Il y a des ouvrages si recommandables par eux-mêmes et qui méritent une estime si générale, qu'il suffit de les annoncer au public pour leur attirer ses yeux et son attention : tel est celui de Pausanias. Aussi Alde Manuce, quand il imprima le texte grec de cet auteur en 1516, se contenta de mettre à la tête une courte préface, où il disait simplement qu'il donnait au public un trésor de la plus ancienne et la plus rare érudition. J'ajouterai, moi, que ce trésor, qui jusqu'ici n'avait été ouvert qu'à un petit nombre de savants, je l'ouvre à tout le monde en le faisant paraître en langue vulgaire, et en une langue presque aussi répandue que l'était autrefois la langue grecque. Je donne à cet ouvrage le titre de Voyage historique de la Grèce, parce qu'en effet ce n'est rien autre chose. Non que je prétende empêcher qu'on ne dise à l'ordinaire, Pausanias dans ses Attiques, dans ses Corinthiaques, dans ses Eliaques, etc, mais comme tous ces titres ne présentent à l'esprit rien de clair et de distinct, je leur en substitue un autre plus conforme à notre génie, et auquel on pourra insensiblement s'accoutumer. Au reste, par cette raison-là même que l'ouvrage de Pausanias écrit en grec et traduit, tant bien que mal, en latin, n'est connu que des savants, qui, à cause d'une infinité de recherches curieuses et singulières dont il est plein, en ont fait leur livre favori, je crois ne pouvoir me dispenser de tracer ici une légère idée de ce qu'il contient, afin qu'à l'aide d'un plan général et de quelques réflexions, on le puisse lire avec plus de plaisir et plus de fruit.

Premièrement donc, c'est un voyage, et l'on est aujourd'hui dans le goût des voyages, jusqu'à lire avec avidité ceux mêmes qui sont les plus chimériques. Celui-ci, bien différent, est écrit avec une vérité qui ne saurait être suspecte. L'auteur y rend compte de ce qu'il a vu dans la Grèce ; et à qui en rend-il compte ? aux Romains, au milieu de qui il vivait, dont la plupart avaient été en Grèce aussi bien que lui, et qui auraient pu le démentir s'il avait avancé quelque fausseté. Car alors les honnêtes gens de Rome allaient à Athènes ; je ne dis pas comme nous allons aujourd'hui en Italie ou à Londres, mais comme on vient de Lyon ou de Bordeaux à Paris. Ce n'est donc pas ici qu'il faut dire : A beau mentir qui vient de loin. Aussi la bonne foi de Pausanias se fait-elle sentir partout. S'il parle d'une statue d'or et d'ivoire, haute de soixante pieds, statue admirable faite par Phidias, le plus grand statuaire qu'il y eut jamais ; un moment après il parlera d'une autre qui était, dit-il, de terre cuite, et d'un goût antique et grossier. Voilà, ce me semble, le langage d'un homme qui dit simplement les choses comme elles sont, et qui ne prétend ni exagérer, ni débiter du merveilleux.

