine obscure, qu'ils appelèrent Ketès et que les Grecs nomment Protée. Il vivait à l'époque de la guerre de Troie. On lui attribuait une grande connaissance des vents, et le pouvoir de se transformer tantôt en un animal, tantôt en un arbre, tantôt en feu ou en tout autre objet ; les prêtres sont d'accord avec cette tradition et ils ajoutent que le roi avait acquis ces connaissances par le commerce intime qu'il entretenait avec les astrologues. Mais, ce que la mythologie grecque raconte de ces métamorphoses a sa source dans une ancienne coutume des rois d'Egypte. En effet, ces rois se couvrent la tête de masques de lions, de taureaux et de dragons, emblèmes de la souveraineté ; ils portent aussi sur leurs têtes tantôt des branches d'arbres, tantôt du feu, et quelquefois même des parfums. C'était là leurs ornements, qui excitaient en même temps, chez le peuple, la terreur et le respect. Protée eut pour successeur son fils Rhemphis, qui ne fut toute sa vie occupé que de ses revenus et de l'accumulation de ses richesses. Son esprit étroit et son avarice l'empêchèrent de consacrer des monuments aux dieux et de se montrer bienfaisant envers les hommes. Ce n'était pas là un roi, mais un bon économe, qui, au lieu de gloire, a laissé après lui plus de richesses qu'aucun de ses prédécesseurs. On dit que ces richesses en argent et en or s'élevaient à quatre cent mille talents.

LXIII. Après la mort de Rhemphis il y eut, pendant sept générations, des rois fainéants et uniquement occupés de leurs plaisirs. Aussi les annales sacrées n'en rapportent rien qui soit digne de remarque. Il faut cependant excepter Niléus, qui donna son nom au fleuve auparavant appelé Aegyptus, afin de rappeler les nombreux canaux que ce roi fit construire pour ajouter encore aux services que le Nil rend au pays. Le huitième roi après Memphis était Chembès, de Memphis ; il régna cinquante ans, et éleva la plus grande des trois pyramides, mises au nombre des sept merveilles du monde. Les pyramides situées du côté de la Libye sont à cent vingt stades de Memphis et à quarante-cinq stades du Nil. Le spectateur reste frappé d'étonnement devant la grandeur et l'immensité de ces ouvrages, dont l'exécution a exigé tant de bras. La plus grande pyramide, de forme quadrangulaire, a pour chaque côté de la base sept plèthres et plus de six pour la hauteur ; elle va en se rétrécissant depuis la base, de sorte qu'au sommet chaque côté n'est plus que de six coudées. Elle est entièrement construite en pierres dures, difficiles à tailler, mais dont la durée est éternelle. En effet, depuis au moins mille ans (quelques-uns en admettent trois ou quatre mille), ces pierres ont conservé jusqu'à ce jour leur arrangement primitif et tout leur aspect. On les a, dit-on, fait venir d'Arabie, de bien loin, et ou les a disposées au moyen de terrasses ; car alors on n'avait pas encore inventé de machines. Et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que ce monument se trouve élevé au milieu d'un pays sablonneux, où l'on n'aperçoit aucun vestige de terrasses ou de taille de pierres ; de telle sorte qu'il ne paraît pas être nu ouvrage d'hommes, et qu'on croirait qu'il a été construit par quelque divinité, au milieu d'une mer de sable. Quelques Egyptiens essaient d'expliquer ce miracle, en disant que ces terrasses étaient formées de sel et de nitre, et qu'ayant été atteintes par les eaux du Nil, elles ont été dissoutes et ont ainsi disparu sans le secours de la main-d'oeuvre. Mais il est plus probable que ces terrasses ont été détruites par les mêmes mains qui les avaient élevées. Le nombre d'hommes employés à ces constructions fut, dit-on, de trois cent soixante mille ; et leur travaux étaient à peine achevés au bout de vingt ans.

LXIV. Chembès eut pour successeur son frère Képhren, qui régna pendant cinquante-six ans. Selon quelques-uns, ce fut, non pas son frère, mais son fils, nommé Chabrys, qui succéda à l'empire. Quoi qu'il en soit, on est d'accord que le successeur de Chembès, jaloux de suivre les traces de son prédécesseur, éleva la seconde pyramide, qui est, par sa construction, semblable à la première ; mais elle lui est inférieure pour ses dimensions, car chacun des côtés de la base n'est que d'un stade. La plus grande pyramide porte une inscription indiquant les dépenses en légumes et en raves consommés par les ouvriers, et que ces dépenses se sont élevées à plus de mille six cents talents. La pyramide moins grande est sans inscription ; mais elle a sur un de ses côtés un escalier taillé dans la pierre. Il est vrai qu'aucun des rois qui avaient élevé ces pyramides ne les eurent pour leurs tombeaux ; car la population, accablée de travail, haïssait ces rois à cause de leurs injustices et de leurs violences, et menaçait d'arracher leurs corps des tombeaux et de les déchirer ignominieusement. C'est pourquoi ces rois ordonnèrent en mourant, à leurs serviteurs, de les ensevelir clandestinement et dans un lieu inconnu. Après ces rois, régna Mycerinus (que quelques-uns nomment Mecherinus), fils de celui qui a construit la première pyramide. Il entreprit d'élever une troisième pyramide, mais il mourut avant de l'achever. Chaque côté de la base de cette pyramide est de trois plèthres ; jusqu'à la quinzième assise elle est construite en pierre noire semblable à la pierre thébaïque ; le reste est comme la pierre des autres pyramides. Cette troisième pyramide est moins grande que les deux autres ; elle se distingue par l'art qui a présidé à sa construction et par la beauté des pierres. Sur sa face septentrionale est inscrit le nom de Mycerinus, qui l'a construite. Ce roi ayant en horreur les cruautés de ses prédécesseurs, mettait, dit-on, son ambition à se montrer doux et bienfaisant envers ses sujets ; il ne cessait d'agir de manière à se concilier l'affection des peuples, et dépensait beaucoup d'argent pour donner des présents aux hommes honnêtes qui croyaient ne pas avoir été jugés devant les tribunaux selon les lois de l'équité. Il y a encore trois autres pyramides dont chaque côté est de deux plèthres ; sauf leurs dimensions, elles sont tout à fait semblables aux autres. Ou prétend que les trois rois précédents les ont construites en honneur de leurs femmes.

Tous ces monuments se distinguent de tous les autres monuments de l'Egypte, non seulement par la solidité de leur construction et les dépenses qu'ils ont absorbées, mais encore par l'art que les ouvriers y ont déployé. Il faut bien plus admirer les architectes qui ont élevé ces monuments que les rois qui n'en ont fourni que les frais ; car les premiers sont arrivés à leur but à l'aide de leur génie et de leur talent, tandis que les derniers n'ont employé pour cela que leurs richesses, acquises par héritage et par des vexations de toutes sortes. Ni les habitants du pays ni les historiens ne sont d'accord sur l'origine de ces pyramides ; selon les uns, elles sont construites par les rois que nous avons cités ; selon les autres, elles ont été bâties par d'autres rois ; ainsi ils disent qu'Armaeus a élevé la plus grande, Amasis la seconde, et Inaron la troisième. Cette dernière pyramide passe pour le tombeau de la courtisane Rhodopis ; elle a été, dit-on, élevée par quelques nomarques, comme un témoignage de leur amour pour cette femme.

LXV. Aux rois précédents succéda Bocchoris, homme d'un dehors tout à fait désagréable, mais qui se distingua de tous les autres par sa pénétration et sa prudence. Longtemps après Bocchoris, Sabacon devint souverain d'Egypte ; il était d'origine éthiopienne, et l'emportait sur ses prédécesseurs par sa piété et sa bienfaisance. On peut citer, comme une preuve de son humanité, l'abolition de la plus grande de toutes les peines, la peine de mort. Il obligeait les condamnés à mort de travailler, tout enchaînés, aux ouvrages publics. C'est par ce moyen qu'il fit construire de nombreuses digues, et creuser beaucoup de canaux utiles. Il réalisait ainsi l'idée de diminuer, à l'égard des coupables, la sévérité de la justice, et de faire tourner une peine inutile au profit de la société. Quant à sa piété, on en trouvera un exemple dans un songe qu'il eut, et qui lui lit abdiquer l'empire. Il lui sembla avoir vu le dieu de Thèbes lui dire qu'il ne pourrait régner sur l'Egypte heureusement ni longtemps, s'il ne faisait couper en morceaux tous les prêtres, en marchant au milieu d'eux avec ses gardes. Ce rêve s'étant répété plusieurs fois, le roi assembla tous les prêtres, et leur dit que sa présence en Egypte irritait le dieu ; mais qu'il ne ferait pas ce qu'il lui avait été commandé en songe ; qu'il aimait mieux se retirer et rendre son àme innocente au destin, que d'affliger le dieu Set souiller sa vie par un meurtre impie pour régner en Egypte. Enfin, remettant l'empire entre les mains des indigènes, il retourna en Ethiopie.

LXVI. Il y eut ensuite en Egypte une anarchie qui dura deux ans, pendant lesquels le peuple se livrait aux désordres et aux guerres intestines. Enfin, douze des principaux chefs tramèrent une conspiration. Ils se réunirent en conseil à Memphis, et s'étant engagés par des conventions et des serments réciproques, ils se proclamèrent eux-mêmes rois. Après avoir régné, pendant quinze ans, dans l'exacte observation de leurs serments et dans la plus grande concorde, ils résolurent de se construire un tombeau commun, afin que leurs corps fussent réunis en un même endroit et participassent, après la mort comme dans la vie, aux mêmes honneurs. Ils s'empressèrent d'exécuter leur résolution et s'efforcèrent de surpasser tous leurs prédécesseurs par la grandeur de ce travail. Ils choisirent donc un emplacement près de l'entrée du canal qui communique avec le lac Moeris en Libye, et y élevèrent un tombeau avec des pierres très belles. Ce tombeau est de forme quadrangulaire, chaque côté étant d'un stade ; il était tellement enrichi de sculptures et d'ouvrages d'art qu'il ne devait être surpassé dans la postérité par aucun autre monument. Après avoir franchi le mur d'enceinte, on trouvait un péristyle dont chaque côté était formé de quarante colonnes ; le plafond était d'une seule pierre, et orné de crèches sculptées et de diverses peintures. On voyait dans ce péristyle des monuments de la ville natale de chacun des douze rois, et des tableaux représentant les temples et les cérémonies religieuses qui rappellent ces villes, Le plan de ce monument était, dit-on, si vaste et si beau que si ces rois étaient parvenus à le réaliser, on n'aurait jamais vu de plus bel édifice. Mais, au bout de quinze années de règne, le pouvoir échut à un seul, à l'occasion suivante : Psammitichus de Saïs, l'un des douze rois, était souverain du pays littoral, et entretenait un commerce actif, principalement avec les Phéniciens et les Grecs. Ainsi, en échangeant avec profit les productions de son propre pays contre celles de la Grèce, il gagna non seulement des richesses, mais encore il se concilia l'amitié de ces nations et de leurs chefs. Les autres rois en devinrent jaloux, et déclarèrent la guerre à Psammitichus. Au rapport de quelques anciens historiens, un oracle avait dit aux douze rois, que le premier qui ferait dans Memphis une libation sur une patère d'airain, en honneur de la divinité, obtiendrait seul la souveraineté de toute l'Egypte ; un prêtre ayant porté hors du temple douze patères, Psammitichus ôta son casque et s'en servit pour faire la libation. Cet acte inspira de la jalousie à ses collègues ; ils ne voulurent pas faire mourir Psammitichus, mais ils l'exilèrent et l'obligèrent à vivre dans les marais qui avoisinent la mer. Soit pour cette raison, soit par jalousie, comme nous l'avons dit, toujours est-il qu'une guerre éclata. Psammitichus fit venir des troupes auxiliaires de l'Arabie, de la Carie et de l'Ionie, et vainquit ses rivaux en bataille rangée, aux environs de la ville de Momemphis ; les uns furent tués dans le combat, les autres s'enfuirent en Libye, et ne firent aucune tentative pour recouvrer l'empire.

