IV, 1 - La Narbonnaise

Carte Spruner (1865)

1. La contrée qui succède immédiatement à l'Ibérie est la Celtique [ou Gaule] transalpine. Nous en avons déjà ci-dessus indiqué sommairement la figure et l'étendue, il nous faut maintenant la décrire en détail. Or, on la divisait [anciennement] en trois parties, l'Aquitaine, la Belgique et la Celtique [proprement dite], les populations de l'Aquitaine formant, non seulement par leur idiome, mais encore par leurs traits physiques beaucoup plus rapprochés du type ibère que du type galate [ou gaulois], un groupe complètement à part des autres peuples de la Gaule, qui ont tous au contraire [un type de physionomie uniforme], le vrai type gaulois, et qui ne se distinguent les uns des autres que parce qu'ils ne parlent pas tous leur langue absolument de même, mais se servent de plusieurs dialectes ayant entre eux de légères différences, lesquelles se retrouvent aussi dans la forme de leurs gouvernements et dans leur manière de vivre. L'Aquitaine et la Celtique, séparées l'une de l'autre par le mont Cemmène, confinaient toutes deux au mont Pyréné. Comme nous l'avons dit, en effet, la Gaule transalpine a pour limite occidentale la chaîne des Pyrénées, laquelle touche à la fois aux deux mers, à la mer Intérieure d'une part, à la mer Extérieure de l'autre, et pour limite orientale le cours du Rhin parallèle au mont Pyréné ; enfin pour limites septentrionale et méridionale l'Océan, qui lui sert de ceinture à partir de l'extrémité supérieure du mont Pyréné jusqu'aux bouches du Rhin, et la mer de Massalia et de Narbonne prolongée par la chaîne des Alpes depuis la Ligystique, où elle commence, jusqu'aux sources du Rhin. Quant au mont Cemmène, il s'avance perpendiculairement aux Pyrénées, à travers les plaines de la Gaule, et vient s'arrêter juste au centre du pays, c'est-à-dire dans les environs de Lugdunum, après un parcours de 2000 stades environ. Ainsi dans le principe, tandis que le nom d'Aquitains s'appliquait aux peuples qui occupent, avec la partie septentrionale du mont Pyréné, tout le versant du Cemmène en deçà du fleuve Garounas et jusqu'aux bords de l'Océan, le nom de Celtes désignait ceux qui s'étendent à l'opposite, d'un côté, jusqu'à la mer de Massalia et de Narbonne, et, de l'autre, jusqu'aux premières pentes des Alpes, et le nom de Belges comprenait, avec le reste des peuples habitant le long de l'Océan jusqu'aux bouches du Rhin, une partie de ceux qui bordent le Rhin et [la haute chaîne] des Alpes. Le divin César, dans ses Commentaires, suit encore cette division. Mais Auguste vint qui divisa la Gaule en quatre parties : il fit de l'ancienne Celtique la province Narbonitide ou Narbonnaise, maintint l'Aquitaine telle qu'elle était du temps de César, si ce n'est qu'il y annexa quatorze des peuples compris entre le Garounas et le Liger, puis, ayant distribué le reste de la Gaule en deux provinces, il rattacha l'une à Lugdunum, en lui donnant pour limite le cours supérieur du Rhin, et assigna l'autre aux Belges. A ce propos-là, du reste, [faisons une réserve et] disons que, si le géographe est tenu d'exposer en détail les divisions physiques et ethnographiques, et encore rien que les plus importantes, il doit se borner en revanche à indiquer les divisions politiques que les princes arrêtent et modifient au gré des circonstances, et ne le faire même que très sommairement laissant à d'autres le soin d'en publier le détail exact.

2. Ainsi délimité, le pays se trouve arrosé dans tous les sens par des fleuves, qui descendent, soit des Alpes, soit du mont Cemmène et du mont Pyréné, et qui vont se jeter, les premiers, dans l'Océan et les autres dans notre mer Intérieure. En général, ces fleuves coulent dans des plaines ou le long de collines dont la pente douce ne gêne en rien la navigation. Ils sont de plus si heureusement distribués entre eux qu'on peut faire passer aisément les marchandises d'une mer à l'autre : à la vérité, il faut user de charrois dans une partie du trajet, mais c'est sur un espace peu étendu et d'ailleurs tout en plaine, où le chemin, par conséquent, n'offre pas de difficulté, et la plus grande partie du trajet se fait bien par la voie des fleuves, qu'on remonte et qu'on descend alternativement. Le Rhône, à ce point de vue, l'emporte sur tous les autres fleuves ; car, indépendamment du grand nombre d'affluents qui, ainsi que nous l'avons déjà dit viennent de tous côtés grossir son cours, il a le double avantage et de se jeter dans notre mer, laquelle offre de bien autres débouchés que la mer Extérieure, et de traverser la partie la plus riche de la contrée. Dans toute la Narbonnaise, en effet, les productions du sol sont identiquement les mêmes qu'en Italie, tandis qu'en avançant vers le nord et dans la direction du mont Cemmène on ne rencontre déjà plus de plantations d'oliviers ni de figuiers ; les autres cultures, il est vrai, continuent de prospérer, mais, pour peu qu'on avance encore dans la même direction, on voit la vigne, à son tour, ne plus réussir qu'avec peine. En revanche, tout le reste de la Gaule produit du blé et en grande quantité, ainsi que du millet, du gland et du bétail de toute espèce, le sol n'y demeurant nulle part inactif, si ce n'est dans les parties où les marécages et les bois ont absolument interdit toute culture. Encore ces parties-là sont-elles habitées comme les autres ; mais cela tient non pas tant à l'industrie des Gaulois qu'à une vraie surabondance de population, car les femmes, dans tout le pays, sont d'une fécondité remarquable en même temps qu'excellentes nourrices. Pour ce qui est des hommes, ils ont toujours été en réalité plutôt guerriers qu'agriculteurs, aujourd'hui cependant qu'ils ont déposé les armes, ils se voient forcés de cultiver la terre. - Ce que nous venons de dire s'applique à tout l'ensemble de la Gaule ultérieure ou transalpine ; prenons maintenant séparément chacune des quatre parties qui la composent, et donnons-en une description succincte, en commençant par la Narbonnaise.

