[Pallantium et Tégée]

Tardieu, 1821

XLIII. [1] L'ordre de ma narration demande que je parle à présent de Pallantium, et que je dise pourquoi l'empereur Antonin en a fait non seulement une ville, mais une ville libre, et par quel motif il l'a affranchie de toute sorte d'impositions ; car auparavant ce n'était qu'un village.

[2] On dit qu'Evandre fut le plus grand capitaine et la meilleure tête qu'il y eût de son temps dans toute l'Arcadie. Il passait pour être fils de Mercure et d'une nymphe qui était fille du fleuve Ladon ; ayant reçu ordre d'aller faire l'établissement d'une colonie, il prit avec lui quelques troupes de Pallantium d'où il était, et vint s'établir sur les bords du Tibre où il bâtit une ville qui depuis a fait partie de la ville de Rome, et du consentement de ceux qui l'avaient suivi il lui donna le nom de Pallantium pour faire honneur à leur commune patrie ; nom qui dans la suite par le retranchement de deux lettres 1 et n, a été changé en celui de Palatium.

[3] Voilà ce qui engagea l'empereur Antonin à combler de faveurs les habitants de l'ancienne ville de Pallantium. On peut dire à la louange de cet Empereur qu'il n'a jamais engagé les Romains dans aucune guerre, que malgré lui. Il châtia les Maures peuples de Lybie accoutumés à l'indépendance, et de ceux que l'on appelle Nomades, mais beaucoup plus difficiles à vaincre que les Scythes, parce que montés sur des chevaux, eux et leurs femmes, ils vont errants à l'aventure sans aucun attirail après eux ; au lieu que les Scythes traînent leurs cabanes dans des charriots. Ces peuples avaient pris les armes contre les Romains ; Antonin les chassa du pays qu'ils occupaient, et les obligea de s'enfoncer jusques dans ces déserts qui sont aux environs du mont Atlas.

[4] Il réduisit aussi les Brigantes, peuples de l'île Britannique, qui faisaient continuellement la guerre aux Vénuviens, autre peuple de la même île, mais soumis à la domination des Romains. Un tremblement de terre ayant détruit plusieurs villes de la Lycie et de la Carie, même l'île de Rhodes et l'île de Cos, Antonin par le soin qu'il eut d'y envoyer de nouveaux habitants et par ses largesses répara tous ces malheurs. D'autres ont dit avant moi les divers bienfaits que les Grecs et les barbares ont reçus de ce prince dans leurs besoins ; et les sommes immenses qu'il a employées à rebâtir ou à décorer les villes de Grèce, d'Ionie, de Syrie, même d'Afrique comme Carthage.

[5] Mais un monument plus précieux encore de sa bonté, c'est celui dont je vais parler. Les Grecs établis à Rome et qui y avaient droit de bourgeoisie, ne pouvaient laisser par testament leurs biens à leurs enfants, si ces enfants étaient domiciliés en Grèce ; car en ce cas la loi voulait qu'ils laissassent une partie de leur succession à des citoyens Romains, ou bien au fisc ; par là ils achetaient le droit de disposer de l'autre partie en faveur de leurs proches. L'empereur Antonin abolit cette coutume, faisant plus de cas de l'humanité, que d'une loi dont le but était de grossir son épargne. Les Romains le surnommèrent le pieux, parce qu'en effet il était plein de religion et de piété.

[6] Mais à mon avis il mérita aussi le surnom du grand Cyrus, que l'on appellait le père des hommes. Il a eu pour successeur un fils de même nom que lui ; ce second Antonin a dompté les Germains nation fort belliqueuse, et rangé à leur devoir plusieurs autres peuples barbares de l'Europe, particulièrement les Sauromates qui avaient injustement déclaré la guerre aux Romains. Mais achevons de parcourir le reste de l'Arcadie.

XLIV. [1] De Mégalopolis il y a un chemin qui mène à Pallantium et à Tégée, et qui va même jusqu'à un lieu que l'on nomme la Butte. Sur ce chemin et près de la ville est un village appellé Ladocée du nom de Ladocus fils d'Echemus. Aux environs on voyait autrefois la ville d'Hémonie dont Hémon fils de Lycaon avait été fondateur ; aujourd'hui ce n'est plus qu'un village.

[2] Au sortir d'Hémonie en prenant à droite vous verrez les ruines de la ville d'Oresthasium et quelques colonnes d'un temple de Diane surnommée la prêtresse. Si vous allez tout droit vous rencontrerez deux bourgs, on nomme l'un Aphrodisium, l'autre Athénée. Sur la gauche de ce dernier il y a un temple de Minerve, où la Déesse est en marbre.

[3] Vingt stades au-delà d'Athénée vous trouvez les ruines d'Aséa, et une éminence où était autrefois la citadelle ; on voit même encore quelques vestiges de murs. A cinq stades d'Aséa près du grand chemin on vous fera remarquer la source de l'Alphée, et un peu plus loin sur le chemin même la source de l'Eurotas. Auprès de la première on voit un temple de la mère des dieux qui n'a plus de toit, mais où il est resté deux lions de marbre.

[4] L'Eurotas mêle ses eaux avec celles de l'Alphée, et confondus ensemble ils coulent durant quelque temps dans un commun canal, jusqu'à ce qu'ils se soient précipités sous terre l'un et l'autre ; après quoi l'un va reparaître dans la Laconie, et l'autre semble sortir d'une nouvelle source dans le territoire de Mégalopolis. Depuis Aséa jusqu'au mont Borée on va toujours en montant ; sur la cime de cette montagne on aperçoit quelques restes d'un vieux temple, qu'Ulysse, ait-on, bâtit à Minerve tutélaire et à Neptune, lorsqu'il fut enfin revenu de Troie.