LXVII. Psammitichus, maître de tout l'empire, éleva au dieu, à Memphis, le propylée oriental ; et entoura le temple d'une enceinte soutenue, au lieu de colonnes, par des colosses de douze coudées. Outre la solde convenue, il donna aux troupes auxiliaires de beaux présents, et pour habitation un emplacement qui porte le non de camp militaire ; il leur donna en propriété une grande étendue de terrain, un peu au-dessus de l'embouchure Pélusiaque. Amasis, qui régna plusieurs années après, transplanta cette colonie militaire à Memphis. Psammitichus, qui devait son trône au secours de ces troupes auxiliaires, leur confia par la suite les fonctions les plus élevées ; et il continua d'entretenir un grand nombre de soldats étrangers. Dans une expédition qu'il fit en Syrie, il donna aux auxiliaires tous les postes d'honneur et les plaça à la droite de l'armée, tandis que les nationaux, traités avec plus de dédain, occupèrent la gauche. Irrités de ce traitement, les Egyptiens, au nombre de plus de deux cent mille, abandonnèrent leur roi et se dirigèrent vers l'Ethiopie, dans l'intention d'y acquérir des possessions. Le roi leur envoya quelques-uns de ses généraux pour s'excuser de sa conduite ; mais ses excuses n'ayant pas été acceptées, il s'embarqua avec ses amis pour poursuivre les fugitifs. Ces derniers remontaient le Nil et franchissaient les frontières de l'Egypte, lorsque Psammitichus les atteignit et les pria de changer de dessein, de se souvenir de leur patrie, de leurs femmes et de leurs enfants. Mais, frappant de leurs piques leurs boucliers, ils s'écrièrent d'une voix commune que tant qu'ils auraient ces armes en leur pouvoir, ils trouveraient facilement une patrie, et relevant leurs tuniques pour montrer les parties génitales, avec cela, ajoutaient-ils, nous ne manquerons ni de femmes ni d'enfants. Animés de cette grande résolution et méprisant les biens qui sont tant estimés par d'autres, ils s'emparèrent de la meilleure contrée de l'Ethiopie, et s'établirent dans les possessions qu'ils s'étaient partagées par le sort. Psammitichus ne fut pas médiocrement affligé de cet événement. Tout en s'occupant de l'administration intérieure de l'Egypte et des revenus de l'Etat, il fit une alliance avec les Athéniens et avec quelques autres Grecs. Il recevait hospitalièrement les étrangers qui venaient volontairement visiter l'Egypte ; il aimait tellement la Grèce qu'il fit apprendre à ses enfants la langue de ce pays. Enfin, le premier d'entre les rois d'Egypte, il ouvrit aux autres nations des entrepôts de marchandises et donna aux navigateurs une grande sécurité ; car, les rois ses prédécesseurs avaient rendu l'Egypte inaccessible aux étrangers qui venaient l'aborder, en faisant périr les uns et en réduisant les autres à l'esclavage. L'impiété de Busiris avait fait décrier auprès des Grecs tous les Egyptiens comme une nation inhospitalière ; si tout n'est pas conforme à la vérité, une conduite si sauvage a néanmoins donné naissance à cette fable.

LXVIII. Quatre générations après la mort de Psammitichns, Apriès régna pendant plus de vingt-deux ans. Il marcha, à la tête d'une nombreuse armée de terre et d'une flotte considérable, contre l'île de Cypre et la Phénicie ; il prit d'assaut Sidon, et porta la terreur dans les autres villes de la Phénicie. Il vainquit, dans un grand combat naval, les Phéniciens et les Cypriens, et retourna en Egypte chargé de butin. Après cette expédition, il envoya une armée choisie, toute composée d'indigènes, contre Cyrène et Barcé ; mais la plus grande partie périt ; ceux qui s'étaient sauvés devinrent ses ennemis et se révoltèrent, sous le prétexte que cette armée avait été destinée à périr, afin que le roi pût régner plus tranquillement. Il leur envoya Amasis, homme considéré chez ses compatriotes, et le chargea d'employer des paroles conciliantes ; mais celui-ci fit tout le contraire, car il excita les révoltés, se joignit à eux et se fit nommer roi ; bientôt après, le reste des Egyptiens suivit l'exemple des révoltés, et le roi, ne sachant que devenir, fut obligé de se réfugier auprès de ses troupes mercenaires, au nombre de trente mille. Un combat fut livré près du village de Maria ; les Egyptiens demeurèrent vainqueurs ; Apriès, ayant été fait prisonnier, mourut étranglé. Amasis, devenu roi, régla l'administration du pays d'après de bonnes intentions ; il gouverna sagement et gagna toute l'affection des Egyptiens. Il soumit les villes de l'île de Cypre, orna beaucoup de temples de monuments remarquables. Après un règne de cinquante-cinq ans, il quitta la vie, vers le temps où Cambyse, roi des Perses, fit son expédition en Egypte, dans la troisième année de la LXIIIe olympiade, Parménide de Camarine étant vainqueur à la course du stade.

LXIX. Nous avons passé en revue l'histoire des rois d'Egypte depuis les temps les plus anciens jusqu'à la mort d'Amasis ; nous en donnerons la suite aux époques convenables. Nous allons traiter maintenant des coutumes et des usages les plus singuliers, et en même temps les plus instructifs pour le lecteur. La plupart des anciennes moeurs de l'Egypte n'ont pas été respectées seulement des indigènes ; elles ont été aussi pour les Grecs un grand sujet d'admiration. Ainsi, les plus instruits de ces derniers ont ambitionné de visiter l'Egypte, pour y étudier les lois et les usages les plus remarquables. Bien que ce pays fût autrefois inaccessible aux étrangers, on cite cependant, parmi les anciens, comme ayant voyagé en Egypte, Orphée et le poète Homère ; et, parmi d'autres plus récents, Pythagore de Samos et Solon, le législateur.

Les Egyptiens s'attribuent l'invention des lettres et l'observation primitive des astres ; ils s'attribuent aussi l'invention de la science géométrique et de la plupart des arts ; ils se vantent également d'avoir promulgué les meilleures lois. Ils en allèguent, comme la plus grande preuve, que l'Egypte a été gouvernée pendant plus de quatre mille sept cents ans par une suite de rois pour la plupart indigènes, et que leur pays a été le plus heureux de toute la terre. Tout cela, disent-ils, ne pourrait pas être, si les habitants n'avaient pas eu des moeurs, des lois et des institutions aussi parfaites. Nous laisserons de côté tous les faits invraisemblables et les fables inventées à plaisir par Hérodote et d'autres historiens qui ont écrit sur l'Egypte ; nous exposerons les faits que nous avons soigneusement examinés et qui se trouvent consignés dans les annales des prêtres d'Egypte.

LXX. D'abord les rois ne menaient pas une vie aussi libre ni aussi indépendante que ceux des autres nations. Ils ne pouvaient point agir selon leur gré. Tout était réglé par des lois ; non seulement leur vie publique, mais encore leur vie privée et journalière. Ils étaient servis, non par des hommes vendus ou par des esclaves, mais par les fils des premiers prêtres, élevés avec le plus grand soin et ayant plus de vingt ans. De cette manière, le roi ayant jour et nuit autour de lui, pour servir sa personne, de véritables modèles de vertu, ne se serait jamais permis aucune action blâmable. Car un souverain ne serait pas plus méchant qu'un autre homme, s'il n'avait pas autour de lui des gens qui flattent ses désirs. Les heures du jour et de la nuit, auxquelles le roi avait quelque devoir à remplir, étaient fixées par des lois, et n'étaient pas abandonnées à son arbitraire. Eveillé dès le matin, il devait d'abord recevoir les lettres qui lui étaient envoyées de toutes parts, afin de prendre une connaissance exacte de tout ce qui se passait dans le royaume, et régler ses actes en conséquence. Ensuite, après s'être baigné et revêtu des insignes de la royauté et de vêtements magnifiques, il offrait un sacrifice aux dieux. Les victimes étant amenées à l'autel, le grand prêtre se tenait, selon la coutume, près du roi, et, en présence du peuple égyptien, implorait les dieux à haute voix de conserver au roi la santé et tous les autres biens, lorsque le roi agissait selon les lois ; en même temps, le grand prêtre était obligé d'énumérer les vertus du roi, de parler de sa piété envers les dieux et de sa mansuétude envers les hommes. Il le représentait tempérant, juste, magnanime, ennemi du mensonge, aimant à faire le bien, entièrement maître de ses passions, infligeant aux coupables des peines moindres que celles qu'ils méritaient, et récompensant les bonnes actions au delà de ce qu'elles valaient. Après avoir ajouté d'autres louanges semblables, il terminait par une imprécation contre les fautes commises par ignorance ; car le roi, étant irresponsable, rejetait toutes les fautes sur ses ministres et ses conseillers, et appelait sur eux le châtiment mérité. Le grand prêtre agissait ainsi, afin d'inspirer au roi la crainte de la divinité et pour l'habituer à une vie pieuse et exemplaire, non par une exhortation amère, mais par des louanges agréables de la pratique de la vertu. Ensuite, le roi faisait l'inspection des entrailles de la victime et déclarait les auspices favorables. L'hiérogrammate lisait quelques sentences et des histoires utiles d'hommes célèbres, extraites des livres sacrés, afin que le souverain réglât son gouvernement d'après les modèles qu'il pouvait ainsi se choisir lui-même. Il y avait un temps déterminé, non seulement pour les audiences et les jugements, mais encore pour la promenade, pour le bain, pour la cohabitation, en un mot, pour tous les actes de la vie. Les rois étaient accoutumés à vivre d'aliments simples, de chair de veau et d'oie ; ils ne devaient boire qu'une certaine mesure de vin, fixée de manière à ne produire ni une trop grande plénitude ni l'ivresse ; en somme, le régime qui leur était prescrit était si régulier qu'on aurait pu croire qu'il était ordonné, non par un législateur, niais par le meilleur médecin, tout occupé de la conservation de la santé.

