[La Sicyonie]

Tardieu, 1821

V. [5] Mais si au sortir de la ville vous prenez le chemin qui conduit à Sicyone, je dis le long du rivage et non à travers les terres, vous rencontrerez d'abord à votre gauche un temple qui a été brûlé, apparemment durant les guerres auxquelles tout ce pays a été si longtemps exposé ; car il est à croire que les temples et les maisons qui &oient hors de l'enceinte de la ville furent alors consumés par le feu. Quoi qu'il en soit, ils croient que ce temple était consacré à Apollon, et qu'il fut brûlé par Pyrrhos fils d'Achille ; j'ai ouï dire à d'autres que c'était un temple que les Corinthiens avaient élevé à Jupiter Olympien, et que le feu y avait pris sans qu'on sache par quel accident.

[6] Pour les Sicyoniens qui de ce côté-là sont fort voisins des Corinthiens, voici ce qu'ils racontent eux-mêmes de leur origine. Ils disent qu'Egialée originaire de leur pays en fut le premier roi ; que sous son règne cette partie du Péloponnèse qui s'appelle encore aujourd'hui Egiale prit sa dénomination ; que dans cette contrée il bâtit en rase campagne la ville d'Egialée, avec une citadelle qui occupait tout le terrain où ils ont à présent un temple de Minerve ; qu'Egialée fut père d'Europs dont naquit Telchis qui eut pour fils Apis.

[7] Cet Apis devint si puissant avant l'arrivée de Pélops à Olympie, que tout le pays qui est renfermé dans l'isthme prit le nom d'Apia. Les descendants d'Apis furent Thalxion son fils, Egyre fils de Thalxion, Thurimaque fils d'Egyre, et Leucippe fils de Thurimaque. Leucippe n'eut qu'une fille qui s'appellait Chalcinie, et qui eut un fils de Neptune ; Leucippe prit soin de ce fils, et lui laissa son royaume en mourant.

[8] Ce fils se nommait Pérate, et fut père de Plemnée, de qui l'on raconte des choses tout-à-fait incroyables ; car on dit qu'il ne pouvait élever aucun enfant ; que ceux qu'il avait mouraient presqu'en naissant ; que Cérès touchée de son malheur vint elle-même à Egialée, et se présenta à Plemnée comme une étrangère qui demandait à nourrir le petit Orthopolis qui venait de naître ; qu'en effet elle l'éleva si bien, qu'Orthopolis eut une fille nommée Chrysorte, qui aimée d'Apollon eut de lui Coronus, lequel fut père de Corx et ensuite de Lamédon.

VI. [1] Corax étant mort sans enfants, Epopéc qui était venu de Thessalie peu de temps auparavant, s'empara du royaume, et ce fut, dit-on, sous son règne qu'une armée ennemie entra pour la première fois dans ce pays qui jusques-là n'avait jamais été troublé par aucune guerre : voici quel fut le sujet de celle-ci. Antiope fille de Nyctée était alors célèbre dans toute la Grèce pour sa rare beauté ; même on la disait fille non de Nyctée, mais du fleuve Asope qui arrose les terres des Platéens et des Thébains.

[2] Soit qu'Epopée l'eût demandée en mariage, ou qu'amoureux de cette princesse il voulût satisfaire sa passion à quelque prix que ce fût, le fait est qu'il l'enleva. Les Thébains, bien résolus de venger cet affront, marchèrent aussitôt contre lui ; le combat fut sanglant ; Nyctée y reçut une blessure mortelle : Epopée remporta la victoire, mais il fut blessé aussi. Nyctée s'étant fait reporter à Thèbes, et sentant sa fin approcher, laissa l'administration du royaume à son frère Lycus ; car le royaume appartenait à Labdacus son pupille fils de Polydore et petit-fils de Cadmus ; il donna aussi la tutèle du jeune prince à Lycus, mais en le conjurant de venger sa mort, de combattre Epopée avec de plus grandes forces, et de punir Antiope, si elle tombait entre ses mains.

[3] Cependant Epopée ne songeait qu'à rendre des actions de grâces aux dieux pour le succès de ses armes, et à bâtir un temple à Minerve. Quand le temple fut achevé il pria la déesse de lui faire connaître par quelque signe si la consécration lui en avait été agréable, et l'on dit qu'incontinent après sa prière on vit naître un olivier devant la porte du temple ; mais peu de jours ensuite Epopée ne laissa pas de mourir de sa blessure qu'il avait négligée. Sa mort mit fin à la guerre ; car Lamédon qui lui succéda remit Antiope entre les mains de Lycus ; on la ramena à Thèbes, et ce fut en y allant et proche d'Eleuthère qu'elle se délivra de deux enfants dont elle était grosse.

[4] Sur quoi Asius fils d'Amphiptolème fit les vers suivants :

La charmante Antiope eut pour père Asopus,
Pour amant Epopée, et Jupiter lui-même ;
Pour enfants deux héros, Amphion et Zéthus.

Mais Homère donne à ces deux jumeaux une naissance encore plus illustre avec la gloire d'avoir été les premiers fondateurs de la ville de Thèbes, distinguant, comme je crois, la ville basse de ce que nous appelions la Cadmée.

[5] Quoi qu'il en soit, Lamédon n'eut pas plutôt pris possession du royaume, qu'il songea à se marier ; il épousa Phéno Athénienne fille de Clytius. Dans la suite se voyant attaqué par deux puissants ennemis Archander et Architèle tous deux fils d'Achéüs, il fit venir Sicyon de l'Attique pour l'aider à soutenir la guerre contre eux ; et afin de se l'attacher davantage, il lui fit épouser sa fille Zeuxippe. Par ce mariage Sicyon acquit lui-même le royaume, et ce fut sous son règne que tout le pays changeant de nom fut appellé la Sicyonie, et que la ville qui s'appellait auparavant Egialée se nomma Sicyone. Au reste les Sicyoniens prétendent que leur roi Sicyon était né non de Marathon fils d'Epopée, mais de Métion fils d'Erechthée, et Asius est aussi de cette opinion ; mais Hésiode fait Sicyon fils d'Erechthée, et Ibycus le fait fils de Pélops.

