[Epidaure et sa région]

Tardieu, 1821

XVI. [1] C'est au bourg de Lessa que se termine l'état d'Argos, et que commence le territoire d'Epidaure. Avant que d'entrer dans la ville vous visiterez le temple d'Esculape. Je ne puis dire qui tenait ce pays avant qu'Epidaurus y fût venu, ni même quels ont été ses descendants, car les Epidauriens eux-mêmes n'ont su m'en instruire. Tout ce que j'ai pu apprendre d'eux, c'est qu'anciennement et avant l'arrivée des Doriens dans le Péloponnèse, Pityreus petit-fils de Jupiter et arrière-petit-fils de Xuthus régnait à Epidaure ; que sans en venir aux mains il abandonna cette contrée à Déïphonte et aux Argiens qui l'avaient suivi.

[2] Qu'ensuite il alla établir son domicile à Athènes avec ses citoyens ; ainsi Déïphonte occupa le pays avec les Argiens, qui après la mort de Téménus s'étaient attachés à lui ; car ni lui ni sa femme Hyrnétho ne pouvaient souffrir les enfants de Téménus, et une partie des Argiens aima mieux suivre Déïphonte que de se soumettre à Cisus et à ses frères. Quant à Epidaurus qui a donné son nom à tout le pays, si l'on en croit les Eléens, il était fils de Pélops ; mais selon les Argiens et l'auteur du poème des femmes illustres, il eut pour père Argus fils de Jupiter : enfin si l'on s'en rapporte aux Epidauriens, il était fils d'Apollon.

[3] Pourquoi maintenant le pays est consacré à Esculape, voici la raison qu'ils en donnent ; ils disent que Phlégyas vint au Péloponnèse en apparence par le seul desir de voyager, mais en effet pour examiner le pays par lui-même, et pour voir si les habitants étaient en grand nombre et belliqueux ; car ce Plégyas était le plus grand guerrier de son temps, et de quelque côté qu'il se jetât, il ravageait la campagne et remportait toujours beaucoup de butin.

[4] Lorsqu'il fut entré dans le Péloponnèse, sa fille qui l'avait suivi ne voulut pas lui dire qu'elle avait eu commerce avec Apollon, et se cachant de son père elle alla du côté d'Epidaure, où elle accoucha d'un fils, qu'elle exposa sur une montagne qui s'appelle encore aujourd'hui le mont Titthion, au lieu qu'avant cette aventure on l'appellait Myrthion ; et la raison de ce changement est que cet enfant ayant été ainsi abandonné, fut allaité par une des chèvres qui paissaient dans un bois voisin, et le chien du troupeau gardait aussi l'enfant.

[5] Or il arriva qu'Aresthanas, c'était le nom du chevrier, venant à passer en revue son troupeau s'aperçut qu'il lui manquait une chèvre avec son chien ; s'étant donc mis à les chercher dans le bois, il trouva l'enfant et voulut l'emporter ; mais au moment qu'il s'approchait pour le prendre, il le vit tout resplendissant de lumière, ce qui fit croire qu'il y avait là quelque chose de divin, en quoi il ne se trompait pas ; de sorte que, soit crainte ou respect, il s'en retourna. Aussitôt la renommée publia partout qu'il était né un enfant miraculeux qui guérissait les malades, et ressuscitait même les morts voilà ce qu'ils racontent.

[6] D'autres disent que Coronis déjà grosse d'Esculape se laissa débaucher par Ischys fils d'Elatus, que pour cela elle fut tuée par Diane, qui regardant sa conduite comme une injure faite à Apollon, voulut l'en venger, et que dans le temps que Coronis était sur le bûcher, Mercure arracha du milieu des flammes l'enfant qu'elle portait.

[7] Enfin il y a une troisième opinion sur la naissance d'Esculape, mais je la crois la plus fausse de toutes, et c'est celle qui fait Esculape fils d'Arsinoé, laquelle était fille de Leucippe ; car on prétend qu'Apollophane Arcadien étant allé à Delphes, pour savoir du dieu si Esculape était fils d'Arsinoé, et Messénien de naissance, remporta cette réponse :

L'aimable Coronis eut Phlégyas pour père,
Moi-même pour amant, qui bientôt la fit mère ;
Esculape, le fruit de nos tendres amours,
Des malheureux mortels l'espoir et le secours,
C'est moi qui vous le dis, est né dans Epidaure.