LXXI. Il paraît étrange qu'un roi n'ait pas la liberté de choisir sa nourriture quotidienne ; et il est encore plus étrange qu'il ne puisse prononcer un jugement, ni prendre une décision, ni punir quelqu'un, soit par passion, soit par caprice, ou par toute autre raison injuste, mais qu'il soit forcé d'agir conformément aux lois fixées pour chaque cas particulier. Comme c'étaient là des coutumes établies, les rois ne s'en fâchaient pas et n'étaient point mécontents de leur sort ; ils croyaient, au contraire, mener une vie très heureuse, pendant que les autres hommes, s'abandonnant sans frein à leurs passions naturelles, s'exposaient à beaucoup de désagréments et de dangers. Ils s'estimaient heureux en voyant les autres hommes, bien que persuadés de commettre une faute, persister néanmoins dans leurs mauvais desseins, entraînés par l'amour, par la haine ou par quelque autre passion ; tandis qu'eux-mêmes, jaloux de vivre d'après l'exemple des hommes les plus sages, ne pouvaient tomber que dans des erreurs très légères. Animés de tels sentiments de justice, les souverains se conciliaient l'affection de leurs peuples comme celle d'une famille. Non seulement le collège des prêtres, mais tous les Egyptiens pris en masse étaient moins occupés de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs biens, que de la sécurité de leur roi. Tous les rois mentionnés ont conservé ce régime politique pendant fort longtemps, et ils ont mené une vie heureuse sous l'empire de ces lois ; de plus, ils ont soumis beaucoup de nations, acquis de très grandes richesses et orné le pays d'ouvrages et de constructions extraordinaires, et les villes, d'ornements riches et variés.

LXXII. Ce qui se passe à la mort des rois n'est pas une des moindres preuves de l'attachement que les Egyptiens ont pour leur souverain ; car les honneurs rendus à un mort sont un témoignage incontestable de la sincérité de cet attachement. Lorsqu'un de leurs rois venait à mourir, tous les habitants prenaient le deuil, déchiraient leurs vêtements, fermaient les temples, s'abstenaient des sacrifices et ne célébraient aucune fête pendant soixante-douze jours. Des troupes d'hommes et de femmes, au nombre de deux à trois cents, parcouraient les rues la tête souillée de fange, leurs robes nouées, en guise de ceinture, au-dessous du sein, et chantant deux fois par jour des hymnes lugubres à la louange du mort. Ils s'interdisaient l'usage du froment, et ne mangeaient aucun aliment provenant d'un être animé ; ils s'abstenaient de vin et de tout luxe. Personne n'aurait voulu faire usage de bains, de parfums et de riches tapis ; on n'osait même pas se livrer aux plaisirs de l'amour. Tout le monde passait le nombre de jours indiqué dans l'affliction et dans le deuil, comme à la mort d'un enfant chéri. Pendant tout ce temps, on faisait les apprêts de funérailles magnifiques, et le dernier jour, on plaçait la caisse, contenant le corps du défunt, à l'entrée du tombeau. On procédait alors, selon la loi, au jugement de tout ce que le roi avait fait pendant sa vie. Tout le monde avait la faculté d'émettre une accusation. Les prêtres prononçaient le panégyrique en racontant les belles actions du roi ; des milliers d'assistants donnaient leur approbation à ce panégyrique, si le roi avait vécu sans reproche ; dans le cas contraire, ils déclaraient par des murmures leur improbation. Beaucoup de rois ont été, par l'opposition du peuple, privés d'une sépulture digne et convenable. C'est pourquoi leurs successeurs pratiquaient la justice, non seulement par les raisons que nous avons déjà fait connaître, mais encore par la crainte que leurs corps ne fussent, après la mort, traités ignominieusement, et leur souvenir maudit à jamais. Tels sont les points les plus saillants des usages concernant les anciens rois.

LXXIII. Toute l'Egypte est divisée en plusieurs parties dont chacune (appelée nome en grec) est gouvernée par un nomarque, chargé de tous les soins de l'administration. Tout le sol est partagé en trois portions. La première, et la plus considérable, appartient au collège des prêtres qui jouissent du plus grand crédit auprès des indigènes, tant à cause de leurs fonctions religieuses que parce qu'ils ont reçu l'éducation et l'instruction la plus complète. Leurs revenus sont employés à la dépense des sacrifices, à l'entretien de leurs subordonnés et à leurs propres besoins ; car les Egyptiens pensent qu'il ne faut pas changer les cérémonies religieuses, qu'elles doivent toujours et de la même façon être accomplies par les mêmes ministres, et que les conseillers souverains doivent être à l'abri du besoin. En effet, les prêtres sont les premiers conseillers du roi ; ils l'aident par leurs travaux, par leurs avis et leurs connaissances ; au moyen de l'astrologie et de l'inspection des victimes, ils prédisent l'avenir et ils tirent des livres sacrés le récit des actions les plus utiles. Il n'en est pas ici comme chez les Grecs où un seul homme ou une seule femme est chargé du sacerdoce. Chez les Egyptiens, ils sont nombreux ceux qui s'occupent des sacrifices et du culte des dieux, et ils transmettent leur profession à leurs descendants. Ils sont exemptés de l'impôt, et ils viennent immédiatement après le roi, quant à leur considération et à leurs privilèges. La seconde partie du sol appartient aux rois ; ils en tirent les impôts employés aux dépenses de la guerre et à l'entretien de leur cour. Les rois récompensent de leurs propres revenus les hommes de mérite, sans faire appel à la bourse des particuliers. La dernière portion du sol est affectée aux guerriers et à tous ceux qui sont sous les ordres des chefs de la milice. Très attachés à leur patrie à cause des biens qu'ils y possèdent, ils affrontent, pour la défendre, tous les dangers de la guerre. Il est en effet absurde de confier le salut de tous à des hommes qui n'ont aucun lien qui les attache au bien commun ; et ce qu'il y a surtout de remarquable, c'est que les guerriers, vivant ainsi dans l'aisance, augmentent la population par leur progéniture au point que l'Etat peut se passer du secours des troupes étrangères. C'est ainsi que les enfants, encouragés par l'exemple de leurs pères, sont jaloux de s'exercer aux oeuvres militaires, et se rendent invincibles par leur audace et leur expérience.

LXXIV. Il existe encore dans l'Etat trois ordres de citoyens : les pasteurs, les agriculteurs et les artisans. Les agriculteurs passent leur vie à cultiver les terres qui leur sont, à un prix modéré, affermées par le roi, par les prêtres et les guerriers. Elevés dès leur enfance au milieu des travaux rustiques, ils ont en ce genre d'occupation plus d'expérience que les agriculteurs d'aucun autre peuple. Ils connaissent parfaitement la nature du sol, l'art de l'arroser, les époques de la semaille, de la moisson et de la récolte de tous les autres fruits ; ils tiennent ces connaissances en partie de leurs ancêtres, en partie de leur propre expérience. La même observation peut s'appliquer aux pasteurs ; ayant en quelque sorte hérité de leurs pères la charge de soigner les troupeaux, ils passent toute leur vie à l'élève des bestiaux. Aux connaissances héritées de leurs pères ils ajoutent eux-mêmes de nouveaux perfectionnements. Les nourrisseurs de poules et d'oies méritent sous ce rapport toute notre admiration, car, au lieu de se servir du moyen ordinaire pour la propagation de ces oiseaux, ils sont parvenus à les multiplier prodigieusement par un artifice qui leur est propre. Au lieu de faire couver les oeufs, ils les font éclore, contre toute attente, par une manoeuvre artificielle et ingénieuse. Il faut aussi considérer que les arts ont pris un grand développement chez les Egyptiens et ont atteint un haut degré de perfection. C'est le seul pays où il ne soit pas permis à un ouvrier de remplir une fonction publique ou d'exercer un autre état que celui qui lui est assigné par les lois ou qu'il a reçu de ses parents ; par cette restriction, l'ouvrier n'est détourné de ses travaux ni par la jalousie du maître ni par les occupations politiques. Chez les autres nations, au contraire, on voit les artisans presque uniquement occupés de l'idée de faire fortune ; les uns se livrent à l'agriculture, les autres au commerce, d'autres encore exercent deux ou trois métiers à la fois ; et dans les Etats démocratiques, la plupart courent aux assemblées populaires et répandent le désordre en vendant leurs suffrages, tandis qu'un artisan, qui chez les Egyptiens prendrait part aux affaires publiques ou qui exercerait plusieurs métiers à la fois, encourrait une forte amende. Telles sont la division sociale et la constitution politique que les anciens Egyptiens se transmettaient intactes de père en fils.

LXXXV. Les Egyptiens ont porté une grande attention à l'institution de l'ordre judiciaire, persuadés que les actes des tribunaux exercent, sous un double rapport, beaucoup d'influence sur la vie sociale. Il est en effet évident que la punition des coupables et la protection des offensés sont le meilleur moyen de réprimer les crimes. Ils savaient que si la crainte qu'inspire la justice pouvait être effacée par l'argent et la corruption, la société serait près de sa ruine. Ils choisissaient donc les juges parmi les premiers habitants des villes les plus célèbres, Héliopolis, Thèbes et Memphis : chacune de ces villes en fournissait dix. Ces juges composaient le tribunal, qui pouvait être comparé à l'aréopage d'Athènes ou au sénat de Lacédémone. Ces trente juges se réunissaient pour nommer entre eux le président ; la ville à laquelle ce dernier appartenait envoyait un autre juge pour le remplacer. Ces juges étaient entretenus aux frais du roi, et les appointements du président étaient très considérables. Celui-ci portait autour du cou une chaîne d'or à laquelle était suspendue une petite figure en pierres précieuses, représentant la Vérité. Les plaidoyers commençaient au moment où le président se revêtait de cet emblème. Toutes les lois étaient rédigées en huit volumes lesquels étaient placés devant les juges ; le plaignant devait écrire en détail le sujet de sa plainte, raconter comment le fait s'était passé et indiquer le dédommagement qu'il réclamait pour l'offense qui lui avait été faite. Le défendeur, prenant connaissance de la demande de la partie adverse, répliquait également par écrit à chaque chef d'accusation ; il niait le fait, ou en l'avouant il ne le considérait pas comme un délit, ou si c'était un délit il s'efforçait d'en diminuer la peine ; ensuite, selon l'usage, le plaignant répondait et le défendeur répliquait à son tour. Après avoir ainsi reçu deux fois l'accusation et la défense écrites, les trente juges devaient délibérer et rendre un arrêt qui était signifié par le président, en imposant l'image de la Vérité sur l'une des parties mises en présence.