[5] On trouve ensuite ce lieu qu'ils appellent la Butte, et qui sépare les Mégalopolitains, les Tégéates, et les Pallantiens. Sur la gauche c'est une plaine qui conduit à Pallantium. On voit dans cette ville un temple consacré à Evandre et à Pallas avec leurs statues de marbre. Cérès et Proserpine y en ont aussi un, près duquel est une statue de Polybe. La ville est commandée par une hauteur qui servait autrefois de citadelle.

[6] On voit encore sur la cime un temple bâti à ces divinités qu'ils appellent Pures, et par lesquelles ils ont coutume de jurer dans leurs plus importantes affaires ; du reste ils ignorent quelles sont ces divinités, ou s'ils le savent, c'est un secret qu'ils ne révèlent point. S'il est donc permis de deviner, je croirois pour moi que ces dieux ont été appellés Purs, parce que Pallas ne leur sacrifia pas de la même manière qu'Evandre son père avait sacrifié à Jupiter Lycéüs.

[7] A la droite du lieu nommé la Butte on trouve la plaine de Manthurie, qui continue l'espace de trente stades dans les terres des Tégéates, et jusqu'à Tégée. En approchant de la ville vous avez à votre droite le mont Cresius qui ne s'étend pas bien loin, et où l'on a bâti un temple à Mars surnommé Aphnéüs pour la raison que je vais dire.

[8] Aérope fille de Céphée et petite-fille d'Aléüs ayant eu commerce avec le dieu Mars mourut dans les douleurs de l'enfantement. Le fils qu'elle venait de mettre au monde cherchant à téter sa mère, ne laissa pas de trouver ses mammelles pleines de lait ; car, disent les Tégéates, Mars opérait ce miracle en faveur de son fils. Voilà pourquoi ils donnèrent à ce Dieu le surnom d'Aphnéüs. Pour l'enfant, il fut nommé Aeropus. Sur le chemin de Tégée vous verrez la fontaine Leuconia, ainsi dite du nom de Leucone que l'on croit avoir été fille d'Aphidas, et non loin de la ville on vous montrera son tombeau.

XLV. [1] Les Tégéates prétendent que Tégéatès ne donna son nom qu'au seul canton où est la la ville de Tégée. Car alors ces peuples étaient partagés en plusieurs cantons. Il y voit les Garéates, les Phylacéens, les Caphyates, les Corithéens, les Botachides, les Echévéthéens, et les Manthuréens. Sous le règne d'Aphidas il y eut un neuvième canton ajouté aux huit autres, ce furent les Aphidantes. Quant à la ville qui subsiste aujourd'hui, c'est Aléüs qui l'a bâtie.

[2] Les Tégéates ont eu part à toutes les expéditions qui ont fait quelque honneur au corps Arcadique, je veux dire, à la guerre de Troie, à la guerre des Perses, et à la bataille qui se donna contre les Lacédémoniens à Dipée. Mais voici d'autres exploits dont la gloire n'appartient qu'à eux. Ancée fils de Lycurgue à la chasse du sanglier de Calydon attendit de pied ferme ce terrible animal, quoiqu'il en eût déjà été blessé : Atalante lui décocha la première une flèche et l'atteignit ; aussi pour récompense de son courage eut-elle la hure et la peau du sanglier.

[3] Les Héraclides voulant rentrer dans le Péloponnèse, Echemus fils d'Aéropus de Tégée soutint un combat singulier contre Hyllus et le tua. Les Lacédémoniens ayant fait une irruption en Arcadie, les Tégéates eurent l'honneur de marcher les premiers contre eux, de les battre, et d'en faire un grand nombre prisonniers de guerre.

[4] Aléüs avait bâti dans la ville de Tégée un temple à Minerve Aléa ; mais dans la suite les habitants en bâtirent un beaucoup plus grand et plus magnifique ; car le feu prit tout d'un coup au premier et le consuma entièrement ; ce malheur arriva du temps que Diophante était archonte à Athènes, et la seconde année de la quatre-vingt-seizième olympiade en laquelle Eupoleme fut vainqueur à la course du stade.

[5] Le temple qui subsiste de nos jours est le plus grand et le plus orné qu'il y ait dans tout le Péloponnèse. Sa principale beauté consiste en trois rangs de colonnes, dont les deux premiers sont au-dedans du temple, l'un de l'ordre dorique, l'autre de l'ordre corinthien, et le troisième de l'ordre ionique, qui est au-dehors. J'ai ouï dire que l'architecte de ce superbe édifice a été Scopas de Paros, celui-là même qui a enrichi l'ancienne Grèce de tant de belles statues, mais particulièrement l'Ionie et la Carie.

[6] Sur le fronton de devant vous voyez la chasse du sanglier de Calydon ; d'un côté Atalante, Méléagre, Thésée, Télamon, Pélée, Pollux, Iolas le fidèle compagnon des travaux d'Hercule, les fils de Thestius, les frères d'Althée, Prothoüs et Cométès, tous ces héros attaquent fièrement le monstrueux animal et le prennent en flanc.

[7] De l'autre côté Ancée déjà blessé laisserait tomber sa hache s'il n'était soutenu par Epochus ; près de lui vous reconnaissez Castor ; Amphiaraüs fils d'Oïclès, Hippotoüs fils de Cercyon, petit-fils d'Agamede et arrière-petit-fils de Stymphale, enfin Pirithoüs. Sur le fronton de derrière le sculpteur a représenté le combat de Téléphus et d'Achille dans la plaine du Caïque.

XLVI. [1] Auguste après la bataille d'Actium enleva l'ancienne statue de Minerve Aléa avec les défenses du sanglier de Calydon, pour punir les Arcadiens d'avoir porté les armes contre lui ; car tous avaient suivi le parti d'Antoine à la réserve des seuls Mantinéens.

[2] Mais Auguste n'est pas le premier qui ait ainsi dépouillé les vaincus des offrandes faites à leurs dieux ; c'est une coutume des plus anciennes. Nous voyons qu'après la prise de Troie les Grecs ayant partagé le butin entre eux, la statue de Jupiter Hercéüs échut à Sthénélus fils de Capanée. Plusieurs années ensuite lorsque les Doriens allèrent s'établir en Sicile, Antipheme qui les conduisait, après avoir saccagé Omphace ville des Sicaniens, en transporta à Géla une statue faite par Dédale.