On voit par cet oracle qu'Esculape n'était point né d'Arsinoé ; c'est donc un conte qui a été imaginé en faveur des Messéniens ou par Hésiode, ou par quelqu'un de ceux qui ont pris la liberté d'ajouter des vers à ceux de ce poète.

[8] Mais qu'Esculape soit né à Epidaure, et que son culte se soit répandu de là dans tous les lieux où il est établi, j'en ai plus d'une preuve. Car premièrement, je vois que sa fête se célèbre avec plus de pompe et de magnificence à Epidaure que partout ailleurs ; en second lieu, les Athéniens conviennent que cette fête leur est venue d'Epidaure, aussi l'appellent-ils du nom d'Epidaurie, de même que l'anniversaire du jour auquel les Epidauriens ont commencé à honorer Esculape comme un dieu ; troisièmement, ce fut à Epidaure qu'Archias fils d'Aristechmus qui s'était blessé en chassant aux environs du mont Pindase fut guéri, ce qui lui fit prendre la résolution de porter le culte du dieu à Pergame, d'où ce culte a passé à Smyrne.

[9] Témoin le temple que l'on y bâtit à Esculape sur le bord de la mer, et qui se voit encore aujourd'hui. L'Esculape médecin que l'on honore à Balanagre chez les Cyrénéens est encore pris d'Epidaure, et le temple de ce dieu qui est à Lébene ville de Crète a été bâti sur le modèle de celui qui est à Balanagre. Les cérémonies qui se pratiquent en ces différents lieux ont seulement cette différence, qu'à Balanagre on immole des chèvres à ce dieu, ce que ne font point les Epidauriens.

[10] Au reste, qu'Esculape ait été reconnu pour un dieu dès le commencement, sans qu'il ait eu besoin d'une tradition fortifiée par le temps, j'en trouve plusieurs preuves, mais entre autres un endroit d'Homère, où le poète met dans la bouche d'Agamemnon des paroles qui font connaître que Machaon était fils d'un dieu.

XXVII. [1] Le bois consacré à Esculape est de tous côtés entouré de grosses bornes, et dans cette enceinte on ne laisse ni mourir aucun malade, ni accoucher aucune femme, non plus que dans l'île de Délos. Tout ce que l'on sacrifie au dieu doit se consommer dans cette enceinte ; les Epidauriens comme les étrangers sont sujets à cette loi, et je sais que cela s'observe aussi à Titane.

[2] La statue du dieu est d'or et d'ivoire, mais plus petite de moitié que la statue de Jupiter Olympien à Athènes ; l'inscription fait foi que c'est un ouvrage de Thrasimède fils d'Arignote et natif de Paros ; le dieu est représenté sur un trône, tenant d'une main un bâton, et appuyant l'autre sur la tête d'un serpent ; sur ce trône sont gravés les exploits de quelques héros Argiens, comme de Bellérophon qui abat la Chimère à ses pieds, et de Persée qui coupe la tête à Méduse. Au-delà du temple on a bâti quelques maisons pour la commodité des personnes qui viennent faire leurs prières à Esculape.

[3] Plus près il y a surtout une rotonde de marbre blanc qui mérite votre curiosité ; on y voit des peintures de Pausias, d'un côté un Cupidon qui a jeté son arc et ses flèches, et qui tient une lyre ; de l'autre côté l'ivrognerie, qui boit dans une bouteille de verre ; vous voyez un visage de femme à travers la bouteille. Il y avait autrefois dans cette même enceinte un grand nombre de colonnes, mais il n'en est resté que six, sur lesquelles sont écrits les noms de ceux que le dieu a guéris, la maladie que chacun d'eux avait et la manière dont il a été guéri ; le tout est écrit en langue dorique.