LXXVI. C'est ainsi que les procès se faisaient chez les Egyptiens, qui étaient d'opinion que les avocats ne font qu'obscurcir les causes par leurs discours, et que l'art de l'orateur, la magie de l'action, les larmes des accusés souvent entraînent le juge à fermer les yeux sur la loi et la vérité. En effet, il n'est pas rare de voir les magistrats les plus exercés se laisser séduire par la puissance d'une parole trompeuse, visant à l'effet, et cherchant à exciter la compassion. Aussi croyaient-ils pouvoir mieux juger une cause en la faisant mettre par écrit et en la dépouillant des charmes de la parole. De cette manière les esprits prompts n'ont aucun avantage sur ceux qui ont l'intelligence plus lente, les hommes expérimentés ne l'emportent pas sur les ignorants, ni les menteurs et les effrontés sur ceux qui aiment la vérité et qui sont modestes. Tous jouissent de droits égaux. On accorde un temps suffisant aux plaignants pour exposer leurs griefs, aux accusés pour se défendre, et aux juges pour se former une opinion.

LXXVII. Puisque nous parlons de la législature, nous ne croyons pas nous éloigner de notre sujet en faisant connaître les lois remarquables d'Egypte par leur antiquité, ainsi que celles qui ont été modifiées, enfin en présentant au lecteur attentif tout ce qui peut lui être utile. D'abord, le parjure était puni de mort comme étant la réunion des deux plus grands crimes qu'on puisse commettre, l'un contre les dieux, l'autre contre les hommes. Celui qui voyait sur son chemin un homme aux prises avec un assassin, ou subissant quelque violence, et ne le secourait pas lorsqu'il le pouvait, était condamné à mort. S'il était réellement dans l'impossibilité de porter du secours, il devait dénoncer les brigands et les traduire devant les tribunaux ; s'il ne le faisait pas, il était condamné à recevoir un nombre déterminé de coups de verges, et à la privation de toute nourriture pendant trois jours. Ceux qui faisaient des accusations mensongères subissaient, lorsqu'ils étaient découverts, la peine infligée au calomniateur. Il était ordonné à tout Egyptien de déposer chez les magistrats un écrit indiquant ses moyens de subsistance ; celui qui faisait une déclaration fausse ou qui gagnait sa vie par des moyens illicites, était condamné à mort. On prétend que cette loi fut apportée à Athènes par Solon, qui avait voyagé en Egypte. Celui qui avait tué volontairement soit un homme libre, soit un esclave, était puni de mort ; car les lois voulaient frapper, non d'après les différences de fortune, mais d'après l'intention du malfaiteur ; en même temps, par les ménagements dont on usait envers les esclaves, on les engageait à ne jamais offenser un homme libre. Les parents qui avaient tué leurs enfants ne subissaient point la peine capitale, mais ils devaient, pendant trois jours et trois nuits, demeurer auprès du cadavre et le tenir embrassé, sous la surveillance d'une garde publique. Car il ne paraissait pas juste d'ôter la vie à ceux qui l'avaient donnée aux enfants ; et on croyait leur causer, par ce châtiment, assez de chagrin et de repentir pour les détourner de semblables crimes. Quant aux enfants qui avaient tué leurs parents, on leur infligeait un châtiment tout particulier : on faisait, avec des joncs aigus, des incisions aux mains des coupables, et on les brûlait vifs sur des épines. Car le parricide était regardé comme le plus grand crime qui puisse se commettre parmi les hommes. Une femme enceinte, condamnée à mort, ne subissait sa peine qu'après être accouchée. Cette loi a été adoptée dans plusieurs Etats grecs ; parce qu'on avait pensé qu'il serait souverainement injuste de faire participer un être innocent à la peine de la coupable, et de faire expier par la vie de deux personnes le crime commis par une seule ; que, de plus, le crime étant le fait d'une volonté dépravée, on ne peut pas en accuser un être qui n'a pas encore d'intelligence. Mais la considération qui l'emportait sur tout, c'est qu'en punissant une femme grosse pour un crime qui lui était propre, il était absolument illégal de faire périr un enfant, qui appartient également au père et à la mère ; et les juges qui feraient mourir un innocent seraient aussi coupables que s'ils avaient acquitté un meurtrier. Telles étaient chez les Egyptiens les lois criminelles, qui paraissent d'accord avec la raison.

LXXVIII. Parmi les lois qui concernent les soldats, il y en avait une qui infligeait, non pas la mort, mais l'infamie à celui qui avait déserté les rangs ou qui n'avait point exécuté l'ordre de ses chefs. Si, plus tard, il effaçait sa honte par des actions de bravoure, il était rétabli dans son poste. Ainsi, le législateur faisait du déshonneur une punition plus terrible que la mort, pour habituer les guerriers à considérer l'infamie comme le plus grand de tous les malheurs ; en même temps, ceux qui étaient punis de cette façon pouvaient rendre de grands services pour recouvrer la confiance première, tandis que s'ils avaient été condamnés à mort ils n'auraient plus été d'aucune utilité pour l'Etat. L'espion qui avait dénoncé aux ennemis des plans secrets était condamné à avoir la langue coupée. Les faux-monnayeurs, ceux qui altéraient les poids et les mesures ou contrefaisaient les sceaux, pareillement ceux qui rédigeaient des écritures fausses ou qui altéraient des actes publics, étaient condamnés à avoir les deux mains coupées. De cette manière, chacun, par la punition de la partie du corps avec laquelle le crime avait été commis, portait, jusqu'à la mort, une marque indélébile qui, par l'avertissement de ce châtiment, devait empêcher les autres d'agir contre la loi. Les lois concernant les femmes étaient très sévères. Celui qui était convaincu d'avoir violé une femme libre devait avoir les parties génitales coupées ; car on considérait que ce crime comprenait en lui-même trois maux très grands, l'insulte, la corruption des moeurs, et la confusion des enfants. Pour l'adultère commis sans violence, l'homme était condamné à recevoir mille coups de verges, et la femme à avoir le nez coupé : le législateur voulant qu'elle fût privée de ses attraits, qu'elle n'avait employés que pour la séduction.

LXXIX. Les lois relatives aux transactions privées sont, dit-on, l'ouvrage de Bocchoris. Elles ordonnent que ceux qui ont emprunté de l'argent, sans un contrat écrit, soient acquittés s'ils affirment, par un serment, qu'ils ne doivent rien ; car les Egyptiens respectent avant tout et craignent les serments. D'abord, il est évident que celui qui emploie souvent le serment finit par perdre tout crédit ; et, afin de ne pas se priver de cet avantage, tout le monde est intéressé à ne pas abuser du serment. Ensuite, le législateur a pensé qu'en plaçant toute confiance dans la probité, tous les hommes tâcheraient, par leurs moeurs, de ne pas être diffamés comme indignes de foi. Enfin il a jugé qu'il était injuste de se refuser à croire sur serment, dans une transaction commerciale, lorsqu'on avait accordé du crédit sans exiger le serment. Il était défendu à ceux qui prêtent sur contrat de porter, par l'accumulation des intérêts, le capital au delà du double ; les créanciers qui demandaient le remboursement ne pouvaient s'adresser qu'aux biens du débiteur, la contrainte par corps n'étant en aucun cas admise. Car le législateur avait considéré que les biens appartiennent à ceux qui les ont acquis, soit par leurs travaux, soit par transmission ou par dons ; mais que la personne du citoyen appartient à l'Etat, qui, à tout moment, peut la réclamer pour son service, dans la guerre comme dans la paix. Il serait en effet absurde qu'un guerrier pût, au moment de combattre pour la patrie, être emmené par un créancier, et que le salut de tous fût compromis par la cupidité d'un particulier. Il paraît que Solon avait également apporté cette loi à Athènes, à laquelle il donna le nom de sisachthia, et qu'il remit à tous les citoyens les dettes qui avaient éte contractées sous la condition de la contrainte et de la perte de la liberté individuelle. Quelques-uns blâment, non sans raison, la plupart des législateurs grecs d'avoir défendu la saisie des armes, de la charrue, et d'autres instruments nécessaires, comme gages des dettes contractées, et d'avoir, au contraire, permis de priver de la liberté ceux qui se servaient de ces instruments.

LXXX. Il existait aussi chez les Egyptiens une loi très singulière concernant les voleurs. Elle ordonnait que ceux qui voudraient se livrer à cette industrie se fissent inscrire chez le chef des voleurs et qu'ils lui rapportassent immédiatement les objets qu'ils auraient dérobés. Les personnes au préjudice desquelles le vol avait été commis devaient à leur tour faire inscrire chez ce chef chacun des objets volés, avec l'indication du lieu, du jour et de l'heure où ces objets avaient été soustraits. De cette façon on retrouvait aussitôt toutes les choses volées, à la condition de payer le quart de leur valeur pour les reprendre. Dans l'impossibilité d'empêcher tout le monde de voler, le législateur a trouvé un moyen de faire restituer, par une modique rançon, tout ce qui a été dérobé.