[6] On convient qu'il laissa une fille appellée Chthonophyle, qui aimée de Mercure en eut un fils nommé Polybe ; ensuite elle épousa Phlias fils de Bacchus, dont naquit Andromas. Polybe régna à son tour, et maria sa fille Lysianasse à Talaüs fils de Bias et roi des Argiens. Environ ce temps-là Adraste chassé d'Argos se réfugia à Sicyone auprès de Polybe, et y régna même après lui. Mais ce prince ayant été rappellé dans sa patrie, Janiscus petit-fils de ce Clytius qui avait donné sa fille en mariage à Lamédon, vint de l'Attique, et occupa le trône de Sicyone. Il eut pour successeur Phestus qui passait pour fils d'Hercule.

[7] Phestus s'étant transplanté en Crète par le conseil de l'oracle, on dit que Zeuxippe fils d'Apollon et de la nymphe Syllis lui succéda ; celui-ci régna jusqu'à sa mort. Après lui Hippolyte fils de Rhopale et petit-fils de Phestus obtint le royaume. Agamemnon lui déclara la guerre, et marchait déjà pour venir attaquer Sicyone, lorsqu'Hippolyte craignant un si puissant ennemi prit le parti de se soumettre. Son fils Lacestadès fut son successeur. Ce fut sous son règne que Phalcès fils de Téménus à la tête d'une troupe de Doriens se rendit maître de la ville de Sicyone par surprise durant la nuit. Cependant comme le Roi descendait d'Hercule, non seulement Phalcès ne lui fit aucun mauvais traitement, mais il partagea même le royaume avec lui. Depuis ce temps-là les Sicyoniens sont devenus Doriens, et ont commencé à faire partie des états d'Argos.

VII. [1] La ville d'Egialée était, comme j'ai déjà dit, située dans une plaine. Démétrius fils d'Antigonus la rasa, et en bâtit une autre qu'il joignit à l'ancienne citadelle, et c'est celle qui subsiste aujourd'hui. Les Sicyoniens sont à présent misérables et fort différents de ce qu'ils étaient autrefois. D'en vouloir rechercher la cause, c'est peut-être ce qui ne nous est pas permis ; il vaut donc mieux se contenter de celle qu'Homère donne de la décadence de tant d'autres villes :

Du puissant Jupiter la volonté suprême.

Ils étaient déjà réduits à cet état de faiblesse, lorsque pour surcroît de malheur ils furent affligés d'un tremblement de terre qui fit de leur ville une solitude, et renversa beaucoup de monuments et d'édifices publics qui étaient d'une grande beauté. Le même accident a ruiné plusieurs villes de la Carie et de la Lycie, et l'île de Rhodes surtout en a été si fort ébranlée, que la prédiction de la Sybille ne s'est trouvée que trop accomplie.

[2] Sur le chemin de Corinthe à Sicyone vous voyez le tombeau d'un pentathle Messénien, nommé Lycus, quel que puisse avoir été ce Lycus, car je ne trouve aucun Messénien de ce nom-là qui ait eu l'honneur du pentathle, ni même qui ait remporté aucun prix aux jeux olympiques ; son tombeau n'est qu'un petit tertre. Et à cette occasion je dirai que les Sicyoniens enterrent leurs morts d'une manière assez convenable. Ils jettent le corps dans une fosse et le couvrent de terre ; ils construisent un petit mur qui règne tout à l'entour ; puis ils élèvent quatre colonnes qui soutiennent un toit fait en forme d'ailes éployées et penchées comme la couverture de nos temples : ils ne mettent aucune inscription sur la sépulture, mais en rendant les derniers devoirs au mort ils l'appellent simplement par son nom, sans y ajouter celui de son père ; ensuite ils lui disent le dernier adieu.

[3] Après le tombeau de Lycus au-delà du fleuve Asope vous avez à main droite la ville d'Olympion ; à gauche, mais un peu plus avant dans les terres, est le tombeau d'Eupolis poète athénien qui a fait des comédies. En avançant vers la ville vous trouvez sur le grand chemin le tombeau de Xénodice, morte en couches ; ce tombeau n'est pas fait comme les autres, car on a voulu qu'il fût orné de peintures, et celles que j'y ai vues sont aussi belles qu'il y en ait ailleurs.

[4] Plus loin est le monument que les Sicyoniens ont élevé en l'honneur de ceux qui ont péri à Pellène, à Dyme ville d'Achaïe, à Mégalopolis et auprès de Sélasie : dans la suite je ferai le détail de toutes ces occasions. Près de la porte on voit un antre où il y a une fontaine ; l'eau ne vient point de dessous terre, mais elle coule du haut de la caverne : aussi l'appellent-ils l'eau pendante.

[5] Dans la citadelle, je parle de celle de mon temps, il y a un temple de la Fortune surnommée Acréa, et auprès un autre temple des Dioscures ; les statues de ces divinités sont de bois dans l'un et dans l'autre. Le théâtre est au bas de la citadelle ; sur le devant, je vis une statue d'homme qui tient un bouclier : on m'assura que c'était Aratus fils de Clinias. Derrière le théâtre est un temple dédié à Bacchus ; la statue du dieu est d'or et d'ivoire ; il est accompagné de Bacchantes faites de marbre blanc : on prétend que c'était des femmes consacrées à Bacchus et inspirées par ce dieu. Les Sicyoniens ont plusieurs autres statues qu'ils renferment dans une espèce de sacristie ; mais chaque année durant une certaine nuit ils les tirent de ce lieu pour les porter dans le temple ; ils allument des flambeaux afin d'éclairer la cérémonie, et chantent des hymnes composés en vieux langage.

[6] La statue qu'ils nomment le Bacchéüs tient le premier rang à cette procession : c'est une statue qu'ils croient avoir été consacrée par Andromas fils de Phlias ; ensuite paraît le Lysius, autre statue que Phanès, disent-ils, transporta de Thèbes à Sicyone par ordre de la Pythie. Il est certain que Phanès vint à Sicyone en même temps qu'Aristomaque fils de Cléodée ; mais pour avoir négligé d'accomplir un certain oracle, il ne put retourner dans le Péloponnèse aussitôt qu'il se l'était proposé.