En second lieu, c'est un voyage historique ; on y remarque tout la fois un voyageur curieux et un écrivain profond, parfaitement instruit de tout ce qui regardait les divers peuples dont il parle. Il en possédait la langue ; c'était la sienne propre : il connaissait leurs dieux, leur religion, leurs cérémonies, leurs lois, leurs coutumes, leurs moeurs : il avait lu leurs poètes, leurs historiens, leurs généalogistes, leurs géographes, en un mot, leurs annales et leurs monuments les plus anciens ; annales et monuments qui étaient alors subsistants, qu'il cite à chaque page et que le temps nous a ravis. De là cette quantité prodigieuse de faits, d'événements, de particularités qui ne se trouvent plus que dans cet auteur, et qui le rendent précieux à tous ceux qui aiment l'étude des temps et de l'antiquité. Car non seulement il décrit l'état présent des pays où il avait voyagé, mais il recherche l'origine des peuples qui les habitaient ; il nous donne la suite des rois qui y ont régné, la généalogie des grands personnages qui y ont vécu, un détail exact de tous les monuments qui s'y étaient conservés jusqu'à son temps ; et le plus souvent, de génération en génération, il remonte jusqu'à cette fameuse époque des Grecs, le déluge de Deucalion, au-delà duquel ils ne connaissaient rien, parce que ce déluge avait changé toute la face de leur pays, et en avait fait comme une terre nouvelle : ainsi il embrasse le plus vaste dessein qu'un auteur profane pût se proposer ; à quoi l'on peut dire qu'il met autant d'art que d'érudition. Car, ayant à décrire le pays le plus orné et le plus fécond en merveilles qu'il y eût alors dans le monde, s'il avait toujours parlé d'édifices publics, de temples, de portiques, d'aqueducs, de tombeaux, de statues, de trophées, de stades et de théâtres, il aurait bientôt ennuyé son lecteur. Une pareille énumération cause nécessairement de la satiété et du dégoût : Pausanias en a senti l'inconvénient, et il y remédie en liant avec l'histoire tout ce qu'il voit de curieux et tout ce qu'il raconte ; liaison si naturelle, que l'un semble être la suite de l'autre. En effet, parle-t-il du tombeau d'un héros ou d'une statue érigée en son honneur, il nous dit qui était ce héros ; il déduit sa filiation, il n'oublie pas même ses descendants ; il nous apprend ses exploits, ses vertus, en un mot, ce que l'histoire ou la tradition en publiaient : de sorte que le trait historique dont il peint le héros, justifie le monument érigé à sa gloire, et que ce monument, qui était la récompense de la vertu, devient une preuve sensible de la vérité du trait historique. Mais il nous fait connaître bien plus d'une chose en même temps ; car, à l'occasion de cette statue, il nous apprend de quel ouvrier elle était, quel maître cet ouvrier avait eu, et quels élèves il avait formés ; par là, il met son lecteur à portée de juger par lui-même du progrès des arts dans la Grèce, et de voir, comme d'un coup d'oeil, en combien de temps ils s'y étaient perfectionnés. Nous apprenons, par exemple, d'un côté, que Dipoene et Scyllis, tous deux disciples d'un Dédale, et les plus anciens statuaires de réputation qu'il y ait eu en Grèce, vivaient vers la cinquante-deux ou cinquante-troisième olympiade ; et de l'autre nous voyons que Phidias, qui excella entre tous les autres, florissait en la quatre-vingt-troisième ; d'où il est aisé de juger que, parmi les Grecs, la sculpture fut portée au plus haut point de perfection en l'espace de trente olympiades, c'est-à-dire de cent vingt ans ; état où elle se maintint jusqu'au règne d'Alexandre, la célèbre époque du grand éclat des sciences et des beaux arts, après quoi les uns et les autres commencèrent à décliner. Voilà comme la relation de Pausanias, toujours circonstanciée, nous conduit à beaucoup de connaissances curieuses et certaines, soit en matière de goût, soit en fait de chronologie, ou de géographie, ou d'histoire, ou de critique ; car toutes ces parties se trouvent également traitées dans son ouvrage.