[3] Nous savons aussi que Xerxès fils de Darius et roi des Perses enleva d'Athènes plusieurs choses consacrées aux dieux, mais entre autres la statue de Diane Brauronia ; le même prince, sous prétexte que les Milésiens s'étaient laissés battre exprès dans un combat naval qui se donna en Grèce contre les Athéniens, leur emporta un Apollon de bronze qui était à Branchides ; mais Séleucus le leur renvoya dans la suite. On voit encore aujourd'hui à Argos deux statues qui ont été enlevées de Tyrinthe ; l'une est une statue de bois que l'on garde dans le temple de Junon, l'autre est dans le temple d'Apollon à Elis.

[4] Les habitants de Cyzique ayant forcé les Proconnésiens de venir demeurer avec eux, ne firent aucun scrupule de leur enlever une statue de la mère des Dieux qui était à Proconnèse ; c'était une statue d'or, mais comme l'ouvrier manquait apparemment d'ivoire, il avait employé des dents d'hippopotame à faire le visage de la Déesse. Ainsi Auguste ne fit que suivre une coutume autorisée de tout temps par l'exemple des Grecs et des Barbares. On voit à Rome la statue de Minerve Aléa, en allant à cette place qu'Auguste a fait bâtir.

[5] C'est une statue d'ivoire et un ouvrage d'Endéüs. Quant aux défenses du sanglier de Calydon, j'ai ouï dire que cet animal s'en était cassé une en voulant déchirer tout ce qu'il rencontrait, chiens et chasseurs. L'autre est dans une chapelle de Bacchus bâtie dans l'enceinte des jardins de l'Empereur ; c'est une dent longue de plus de demi-aune.

XLVII. [1] La Minerve Aléa qui se voit aujourd'hui dans le temple a été apportée de chez les Manthuréens qui honoroient cette Déesse sous le nom de Minerve Hippia, parce que, disent-ils, dans le combat des Géants contre les Dieux, Minerve poussa son char contre Encélade. Malgré cette première dénomination il a plu aux Grecs et particulièrement aux peuples du Péloponnèse de donner à cette statue le nom de Minerve Aléa. Aux côtés de la Déesse sont Esculape et Hygéia, l'un et l'autre de marbre du mont Pentélique, et de la façon de Scopas.

[2] Voici ce que l'on voit de plus curieux dans le temple de Minerve ; premièrement la peau du sanglier de Calydon, mais fort endommagée par le temps et dépouillée de ses soies ; en second lieu les chaînes que l'on mettait aux pieds des Lacédémoniens pris à la guerre ; car traités en esclaves ils labouraient les terres des Tégéates ; tout ce qui s'est pu conserver de ces chaînes est appendu à la voûte du temple comme un monument de la victoire de ces peuples ; troisièmement un lit consacré à Minerve, avec une image de la Déesse ; quatrièmement l'armure de Marpessa ; c'était une femme de Tégée qui fut surnommée la Veuve, et dont je ferai mention dans la suite.

[3] Le sacerdoce de la Déesse est confié à une jeune fille ; je ne sais pas combien de temps elle l'exerce, mais je sais qu'elle le quitte sitôt qu'elle a atteint l'âge de puberté. Vous y verrez aussi un autel que l'on dit avoir été consacré à la Déesse par Mélampus fils d'Amythaon. Rhéa et la nymphe Oenoé sont représentées sur cet autel, tenant entre leurs mains Jupiter enfant ; elles sont assistées d'un côté des nymphes Glaucé, Néda, Thisoa, et Anthracia ; et de l'autre des nymphes Ida, Hagno, Alcinoé et Phrixa. Mnémosyne et les Muses ont aussi leurs statues près du même autel.

[4] Non loin du temple il y a un stade en manière de terrasse, où l'on célèbre deux sortes de jeux ; les uns sont appellés Aléens du nom de la Déesse, les autres Alotiens en mémoire du grand nombre de Lacédémoniens qui furent faits prisonniers de guerre à la bataille dont j'ai parlé. Vers la partie septentrionale du temple on voit une fontaine près de laquelle les Tégéates disent qu'Augé fut violée par Hercule, ce qui ne s'accorde pas avec ce qu'Hécatée nous en apprend. Le temple de Mercure Epytus est à trois stades de cette fontaine.

[5] Mais dans la ville même il y a un second temple dédié à Minerve Poliade ; celui-ci est desservi par un prêtre qui y entre une fois chaque année ; ils le nomment encore le temple du Boulevart, parce que l'on y garde des cheveux de Méduse, dont ils disent que Minerve fit présent à Céphée fils d'Aléüs, en l'assurant que par là Tégée deviendrait une ville imprenable.

[6] Ils ont aussi un temple dédié à Diane Hégémone, ou conductrice, et voici pourquoi. Aristomélidas s'étant fait le tyran de ces Orchoméniens qui habitent un canton de l'Arcadie devint amoureux d'une jeune Tégéate dont il voulut avoir les bonnes grâces à quelque prix que ce fût ; pour y parvenir, il la donna en garde à un certain Chronius, mais la jeune personne au désespoir de ce que l'on attentait à son honneur se tua elle-même avant qu'on la menât chez le tyran. La nuit suivante Diane s'apparut à Chronius et lui conseilla de tuer le tyran, ce qu'il exécuta, et il se sauva ensuite à Tégée où il bâtit un temple à la Déesse.