[7] En descendant du temple de Bacchus dans la place on trouve à main droite le temple de Diane surnommée Limnéa ; ce temple est si vieux qu'il n'a plus de toit ; la statue de la déesse y manque aussi, et l'on ne put me dire si elle avait été transportée ailleurs, ou si elle avait péri par quelque accident. Dans la place il y a un temple dédié à la Persuasion ; et voici la raison qu'ils en apportent. Ils disent qu'Apollon et Diane ayant tué Python, vinrent à Egialée pour se faire purifier, mais qu'on leur y fit une si grande frayeur, qu'ils furent obligés de passer en Crète, et d'avoir recours à Carmanor. En effet on voit à Sicyone un endroit qu'on appelle encore aujourd'hui la Peur. Ils ajoutent qu'aussitôt la ville d'Egialée fut frappée de la peste, et que les devins consultés répondirent que ce fléau ne cesserait point qu'Apollon et Diane n'eussent été apaisés.

[8] Qu'en conséquence de cet oracle on envoya sept jeunes garçons et autant de jeunes filles en habits de suppliants sur le bord du fleuve Sythas ; que le dieu et la déesse se laissèrent fléchir à leurs prières, et qu'ils voulurent bien revenir dans la citadelle de Sicyone. C'est la raison qu'ils donnent pourquoi l'on a consacré ce temple à la Persuasion dans le lieu même, disent-ils, où Apollon et Diane s'étaient arrêtés en rentrant dans leur ville. Et encore à présent ils pratiquent tous les ans la même cérémonie ; car le jour de la fête du dieu ils envoient de jeunes enfants sur le bord du fleuve, et tirent du temple d'Apollon les statues des deux divinités pour les porter dans le temple de la Persuasion, d'où ensuite ils les reportent où elles étaient. Ce temple est, comme j'ai dit, dans la place, et l'on dit qu'anciennement Proetus l'avait fait bâtir dans ce lieu, parce que ses filles y avaient été guéries de leur phrénésie.

[9] Ils tiennent pour certain que Méléagre y suspendit la lance dont il avait percé le sanglier de Calydon, et que la flûte de Marsyas y fut aussi consacrée ; car ils prétendent qu'après le malheur qui arriva à ce Silène, sa flûte tomba dans le fleuve Marsyas, que de là elle passa dans le Méandre, et du Méandre dans l'Asope qui la jeta sur le rivage, où un berger l'ayant ramassée la consacra ensuite à Apollon ; mais toutes ces offrandes ont été brûlées avec l'ancien temple ; celui que j'ai vu et la statue qui y est sont modernes, et c'est Pytoclès qui en a fait la consécration.

VIII. [1] Auprès du temple de la déesse Pitho ou de la Persuasion il y a un palais destiné aux empereurs Romains ; c'était autrefois la maison de Cléon le tyran ; car du temps que la ville basse subsistait, Clisthène fils d'Aristonyme et petit-fils de Myron s'empara du gouvernement, et Cléon en fit autant dans la ville neuve. Devant sa maison l'on voit le monument héroïque d'Aratus, de tous les Grecs de son temps celui qui a fait de plus grandes actions : en voici quelques-unes.

[2] Après la mort de Cléon les principaux de la ville eurent une si furieuse passion de dominer, que l'on y vit deux tyrans tout à la fois, savoir Timoclidas et Euthydême. Le people les ayant chassés donna le gouvernement à Clinias père d'Aratus ; mais quelques années ensuite Clinias étant mort, Abantidas usurpa la souveraine autorité. Sous son règne Aratus, soit de gré ou de force, quitta sa patrie, et s'éloigna. Abantidas fut tué par ses propres citoyens ; aussitôt Paséas son père se mit à sa place, mais Nicoclès le fit périr, et s'empara lui-même du gouvernement. Ce fut alors qu'Aratus conçut le dessein d'être le libérateur de sa patrie ; pour cela il ramasse tout ce qu'il peut d'illustres exilés comme lui, il lève quelques milices à Argos, et s'étant approché de Sicyone durant la nuit, il surprend une partie de la garnison, force l'autre et entre dans la ville.

[3] Le jour venu il se met à la tête des peuples, court au palais de Nicoclès, et s'en rend le maître sans beaucoup de peine. Cependant le tyran lui échappe et se sauve ; dès qu'Aratus le voit en fuite, il remet le gouvernement entre les mains du peuple, fait rendre aux exilés tout leur bien, maisons et terres, en paie le prix à ceux qui les avaient achetés, satisfait tout le monde, et pacifie la ville, qui un moment auparavant était pleine de discorde. Les Macédoniens étaient alors formidables à toute la Grèce sous l'autorité d'Antigonus tuteur du jeune Philippe fils de Démétrius. Aratus engage ses compatriotes, tout Doriens qu'ils étaient, à s'unir avec les Achéens, et à envoyer des députés aux états d'Achaïe. A ces états il est déclaré généralissime, et aussitôt il marche contre les Locriens d'Amphisse, entre dans le pays des Etoliens, et y exerce toute sorte d'hostilités. Corinthe avait été obligée de recevoir garnison macédonienne, Aratus entreprend de l'en délivrer ; il attaque les Macédoniens sans leur donner le temps de se reconnaître, les défait et tue Persée leur commandant qui avait été disciple du philosophe Zénon fils de Mnasée.

[5] Corinthe ayant ainsi secoué le joug, les Epidauriens, les Trézéniens qui habitent le long des côtes d'Argos, les Mégaréens qui sont au-delà de l'isthme, tous ces peuples entrèrent dans la ligue d'Achaïe ; ce qui détermina Ptolémée à y entrer lui-même. Sur ces entrefaites les Lacédémoniens sous la conduite de leur roi Agis fils d'Eudamidas, prennent Pellène d'emblée ; Aratus y accourt, livre bataille aux Lacédémoniens, les met en fuite, les poursuit, traite enfin avec eux, et les oblige à abandonner leur nouvelle conquête, et à s'en retourner dans leur pays.

[6] Ce grand homme, après avoir réglé les affaires du Péloponnèse avec tant de succès, ne crut pas devoir souffrir que les Macédoniens fussent plus longtemps les maîtres du Pirée, de Munychie, de Salamine et de Sunium ; car ils avaient des garnisons dans toutes ces places. Comme il n'était guère possible de les en déloger par la force, Aratus gagna Diogène qui commandait dans ces postes, et l'engagea à les rendre moyennant cent cinquante talents, dont Aratus lui-même donna la sixième partie aux Athéniens. Il persuada aussi à Aristomaque qui s'était fait tyran d'Argos, de rendre aux Argiens leur liberté. Mais l'homme ne réussit jamais dans toutes ses entreprises : Aratus en est un exemple ; car dans la suite il fut lui-même forcé de faire alliance avec les Macédoniens ; et voici comme cela arriva.