Enfin c'est le voyage de la Grèce, non de la Grèce d'aujourd'hui, ou telle que Spon et Weller l'ont décrite, pauvre, misérable, dépeuplée, gémissante dans une espèce d'esclavage, et qui n'offre plus aux yeux du voyageur que des ruines superbes, au milieu desquelles on la cherche sans la trouver ; en un mot, l'image de la dévastation la plus affreuse et l'exemple déplorable des vicissitudes à quoi toutes les choses d'ici-bas sont sujettes. C'est de la Grèce florissante que Pausanias nous donne la description, de la Grèce lorsqu'elle était le séjour des muses, le domicile des sciences, le centre du bon goût, le théâtre d'une infinité de merveilles, enfin le pays le plus renommé de l'univers. Car il n'y a plus que les Barbares qui ignorent que les lettres et les arts apportés de Phénicie et d'Egypte en Grèce y trouvèrent, s'il faut ainsi dire, un terroir si heureux, qu'en peu de temps ils y firent des progrès qu'on ne pourrait s'imaginer, si nous n'en avions des preuves subsistantes, soit dans les écrits des Grecs, soit dans les pierres gravées et les médailles, soit dans ces antiques qui servent encore aujourd'hui de modèle aux plus grands maîtres, et qui font le plus bel ornement des maisons royales, en même temps que l'admiration des connaisseurs. L'éloquence, la poésie, l'histoire, la musique, l'architecture, la peinture, la sculpture, la gravure, tous ces arts, semblables à ces plantes qui ne viennent qu'à regret en de certains climats, et qui se plaisent en d'autres, fleurirent presque tout à coup dans la Grèce, et y jetèrent un vif éclat qui, se communiquant de proche en proche, embellit bientôt l'Italie, et ensuite les autres parties de l'Europe ; car, dût notre vanité en murmurer, il est certain que nous tenons des Grecs toutes ces belles connaissances, comme les Romains leur en avaient été redevables eux-mêmes.

Mais, pour considérer la Grèce dans son véritable point de vue, quelle foule de héros, de grands capitaines, de sages, de philosophes, d'hommes extraordinaires en tout genre, cette heureuse contrée n'a-t-elle pas produite ? D'un côté, Hercule, Thésée, Ulysse, Nestor, Codrus, Miltiade, Cimon, Aristide, Phocion, Aratus, Aristomène, Epaminondas, Philopoemen ; de l'autre, Dracon, Solon, Lycurgue, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, Zénon, Chrysippe ; cent autres non moins estimables, quoique peut-être moins célèbres ; leurs noms seuls ne réveillent-ils pas encore en nous l'idée ou de l'héroïsme ou de la sagesse ? Et quels exemples de courage, de grandeur d'âme, d'amour du bien public, de zèle pour la Patrie, de modération et de justice ces grands hommes ne nous ont-ils point laissés ? On leur reproche que la vaine gloire était l'âme de leurs belles actions, et, sous ce prétexte, on obscurcit leurs vertus, comme s'il n'était donné qu'à nous d'en avoir. Je sais ce qu'un chrétien doit penser de la vertu des païens, et je crois qu'il est plus dangereux de l'estimer trop que de ne l'estimer pas assez. Mais, sans vouloir l'apprécier au juste, et sans entrer dans une question qui n'est pas de mon sujet, quand les hommes font bien, quel qu'en puisse être le motif, n'est-il pas vrai que la société y gagne toujours infiniment ? Ne serait-il pas à souhaiter que les femmes, du moins par un noble orgueil, fussent sages et inaccessibles à la galanterie, et que tout général d'armée, tout ministre, par ce plaisir secret qu'il y a à bien faire, au défaut d'un motif plus pur, fît toujours tout ce qui dépend de lui pour l'avantage de l'Etat ? Un bel esprit du dernier siècle a dit qu'il était aussi honnête d'être glorieux avec soi-même, qu'il était ridicule de l'être avec les autres. Quel est le sens de cette maxime, si ce n'est que, comme il y a une sotte gloire, il y en a une aussi qui est bonne, qu'il est utile d'avoir, et qui nous empêche de rien faire qui puisse nous avilir à nos propres yeux ? N'est-ce pas même la différence qu'il y a entre une personne bien née et une qui ne l'est pas ? Me sera-t-il permis de dire ce que je pense ? Il me semble que l'on a trop affaibli en nous ce désir de gloire qui nous est si naturel. A force de rebattre que la réputation n'est que l'écho de mille voix confuses, formées au hasard, et que cette espèce d'immortalité dont on jouit après la mort n'est qu'une chimère, on a presque étouffé en nous je ne sais quel sentiment d'élévation qui, pour se soutenir, a besoin d'étai, et à l'amour de la gloire on a fait succéder la simple crainte du déshonneur. Tel officier, pour venger un affront, se battra en duel, et s'exposera volontairement à la mort, qui du reste est un assez mauvais officier, et qui ne marchera qu'à regret à l'ennemi ; c'est craindre l'infamie, ce n'est pas aimer la gloire. Je conviendrai donc, si l'on veut, que l'amour de la gloire était le grand mobile des Grecs ; mais il faut avouer aussi que ce motif leur a fait faire de si belles choses, que leurs actions, soit militaires ou civiles, rapportées dans l'histoire, et vues de si loin, sont encore un objet digne de notre admiration.