XLVIII. [1] La place publique est un carré long, d'où Vénus qui y a son temple avec une statue de marbre a tiré sa dénomination. Vous y verrez deux colonnes surlesquelles on a placé des statues. Antiphane, Crésus, Tyronidas, et Pyrias sont sur l'une ; on leur a fait cet honneur, parce que ce sont eux qui ont donné des lois aux Tégéates. Iasius est à cheval sur l'autre, tenant de la main droite une branche de palmier. On dit que cet Iasius vainqueur à la course de chevaux fut couronné à Olympie la même année qu'Hercule le Thébain y rétablit ces jeux si célèbres.

[2] Pourquoi les vainqueurs sont couronnés d'olivier à Olympie, et de laurier à Delphes, comme j'ai rendu raison de l'un dans mes mémoires sur l'Elide, je rendrai aussi raison de l'autre dans mes mémoires sur Delphes. Dans l'isthme la couronne est de feuilles de pin, et à Némée de feuilles d'ache à cause des aventures de Palémon et d'Archémorus, en l'honneur desquels les jeux sont institués. Dans la plupart des autres jeux c'est une couronne de palmier, et le vainqueur prend une palme qu'il tient de la main droite.

[3] On rapporte l'origine de cette coutume à Thésée qui à son retour de Crète institua des jeux en l'honneur d'Apollon à Délos, et couronna les vainqueurs de feuilles de palmier : Homère a célébré ce palmier de Délos dans la prière que fait Ulysse à la princesse Nausicaé.

[4] On voit encore dans la place publique de Tégée une figure du dieu Mars gravée sur une colonne ; ils nomment cette figure le Gynécothoene à cause de l'événement que je vais rapporter. Charillus roi de Sparte à la tête d'une armée de Lacédémoniens ayant fait une irruption dans le pays des Tégéates, les femmes du pays prirent les armes et s'embusquèrent au pied d'une montagne que l'on appelle encore aujourd'hui le mont Phylactris. Les deux peuples en étant venus aux mains, le combat fut extrêmement sanglant et opiniâtre, le courage était égal de part et d'autre, l'avantage égal,

[5] lorsque les femmes sortant de leur embuscade fondirent tout à coup sur les Lacédémoniens et les mirent en fuite. On dit que la veuve Marpessa se signala entre toutes les autres, et que pour cela elle fut surnommée la veuve par excellence. On ajoute que Charillus fut fait prisonnier et renvoyé sans rançon après avoir juré qu'il ne ferait jamais la guerre aux Tégéates, serment qu'il eut bientôt oublié. Les femmes de Tégée sacrifiant au dieu Mars en action de grâces de cette victoire, ne voulurent pas admettre les hommes à leur sacrifice, ni leur faire part des chairs de la victime.

[6] De là le surnom de Gynécothoene, qui fut donné au dieu Mars. Comme ils ont un autel dédié à Jupiter enfant, aussi en ont-ils un dédié à Jupiter adulte avec une statue du dieu, de figure carrée ; car en fait de statues j'ai remarqué que c'est cette figure qui plaît davantage aux Arcadiens. On voit dans la même place le tombeau de Tégéatès fils de Lycaon, et celui de Méra sa femme que l'on croit avoir été fille d'Atlas. Homère ne l'a pas oubliée dans l'entretien qu'Ulysse a avec Alcinoüs, et où il lui fait le récit de toutes les âmes qu'il avait vues aux enfers.

[7] Lucine dite l'Agenouillée a aussi son temple et sa statue dans la place ; ce surnom vient de ce qu'Aléüs ayant marié sa fille Augé à Nauplius, et donné ordre à celui qui la menait à son mari de la jeter dans la mer, Augé étant tombé sur ses genoux accoucha en chemin dans le lieu même où est aujourd'hui le temple de Lucine. Mais d'autres disent qu'Augé à l'insu de son père accoucha de Téléphus qui fut exposé sur le mont Parthénius et allaité par une biche ; et les Tégéates eux-mêmes ont donné cours à cette dernière tradition.

[8] Près du temple de Lucine il y a un autel de la déese Tellus, et à côté de cet autel deux cippes de marbre blanc ; vous voyez sur l'un Polybe fils de Lycortas, et sur l'autre Elatus un des fils d'Arcas.

XLIX. [1] A une médiocre distance de la place publique ils ont un théâtre autour duquel on voit encore les piédestaux de plusieurs statues de bronze dont il était autrefois orné. Sur l'un de ces piédestaux je vis des vers élégiaques qui me parurent faits pour servir d'inscription à la statue de Philopoemen. Les Grecs révèrent la mémoire de ce grand homme à cause de la rare prudence qu'il sut joindre à l'éclat de ses exploits.

[2] Sa naissance était illustre, et Craugis son père ne le cédait en noblesse à aucun citoyen de Mégalopolis. Craugis étant mort, Philopoemen encore enfant eut pour tuteur Cassandre de Mantinée, qui banni de sa patrie pour une affaire plus malheureuse que criminelle, était venu demeurer à Mégalopolis chez Craugis l'hôte et l'ami de son père. On dit que ses principaux maîtres furent Damophane et Ecdémus, qui, à ce que l'on croit, avaient été disciples d'Arcésilas de Pitane.

[3] Philopoemen était d'une taille si avantageuse que dans tout le Péloponnèse personne ne le surpassait en grandeur et en force de corps, mais il était laid de visage. Il méprisa la gloire que l'on acquiert aux jeux sacrés, s'occupant plus volontiers du soin de cultiver ses terres et du plaisir de le chasse ; tuer de sa main un ours ou un sanglier était son plus doux passe-temps. Il se plaisait fort aussi à la lecture, particulièrement à celle des philosophes grecs les plus renommés, et des historiens qui ont écrit les actions des grands capitaines, et leurs divers stratagèmes. Il se proposa Epaminondas pour modèle, et voulut régler sa conduite sur celle de ce général thébain, mais il ne put l'imiter en tout ; car le Thébain né doux se mettait rarement en colère, au lieu que l'Arcadien naturellement prompt et bouillant se possédait moins.