Chez les Egyptiens, les prêtres n'épousent qu'une seule femme, mais les autres citoyens peuvent en choisir autant qu'ils veulent. Les parents sont obligés de nourrir tous leurs enfants, afin d'augmenter la population, qui est regardée comme contribuant le plus à la prospérité de l'Etat. Aucun enfant n'est réputé illégitime, lors même qu'il est né d'une mère esclave ; car, selon la croyance commune, le père est l'auteur unique de la naissance de l'enfant, auquel la mère n'a fourni que la nourriture et la demeure. C'est ainsi qu'ils donnent, parmi les arbres, le nom de mâle à ceux qui portent des fruits et le nom de femelles à ceux qui n'en portent pas, contrairement à l'opinion des Grecs. Ils pourvoient à l'entretien de leurs enfants sans aucune dépense et avec une frugalité incroyable. Ils leur donnent des aliments cuits très simples, des tiges de papyrus, qui peuvent être grillées au feu, des racines et des tiges de plantes palustres, tantôt crues, tantôt bouillies ou rôties ; et comme presque tous les enfants vont sans chaussures et sans vêtements, à cause du climat tempéré, les parents n'évaluent pas au delà de vingt drachmes toute la dépense qu'ils font pour leurs enfants jusqu'à l'âge de la puberté. C'est à ces causes que l'Egypte doit sa nombreuse population ainsi que la quantité considérable d'ouvrages et de monuments qu'on trouve dans ce pays.

LXXXI. Les prêtres enseignent à leurs fils deux sortes de lettres, les unes sacrées, les autres vulgaires. Ils s'appliquent beaucoup à la géométrie et à l'arithmétique. Le Nil, qui change annuellement l'aspect du pays, soulève par cela même, entre les voisins, de nombreux procès sur les limites des possessions. Ces procès seraient interminables sans l'intervention de la science du géomètre. L'arithmétique leur est utile dans l'administration des biens privés et dans les spéculations géométriques. De plus, elle est d'un grand secours pour ceux qui se livrent à l'astrologie. Il n'y a peut-être pas de pays où l'ordre et le mouvement des astres soient observés avec plus d'exactitude qu'en Egypte. Ils conservent, depuis un nombre incroyable d'années, des registres où ces observations sont consignées. On y trouve des renseignements sur les mouvements des planètes, sur leurs révolutions et leurs stations ; de plus, sur le rapport de chaque planète avec la naissance des animaux, enfin sur les astres dont l'influence est bonne ou mauvaise. En prédisant aux hommes l'avenir, ces astrologues ont souvent rencontré juste ; ils prédisent aussi fréquemment l'abondance et la disette, les épidémies et les maladies des troupeaux. Les tremblements de terre, les inondations, l'apparition des comètes et beaucoup d'autres phénomènes qu'il est impossible au vulgaire de connaître d'avance, ils les prévoient, d'après des observations faites depuis un long espace de temps. On prétend même que les Chaldéens de Babylone, si renommés dans l'astrologie, sont une colonie égyptienne et qu'ils furent instruits dans cette science par les prêtres d'Egypte. Les enfants du peuple reçoivent l'éducation de leurs pères ou de leurs parents, qui leur apprennent le métier que chacun doit exercer pendant sa vie, ainsi que nous l'avons dit. Ceux qui sont initiés dans les arts sont seuls chargés d'enseigner à lire aux autres. Il n'est pas permis d'apprendre la lutte et la musique ; car, selon la croyance égyptienne, les exercices de corps journaliers donnent aux jeunes gens, non pas la santé, mais une force passagère et tout à fait préjudiciable. Quant à la musique, elle passe non seulement pour inutile, mais pour nuisible, en rendant l'esprit de l'homme efféminé.

LXXXII. Pour prévenir les maladies, les Egyptiens traitent le corps par des lavements, par la diète et des vomitifs ; les uns emploient ces moyens journellement ; les autres n'en font usage que tous les trois ou quatre jours. Car ils disent que l'excédent de la nourriture ingérée dans le corps ne sert qu'à engendrer des maladies, que c'est pourquoi le traitement indiqué enlève les principes du mal et maintient surtout la santé. Dans les expéditions militaires et dans les voyages, tout le monde est soigné gratuitement, car les médecins sont entretenus aux frais de la société. Ils établissent le traitement des malades d'après des préceptes écrits, rédigés et transmis par un grand nombre d'anciens médecins célèbres. Si, en suivant les préceptes du livre sacré, ils ne parviennent pas à sauver le malade, ils sont déclarés innocents et exempts de tout reproche ; si, au contraire, ils agissent contrairement aux préceptes écrits, ils peuvent être accusés et condamnés à mort, le législateur ayant pensé que peu de gens trouveraient une méthode curative meilleure que celle observée depuis si longtemps et établie par les meilleurs hommes de l'art.

LXXXIII. Tout ce qui est relatif aux animaux sacrés des Egyptiens paraîtra sans doute étrange à beaucoup de monde et digne d'examen. Les Egyptiens ont pour quelques animaux une vénération extraordinaire, non seulement pendant que ces animaux sont en vie, mais encore lorsqu'ils sont morts. De ce nombre sont les chats, les ichneumons, les chiens, les éperviers, et les oiseaux auxquels ils donnent le nom d'ibis. A ceux-ci il faut ajouter les loups, les crocodiles, et d'autres animaux semblables. Nous essaierons de faire connaître les raisons de ce culte des animaux, après nous être arrêté sur cette question en général. D'abord, on consacre aux animaux qui reçoivent un culte divin une étendue de terre dont le produit est suffisant pour leur nourriture et leur entretien. Pendant les maladies de leurs enfants, les Egyptiens font des voeux à quelque divinité pour obtenir la guérison. Ces voeux consistent à se raser la tête, à peser les cheveux contre un poids égal d'argent ou d'or et à donner la valeur en monnaie à ceux qui ont soin des animaux sacrés. Les gardiens des éperviers appellent ces oiseaux à haute voix, et leur jettent des morceaux de chair qu'ils font saisir au vol. Pour les chats et les ichneumons, ils leur donnent du pain trempé dans du lait, en les appelant par un claquement de langue ; ils les nourrissent aussi avec des tranches de poissons du Nil. C'est ainsi qu'ils présentent à chaque espèce d'animaux les aliments qui leur conviennent. Loin de se refuser à ce culte ou d'en paraître honteux en public, ils en tirent au contraire autant de vanité que s'ils accomplissaient les cérémonies les plus solennelles ; ils se montrent avec leurs insignes dans les villes et dans les campagnes, de sorte qu'étant reconnus de loin pour les gardiens des animaux sacrés ils sont salués avec grand respect par les passants. Lorsqu'un de ces animaux vient à mourir, ils l'enveloppent dans un linceul et, se frappant la poitrine et poussant des gémissements, ils le portent chez les embaumeurs. Ayant été ensuite traité par l'huile de cèdre et d'autres substances odoriférantes propres à conserver longtemps le corps, ils le déposent dans des caisses sacrées. Quiconque tue volontairement un de ces animaux sacrés est puni de mort ; si c'est un chat ou un ibis, le meurtrier, qu'il ait agi volontairement ou involontairement, est condamné à mourir ; le peuple se précipite sur lui et lui fait subir les plus mauvais traitements, sans jugement préalable. Tout cela inspire tant de crainte que celui qui rencontre un de ces animaux morts se tient à distance en poussant de grandes lamentations et en protestant de son innocence. Le respect et le culte pour ces animaux étaient tellement enracinés qu'à l'époque où le roi Ptolémée n'était pas encore l'allié des Romains, et que les habitants recevaient avec le plus grand empressement les voyageurs d'Italie, de crainte de s'attirer la guerre, un Romain qui avait tué un chat fut assailli dans sa maison par la populace bravant la vengeance de Rome, et ne put être soustrait à la punition, bien que son action eût été involontaire, et que le roi eût envoyé des magistrats pour le sauver. Ce fait, nous ne le connaissons pas seulement par ouï-dire, mais nous en avons été nous-même témoin oculaire pendant notre voyage en Egypte.

LXXXIV. Si ce que nous venons de dire paraît fabuleux, on trouvera bien plus incroyable encore ce que nous allons rapporter. On raconte que les habitants de l'Egypte, étant un jour en proie à la disette, se dévorèrent entre eux sans toucher aucunement aux animaux sacrés. Bien plus, lorsqu'un chien est trouvé mort dans une maison, tous ceux qui l'habitent se rasent tout le corps et prennent le deuil, et lorsqu'on trouve du vin, du blé, ou toute autre chose nécessaire à la vie, dans les demeures où un de ces animaux est mort, il est défendu à tout le monde d'en faire usage. Lorsqu'ils voyagent en pays étranger, ils ont pitié des chats et des éperviers et les ramènent avec eux en Egypte, même en se privant des choses les plus nécessaires. Pour ce qui concerne l'Apis dans la ville de Memphis, le Mnévis dans Héliopolis, le Bouc de Mendès, le Crocodile du lac Moeris, le Lion nourri à Léontopolis, tout cela est facile à raconter, mais difficile à faire croire à ceux qui ne l'ont pas vu. Ces animaux sont nourris dans des enceintes sacrées et confiés aux soins des personnages les plus remarquables, qui leur donnent des aliments choisis. Ils leur font cuire de la fleur de farine ou du gruau dans du lait, et leur fournissent constamment des gâteaux de miel et de la chair d'oie bouillie ou rôtie ; quant aux animaux carnassiers, on leur jette beaucoup d'oiseaux pris à la chasse. En un mot, ils font la plus grande dépense pour l'entretien de ces animaux auxquels ils préparent, en outre, des bains tièdes, ils les oignent des huiles les plus précieuses et brûlent sans cesse devant eux les parfums les plus suaves. De plus, ils les couvrent de tapis et des ornements les plus riches ; à l'époque de l'accouplement ils redoublent de soins ; ils élèvent les mâles de chaque espèce avec les femelles les plus belles, appelées concubines, et les entretiennent avec luxe et à grands frais. A la mort d'un de ces animaux, ils le pleurent comme un de leurs enfants chéris,et l'ensevelissent avec une magnificence qui dépasse souvent leurs moyens. Au moment où Ptolémée, fils de Lagus, vint, après la mort d'Alexandre, prendre possession de l'Egypte, il arriva que le boeuf Apis mourut de vieillesse à Memphis ; celui qui en avait eu la garde dépensa pour les funérailles, non seulement toute sa fortune, qui était très considérable, mais encore il emprunta à Ptolémée cinquante talents d'argent pour faire face à tous les frais. Et même encore de nos jours les gardiens ne dépensent pas moins de cent talents pour les funérailles de ces animaux.