D'ailleurs, pense-t-on quelle ressource et quel bonheur c'était pour ces petites républiques, qui partageaient entre elles quelques trois cents lieues de pays, de commander à des peuples qui n'étaient sensibles qu'à la gloire ? Elles n'avaient ni domaines considérables, ni gouvernements, ni grandes charges, ni dignités à faire espérer. C'était fait d'elles, si on les eût servies avec un esprit mercenaire : heureusement leurs sujets en étaient bien éloignés. L'état, sans s'appauvrir, pouvait toujours récompenser le mérite, quelque part qu'il fût. L'officier, le soldat, le magistrat, l'homme de lettres, le peintre, le sculpteur, tout homme qui se distinguait, était sûr de sa récompense, et de la sorte de récompense qui flattait le plus son inclination et son goût. Une statue de marbre ou de bronze, une inscription, un tombeau ordonné par un décret public et élevé aux dépens de l'état, en faisait tous les frais. De là cette multitude d'excellents ouvriers qui, en travaillant à immortaliser les autres, s'immortalisaient eux-mêmes par ces chefs-d'oeuvre de leur art, dont quelques restes, échappés au ravage des temps, sont encore aujourd'hui si précieux ; et de là en même temps cette noble émulation que ne pouvait manquer d'exciter la vue de tant de monuments publics érigés au mérite et à la vertu. Tout statuaire voulait être un Praxitèle ou un Lysippe, et tout général d'armée ne se proposait pas moins que d'être un Miltiade ou un Thémistocle.

Serait-il donc impossible aux princes de l'Europe d'allumer dans le coeur de leurs sujets le même désir de gloire, et, s'ils y réussissaient, quel avantage n'en retireraient-ils pas ? Déchargés des récompenses onéreuses dont eux et leurs peuples sentent le poids, ils n'auraient plus besoin de tant de subsides ; ils feraient aussitôt baisser le prix des choses nécessaires à la vie, on les aurait à bon marché comme autrefois ; on ferait avec peu de bien ce que l'on ne saurait faire avec beaucoup, et libres des soins domestiques, les peuples tourneraient insensiblement leurs pensées du côté de l'honneur : nos Poussin et nos le Brun, nos Girardon et nos Coësvau se renouvelleraient ; il se formerait un peuple d'illustres artisans capables d'animer la toile, le marbre et le bronze, qui, dans leur travail, trouveraient et leur gloire et leur entretien. Leurs productions serviraient à décorer les jardins et les palais de la République, qui par là deviendraient comme un temple de mémoire consacré au mérite. Cette belle passion venant à se communiquer dans tous les coeurs les échaufferait et embraserait toutes les profesions. Ce serait dans tous les états à qui mériterait l'honneur d'une statue. Le luxe, la mollesse, la rapine, la fraude, l'usure, tous ces vices si honteux à l'humanité tomberaient dans le décri et dans le mépris, moyen le plus sûr pour les bannir de la société ; sans nulle distinction, tous seraient soldats dans le besoin, et bientôt nous aurions une image de la Grèce dans un pays qui me paraît assez fait pour lui ressembler. Car il ne nous manque qu'une étincelle de ce beau feu pour rendre l'envie de bien faire