IX. [1] Cléomène fils de Léonidas et petit-fils de Cléonyme ne se vit pas plutôt le maître à Sparte qu'il voulut imiter Pausanias, se faire comme lui le tyran de son pays et se mettre au-dessus des lois. Plus entreprenant que Pausanias et moins craintif, il se laissa emporter à son audace naturelle, et ne tarda guère à exécuter tous ses desseins ; car ayant gagné les éphores, il empoisonna Eurydamidas encore enfant, mais qui régnait conjointement avec lui. Après ce crime il transporta la couronne à Euclidas son propre frère ; ensuite il dépouilla les sénateurs de leur autorité, en créa d'autres sous un autre nom, et leur laissa seulement un vain titre. Bientôt après son ambition le portant à de plus grandes choses, et même à subjuguer toute la Grèce, il déclara la guerre aux Achéens, soit qu'il crût qu'après les avoir soumis il les ferait aisément entrer dans ses vues, ou qu'il voulût seulement les empêcher de s'opposer à ses desseins.

[2] Les ayant donc attaqués auprès de Dyme ville au-dessous de Patras, il les battit, et remporta une grande victoire sur eux. Les Achéens avaient pour général Aratus, qui dans cette conjoncture voyant que tout était à craindre pour la cause commune et en particulier pour Sicyone sa patrie, ne balança pas à implorer le secours d'Antigonus. Cléomène venait d'irriter ce prince en violant ouvertement le traité de paix qu'il avait fait avec lui, et surtout en chassant les Mégalopolitains de leur ville ; c'est pourquoi les Achéens n'eurent pas de peine à l'attirer dans leur parti. Dès qu'ils le virent entré dans le Péloponnèse, ils se joignirent à lui, et marchèrent contre Cléomène qu'ils défirent entièrement ; ensuite profitant de leur victoire ils saccagèrent Sélasie et prirent même Lacédémone. Après cette expédition Antigonus et les Achéens rétablirent à Sparte le gouvernement républicain.

[3] Quant aux enfants de Léonidas, tel fut leur sort : Euclidas périt dans le combat ; pour Cléomène, il se retira en Egypte auprès de Ptolémée, dont il fut bien reçu ; mais peu de temps après ayant voulu soulever les Egyptiens contre leur Roi, il fut arrêté et mis en prison, d'où pourtant il se sauva et s'enfuit à Alexandrie. Là ayant excité de nouveaux troubles, comme il se vit sur le point d'être pris, il se poignarda lui-même, et finit ainsi ses jours. Les Lacédémoniens ne furent pas fâchés de sa mort qui les délivrait de la servitude ; ils cessèrent d'être gouvernés par des rois, et à cela près ils conservèrent la même forme de gouvernement qui subsiste encore aujourd'hui. A l'égard d'Aratus, Antigonus l'honora toujours de son amitié ett lui témoigna toute l'estime et la reconnaissance que méritaient ses grandes actions et ses services.

[4] Mais Philippe étant venu à régner, il ne trouva pas bon qu'Aratus se mêlât de blâmer la manière impérieuse dont il gouvernait ses sujets ni qu'il s'opposât à bien des choses qu'il faisait fort inconsidérément ; de sorte que lassé de ses remontrances il fit empoisonner ce grand homme qui ne se défiait pas d'une pareille lâcheté. Aratus mourut à Egion, et son corps fut porté à Sicyone, où l'on lui érigea un monument héroïque qui subsiste encore. Philippe en usa de même à l'égard d'Euryclide et de Micon, deux orateurs d'Athènes qui avaient beaucoup de crédit sur l'esprit du peuple ; il se défit d'eux par le poison.

[5] Il ne savait pas qu'un chagrin mortel devait un jour lui servir à lui-même de poison : ce fut néanmoins ce qui arriva ; car de deux fils qu'il avait, Persée le cadet empoisonna son frère Démétrius, et Philippe en fut si touché qu'il mourut de chagrin ; ce que j'ai voulu rapporter pour montrer combien est véritable cette sentence d'Hésiode, que quiconque trame une méchanceté contre autrui, s'expose à la voir retomber sur lui-même.

[6] Après le tombeau d'Aratus on trouve un autel dédié à Neptune Isthmien. On voit aussi deux statues, l'une de Jupiter Mélichius, l'autre de Diane Patroa, toutes les deux fort grossières et sans art ; la première est faite en forme de pyramide, et l'autre est taillée comme une colonne. Au même endroit il y a un sénat et un portique qui porte encore le nom de Clisthène son auteur, car c'est Clisthène qui l'a fait bâtir, et il l'a enrichi des dépouilles qu'il avait remportées sur les ennemis dans la guerre qu'il fit conjointement avec les Amphictyons contre les Cirrhéens. Au milieu de la place publique il y a un Jupiter en bronze fait par Lysippe, et auprès une statue de Diane qui est toute dorée.

[7] Aux environs on voit un temple d'Apollon Lycéüs ; ce temple tombe en ruines, et n'a rien qui soit digne de curiosité. Quant au surnom du dieu, voici la raison que l'on en donne : on dit que les loups devenus plus furieux qu'ils ne sont d'ordinaire, se jetaient sur les troupeaux et les dévoraient sans qu'on pût les en empêcher ; qu'Apollon indiqua aux Sicyoniens une espèce de bois sec, dont l'écorce mêlée avec de la viande faisait mourir les loups ; qu'ils pratiquèrent ce remède, et que les loups moururent tous : ils conservent encore de ce bois dans le temple, mais aucun d'eux, même de ceux qui sont les plus versés dans l'histoire de leur pays, ne sait de quel arbre est ce bois.

[8] Près de là vous voyez plusieurs statues de bronze rangées de suite ; ils croient que ce sont les filles de Phetus ; cependant si l'on en juge par l'inscription, ce sont d'autres femmes. J'ai vu là aussi un Hercule en bronze de la façon de Lysippe excellent statuaire de Sicyone, et un Mercure Agoréiis.