[4] Cléomène s'étant rendu maître de Megalopolis par surprise, Philopoemen ne perdit point le jugement dans ce malheur inopiné ; il rassembla au moins la moitié de ce qu'il y avait d'habitans en âge de porter les armes avec les femmes et les enfants, et les conduisit en Messénie, dont les peuples étaient pour lors alliés et amis des Arcadiens. Le roi de Sparte qui se repentait déjà des cruautés qu'il avait exercées sur les Mégalopolitains, voulut rappeller les fugitifs, et leur fit des propositions de paix ; mais Philopoemen leur persuada de ne devoir leur retour qu'à leur courage, et non aux promesses d'un prince qui les avait déjà trompés.

[5] A la bataille qui se donna près de Sélasie entre les Lacédémoniens commandés par Cléomène, et les Arcadiens soutenus d'Antigonus qui du fond de la Macédoine était accouru à leur secours, Philopoemen eut la conduite de la cavalerie. Mais voyant que toute la ressource était dans l'infanterie il mit pied à terre, et combattant aux premiers rangs il eut les deux cuisses percées et comme enfilées du même trait.

[6] En cet état, tombé sur ses genoux il se traîna encore en avant comme il put, et à force de s'agiter et de se débattre il rompit le trait dont il était percé. Les Arcadiens ayant eu la victoire, Philopoemen fut rapporté au camp, oh les médecins tirèrent de l'une de ses plaies la pointe du javelot, et de l'aute un tronçon qui y était resté. Antigonus au récit de tant de marques de courage, dont il avait été témoin lui-même, conçut tant d'estime pour Philopoemen, qu'il voulut l'attacher à sa personne et l'emmener en Macédoine.

[7] Mais lui, nullement touché des prières et des offres de ce prince, il aima mieux aller servir en Crète, où pour lors les guerres civiles avaient mis tout en combustion. Il commanda un corps de troupes étrangères soudoyées par les Crétois. Ensuite étant revenu à Mégalopolis, les Achéens lui donnèrent le commandement de leur cavalerie et de toute celle qui suivait leurs drapeaux ; il la disciplina si bien qu'en peu de temps elle devint la meilleure cavalerie qu'il y eût en Grèce. Au combat qui se donna près du Larisse contre les Eléens et contre les Etoliens leurs alliés et leurs frères, il tua de sa main Damophonte général de la cavalerie des ennemis, et mit ensuite toute cette cavalerie en déroute.

L. [1] Philopoemen par tous ces exploits acquit tant d'autorité parmi les Achéens, que maître de faire ce qu'il lui plaisait, il jugea à propos de changer les armes de l'infanterie. Car au lieu qu'elle s'était servie jusqu'alors de piques fort courtes et de longs boucliers, mais fort légers à la manière des Celtes et des Perses, il lui fit prendre des cuirasses et des bottines avec de longues piques et des boucliers semblables à ceux des Argiens.

[2] Méchanidas ayant usurpé la souveraine puissance à Sparte, et les Achéens étant obligés de reprendre les armes et de lui faire la guerre, ils élurent Philopoemen pour général. Les deux armées ne furent pas longtemps sans se joindre. Méchanidas à la tête de son infanterie légère battit l'infanterie légère des Achéens, et la voyant en fuite il se mit à ses trousses. Mais Philopoemen avec sa phalange culbuta la phalange lacédémonienne, et le hasard lui ayant fait rencontrer Méchanidas qui revenait de poursuivre les fuyards, il le tua ; de sorte que par la mort du tyran les Lacédémoniens furent dédommagés de la perte de la bataille.

[3] Peu de temps après comme les Argiens célébraient les jeux néméens, et que Philopoemen assistait à un divertissement où les musiciens disputaient le prix de musique, Pylade de Mégalopolis un des plus habiles en cet art, et qui avait déjà remporté le prix aux jeux pythiques se mit à chanter un cantique de Timothée de Milet, intitulé les Perses, et qui commence par ce vers :

Héros, qui rends aux Grecs l'aimable liberté.

Aussi tout le monde jeta les yeux sur Philopoemen, on battit des mains, et tous s'écrièrent que rien ne convenait mieux à ce grand homme. C'est ainsi que Thémistocle ayant paru aux jeux olympiques, tous les assistants se levèrent pour lui faire honneur.

[4] Cependant Philippe fils de Démétrius et roi de Macédoine, celui-là même qui avait déjà empoisonné Aratus, envoya secrètement à Mégalopolis des assassins pour tuer Philopoemen ; mais ces scélérats manquèrent leur coup, et Philippe ne s'en attira pas moins la haine et l'indignation de toute la Grèce. Ce fut environ ce temps-là que les Thébains après avoir défait les Mégaréens en rase campagne assiégèrent Mégare. Ils étaient sur le point de donner l'assaut, lorsque les assiégés s'avisèrent de semer le bruit que Philopoemen arrivait à leur secours ; au nom de Philopoemen les Thébains prirent l'épouvante et levèrent le siège.

[5] D'un autre côté il s'éleva un nouveau tyran à Sparte ; c'était Nabis, et les Messéniens furent les premiers peuples du Péloponnèse contre lesquels il tourna ses armes. Il les attaqua durant la nuit, lorsqu'ils s'y attendaient le moins, et se rendit maître de Messène à la réserve de la citadelle. Mais le lendemain Philopoemen étant survenu avec des troupes, Nabis fut obligé de capituler et d'abandonner la ville.

[6] Après cet événement Philopoemen voyant son temps expiré et d'autres généraux nommés en sa place, prit le parti de passer une seconde fois en Crète pour aller secourir les Gortyniens réduits à la dernière extrémité. Mais les Arcadiens mécontents de son départ le rappelèrent bientôt. Il revint donc et justement dans le temps que les Romains venaient de prendre les armes contre Nabis.

[7] Comme il ne cherchait que l'occasion d'acquérir de la gloire il monta sur la flotte des Romains ; mais en homme peu entendu dans la marine, il ne prit pas garde que la galère où il s'embarquoit faisait eau de tous côtés. Les Romains et leurs alliés s'en étant aperçus, se souvinrent aussitôt du vers d'Homère où il est dit que les Arcadiens ne sont pas gens de mer.