[4] On voit une ancienne colonne qui n'est point dans le rang des autres ; il est écrit dessus qu'Hippolyte consacra un cheval de bronze à Esculape, et les habitants d'Aricie ont une tradition qui se rapporte fort à cela ; car ils disent qu'Hippoiyte étant mort à cause des imprécations de son père, il fut ressuscité par Esculape ; que depuis il ne put jamais pardonner à Thésée sa cruauté ; que sans avoir égard à ses prières il vint à Aricie ville d'Italie, qu'il y régna et y bâtit un temple à Diane. On pratique encore aujourd'hui en ce lieu-là un usage fort bizarre, c'est de proposer un prix pour celui qui sort victorieux d'un combat singulier ; et ce prix est le sacerdoce de la déesse, qui, pour dire le vrai, n'est disputé que par quelques esclaves fugitifs.

[5] Dans le temple même d'Esculape les Epidauriens ont un théâtre qui est, à mon avis, d'une beauté singulière ; car véritablement les théâtres des Romains surpassent tous les autres en magnificence et en ornements, même en grandeur, sans en excepter celui qui est à Mégalopolis chez les Arcadiens ; mais pour l'élégance et la symmétrie, qui pourrait le disputer à Polyclète ? Or c'est Polyclète lui-même qui a été l'architecte du théâtre que l'on voit à Epidaure, aussi bien que la rotonde dont j'ai parlé. Dans le bois sacré on trouve un temple de Diane, une statue d'Epioné et deux chapelles, l'une consacrée à Vénus, l'autre à Thémis. On y trouve aussi un stade qui n'est fait que de terre rapportée, comme en plusieurs autres endroits de la Grèce ; mais il y a surtout une fontaine qui est à voir pour la beauté de la voûte et pour les autres ornements dont elle est décorée.

[6] Voici maintenant les ouvrages dont Antonin sénateur illustre a depuis peu enrichi ce lieu-là : premièrement, des bains qui sont appellés les bains d'Esculape ; en second lieu, d'un temple dédié à ces dieux que l'on nomme Epidotes ; troisièmement, d'un autre temple consacré à la déesse de la Santé, à Esculape et à Apollon surnommé l'Egyptien. Outre cela il a fait rétablir le portique de Cotys dont le toit était tombé, et qui pour avoir été bâti de briques mal cuites, menaçait ruine. De plus, comme les personnes qui habitent dans l'enceinte du bois d'Esculape souffraient beaucoup de ce que l'on ne permettait ni à aucune femme d'y accoucher, ni à aucun malade d'y mourir, Antonin a encore remédié à cette incommodité en faisant bâtir une maison pour servir de retraite aux uns et aux autres ; de sorte qu'à présent les malades ont la liberté de mourir en ce lieu, et les femmes celle d'y accoucher.

[7] Le bois d'Esculape est fermé par deux montagnes, dont l'une se nomme le mont Titthion, l'autre le mont Cynortion, au haut duquel il y a un temple d'Apollon Maléate ; c'est le seul ancien édifice qui s'y soit conservé ; car et la fontaine que l'on voit, et la citerne même où tombent les eaux du ciel, ce sont des ouvrages modernes qu'Antonin a fait construire.

XXVIII. [1] Quoique les serpents en général soient consacrés à Esculape, cette prérogative appartient pour tant surtout à une espèce particulière dont la couleur tire sur le jaune ; ceux-là ne font point de mal aux hommes, et l'Epidaurie est le seul pays où il s'en trouve. Il en est de même de certains pays à l'égard de quelques autres animaux ; car il n'y a que l'Afrique où l'on voie des crocodiles de terre hauts de deux coudées, comme on ne trouve qu'aux Indes des perroquets et quelques autres animaux. Quant à ces serpents que l'on appelle Mégalaunes, qui ont plus de trente coudées de long, et qui se trouvent en Afrique et dans les Indes, les Epidauriens croient que c'est une espèce à part.

[2] Avant que d'arriver sur la cime de la montagne dont je parle, on trouve un arbre qu'ils nomment l'arbre tors ; c'est un olivier qui, si on les en croit, a été, tourné de la sorte par Hercule, et qui depuis a toujours conservé cette figure ; je ne puis pas dire si Hercule a prétendu que cet arbre servît de borne à ces Asinéens qui habitaient un certain canton de l'Argolide ; car aujourd'hui ce canton est tellement détruit et changé qu'il n'est pas possible d'en connaître les limites. Sur le sommet de cette montagne il y a un temple dédié à Diane Coryphée, dont Télésille a fait mention dans un de ses cantiques.