LXXXV. Il reste à ajouter à notre récit quelques détails sur le taureau sacré. Après les funérailles magnifiques de cet animal, les prêtres vont à la recherche d'un veau qui ait sur le corps les mêmes signes que son prédécesseur. Dès que ce veau a été trouvé, le peuple quitte le deuil, et les prêtres préposés à sa garde le conduisent d'abord à Nilopolis, où ils le nourrissent pendant quarante joins ; ensuite ils le font monter dans le vaisseau Thalamège qui renferme pour lui une chambre dorée ; ils le conduisent ainsi à Memphis, et le font entrer comme une divinité dans le temple de Vulcain. Pendant les quarante jours indiqués, le taureau sacré n'est visible qu'aux femmes : elles se placent en face de lui et découvrent leurs parties génitales ; dans tout autre moment, il leur est défendu de se montrer devant lui. Quelques-uns expliquent le culte d'Apis par la tradition que l'âme d'Osiris passa dans un taureau, et que depuis ce moment jusqu'à ce jour elle n'apparaît aux hommes que sous cette forme qu'elle change successivement. D'autres disent qu'Osiris ayant été tué par Typhon, Isis rassembla ses membres épars et les renferma dans une vache de bois enveloppée de byssus, et que c'est de là que la ville de Busiris a pris son nom. On débite sur Apis bien d'autres fables encore qu'il serait trop long de rapporter.

LXXXVI. Les Egyptiens pratiquent en l'honneur des animaux sacrés beaucoup de cérémonies incroyables dont il nous est impossible de donner l'explication et l'origine ; car les prêtres ont des doctrines secrètes dont il est défendu de parler, ainsi que nous l'avons dit à propos de la théologie égyptienne. Le vulgaire donne au sujet des animaux sacrés trois explications dont la première, d'une simplicité primitive, est tout à fait fabuleuse. La voici : Les dieux, anciennement peu nombreux, étant accablés par le nombre et la méchanceté des enfants de la terre, prirent la forme de certains animaux pour se soustraire à la cruauté et à la violence de leurs ennemis ; devenus plus tard maîtres de l'univers et reconnaissants envers leurs anciens sauveurs, ils consacrèrent les espèces d'animaux dont ils avaient revêtu la forme et ordonnèrent aux hommes d'en avoir soin pendant leur vie, et de les ensevelir avec pompe après leur mort. La seconde explication est ainsi conçue : Les habitants de l'Egypte étant jadis souvent vaincus par leurs voisins, à cause de leur ignorance dans l'art de la guerre, eurent l'idée de se donner, dans les batailles, des signes de ralliement ; or, ces signes sont les images des animaux qu'ils vénèrent aujourd'hui, et que les chefs portaient fixés à la pointe de leurs piques, en vue de chaque rang de soldats. Comme ces signes contribuaient beaucoup à la victoire, ils les regardaient comme la cause de leur salut. Or, la reconnaissance établit d'abord la coutume de ne tuer aucun des animaux représentés par ces images, et cette coutume devint ensuite un culte divin.

LXXXVII. La troisième explication que l'on donne du culte des animaux sacrés est puisée dans l'utilité dont ils sont pour l'homme et la société. La vache donne naissance à des boeufs travailleurs, et laboure elle-même un sol léger. Les brebis mettent bas deux fois l'an ; leur laine procure tout à la fois des vêtements et des ornements ; leur lait et leurs fromages fournissent des aliments aussi agréables qu'abondants. Le chien est utile pour la chasse et pour la garde de la maison. C'est pourquoi ils représentent le dieu, appelé par eux Anubis, avec une tête de chien, pour indiquer qu'il était le gardien du corps d'Osiris et d'Isis. Quelques-uns rapportent qu'Isis, étant à la recherche d'Osiris, avait pour guides des chiens qui éloignaient les bêtes féroces et les passants, et qui manifestaient, par leurs aboiements, combien ils prenaient part à sa douleur. C'est pourquoi on voit, dans les fêtes isiaques, des chiens à la tête de la procession, en souvenir des anciens services rendus par cet animal. Le chat est utile pour se garantir des morsures mortelles des serpents et d'autres reptiles. L'ichneumon, épiant l'instant de la ponte des crocodiles, brise leurs oeufs uniquement pour rendre service à l'homme, puisqu'il n'en tire lui-même aucun profit ; sans lui le nombre des crocodiles serait si grand que le Nil en deviendrait inaccessible. Les ichneumons les tuent encore par un moyen étrange et tout à fait incroyable : roulés dans la boue, ils attendent le moment où le crocodile s'endort sur le sol, la gueule entr'ouverte ; alors ils pénètrent par cette ouverture dans l'intérieur du corps, lui dévorent les intestins et sortent sans aucun danger du cadavre qu'ils laissent. Parmi les oiseaux, l'ibis rend de grands services en détruisant les serpents, les sauterelles et les chenilles ; l'épervier en tuant les scorpions, les cérastes et les petits animaux dont les morsures sont souvent mortelles pour l'homme. Quelques-uns disent que cet oiseau est vénéré parce que les devins s'en servent pour prédire l'avenir. D'autres racontent qu'un épervier apporta jadis aux prêtres de Thèbes un livre enveloppé d'une frange de pourpre et contenant les préceptes relatifs aux cérémonies et au culte des dieux, et que c'est pourquoi les hiérogrammates portent sur leur tête une frange de pourpre et une aile d'épervier. Les Thébains vénèrent aussi l'aigle, parce qu'ils le regardent comme l'oiseau royal et digne de Jupiter.

LXXXVIII. Les Egyptiens ont placé le bouc au nombre des dieux, comme les Grecs ont établi le culte de Priape, en honneur du principe de la génération. En effet, cet animal est le plus porté à l'accouplement, et ils ont fait un objet de culte de cette partie du corps qui est l'instrument de la génération et de la propagation des espèces. Au reste, non seulement les Egyptiens, mais encore beaucoup d'autres nations ont consacré dans leurs mystères l'organe de la génération. Lorsque les prêtres succèdent en Egypte aux fonctions sacerdotales de leurs pères, ils sont d'abord initiés dans le culte de ce dieu. C'est pour la même raison que les pans et les satyres y sont en vénération, et que leurs images, déposées dans les temples, sont figurées avec l'organe génital droit, et assimilées à la nature du bouc, animal qui recherche les femelles avec le plus d'ardeur. C'est de cette façon qu'ils rendent hommage au principe fécondant. Les taureaux sacrés, l'Apis et le Mnévis, sont, d'après l'ordre d'Osiris, honorés à l'égal des dieux, tant à cause de leur utilité pour l'agriculture que pour perpétuer la gloire de ceux qui ont inventé les travaux des champs et fait connaître les fruits de la terre. Il est permis d'immoler des boeufs roux, parce qu'on croit que Typhon était de cette couleur. C'est lui qui tua Osiris dont la mort fut vengée par sa femme Isis. On rapporte même qu'autrefois les rois d'Egypte immolaient sur le tombeau d'Osiris les hommes de la couleur de Typhon. Or, comme les hommes roux sont aussi rares en Egypte qu'ils sont fréquents dans d'autres pays, on s'explique la fable accréditée chez les Grecs relativement à Busiris massacrant les étrangers ; car il n'y a jamais eu de roi appelé Busiris ; ce nom est donné dans le dialecte national au tombeau d'Osiris. Les loups sont vénérés à cause de leur ressemblance avec les chiens ; en effet, ils en diffèrent peu, et les espèces peuvent se croiser. Cependant les Egyptiens donnent à ce culte une cause plus mystérieuse : on raconte que lorsqu'Isis se préparait avec son fils Horus à combattre Typhon, Osiris revint des enfers et assista son fils et sa femme sous la forme d'un loup, et qu'après la défaite de Typhon, les vainqueurs désignèrent cet animal, dont l'apparition leur avait procuré la victoire, au culte des hommes. D'autres rapportent que, dans une expédition contre l'Egypte, les Ethiopiens furent chassés du pays au delà de la ville appelée Eléphantine, par d'immenses troupeaux de loups, et que c'est pourquoi depuis lors cette province fut appelée Lycopolitanie et que ces animaux ont reçu un culte divin.

LXXXIX. Il nous reste à parler des honneurs divins rendus aux crocodiles. On se demande comment on a pu vénérer à l'égal des dieux des animaux qui dévorent les hommes, et dont les instincts sont si féroces. On répond à cela que c'est moins le Nil que les crocodiles qu'il nourrit, qui présentent la meilleure défense du pays ; que les brigands de l'Arabie et de la Libye n'osent, à cause du grand nombre de ces animaux, traverser ce fleuve à la nage, et qu'il n'en serait plus ainsi si les chasseurs leur faisaient une guerre trop acharnée. On donne encore une autre explication au sujet de ces animaux. On raconte qu'un ancien roi d'Egypte, nommé Menas, étant poursuivi par ses chiens, se réfugia dans le lac Moeris, qu'il fut porté sur le dos d'un crocodile jusqu'au rivage opposé, qu'en mémoire de ce bienfait il construisit dans le voisinage une ville du nom de Crocodilopolis, et qu'il ordonna aux habitants de vénérer les crocodiles comme des dieux et consacra à leur entretien le lac Moeris. Ce roi fit élever au même endroit un tombeau composé d'une pyramide quadrilatère, et construisit le fameux labyrinthe. Les Egyptiens allèguent, à propos du culte des autres animaux, des raisons analogues qu'il serait trop long de rapporter en détail. L'utilité est, à ce qu'ils disent, le principe de leurs usages, ainsi qu'ils croient surtout le démontrer à l'égard d'un grand nombre de substances alimentaires. Les uns s'abstiennent de manger des lentilles, les autres des fèves, d'autres des fromages, des oignons ou d'autres aliments qui abondent en Egypte. Ils font ainsi comprendre que les hommes doivent savoir s'abstenir de certaines choses nécessaires à la vie, et que si l'on voulait manger de tout, rien ne pourrait suffire. Selon d'autres traditions, le peuple se révoltait souvent autrefois contre ses chefs. Or, un des anciens rois, d'une prudence remarquable, divisa le pays en plusieurs provinces et prescrivit à chacune l'animal que les habitants devaient vénérer, et l'aliment dont ils devaient s'abstenir. De cette manière, les uns méprisent ce que les autres ont en honneur, et jamais les Egyptiens ne peuvent s'entendre entre eux. Ceci est confirmé par des faits ; car tous les habitants voisins sont constamment en querelle par suite des différences que nous avons signalées.