[8] Philopoemen quelques jours après son combat naval prit une troupe d'élite avec lui, et s'en alla par une nuit obscure brûler le camp des Lacédémoniens à Gythium. Nabis échappé du danger marcha droit à lui, espérant de le forcer à combattre dans un lieu désavantageux. Philopoemen avait un fort petit nombre d'Arcadiens avec lui, mais tous braves gens.

[9] Il fit semblant de fuir, et tout en fuyant il changea son ordre de bataille, jusqu'à ce qu'ayant gagné l'avantage du terrain il fit volte face, tomba sur Nabis, lui tua autant de monde que l'obscurité de la nuit le put permettre, et par cette action augmenta encore le renom qu'il avait parmi les Grecs.

[10] Ensuite Nabis obtint des Romains une trêve ; mais avant qu'elle fut expirée il perdit la vie. Un homme de Calydon sous prétexte de venir lui proposer une ligue avec les Etoliens, s'insinua dans ses bonnes grâces et le tua ; aussi les Etoliens l'avaient-ils envoyé à ce dessein.

LI. [1] Philopoemen profitant de la conjoncture entra dans Sparte, et obligea les Spartiates à se déclarer pour la ligue d'Achaïe. Cependant peu de temps après Titus Flamininus qui commandait l'armée romaine, et Diophane fils de Dioeus Mégalopolitain que les Achéens avaient élu préteur, sous prétexte que les Lacédémoniens tramaient quelque entreprise contre les Romains, s'approchèrent de Lacédémone avec des troupes ; mais Philopoemen tout simple particulier qu'il était pour lors, s'étant jeté dans Sparte, leur en fit fermer les portes.

[2] Les Lacédémoniens pour reconnaître ce service et tous ceux qu'il leur avait rendus contre deux tyrans consécutifs lui offrirent la maison de Nabis estimée plus de cent talents ; Philopoemen rejeta ces offres, et dit qu'il valait mieux employer cet argent à gagner ceux qui aux états d'Achaïe avaient le plus d'autorité sur le peuple ; on a cru qu'il voulait dire Timolaüs. Il fut nommé encore une fois général de l'armée d'Achaïe.

[3] Les Spartiates étant alors divisés en plusieurs factions, il en chassa trois cents non seulement de la ville, mais du Péloponnèse, comme auteurs de la sédition ; il fit vendre à l'encan plus de trois mille esclaves, rasa les murs de Sparte, interdit à la jeunesse lacédémonienne les exercices dans lesquels on l'élevait suivant les lois de Lycurgue, et ordonna qu'à l'avenir la jeunesse achéenne serait élevée dans ces exercices. Mais dans la suite les Romains rendirent à la jeunesse de Sparte sa discipline et ses exercices accoutumés.

[4] Après qu'Antiochus petit-fils de ce Séleucus qui fut surnommé Nicator eut été défait avec les Syriens par le consul Manius aux Thermopyles, comme Aristène exhortait les Achéens à se soumettre aux Romains, et à ne rien faire qui pût leur déplaire, Philopoemen lui jeta un regard terrible, et ne put s'empêcher de dire que c'en était fait de la Grèce. Ensuite Manius voulant rappeller ceux qui avaient été bannis de Sparte, Philopoemen s'y opposa fortement en plein conseil, et toutefois après le départ du Consul il les rappella lui-même.

[5] Enfin l'heure était venue qu'il devait payer la peine due à sa fierté naturelle, et à un certain orgueil qui le rendait quelquefois insupportable ; car élu préteur d'Achaïe pour la huitieme fois il eut la dureté de faire à Lyrcortas homme distingué parmi les Mégalopolitains des reproches de ce qu'il s'était laissé prendre prisonnier par les ennemis. Cependant quelque temps après les Messéniens s'étant brouillés avec les Achéens, Philopoemen donna un corps de troupes à ce même Lycortas avec ordre d'aller faire le dégât dans la Messénie ; et trois jours ensuite lui-même, quoiqu'il eût la fièvre et qu'il fût âgé de plus de soixante et dix ans, il voulut être de la partie. Il prit environ soixante hommes avec lui tant cavaliers que fantassins et suivit Lycortas.

[6] Mais celui-ci revint sain et sauf avec sa troupe sans avoir ni fait grand mal aux ennemis, ni souffert aussi aucun échec. Pour Philopoemen, en combattant il reçut une blessure à la tête, et tombé de cheval il fut mené vif à Messène. Aussitôt on convoqua le peuple pour délibérer ce que l'on ferait de sa personne.

[7] Dinocrate et les plus considérables d'entre les Messéniens voulaient qu'on le fît mourir ; le peuple au contraire prenait sa défense, l'appellant le père des Grecs et lui donnant les titres les plus magnifiques. Dans cette diversité de sentiments Dinocrate contre l'avis des Messéniens envoya un homme à la prison avec un breuvage empoisonné que Philopoemen fut obligé d'avaler : ainsi finit ce grand homme.

[8] Lycortas incontinent après, ayant levé des troupes en Arcadie et en Achaïe mit une armée sur pied, et marcha droit à Messène, le peuple lui ouvrit les portes, et lui abandonna tous ceux qui avaient opiné à la mort de Philopoemen, excepté Dinocrate qui, pour éviter de tomber entre les mains de Lycortas, s'était déjà tué lui-même. Tous les autres furent exécutés. Ensuite les Arcadiens recueillirent les cendres de leur concitoyen et les rapportèrent à Mégalopolis.