[3] En descendant du côté qui regarde la ville on voit un champ tout entouré d'oliviers sauvages, et qu'ils appellent le champ d'Hyrnétho ; car ils racontent de cette princesse beaucoup de particularités, dont je vais rapporter ce qui m'a paru de plus vraisemblable. Cisus et les autres fils de Téménus sentirent qu'ils causeraient un mortel déplaisir à Déïphonte, s'ils pouvaient par quelque moyen que ce fût engager sa femme à le quitter. Cérynès et Phalcès vinrent donc à Epidaure dans ce dessein ; car Agréus leur frère cadet n'était pas du complot. Aussitôt qu'ils furent arrivés, ils demeurèrent dans leur char sous les murs de la ville, et envoyèrent un héraut à leur soeur pour lui dire qu'ils souhaitaient d'avoir un entretien avec elle.

[4] Hyrnétho étant venue, ils commencèrent par déclamer contre son mari, ensuite ils la prièrent de souffrir qu'ils la ramenassent à Argos, lui promirent tous les avantages imaginables, surtout de lui faire épouser un prince qui vaudrait incomparablement mieux que Déïphonte, qui régnerait sur un plus grand nombre de sujets, et dans une meilleure contrée. Elle, indignée de ce discours, leur répondit qu'elle était très contente de son mari, que Téménus leur père en la mariant à Déïphonte, s'était donné un gendre qui n'était pas indigne de lui ; que pour eux, ils devaient plutôt être regardés comme les assassins de Téménus que comme ses enfants.

[5] Les deux frères voyant qu'ils ne pouvaient rien gagner sur leur soeur, la firent monter de force dans leur char et l'emmenèrent. Un moment après Déïphonte fut averti que Cérynès et Phalcès emmenaient sa femme malgré elle ; aussitôt il court après eux, et les Epidauriens ayant appris l'aventure, volent en même temps à son secours. Déïphonte n'eut pas plutôt joint ses beaux-frères qu'il tua Cérynès d'un coup de flèche ; pour Phalcès, comme il se tenait collé à sa soeur, Déïphonte n'osa pas le tirer de loin, de crainte de blesser sa femme ; il aima mieux le combattre de près, et faisait tout ce qu'il pouvait pour lui faire lâcher prise ; mais plus Phalcès était en danger, plus il embrassait étroitement sa soeur qui malheureusement était grosse, de sorte qu'elle fut étouffée dans ses bras.

[6] Dès que Phalcès eut connaissance de son malheur et de son crime, il poussa ses chevaux à toute bride et se sauva avant que les Epidauriens pussent tomber sur lui. Hyrnétho laissa trois fils, Antimène, Xantippe et Argéus et une fille nommée Orsobie qui fut mariée à Pamphyle fils d'Egimius. Déïphonte et ses enfants firent transporter le corps de cette princesse, et l'inhumèrent dans un champ qui depuis fut appellé le champ d'Hyrnétho.

[7] Ils lui élevèrent un monument héroïque, et pour faire honneur à sa mémoire, il fut ordonné entre autres choses, que des oliviers et des autres arbres que produisait cette terre, rien n'en serait emporté, ni ne pourrait servir à des usages profanes, parce que le champ étant consacré à Hyrnétho, tout ce qu'il produisait y devait demeurer.

[8] Auprès de la ville on voit le tombeau de Mélisse femme de Périander, qui était fils de Cyspélus, et le tombeau de Proclès qui fut père de Mélisse et qui régna à Epidaure, comme Périander son gendre régna à Corinthe.

XXIX. [1] Voici maintenant ce que la ville d'Epidaure contient de plus remarquable ; premièrement un temple d'Esculape, où l'on voit deux belles statues de marbre de Paros, l'une du dieu, l'autre d'Epioné qu'ils disent avoir été sa femme ; ces statues sont dans un lieu découvert. Plus avant dans la ville il y a un temple de Bacchus, et un bois consacré à Diane, où la déesse est représentée en chasseresse. On trouve aussi un temple de Vénus ; car pour celui qui est du côté du port et suit le haut d'un promontoire qui regarde la mer, on dit que c'est à Junon qu'il est consacré. Dans la citadelle il y a une très belle statue de Minerve en bois ; c'est ce qu'ils appellent la Minerve Cisséa.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.