X. [1] Dans le lieu d'exercice qui est près du marché il y a un Hercule en marbre ; c'est un ouvrage de Scopas : le temple du dieu est ailleurs. Toute l'enceinte de cette espèce d'académie est destinée aux exercices qu'apprennent les jeunes gens : aussi ne l'appellent-ils point autrement que le gymnase. Au milieu est le temple d'Hercule ; on y voit une statue de bois d'un goût antique, et c'est Laphaës de Phliasie qui l'a faite ; Hercule y est honoré d'un culte tout particulier. On raconte à ce sujet que Phestus étant venu à Sicyone, il remarqua que les Sicyoniens honoraient Hercule simplement comme un héros, et se contentaient de faire son anniversaire ; il le trouva mauvais, et il ordonna qu'à l'avenir ils lui sacrifieraient dans les formes. Depuis ce temps-là ils égorgent un agneau, et en font rôtir le ventre sur l'autel ; ils mangent une partie de la victime suivant l'usage des sacrifices, et offrent l'autre à Hercule comme un héros ; de sorte qu'il est révéré aujourd'hui comme un dieu et comme un héros. Ils ont institué en son honneur deux jours de fête, dont ils appellent le premier l'Onomate, et le second l'Héraclée.

[2] Du temple d'Hercule on va à celui d'Esculape ; dans le parvis de celui-ci on trouve à main gauche deux chapelles qui se joignent : dans l'une est la figure du Sommeil, mais il n'en reste plus que la tête ; l'autre est consacrée à Apollon, et il n'y a que les prêtres du dieu qui aient permission d'y entrer. Sous le portique qui est devant le temple on conserve un os de baleine d'une grandeur prodigieuse. Derrière est la figure du Songe, et tout auprès celle du Sommeil qui endort un lion ; ils donnent à celle-ci le surnom d'Epidotès. A l'entrée du temple vous voyez d'un côté une statue de Pan assis, de l'autre une Diane qui est debout.

[3] Dans le temple ce qui s'offre d'abord à vos yeux, c'est un Esculape, mais sans barbe ; cette statue est d'or et d'ivoire, et c'est un ouvrage de Calamis : le dieu tient d'une main un sceptre, de l'autre une pomme de pin. Les Sicyoniens disent que ce dieu leur est venu d'Epidaure sous la forme d'un dragon, dans un char attelé de deux mulets et conduit par Nicégore Sicyonienne, mère d'Agasiclès et femme d'Echétimus. Plusieurs autres statues de grandeur médiocre sont suspendues à la voûte ; il y en a une entre autres qui est assise sur un dragon, et qui, si l'on les en croit, représente Aristodama la mère d'Aratus, qui selon eux eut pour père Esculape ; c'est tout ce que ce temple contient de remarquable.

[4] Celui de Vénus n'en est pas loin ; la première statue que l'on y trouve est celle d'Antiope ; car ils prétendent que les enfants d'Antiope étaient originaires de Sicyone ; que pour cela leur mère vint s'y établir, et se regarda toujours comme liée de consanguinité avec les Sicyoniens ; personne au reste n'entre dans le temple de Vénus, excepté une femme qui en qualité de sacristine s'oblige à n'avoir point de commence avec son mari, et une jeune vierge qui en est la prêtresse, et dont le sacerdoce ne dure qu'un an ; sa fonction est d'apporter les cuvettes et les vases nécessaires au sacrifice, d'où elle prend son nom. Les autres peuvent voir et adorer la déesse du seuil de la porte, mais sans entrer plus avant.

[5] La déesse est assise ; c'est Canachus de Sicyone qui a fait cette statue, le même qui a fait l'Apollon Didyméen pour la ville de Milet, et l'Apollon Isménien pour celle de Thèbes. La Vénus dont je parle est d'or et d'ivoire ; elle a sur la tête une espèce de couronne terminée en pointe qui représente le pôle : elle tient d'une main un pavot, et de l'autre une pomme. Ils lui offrent en sacrifice les cuisses de toute sorte de victimes, à la réserve du porc qui ne lui est pas agréable ; les autres parties de la victime se brûlent avec du bois de genièvre ; mais pour les cuisses, on les fait rôtir avec des feuilles de pédéros.

[6] C'est une plante qui croît à l'air aux environs du temple et nulle part ailleurs, ni même dans aucun autre lieu de la Sicyonie. Ses feuilles sont plus petites que celles du hêtre, plus grandes que celles de l'yeuse, de la même figure que les feuilles de chêne, noirâtres d'un côté, blanches de l'autre, en un mot pour la couleur assez semblables aux feuilles du peuplier blanc.

[7] De là on passe dans un lieu d'exercice, et en y allant on trouve sur la gauche le temple de Diane Phéréenne ; la statue de la déesse est de bois : on dit qu'elle a été apportée de Phérès, d'où elle a pris son nom. Pour le lieu d'exercice, c'est Clinias qui l'a fait bâtir, et les jeunes gens y sont instruits encore aujourd'hui ; on y voit une statue de marbre blanc dont le haut est un buste de Diane, et le reste représente un Hercule de figure carrée, comme ces Hermès ou Mercures qui sont si communs.

XI. [1] Si vous prenez votre chemin du côté de la porte qu'ils appellent sacrée, vous verrez auprès de cette porte un temple de Minerve qui fut autrefois consacré par Epopée, et qui, soit pour la grandeur, soit pour la magnificence, l'emportait de beaucoup sur tous les édifices de ce siècle-là ; mais le temps n'a épargné que sa réputation, car ce temple a été brûlé par le feu du ciel, et je n'y ai vu qu'un seul autel que la foudre n'ait pas endommagé, et qui subsiste dans le même état qu'il était du temps d'Epopée. Devant cet autel est la sépulture du héros ; auprès de son tombeau l'on a rangé les statues de ces dieux que l'on nomme Préservateurs, auxquels les Sicyoniens font des sacrifices avec les mêmes cérémonies que les Grecs ont accoutumé de pratiquer pour détourner d'eux les maux qu'ils appréhendent. On trouve ensuite deux temples, l'un bâti, à ce qu'ils disent, par Epopée en l'honneur de Diane et d'Apollon, l'autre bâti et consacré à Junon par Adraste ; il ne reste aucune statue ni dans l'un ni dans l'autre ; mais au fond du temple de Junon le même Adraste a élevé deux autels, dont l'un est dédié à Pan et l'autre au Soleil.