LII. [1] Après lui il semble que la Grèce épuisée n'ait pu porter des hommes aussi magnanimes. Car si Miltiade fils de Cimon par la victoire qu'il remporta sur les Perses à Marathon, et par son combat naval contre ces barbares fut le premier libérateur des Grecs, on peut regarder Philopoemen comme le dernier. En effet, ceux qui avant Miltiade se sont signalés par de grandes actions, comme Codrus fils de Mélanthus, Polydore de Sparte, Aristomène de Messène, et quelques autres, s'il y en a eu d'autres qu'on leur puisse comparer, ceux-là, dis-je, se sont rendus infiniment utiles à leur patrie, mais non à toute la Grèce.

[2] Je mets donc immédiatement après Miltiade, Léonidas fils d'Anaxandride, et Thémistocle fils de Néoclès, qui tous deux chassèrent Xerxès de Grèce, l'un par deux victoires remportées sur mer, et l'autre par le fameux combat des Thermopyles. Car ni Aristide fils de Lysimaque, ni Pausanias fils de Cléombrote que le combat de Platée avait couvert de gloire, n'ont su conserver le glorieux titre de bienfaiteurs des Grecs ; ils le perdirent tous les deux, celui-ci en trahissant sa patrie, celui-là en imposant un tribut aux Grecs habitants des îles, chose inconnue avant lui.

[3] Xantippe fils d'Ariphron et Cimon sont encore de ceux qui ont rendu d'importants services à toute la Grèce ; le premier secondé de Léotychide roi de Sparte défit la flotte des Perses à Mycale, et le second se distingua par plusieurs exploits dignes de l'émulation des plus grands capitaines. Quant à ceux qui ont commandé des armées dans la guerre du Péloponnèse contre les Athéniens, et qui y ont même acquis le plus de gloire, on doit les regarder comme des furieux qui ont immolé tous les peuples de la Grèce à leur propre ambition et à leur intérêt particulier.

[4] Conon fils de Timothée et l'illustre fils de Polymnis Epaminondas trouvèrent la Grèce ébranlée par les violentes secousses qu'elle avait souffertes ; ils travaillèrent à la raffermir, l'un en tirant de nouvelles forces des îles et des pays maritimes, l'autre en rappellant les garnisons que l'on avait mises dans plusieurs places situées au milieu des terres, et en cassant les Décurions et autres officiers créés par les Lacédémoniens ; outre qu'il ajouta à la Grèce deux villes considérables, Mégalopolis et Messène.

[5] Je donnerai encore le titre de bienfaiteur de la Grèce à Léosthène et à Aratus ; car Léosthène malgré Alexandre embarqua cinquante mille Grecs qui avaient servi dans les armées de Darius, et les ramena en Grèce. Quant à Aratus, j'ai raconté ses grandes actions en parlant des Sicyoniens.

[6] Mais pour revenir à Philopoemen on voit sa statue à Tégée avec cette inscription :

Tel fut Philopoemen, l'honneur de l'Arcadie.
Pour le salut des Grecs prodigue de sa vie,
A deux tyrans de Sparte il livra des combats
Et les fit trébucher sous l'effort de son bras.
Autant que son courage, éclata sa prudence ;
L'un et l'autre toujours furent d'intelligence.
Tégée à ce héros devait sa liberté.
Puisse un si grand bienfait par ce marbre attesté
De nos derniers neveux présent à la mémoire,
Du héros à jamais éterniser la gloire !

LIII. [1] Les Tégéates ont consacré plusieurs statues à Apollon Agiéus, et voici la raison qu'ils en apportent. Ils disent qu'Apollon et Diane se vengèrent en tous lieux, et à Tégée comme ailleurs, de tous ceux qui avaient méprisé Latone, lorsqu'enceinte de ces deux divinités elle était errante par le monde.

[2] Apollon étant donc venu à Tégée, il eut un entretien secret avec Scéphrus fils de Tégéatès. Limon frère de celui-ci s'imagina que cet entretien roulait sur lui et qu'il était trahi ; dans cette persuasion, furieux il se jette sur son frère et le tue, mais aussitôt Diane le perça de ses flèches et vengea la mort de Scéphrus.

[3] Tégéatès et Muera sa femme apaisèrent sur le champ Apollon et Diane par un sacrifice. Cependant une extrême stérilité ayant affligé le pays, on envoya consulter l'oracle de Delphes ; et la réponse fut qu'il fallait pleurer Scéphrus. C'est pourquoi à la fête du Dieu ils pratiquent certaines cérémonies en l'honneur de Scéphrus, entre autres une qui est que la prêtresse de Diane poursuit un des assistants, pour marquer que Limon fut poursuivi par Diane à coups de flèches.

[4] L'opinion des Tégéates est que Cydon, Catréus, Archidius, et Gortys, tous quatre fils de Tégéatès allèrent volontairement s'établir en Crète, où ils donnèrent leur nom aux villes de Cydonia, de Gortys, et de Catrée. Mais les Crétois n'en conviennent pas. Ils prétendent au contraire que Cydon était fils de Mercure et d'Acacallis fille de Minos, que Catréus était fils de Minos, et Gortys fils de Rhadamanthe.

[5] A l'égard de Rhadamanthe, nous voyons dans Homère que Prothée prédit à Mélénas qu'il ira dans les champs Elysées, où Rhadamanthe, dit-il, donne des lois. Cynéthon dans ses poésies fait Rhadamanthe fils de Vulcain, Vulcain fils de Talus, et Talus fils de Cérès. Mais les auteurs grecs sont peu d'accord entre eux sur bien des points, et encore moins sur les anciennes généalogies.

[6] Apollon Agyéus a quatre statues à Tégée, et chaque tribu a donné la sienne ; la tribu Claréotis, la tribu Hippothoïtis, la tribu Apollonéatis, et la tribu Athanéatis, ainsi appellées du nom des terres que le sort fit tomber aux enfants d'Arcas, à la réserve de la seconde qui a pris son nom d'Hippotoüs fils de Cercyon.