plus vive et plus générale qu'elle n'est parmi nous. Quand on considère qu'une couronne d'olivier remportée aux yeux des Grecs assemblés à la barrière d'Olympie, mettait le vainqueur au comble de ses voeux, et qu'il n'y avait point de peines, de sueurs, de fatigues et de dangers dont il ne se crût bien payé par cette marque d'honneur ; on ne s'étonne plus qu'une nation si avide de gloire se soit rendue si célèbre. A quelles gens avons-nous affaire ? disait Tigrane à Mardonius ; ils ne connaissent ni l'or ni l'argent, et ne cherchent que la gloire et la vertu. Tigrane avait raison, ces gens-1à devaient être invincibles ; aussi l'étaient-ils. En vain Xerxès couvre leur pays de ses bataillons et leurs mers de ses vaisseaux, en vain deux cent mille Gaulois, comme un torrent qui a rompu ses digues, inondent la Grèce ; l'une et l'autre puissance, les plus formidables qu'il y eût alors dans le monde, échouent tour à tour contre une poignée de Grecs. Philippe de Macédoine, il est vrai, tailla en pièces les Grecs à la fameuse bataille de Chéronée. Alexandre, son fils, du fond de l'Asie et des bords de l'Inde, les contint par la terreur de son nom et par le bruit de ses exploits. Après lui, Antipater et Cassander portèrent à la Grèce des coups mortels ; mais ces princes commandaient des Macédoniens, et les Macédoniens étaient Grecs : d'où je conclus que les Grecs ne pouvaient être vaincus que par leurs pareils ; je veux dire par des Grecs comme eux, ou par les Romains, qui, imbus des mêmes maximes, et élevés tous dans les mêmes principes, pensaient aussi noblement et avaient la même passion pour la gloire ; encore sur le chapitre des Romains il y aurait bien des choses à dire.

Ils cédaient aux Grecs la supériorité dans les arts et dans les sciences, et ils se l'attribuoient, eux, dans le grand art de vaincre et de gouverner : c'était sans doute avec raison, puisqu'après tout ils avaient soumis la Grèce à leur empire. Mais si les Grecs avaient agi de concert contre les Romains, comme précédemment contre les Perses et contre les Gaulois, je doute que Rome fût jamais venue à bout de les soumettre. Deux cent mille Perses défaits par neuf mille Athéniens à Marathon, et sept cent mille hommes arrêtés tout court aux Thermopyles par trois cent Lacédémoniens, qui n'en auraient pas laissé échapper un seul, si un si petit nombre avait pu suffire à en exterminer un si grand. Ces deux exploits, pour ne rien dire de beaucoup d'autres, montrent bien que les Grecs étaient une nation de héros dont il n'était pas aisé de triompher. Aussi Rome employa-t-elle contre eux, non la force, mais la ruse et l'artifice : sous prétexte de les concilier et de les pacifier, elle fomenta leurs jalousies, leurs défiances, leurs divisions, et lorsqu'elle les vit désunis, elle leva le masque, et eut bon marché de ces mêmes Grecs qui avaient humilié le grand Roi et rendu tous ses efforts inutiles. Quoi qu'il en soit, voilà de quel pays, de quels hommes et de quels exemples Pausanias entretient son lecteur. Or, dans une matière si abondante, si riche et si variée, l'ordre qu'il observe est tel.