XC. Enfin on allègue une dernière raison du culte des animaux. Dans l'origine, les hommes sortant de la vie sauvage pour se réunir, se mangeaient d'abord entre eux, et dans les guerres, le plus faible était la victime du plus fort. Mais bientôt les plus faibles, éclairés par leur intérêt, faisaient des alliances réciproques, en prenant pour signe de ralliement l'image d'un des animaux qui reçurent plus tard les honneurs divins. A ce signe, les plus timides se rassemblaient et formaient un corps redoutable à leurs adversaires. Les autres les imitaient, et le peuple se trouvait ainsi séparé en plusieurs corps dont chacun rendait un culte divin à l'animal qu'il avait pris pour enseigne et qui était considéré comme l'auteur du salut commun. C'est pourquoi les différents peuples d'Egypte ont jusqu'à ce jour en vénération les animaux consacrés primitivement dans chacune des provinces. En général, les Egyptiens passent pour les hommes les plus reconnaissants envers leurs bienfaiteurs ; car ils sont persuadés que la meilleure garantie de la société consiste en un échange réciproque de services et de reconnaissance. Ceci est vrai ; les hommes sont d'autant plus portés à être utiles à leurs semblables qu'ils voient pour eux-mêmes un véritable trésor dans la reconnaissance de leurs obligés. C'est aussi par ces motifs que les Egyptiens respectent et adorent leurs rois à l'égal des dieux. L'autorité souveraine, dont, selon eux, la providence a revêtu les rois, avec la volonté et le pouvoir de répandre des bienfaits, leur paraît être un caractère de la divinité. Nous nous sommes arrêté trop longtemps peut-être sur les animaux sacrés, afin qu'on puisse porter un jugement plus exact sur ces coutumes si singulières des Egyptiens.

XCI. On ne sera pas moins surpris de ce qui se pratique à l'occasion des morts. Lorsqu'un habitant vient à mourir, tous ses parents et ses amis se couvrent la tête de fange et parcourent la ville en poussant des cris lamentables, jusqu'à ce que le corps ait reçu la sépulture ; ils font abstinence de bains, de vin, de tout aliment recherché, et ne portent point de vêtements somptueux. Il y a trois ordres de funérailles, le riche, le moyen et le pauvre. Le premier coûte un talent d'argent, le second vingt mines le dernier très peu de chose. Ceux qui sont chargés du soin des funérailles appartiennent à une profession qui se transmet de père en fils. Ils présentent aux parents du mort une note écrite de chacun des modes d'ensevelissement et leur demandent de désigner celui qui leur convient. Les conventions arrêtées, ils reçoivent le corps et le remettent à ceux qui président à ces sortes d'opérations. Le premier est celui qui s'appelle le grammate : il circonscrit dans le flanc gauche du cadavre, couché par terre, l'incision qu'il faut pratiquer. Ensuite vient le paraschiste, qui, tenant à la main une pierre éthiopienne, fait l'incision de la grandeur déterminée. Cela fait, il se sauve en toute hâte, poursuivi par les assistants qui lui lancent des pierres et profèrent des imprécations comme pour attirer sur lui la vengeance de ce crime ; car les Egyptiens ont en horreur celui qui viole le corps d'un des leurs et qui le blesse ou exerce quelque autre violence. Les embaumeurs jouissent de beaucoup d'honneurs et de considération parce qu'ils sont en relation avec les prêtres et que, comme ceux-ci, ils ont leurs entrées dans le sanctuaire. Réunis autour du corps pour l'embaumer, l'un d'eux introduit, par l'ouverture de l'incision pratiquée, la main dans l'intérieur du corps. Il en extrait tout ce qui s'y trouve, à l'exception des reins et du coeur ; un autre nettoie les viscères en les lavant avec du vin de palmier et des essences. Enfin, pendant plus de trente jours ils traitent ce corps, d'abord par de l'huile de cèdre et d'autres matières de ce genre, puis par la myrrhe, le cinnamomum et autres essences odoriférantes, propres à la conservation. Ils rendent ainsi le cadavre dans un état d'intégrité si parfait que les poils des sourcils et des cils restent intacts, et que l'aspect du corps est si peu changé qu'il est facile de reconnaître la figure de la personne. Ainsi, la plupart des Egyptiens, qui conservent dans des chambres magnifiques les corps de leurs ancêtres, jouissent de la vue de ceux qui sont morts depuis plusieurs générations, et, par l'aspect de la taille, de la figure et des traits de ces corps ils éprouvent une satisfaction singulière : ils les regardent en quelque sorte comme leurs contemporains.

XCII. Lorsque le corps est prêt à être enseveli, les parents en préviennent les juges, les proches et les amis du défunt ; ils leur indiquent le jour des funérailles par cette formule : Un tel doit passer le lac de la province où il est mort. Aussitôt les juges, au nombre de plus de quarante, arrivent et s'asseyent dans un hémicycle placé au delà du lac. Une barque appelée baris est alors amenée par ceux qui sont chargés de les construire ; elle est montée par un pilote que les Egyptiens appellent dans leur langue Charon. Aussi prétendent-ils qu'Orphée, voyageant en Egypte, avait assisté à cette cérémonie et qu'il avait tiré sa fable sur l'enfer, en partie de son souvenir et en partie de son imagination. Nous en parlerons plus bas. La barque étant arrivée sur le lac, avant d'y placer la caisse qui contient le mort, chacun a le droit de porter contre lui des accusations. Si l'un des accusateurs parvient à prouver que le défunt a mené une mauvaise vie, les juges rendent un arrêt qui prive le corps de la sépulture légale. Si l'accusation est injuste, celui qui la porte est condamné à de fortes amendes. Si aucun accusateur ne se présente ou que l'accusation paraisse calomnieuse, les parents quittent le deuil, font l'éloge du mort et ne parlent pas de sa naissance comme le font les Grecs, car les Egyptiens se croient tous également nobles ; mais ils célèbrent son éducation et ses connaissances, sa piété et sa justice, sa continence et ses autres vertus, depuis sa jeunesse jusqu'à l'âge viril ; enfin ils invoquent les dieux infernaux et les supplient de l'admettre dans la demeure réservée aux hommes pieux. La foule y joint ses acclamations accompagnées de voeux pour que le défunt jouisse aux enfers de la vie éternelle, dans la société des bons. Pour ceux qui ont des sépultures privées, le corps est déposé dans un endroit réservé. Ceux qui n'en ont point construisent dans leur maison une cellule neuve, et y placent le cercueil debout et fixé contre le mur. Quant à ceux qui sont privés de la sépulture, soit parce qu'ils se trouvent sous le coup d'une accusation, soit parce qu'ils n'ont pas payé leurs dettes, on les dépose simplement dans leurs maisons. Il arrive quelquefois que les petits-fils, devenus plus riches, acquittent les dettes de leurs aïeux, obtiennent la levée de l'arrêt de condamnation, et leur font de magnifiques funérailles.

XCIII. Les honneurs extraordinaires qu'on rend aux parents ou aux ancêtres qui ont échangé leur vie contre le séjour éternel, constituent, chez les Egyptiens, une des pratiques les plus solennelles. Il est d'usage de donner, en garantie d'une dette, le corps des parents morts ; la plus grande infamie et la privation de la sépulture attendent celui qui ne retire pas un tel gage. On ne peut assez admirer ceux qui ont institué ces coutumes et qui ont basé la pureté des moeurs non seulement sur le commerce avec les vivants, mais encore, autant que possible, sur le respect qu'on doit aux morts. Les Grecs ont bien voulu, à l'aide de quelques fictions décriées, faire croire à la récompense des bons et à la punition des méchants. Mais ces fictions, loin d'encourager les hommes au bien, ont été tournées en dérision par les méchants et grandement discréditées. Chez les Egyptiens, au contraire, le châtiment du vice et l'honneur rendu à la vertu ne sont pas une fable, mais des faits visibles qui rappellent journellement à chacun ses devoirs, et deviennent ainsi la plus puissante sauvegarde des moeurs ; car on doit estimer comme les meilleures lois, non celles qui assurent aux citoyens une vie opulente, mais celles qui en font des hommes vertueux et honnêtes.

XCIV. Il faut maintenant parler des législateurs égyptiens qui ont institué des lois si extraordinaires et si singulières. Après la constitution ancienne qui fut faite, selon la tradition, sous le règne des dieux et des héros, le premier qui engagea les hommes à se servir de lois écrites fut Mnévès, homme remarquable par sa grandeur d'âme, et digne d'être comparé à ses prédécesseurs. Il fit répandre que ces lois, qui devaient produire tant de bien, lui avaient été données par Mercure. C'est ainsi que chez les Grecs, Minos en Crète et Licurgue à Lacédémone prétendirent, que les lois qu'ils promulguaient leur avaient été dictées par Jupiter ou par Apollon. Ce genre de persuasion a été employé auprès de beaucoup d'autres peuples, et a présenté de grands avantages. En effet, on raconte que, chez les Arimaspes, Zathrauste avait fait croire qu'il tenait ses lois d'un bon génie ; que Zamolxis vantait aux Gètes qui croient à l'immortalité de l'âme, ses communications avec Vesta, et que, chez les Juifs, Moïse disait avoir reçu les lois du Dieu appelé Iao ; soit que ces législateurs regardassent leur intelligence, mise au service de l'humanité, comme quelque chose de miraculeux et de divin, soit qu'ils supposassent que les noms des dieux qu'ils empruntaient seraient d'une grande autorité dans l'esprit des peuples. Le second législateur de l'Egypte a été Sasychès, homme d'un esprit distingué. Aux lois déjà établies il en ajouta d'autres, et s'appliqua particulièrement à régler le culte des dieux. Il passa pour l'inventeur de la géométrie et pour avoir enseigné aux Egyptiens la théorie de l'observation des astres. Le troisième a été Sesoosis, qui, non seulement s'est rendu célèbre par ses grands exploits, mais qui a introduit dans la classe des guerriers une législation militaire, et a réglé tout ce qui concerne la guerre et les armées. Le quatrième a été Bocchoris, roi sage et habile : on lui doit toutes les lois relatives à l'exercice de la souveraineté, ainsi que des règles précises sur les contrats et les conventions. Il a fait preuve de tant de sagacité dans les jugements portés par lui que la rnémoire de plusieurs de ses sentences s'est conservée jusqu'à nos jours. Mais on rapporte qu'il était faible de corps et très avide d'argent.