[2] En descendant du côté de la campagne on rencontre le temple de Cérès ; ils assurent que c'est Plemnée qui l'a consacré en action de grâces de ce que la déesse avait bien voulu nourrir et élever son fils. Du temple de Junon bâti par Adraste il n'y a pas loin à celui d'Apollon Carnéen, dont il ne reste presque rien autre chose que quelques colonnes ; les murs et le toit ont été détruits par le temps, et il en est de même du temple de Junon Prodomie, que Phalcès fils de Théménus consacra autrefois pour avoir la déesse favorable dans son entreprise contre la ville de Sicyone.

[3] Quand on va de Sicyone à Phliunte, si l'on se détourne d'environ dix stades, l'on trouvera sur la gauche le bois de Pyrée ; c'est ainsi qu'ils le nomment, et dans ce bois un temple, l'un et l'autre consacrés à Cérès Prostasie et à Proserpine. Pour célébrer la fête de ces divinités les hommes ont un lieu séparé, et les femmes un autre ; on a accordé à celles-ci une chapelle dédiée aux Nymphes pour y faire leurs sacrifices ; cette chapelle est ornée de plusieurs statues dont on ne voit que le visage ; on sait pourtant qu'elles représentent Bacchus, Cérès et Proserpine. Le chemin qui mène à Titane est de quelque soixante stades ; il est fort étroit, et à cause de cela peu commode pour les voitures.

[4] Si je m'en souviens bien, quand vous avez fait vingt stades, et que vous avez passé l'Asope qui est à gauche, vous trouvez un bois sacré fort épais où il y a un temple dédié à ces déesses que les Athéniens appellent du nom de Sévères, et les Sicyoniens du nom d'Euménides. Ils observent tous les ans un jour de fête en leur honneur ; ils prennent pour victimes des brebis pleines et les immolent ; ils usent d'hydromel dans leurs libations, et au lieu de couronnes ils emploient des fleurs détachées ; ils honorent à peu près de même les Parques qui ont leurs autels à découvert dans ce bois.

[5] Si vous repassez l'Asope, et que vous repreniez le grand chemin, vous serez bientôt au haut d'une montagne où les gens du pays disent que Titan faisait autrefois sa demeure ; ils croient qu'il était frère du Soleil, et que de son nom ce lieu a été appellé Titane. Pour moi je m'imagine que ce Titan était un homme appliqué à étudier les saisons, pour savoir en quel temps il fallait semer et planter, quel degré de chaleur ou quel aspect du soleil est nécessaire pour l'accroissement et pour la maturité de chaque fruit : c'est apparemment ce qui a donné lieu de dire qu'il était frère du Soleil. Quoi qu'il en soit, quelque temps après lui Alexanor fils de Machaon et petit-fils d'Esculape, vint en Sicyonie, et bâtit à Titane un temple en l'honneur d'Esculape.

[6] On a planté à l'entour un bois de cyprès qui est présentement fort vieux ; les environs du temple sont habités par plusieurs personnes et surtout par les ministres du dieu. Quant à la statue qu'on y voit, nul ne saurait dire de quelle matière elle est, ni qui l'a faite, si ce n'est Alexanor lui-même ; elle est couverte d'une tunique de laine blanche et d'un manteau par-dessus, de sorte qu'il n'y a que le visage, les mains et le bout des pieds qui paraissent. Il en est de même de la statue d'Hygéïa qui est auprès ; car on ne la voit pas facilement, tant elle est cachée soit par la quantité de cheveux dont quelques femmes dévotes lui ont fait un sacrifice, soit par les morceaux d'étoffe de soie dont on l'a parée. Quiconque entre dans ce temple pour y faire sa prière est obligé d'adresser ensuite ses voeux à la déesse Hygéïa.

[7] Alexanor et Evémérion ont aussi là leurs statues ; tous les jours après le coucher du soleil on honore la mémoire du premier comme d'un héros, et l'on rend des honneurs divins à l'autre. Cet Evémérion, si je ne me trompe dans ma conjecture, est le même que les Pergaméniens autorisés par un certain oracle nomment Télesphore, et les Epidauriens Acésius. Je ne dois pas omettre une statue de la déesse Coronis ; elle n'est pas exposée aux yeux du public ; mais après qu'ils ont sacrifié au dieu avec les victimes ordinaires, qui sont le taureau, l'agneau et le porc, ils tirent cette statue du lieu où l'on la garde, ils la portent dans le temple de Minerve, et là ils lui rendent leurs hommages. Du reste ils ne se contentent pas de couper les cuisses des victimes comme dans les autres sacrifices, mais ils font rôtir à terre les victimes toutes entières, à la réserve des oiseaux qu'ils brûlent sur l'autel.

[8] Au haut du temple sur le fronton vous voyez un Hercule, et dans les angles, des statues de la Victoire. Le portail est aussi orné de plusieurs statues : vous y voyez Bacchus, Hécate, Vénus, Cérès et la Fortune ; toutes ces statues sont de bois, mais le dieu en a une en marbre sous le nom d'Esculape Gortynien. Les dragons sacrés que l'on nourrit dans le temple font d'abord quelque frayeur à ceux qui y entrent ; mais en leur jetant à manger on les apaise, et l'on n'a plus rien à en appréhender. Au dehors et dans le parvis du temple j'ai vu une statue de bronze d'un certain Granianus de Sicyone, qui aux jeux olympiques remporta deux fois le prix du pentathle, une fois celui de la course, deux fois encore celui du double stade ; la première en courant tout nu, et la seconde en courant avec son bouclier. Il y a aussi à Titane un temple de Minerve, où, comme j'ai dit, on porte tous les ans la statue de Coronis ; celle de Minerve est de bois et fort ancienne : on dit que cette dernière a été frappée de la foudre.

XII. [1] En descendant du haut de la montagne, car le temple dont j'ai parlé est tout en haut, on trouve un autel consacré aux vents, à qui une certaine nuit de chaque année un prêtre fait des sacrifices ; il pratique aussi autour de quatre fosses je ne sais quelles cérémonies secrètes, propres à apaiser la fureur des vents, et il chante en même temps quelques vers magiques, dont l'on dit que Médée se servait dans ses enchantements.