[7] Il y a aussi à Tégée un temple de Cérès et de Proserpine, ils appellent ces Déesses les Carpophores ; c'est-à-dire les donneuses de fruit. Près de ce temple est celui de Vénus Paphia, bâti par Laodice fille de cet Agapénor qui commandait les Arcadiens au siège de Troie. Laodice vivait néanmoins à Paphos, comme je l'ai dit ci-devant. Non loin de là vous voyez deux temples de Bacchus, un autel de Proserpine, et une chapelle d'Apollon avec une statue du Dieu, qui est dorée.

[8] Cette statue est un ouvrage de Chirisophus ; on sait que ce statuaire était de Crète, mais on ignore en quel temps il vivait et de quelle école il était. Ce qui est de certain, c'est que Dédale fit un assez long séjour auprès de Minos à Gnosse pour y fonder une excellente école de sculpture. Quoi qu'il en soit, Chirisophus est lui-même en marbre à côté d'Apollon.

[9] Les Tégéates ont encore un temple où est ce qu'ils appellent le feu commun des Arcadiens. Là Hercule est représenté avec une cicatrice à la cuisse, à cause de la blessure qu'il reçut dans le premier combat qu'il eut à soutenir contre les fils d'Hippocoon. Près de la ville il y a une éminence où l'on voit plusieurs autels, et qu'ils nomment le mont de Jupiter Clarius, sans doute à cause que les fils d'Arcas tirèrent là au sort leurs héritages.

[10] Ils célèbrent une fête en ce lieu tous les ans, et ils racontent qu'un jour pendant les solemnités de cette fête les Lacédémoniens entrèrent dans leur pays avec une armée, mais qu'il tomba une si grande quantité de neige que les ennemis transis de froid ne purent rien entreprendre ; ils disent que pour eux ils allumèrent des feux, et qu'après s'être réchauffés ils allèrent surprendre les Lacédémoniens, et les taillèrent en pièces. J'ai vu quelques autres curiosités à Tégée, comme la maison d'Aléus, le tombeau d'Echémus, et une colonne où l'on a représenté son combat avec Hyllus.

[11] Sur le chemin qui mène de Tégée dans la Laconie vous trouvez sur votre gauche deux autels, l'un du dieu Pan, l'autre de Jupiter Lycéus, et l'on voit encore les fondements de deux temples bâtis à ces divinités ; ces autels ne sont qu'à deux stades des murs de la ville. Sept stades plus loin vous verrez le temple de Diane Limnatis, où la Déesse a une statue de bois d'ébène dans le goût de ces statues que les Grecs appellent des Eginètes. Et dix stades au-delà vous pourrez remarquer les ruines du temple de Diane Cnagéatis sur le bord de l'Alphée.

LIV. [1] Ce fleuve sert de barrière entre les Lacédémoniens et les Tégéates. Il prend sa source à Phylace, et fort près de sa source il reçoit plusieurs petits ruisseaux dans un lieu que l'on nomme à cause de cela le Confluent.

[2] L'Alphée est d'une nature toute différente des autres fleuves ; car il lui arrive plus d'une fois de se cacher, puis de reparaître. En effet après être sorti de Phylace et avoir reçu les petits ruisseaux dont j'ai parlé, il va se précipiter sous terre dans un canton du territoire de Tégée, et ensuite il se remontre à Asée ; puis mêlant ses eaux avec celles de l'Eurotas il disparaît une seconde fois, pour aller se reproduire à l'endroit que les Arcadiens nomment les fontaines.

[3] D'où passant par le territoire de Pise et d'Olympie, il va tomber dans la mer au-dessus de Cyllène, l'arsenal des Eléens. Encore alors conserve-t-il son cours malgré la violence et l'étendue de la mer Adriatique qu'il traverse pour aller gagner l'île Ortygie près de Syracuse, où reprenant son nom il renaît pour ainsi dire, et va enfin se perdre dans la fontaine Aréthuse.

[4] Sur le chemin ceci mène de Tégée à Thyrée et à tous les villages qui sont de ce côté-là, il y avait autrefois un monument digne de remarque, c'était la sépulture d'Oreste fils d'Agamemnon. Les Arcadiens disent que ses os en ont été enlevés par un Spartiate ; aussi aujourd'hui dans l'enceinte de ce lieu ne voit-on plus de tombeau. En suivant cette route on côtoie le fleuve Garate ; quand on l'a passé, et que l'on a fait quelque dix stades on trouve un temple de Pan, et aux environs un grand chêne consacré à ce Dieu.

[5] Pour le chemin qui va de Tégée à Argos, c'est un grand chemin fort battu et fort commode pour les charrois. Sur cette route vous verrez premièrement un temple d'Esculape avec une statue du Dieu ; en second lieu à un stade du chemin sur votre gauche, un autre temple d'Apollon Pythius, mais tout en ruines. Si vous revenez gagner le grand chemin, vous passerez auprès d'un bois où il y a un temple de Cérès Corythée. La Déesse y est représentée avec un Casque, d'où elle a pris son surnom. Près de là est le temple de Bacchus surnommé le Mystérieux.

[6] Là commence le mont Parthénius, où Téléphus a un temple, et tout un canton qui lui est consacré, parce que dans son enfance il fut, dit-on, exposé sur cette montagne et allaité par une biche. Un peu plus loin vous verrez un temple de Pan, bâti dans l'endroite même où ce Dieu s'apparut à Phiclippidès, et lui donna un avis important, comme le rapportent les Athéniens et les Tégéates.

[7] Le mont Parthénius nourrit beaucoup de tortues dont l'écaille est très propre à faire des lyres. Mais les gens du lieu qui croient ces tortues consacrées à Pan se font un scrupule de les tuer, et ne permettent pas non plus que les étrangers en emportent. Quand vous êtes au haut de la montagne, vous descendez ensuite dans une plaine qui borne les Tégéates et les Argiens, de la même manière que les Argiens sont bornés du côté d'Hysies. J'ai enfin décrit non seulement toutes les parties du Péloponnèse, mais les villes dont chacune est composée, et tout ce que ces villes renferment de plus considérable.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.