XCV. Après Bocchoris, Amasis s'occupa encore des lois. Il fit des ordonnances sur le gouvernement des provinces et l'administration intérieure du pays. Il passa pour un homme d'un esprit supérieur, doux et juste ; c'est à ces qualités qu'il dut le pouvoir suprême, car il n'était pas de race royale. On raconte que les Eléens, occupés des règlements sur les jeux olympiques, envoyèrent des députés lui demander quelle était l'ordonnance la plus juste concernant ces jeux, et que le roi répondit : «C'est lorsqu'aucun Eléen n'entrera en lice». Amasis s'était lié d'amitié avec Polycrate, tyran de Samos ; mais comme celui-ci maltraitait les citoyens et les étrangers qui abordaient à Samos, Amasis lui envoya d'abord, dit-on, une députation chargée de lui conseiller la modération. Mais Polycrate ne se rendant pas à ce conseil, Amasis lui annonça dans une lettre la rupture de leur lien d'amitié et d'hospitalité, en ajoutant qu'il ne voulait pas partager les malheurs qui devaient menacer un homme poussant si loin la tyrannie. Les Grecs admirèrent l'humanité d'Amasis ainsi que sa prédiction, qui s'accomplit bientôt. Darius, père de Xercès, est regardé comme le sixième législateur des Egyptiens. Ayant en horreur la conduite de Cambyse, son prédécesseur, qui avait profané les temples d'Egypte, il eut soin de montrer de la douceur et du respect pour la religion. Il eut de fréquentes relations avec les prêtres d'Egypte, et se fit instruire dans la théologie et dans l'histoire consignée dans les annales sacrées. Apprenant ainsi la magnanimité des anciens rois d'Egypte, et leur humanité envers leurs sujets, il régla sa vie d'après ces modèles, et inspira par sa conduite une telle vénération aux Egyptiens qu'il est le seul roi qui de son vivant ait reçu le nom de dieu ; à sa mort ils lui rendirent les mêmes honneurs qu'ils avaient la coutume de rendre aux anciens rois d'Egypte. Voilà les hommes auxquels on doit ces lois qui font l'admiration des autres peuples. Plusieurs de ces institutions, qui passaient pour très belles, furent plus tard abolies, à l'époque où les Macédoniens s'emparèrent de l'Egypte et mirent fin à l'ancienne monarchie.

XCVI. Après nous être étendu sur ces divers sujets, nous dirons un mot des Grecs qui, célébrés pour leur sagesse et leurs lumières, ont autrefois voyagé en Egypte afin de s'instruire dans les lois et la science de cette nation. Les prêtres égyptiens affirment, sur la foi des livres sacrés, qu'on a vu chez eux Orphée, Musée, Mélampe, Dédale ; ensuite le poète Homère, Lycurgue le Spartiate, Solon d'Athènes, Platon le philosophe ; enfin Pythagore de Samos, Eudoxe le mathématicien, Démocrite d'Abdère et Oenopide de Chio. Pour prouver que ces hommes ont voyagé en Egypte, ils montrent soit des portraits, soit des lieux et des édifices portant leurs noms ; chacun est jaloux de montrer que tous ces sages, qui font l'admiration des Grecs, ont emprunté leurs connaissances aux Egyptiens. Ainsi, au rapport des Egyptiens, Orphée a rapporté de sou voyage les cérémonies et la plupart des rites mystiques célébrés en mémoire des courses de Cérès, ainsi que le mythe des enfers. Il n'y a que la différence des noms entre les fêtes de Bacchus et celles d'Osiris, entre les mystères d'Isis et ceux de Cérès. La punition des méchants dans les enfers, les champs fleuris du séjour des bons et la fiction des ombres, sont une imitation des cérémonies funèbres des Egyptiens. Il en est de même de Mercure, conducteur des âmes, qui, d'après un ancien rite égyptien, mène le corps d'Apis jusqu'à un certain endroit où il le remet à un être qui porte le masque de Cerbère. Orphée fit connaître ce rite chez les Grecs, et Homère en parle ainsi dans son poème : «Mercure le Cyllénien évoqua les âmes des prétendants ; il tenait dans ses mains la baguette magique». Et un peu plus loin il ajoute : «Ils longent les rives de l'Océan, dépassent le rocher de Leucade, et se dirigent vers les portes du Soleil et le peuple des Songes. Ils arrivent aussitôt dans les prés verdoyants d'asphodèles où habitent les âmes, images de ceux qui ne sont plus». Or, le poète appelle Océan le Nil auquel les Egyptiens donnent, dans leur langue, le même nom. Les portes du Soleil (hélios) sont la ville d'Héliopolis ; et les plaines riantes qui passent pour la demeure des morts, sont le lac Achérusia, situé près de Memphis, environné des plus belles prairies, et d'étangs où croissent le lotus et le roseau. Ce n'est pas sans raison que l'on place dans ces lieux le séjour des morts ; car, c'est là que s'achèvent les funérailles les plus nombreuses et les plus magnifiques. Après avoir transporté les corps sur le fleuve et le lac Achérusia, on les place dans les cellules qui leur sont destinées. Les autres mythes des Grecs sur les enfers s'accordent avec ce qui se pratique encore aujourd'hui en Egypte ; la barque qui transporte les corps, la pièce de monnaie, l'obole payée au nautonier, nommé Charon dans la langue du pays, toutes ces pratiques s'y trouvent. Enfin, on raconte qu'il existe dans le voisinage du lac Achérusia, le temple de la ténébreuse Hécate, les portes du Cocyte et du Léthé, fermées par des verrous d'airain ; et qu'on y voit aussi les portes de la Vérité, près desquelles est placée une statue sans tête représentant la Justice.

XCVII. Il y a, chez les Egyptiens, beaucoup d'autres mythes qui se conservent encore avec leurs dénominations et avec les pratiques qui s'y rattachent. On montre dans Acanthopolis, ville située au delà du Nil, dans la Libye, à cent vingt stades de Memphis, un tonneau percé dans lequel trois cent soixante prêtres versent journellement de l'eau puisée dans le Nil. Aux environs de cette ville, on représente dans une fête publique la fable de l'Ane [du paresseux]. Un homme placé en tête de la procession tresse une corde de jonc que ceux qui viennent après lui délient. On dit que Mélampe a rapporté de l'Egypte les mystères que les Grecs célèbrent en l'honneur de Bacchus, le mythe sur Saturne, sur le combat des Titans, enfin tout ce qu'on raconte des passions des dieux. Dédale a construit son labyrinthe sur le modèle de celui d'Egypte. Ce dernier, bâti selon les uns par Mendès, selon d'autres par le roi Marrhus, bien longtemps avant le règne de Minos, subsiste encore aujourd'hui. Les statues que Dédale fit élever chez les Grecs sont dans l'ancien style égyptien. Le plus beau des propylées du temple de Vulcain, à Memphis, passe pour un ouvrage de Dédale : il lui acquit tant de gloire, que l'on plaça dans ce même temple sa statue faite de ses propres mains. Enfin son habileté et ses inventions furent si renommées qu'on lui a rendu les honneurs divins ; et on montre encore aujourd'hui, dans une des îles situées en face de Memphis, un temple de Dédale en grande vénération dans le pays. On apporte divers témoignages du séjour d'Homère en Egypte, et particulièrement le breuvage donné par Hélène à Télémaque visitant Ménélas, et qui devait lui procurer l'oubli des maux passés. Ce breuvage est le népenthès dont Hélène avait, selon le poète, appris le secret à Thèbes par Polydamna, femme de Thonis. En effet, les femmes de Thèbes connaissent encore aujourd'hui la puissance de ce remède, et les Diospolitaines sont les seules qui s'en servent depuis un temps immémorial pour dissiper la colère et la tristesse. Or, Diospolis est la même ville que Thèbes. Comme Homère, les Egyptiens donnent à Vénus l'épithète de dorée, et il existe près de Momemphis un endroit appelé le Champ de Vénus dorée. Homère a, dit-on, tiré de la même source le mythe de l'union de Jupiter avec Junon, et celui du voyage des dieux en Ethiopie. Chaque année les Egyptiens ont la coutume de transporter la chapelle de Jupiter au delà du Nil en Libye, et de la ramener quelques jours après, comme pour indiquer le retour de ce dieu de l'Ethiopie. Les amours de Jupiter et de Junon ont été imaginées d'après les fêtes publiques (panégyriques), pendant lesquelles les prêtres portent les chapelles de ces deux divinités au sommet d'une montagne et les déposent sur un lit de fleurs.

XCVIII. Lycurgue, Platon et Solon ont emprunté aux Egyptiens la plupart de leurs institutions. Pythagore a, dit-on, appris chez ces mêmes Egyptiens ses doctrines concernant la divinité, la géométrie, les nombres et la transmigration de l'âme dans le corps de toutes sortes d'animaux. Ils prétendent aussi que Démocrite a séjourné cinq ans chez eux et qu'il leur est redevable de beaucoup de ses connaissances astrologiques. Oenopide passe également pour avoir vécu avec les prêtres et les astrologues égyptiens et pour avoir appris d'eux, entre autres choses, l'orbite que le soleil parcourt, son inclinaison, et son mouvement opposé à celui des autres astres. Ils disent la même chose d'Eudoxe, qui s'acquit beaucoup de gloire en introduisant en Grèce l'astrologie et beaucoup d'autres connaissances utiles. Ils vont plus loin, et réclament comme leurs diciples les plus anciens sculpteurs grecs, surtout Téléclès et Théodore, tous deux fils de Rhoecus, qui exécutèrent pour les habitants de Samos la statue d'Apollon le Pythien. La moitié de cette statue fut, disent-ils, faite à Samos par Téléclès, et l'autre moitié fut achevée à Ephèse par Théodore, et ces deux parties s'adaptèrent si bien ensemble que la statue entière semblait être l'oeuvre d'un seul artiste. Or, cette manière de travailler n'est nullement en usage chez les Grecs, tandis qu'elle est très commune chez les Egyptiens. Ceux-ci ne conçoivent pas comme les Grecs le plan de leurs statues d'après les vues de leur imagination ; car, après avoir arrangé et taillé leur pierre, ils exécutent leur ouvrage de manière que toutes les parties s'adaptent les unes aux autres jusque dans les moindres détails. C'est pourquoi ils divisent le corps humain en vingt et une parties un quart, et règlent là-dessus toute la symétrie de l'eeuvre. Ainsi, après que les ouvriers sont convenus entre eux de la hauteur de la statue, ils vont faire chacun chez soi les parties qu'ils ont choisies ; et ils les mettent tellement d'accord avec les autres, qu'on en est tout étonné. C'est ainsi que la statue d'Apollon à Samos fut exécutée conformément à la méthode égyptienne ; car elle est divisée en deux moitiés depuis le sommet de la tête jusqu'aux parties génitales et ces deux moitiés sont exactement égales. Ils soutiennent aussi que cette statue, représentant Apollon les mains étendues et les jambes écartées comme dans l'action de marcher, rappelle tout à fait le goût égyptien.

Voilà ce que nous avions à dire sur l'Egypte ; nous en avons raconté les choses les plus dignes de mémoire. Nous allons maintenant poursuivre notre récit d'après le plan annoncé au commencement de ce livre, en commençant par l'histoire des Assyriens en Asie.


Traduction de Ferdinand Hoefer (1851)