[2] Si vous prenez le chemin qui mène de Titane à Sicyone le long du rivage, vous verrez à gauche un temple de Junon qui n'a plus ni toit ni statue ; on croit que ce temple fut autrefois consacré par Proetus fils d'Abus. Plus loin en tirant vers le port des Sicyoniens, si vous vous détournez un peu pour voir les Aristonautes, c'est ainsi que l'on nomme l'arsenal de Pellene, vous trouverez à gauche et presque sur votre chemin un temple de Neptune. Mais si vous prenez le grand chemin entre les terres, vous ne serez pas longtemps sans côtoyer l'Elisson et ensuite le Scytas, deux fleuves qui vont tomber dans la mer.

[3] Le pays des Sicyoniens est borné de ce côté-là par la Phliasie, dont la capitale Phliunte est à quarante stades de Titane. De Sicyone à Phliunte le chemin est tout droit. Les Phliasiens ne sont point Arcadiens de nation ; cela est évident par un endroit d'Homère où ce poète fait le dénombrement des Arcadiens sans y comprendre les Phliasiens. Aussi du commencement étaient-ils Argiens, et ils devinrent Doriens après le retour des Héraclides dans le Péloponnèse, comme on le verra par la suite même de cette histoire. Or comme je n'ignore pas que les opinions sont fort partagées sur l'origine de ces peuples, je ne rapporterai ici que les choses qui passent pour les plus constantes.

[4] On assure donc qu'il y eut autrefois dans cette contrée un certain Aras originaire du pays, qui bâtit une ville sur une hauteur appellée encore aujourd'hui le mont Arantius, et qui n'est pas éloignée d'une autre colline où les Phliasiens ont encore une citadelle et un temple consacré à Hébé. Il choisit ce lieu pour y bâtir une ville, et de son nom la ville et le pays étaient anciennement appellés Arantia. Ce fat sous son règne qu'Asope qui, à ce que l'on dit, était fils de Neptune et de Cégluse, découvrit la source de ce fleuve qui de son nom a été appellé l'Asope. Le tombeau d'Aras se voit encore à présent à Célée, où l'on montre aussi la sépulture de Dysaulès d'Eleusis.

[5] Aras eut pour fils Aoris, et pour fille Aréthyrée. Les Phliasiens disent qu'ils furent l'un et l'autre grands guerriers et grands chasseurs. Aréthyrée étant morte, son frère Aoris, pour faire honneur à la mémoire de sa soeur, voulut que tout le pays portât le nom d'Aréthyrée, et Homère a parlé de ce pays sous ce nom-là, en faisant le dénombrement des peuples qui suivaient les enseignes d'Agamemnon.

Tous soldats aguerris de la fertile Ornée,
Ou du pays voisin l'heureuse Aréthyrée.

Je crois même qu'il ne faut pas chercher la sépulture des enfants d'Aras ailleurs qu'au mont Arentin ; car dans le temple de Cérès qui est sur une hauteur il y a encore des colonnes fort remarquables et fort belles, vers lesquelles les Phliasiens, avant que de célébrer les mystères de la déesse, ont coutume de se tourner en mêlant le nom d'Aras dans leurs chants, et en appellant ses enfants comme pour les inviter à assister à leurs libations ; d'où l'on peut raisonnablement conjecturer que c'est là le lieu de leur sépulture.

[6] Phlias fut le troisième qui dans la suite donna son nom à cette contrée ; je ne puis croire qu'il ait eu pour père Césus fils de Téménus, comme le dit l'histoire des Argiens ; car je sais qu'il passait pour fils de Bacchus, et qu'il fut un de ceux qui s'embarquèrent sur le navire Argo ; le poète de Rhodes en rend témoignage par ces vers :

Phlias l'illustre fils du puissant dieu Bacchus,
Plein d'ardeur accourut des rives d'Asopus.

Je suis persuadé aussi que sa mère fut Aréthyrée, et non Chthonophyle qui était plutôt sa femme, et dont il eut un fils nommé Androdamas.

XIII. [1] Après le retour des Héraclides tous les peuples du Péloponnèse se trouvèrent dans le trouble et la confusion, excepté les Arcadiens ; tous les autres furent obligés de recevoir garnison dorienne dans leur ville, ou se virent chassés par de nouveaux habitants qui prirent leur place. Dans cette révolution presque générale, voici ce qui se passa à Phliunte. Rhégnidas Dorien fils de Phalcès et petit-fils de Téménus, après avoir traversé l'Argolide et la Sicyonie, vint camper devant Phliunte. Avant que de faire aucune hostilité, il proposa aux habitants de lui déférer le royaume, et d'assigner aux Doriens qui étaient venus avec lui des terres pour leur subsistance ; qu'à cette condition il laisserait la ville en paix et en liberté. La plus grande partie du peuple écoutait ces propositions.

[2] Mais Hippasus s'y opposa avec ceux de sa faction, disant qu'il était honteux d'abandonner sans coup férir de riches héritages à ces étrangers ; cependant le peuple suivit un parti tout contraire. Cet Hippasus fut un des ancêtres de ce grand homme que l'étude de la sagesse a rendu si célèbre, Pythagore ; car ce philosophe naquit de Mnésarque qui était fils d'Euphron et petit-fils d'Hippasus. Voilà ce que les Phliasiens racontent eux-mêmes des antiquités de leur pays, et les Sicyoniens conviennent d'une bonne partie.

[3] Je passe maintenant à ce qu'il peut y avoir de remarquable ou de singulier chez eux. On voit dans la citadelle un bois de cyprès, et dans ce bois un temple qui a été en grande vénération de tout temps ; la déesse à laquelle il est consacré était appellée par les anciens Ganymède ; ceux qui sont venus depuis l'ont nommée Hébé. Homère, au troisième livre de l'Iliade où il décrit le combat de Pâris et de Ménélas, parle de cette déesse et lui donne la qualité d'échanson des dieux ; dans un autre endroit il la fait femme d'Hercule ; c'est dans l'onzième de l'Odyssée où il raconte la descente d'Ulysse aux enfers. Le poète Olen dans un hymne en l'honneur de Junon, dit que Junon fut nourrie par les Heures, et qu'elle eut deux enfants, Mars et Hébé.