Premièrement, à la différence de Strabon, de Ptolémée et de Pline, il n'embrasse dans sa relation qu'une partie de la Grèce, et les villes que ses colonies occupaient dans l'Asie mineure ; il divise cette partie en dix états qui étaient autrefois indépendants les uns des autres ; savoir, l'Attique, la Corinthie, l'Argolide, la Laconie, la Messénie, 1'Elide,l'Arcadie, la Béotie et la Phocide. Quelques autres petits états qui, après s'être maintenus plus ou moins de temps, furent enfin réunis à d'autres plus considérables, se trouvent compris dans ceux où ils étaient fondus. En second lieu, il divise pareillement son ouvrage en dix livres ; de sorte que chaque livre est le voyage et la description de chacun de ces dix états de la Grèce, à la réserve du cinquième et du sixième livre, qui tous deux ne traitent que de l'Elide, comme le second, lui seul, comprend Corinthe et Argos. A l'égard des autres peuples de la Grèce, comme les Etoliens, les Acarnaniens, les Thessaliens, les Macédoniens, les Locriens, les Epirotes, il n'en parle qu'incidemment et par occasion. Mais, pour ceux qu'il se propose de faire connaître, on peut dire qu'il en traite avec tout le détail d'un historien exact et profond ; car il va chercher leur origine dans les temps les plus reculés ; il les suit d'âge en âge, depuis leur établissement dans la Grèce jusqu'à son temps ; il nous instruit de leur gouvernement, de leurs guerres, de leurs colonies ; il parcourt leurs villes et leurs bourgades ; il marque leur position et leur distance entre elles ; enfin il n'omet rien de ce qu'il y a vu et qui lui a paru digne de curiosité. Si dans la discussion de quelque point d'histoire ou d'antiquité il embrasse un sentiment plutôt qu'un autre, il cite toujours ses garants ; et ses garants sont ordinairement les historiens et les poètes les plus anciens, comme ou témoins des faits qu'il discute, ou plus proches de ceux qui en avaient été témoins ; mais surtout Homère, dont on voit qu'il respectait infiniment l'autorité. C'est par cette raison que la lecture de Pausanias fait tant de plaisir à ces savants qui ont tous les siècles présents à l'esprit, qui ne veulent rien ignorer de ce qu'il est possible de savoir, et qui souvent s'autorisent de quelques faits, de quelques circonstances combinées ensemble, pour former un systême d'histoire ou de chronologie. Les autres, peut-être, ne seront pas fort touchés des recherches profondes que fait cet auteur, tantôt sur l'origine des peuples, tantôt sur les anciennes généalogies, tantôt aussi sur ces points de religion que, sans examen, nous traitons de mythologie, et qui faisaient autrefois le fond de la théologie païenne ; Pausanias est du nombre de ces écrivains que l'on ne connaît guère que par leurs écrits, et dont la personne est ignorée ; à peine sait-on de quel pays il était. Suidas parle de deux auteurs de ce nom, dont l'un, dit-il, était Lacédémonien, connu par plusieurs ouvrages historiques ; l'autre, Cappadocien, de la ville de Césarée, contemporain d'Aristide, et que Philostrate compte parmi quelques sophistes ou rhéteurs de ce temps-là. Le premier de ces deux Pausanias ne saurait être le nôtre, dont le langage est ionien, non dorien, et qui paraît étranger à Sparte, comme dans tous les autres endroits de la Grèce en Europe. Reste donc que ce soit le second, je veux dire celui qui était de Cappadoce, à quoi il y a aussi peu de vraisemblance, comme je le ferai voir dans une de mes remarques sur le chapitre XIII de la première partie des Eliaques, où l'auteur parlant de Tantale et de Pélops, on ne peut douter, dit-il, que l'un et l'autre n'aient demeuré dans nos contrées ; car ces mots dans nos contrées, que presque tous les interprètes ont entendu de la Grèce, ne peuvent s'entendre que de la Lydie, le vrai pays de ces princes. D'un autre côté, il est certain que Pausanias était Grec d'origine ; il parle des villes grecques de l'Asie mineure avec une complaisance qu'inspire d'ordinaire l'amour de la Patrie : je crois donc qu'il était de quelqu'une de ces villes, et de la plus voisine du mont Sipyle ; Philostrate ajoute que Pausanas avait été disciple de cet Hérode Atticus, qui, en son temps, se rendit si célèbre par son éloquence, par ses grands biens et par le bon usage qu'il en fit. Mais un fait plus constant, et que Pausanias nous apprend lui-même, c'est qu'il vivait à Rome sous l'empereur Hadrien et sous les Antonins. Il compte deux cent dix-sept ans depuis le rétablissement de Corinthe jusqu'au temps où il écrivait son Voyage de la Grèce. Or, nous savons par Dion Cassius, et par les médailles, que Corinthe fut repeuplée la dernière année de Jules César, et l'an de Rome 710 ; d'où il s'ensuit que notre auteur écrivait l'an de Rome 927, qui était la seizième de l'empire d'Antonin le philosophe. C'est le dernier Empereur dont parle Pausanias ; ainsi on a lieu de croire qu'il est mort sous son règne. Mais, selon toute apparence, il avait fait plus d'un ouvrage ; car, outre que Philostrate lui attribue des oraisons, Eustathe, Etienne de Bysance et Suidas le citent à l'occasion de quelques noms de villes ou de peuples, et nous donnent à entendre que non seulement il avait voyagé en Syrie, dans la Palestine et dans toute l'Asie, mais qu'il avait une relation de ces différents voyages.