[4] Quoi qu'il en soit, les Phliasiens rendent de grands honneurs à cette déesse, surtout en ce que son temple est un asile inviolable pour les malheureux qui s'y réfugient ; car ils y trouvent une entière sûreté, et après en être sortis ils ne manquent pas d'appendre leurs chaînes à ces arbres dont le temple est environné. Les Phliasiens célèbrent la fête de la déesse tous les ans durant plusieurs jours qu'ils appellent les jours au lierre, apparemment parce qu'ils coupent du lierre pour en faire des festons et en orner le temple d'Hébé. Ils ne conservent aucune statue de cette divinité ni au dedans, ni au dehors, et ils en apportent je ne sais quelle raison prise de leur religion même. En sortant de la grande place on trouve à gauche un temple où l'on voit une statue de marbre de Paros.

[5] Mais dans la citadelle il y a une autre enceinte consacrée à Cérès avec un temple où vous voyez des statues de Cérès et de Proserpine ; je me souviens d'y avoir vu une Diane en bronze, qui m'a paru fort ancienne. Quand on descend de la citadelle on trouve sur la droite un temple d'Esculape, où le dieu est représenté sans barbe. Au bas est le théâtre qui touche presque à un autre temple de Cérès, où il y a plusieurs statues assises, et d'une grande antiquité.

[6] Ils ont placé au milieu du marché une chèvre d'airain qui est dorée pour la plus grande partie, et le culte qu'ils lui rendent est fondé sur ce que la constellation à laquelle on donne le nom de chèvre, a coutume de nuire aux vignes quand elle se lève : pour avoir donc cette constellation favorable, ils ont élevé dans le marché une chèvre qu'ils ont soin d'embellir en la faisant redorer de temps en temps, outre le culte qu'ils lui rendent d'ailleurs. Vous verrez dans le même lieu le tombeau d'Aristias fils de Pratinas ; le père et le fils ont fait de ces pièces de théâtre auxquelles on donne le nom de farces ou satyres, et dans ce genre ils ne le cèdent qu'à Eschyle.

[7] Derrière le marché est une maison qu'ils regardent comme sacrée, et où ils s'imaginent que l'on prend l'esprit prophétique, parce qu'Amphiaraüs y ayant passé une nuit, à son réveil, si on les en croit, il se trouva inspiré et savant dans la connaissance des choses à venir ; depuis ce temps-là ils ont toujours tenu cette maison fermée. Près de là est un endroit qu'ils disent être le milieu ou le centre du Péloponnèse, et qui l'est en effet, si leur estimation est juste. Plus loin on vous montre un vieux temple de Bacchus, un autre consacré à Apollon et un autre à Isis ; les statues de Bacchus et d'Apollon sont exposées aux yeux de tout le monde ; mais pour celle d'Isis, il n'y a que les prêtres de la déesse qui puissent la voir.

[8] Ces peuples ont une vieille tradition, qu'Hercule à son retour de Libye, et après avoir enlevé les pommes des Hespérides, vint à Phliunte pour quelque affaire particulière ; que durant le séjour qu'il y fit Oenéüs son beau-père accourut de l'Etolie pour le voir, et qu'un jour qu'ils mangeaient ensemble, le jeune Cyatus dont la fonction était de verser à boire à Oenéüs, ayant déplu à Hercule, il en reçut une chiquenaude à la tête, dont il mourut sur le champ. Les Phliasiens pour conserver le souvenir de cet événement, ont pratiqué dans le temple d'Apollon une niche où l'on voit deux statues de marbre, l'une d'Hercule, l'autre du jeune Cyatus qui lui présente un gobelet.

XIV. [1] De Phliunte à Célée il n'y a tout au plus que cinq stades. Célée est une petite ville que les mystères de Cérès ont mise en réputation ; ils ne s'y célèbrent que tous les quatre ans, et le prêtre qui en a la direction n'est pas perpétuel ; chaque fois que l'on célèbre ces mystères on élit un nouveau prêtre qui ne garde le célibat qu'autant qu'il veut, car il est libre de se marier, et c'est en quoi ces mystères diffèrent des Eleusiniens ; du reste ils sont les mêmes pour le fond, et les Phliasiens conviennent qu'ils ne font qu'imiter ceux d'Eleusis.

[2] Ils prétendent que Dysaulès frère de Céléus se réfugia chez eux, et qu'il leur apprit à célébrer ces mystères ; ils ajoutent que Dysaulès avait été chassé d'Eleusis par Ion fils de Xuthus, lequel Ion commandait les Athéniens dans la guerre qu'ils eurent contre les Eleusiniens. Mais je ne leur passerai point qu'alors aucun habitant d'Eleusis ait été chassé de la ville ; car cette guerre fut terminée non par le sort des armes, mais par un traité, dont une des conditions fut qu'Eumolpe ne sortiroit point d'Eleusis, et qu'il demeureroit en possession du sacerdoce de Cérès.

[3] Il faut donc que Dysaulès soit venu à Phliunte pour un autre sujet ; j'ai peine à croire aussi qu'il fût parent de Céléus, ou d'une grande considération parmi les Eleusiniens ; car Homère ne l'aurait pas passé sous silence dans son hymne à Cérès, où il parle avec honneur de tous ceux que la déesse avait instruits de ses mystères ; on en peut juger par ses vers que voici :

Cérès voulant apprendre aux timides mortels
A lui rendre un honneur digne de ses autels,
Choisit parmi les Grecs d'illustres personnages
Par qui du peuple entier les voeux et les hommages
Incessamment offerts fussent d'elle écoutés.
Eleusis a porté ces hommes si vantés,
Le vaillant Dioclès, le sage Triptolème,
Eumolpe et Céléüs dignes du diadème ;
Ce furent les héros dont les soins glorieux
Transmirent le saint culte à nos premiers aïeux.


[4] Cependant, si l'on en croit les Phliasiens, Dysaulès apprit les mystères de Cérès aux habitants de Célée, et voulut que du nom de son frère elle fût ainsi appellée. On y voit, comme j'ai dit, son tombeau, qui pourtant n'est pas si ancien que celui d'Aras ; et en effet selon les Phliasiens eux-mêmes, ce ne fut pas sous le règne d'Aras, mais longtemps après, que Dysaulès vint en leur pays. Pour Aras, ils le font contemporain de Prométhée fils de Japhet, et par conséquent de trois générations plus ancien que Pélasgus fils d'Arcas, et que ces hommes à qui les Athéniens donnent le nom d'enfants de la terre. Dans la ville il y a un temple qu'ils appellent l'Anactore, où l'on voit un char suspendu au plancher, et la tradition porte que c'est le char de Pélops. Voilà ce qui m'a paru de plus curieux dans la Phliasie.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.