Quoi qu'il en soit, nous n'avons de lui que le Voyage historique de la Grèce, ouvrage qui est écrit avec un détail, une exactitude, un fond d'érudition que l'on ne trouve pas dans un autre voyageur, et qui peut, à bon titre, servir de modèle. Mais le style de cet auteur est un peu singulier, et si serré que souvent la clarté en souffre ; ce que j'attribue à deux causes ; l'une, qu'écrivant pour les gens de son temps, qui étaient au fait de ce qu'il racontait, et qui l'entendaient à demi-mot, il ne s'est pas cru obligé de s'expliquer plus au long ; l'autre, que son texte, par la négligence ou l'ignorance des copistes, est si corrompu, si rempli de fautes, qu'il serait souvent inintelligible, sans le secours d'un grand nombre de savants qui ont travaillé comme à l'envi, les uns à le corriger, les autres à l'éclaircir. Et ce qui m'en fait juger ainsi, c'est que l'on y trouve beaucoup d'endroits où l'auteur ne le cède ni à Hérodote, ni à Thucydide. La guerre messéniaque, par exemple, dans son quatrième livre, et la guerre des Gaulois dans son dernier, sont deux aussi beaux morceaux d'histoire qu'en en puisse lire. En général, Pausanias a cela de commun avec Homère et avec les autres grands écrivains de l'antiquité, que son ouvrage est partout semé de réflexions morales et sensées, qui sont fort utiles pour la conduite de la vie et pour les moeurs. A dire le vrai, il a aussi cela de commun avec eux, qu'il est mêlé de bien des choses à quoi nous ne prenons plus d'intérêt, et qui même nous paraissent d'une bizarrerie étrange, parce que le temps a mis une grande différence entre notre façon de penser et celle des anciens. Mais il en est d'un lecteur, ou peu s'en faut, comme d'un voyageur ; l'un et l'autre ils doivent se prêter aux moeurs et aux usages des pays où ils se transportent.

Le public jugera peut-être qu'un voyage de la Grèce, comme celui de Pausanias, demandait plus de planches que l'on n'y en a mis, et véritablement la plupart de celles qui sont dans les Antiquités grecques et romaines de dom B. de Montfaucon seraient fort à leur place dans la relation de l'auteur grec ; mais le recueil du savant Bénédictin peut suppléer à ce défaut. Une carte générale de la Grèce et des pays qu'elle occupait dans l'Asie mineure, a paru plus nécessaire. On donne aussi le plan de la barrière d'Olympie, et l'ordre de quelques batailles décrites par l'auteur : ces divers plans sont de l'invention de Follard. Enfin, on a fait une table alphabétique très ample de tout ce qui est contenu non seulement dans le texte de Pausanias, mais même dans les remarques.

Abbé Gédoyn