3. La configuration de cette province est à peu près celle d'un parallélogramme, dont le mont Pyréné forme le côté occidental et le mont Cemmène le côté septentrional, tandis que les deux autres côtés sont formés, celui du midi, par la portion de mer comprise entre le mont Pyréné et Massalia, et celui du levant en partie par la chaîne des Alpes, en partie par la ligne qui prolonge cette chaîne jusqu'à la rencontre des premières pentes du Cemmène du côté du Rhône, lesquelles forment un angle droit avec la ligne en question. Seulement, pour compléter le côté méridional de la province, il faut lui ajouter, en dehors de ce parallélogramme, toute la partie du littoral à la suite qui se trouve occupée par les Massaliotes et les Salyens, et qui s'étend jusqu'au pays des Ligyens, vers l'Italie et le Var. Ce fleuve, comme je l'ai dit ci-dessus, est la limite de la Narbonnaise et de l'Italie ; peu considérable en été, il grossit l'hiver, au point d'avoir alors une largeur de sept stades. Ainsi la côte de la Narbonnaise s'étend de l'embouchure du Var au temple de Vénus Pyrénéenne, qui marque la vraie limite de la Province et de l'Ibérie, quoi qu'aient pu dire certains auteurs, qui placent cette limite de l'Ibérie et de la Celtique au lieu même où s'élèvent les Trophées de Pompée. Et, comme on compte [de l'Aphrodisium] à Narbonne 63 milles, de Narbonne à Nemausus 88 milles, et de Nemausus aux Eaux-Chaudes, dites Aquae Sextiae, lesquelles sont dans le voisinage de Marseille, 53 milles par la route d'Ugernum et de Taruscon, enfin 73 milles de là à Antipolis et au Var, la côte, on le voit, mesure en tout 277 milles. Notons pourtant que quelques auteurs comptent de l'Aphrodisium au Var 2600 stades, et d'autres 200 stades de plus ; car on n'est point d'accord au sujet des distances. L'autre route qui, par le pays des Vocontiens et le territoire dit de Cottius, [mène aussi à la frontière d'Italie], se confond avec la précédente depuis Nimes jusqu'à Ugernum et à Taruscon, puis, elle traverse le Druentias, passe par Cavallion, et mesure déjà 63 milles depuis Nimes, quand elle atteint, à la frontière du pays des Vocontiens, le point où commence la montée des Alpes ; de ce point-là, maintenant, au bourg d'Ebrodunum, situé à l'autre frontière des Vocontiens, du côté du royaume de Cottius, la distance est de 99 milles ; enfin l'on en compte autant pour le reste de la route qui, passant par le bourg de Brigantium, le bourg de Scingomagus et le col des Alpes, s'arrête à Ocelum, point extrême du territoire de Cottius. Mais, dès Scingomagus, on est en Italie, et la distance de ce bourg à Ocelum est de 28 milles.

4. La ville de Massalia, d'origine phocéenne, est située sur un terrain pierreux ; son port s'étend au-dessous d'un rocher creusé en forme d'amphithéâtre, qui regarde le midi et qui se trouve, ainsi que la ville elle-même dans toutes les parties de sa vaste enceinte, défendu par de magnifiques remparts. L'Acropole contient deux temples, l'Ephesium et le temple d'Apollon Delphinien : ce dernier rappelle le culte commun à tous les Ioniens : quant à l'autre, il est spécialement consacré à Diane d'Ephèse. On raconte à ce propos que, comme les Phocéens étaient sur le point de mettre à la voile pour quitter leur pays, un oracle fut publié, qui leur enjoignait de demander à Diane d'Ephèse le guide, sous les auspices duquel ils devaient accomplir leur voyage ; ils cinglèrent alors sur Ephèse et s'enquirent des moyens d'obtenir de la déesse ce guide que leur imposait la volonté de l'oracle. Cependant, Aristarché, l'une des femmes les plus recommandables de la ville, avait vu la déesse lui apparaître en songe et avait reçu d'elle l'ordre de s'embarquer avec les Phocéens, après s'être munie d'une image ou représentation exacte de ses autels. Elle le fit, et les Phocéens, une fois leur installation achevée, bâtirent le temple, puis, pour honorer dignement celle qui leur avait servi de guide, ils lui décernèrent le titre de grande prêtresse. De leur côté, toutes les colonies de Massalia réservèrent leurs premiers honneurs à la même déesse, s'attachant, tant pour la disposition de sa statue que pour tous les autres rites de son culte, à observer exactement ce qui se pratiquait dans la métropole.

5. La constitution de Massalia, avec sa forme aristocratique, peut être citée comme le modèle des gouvernements. Un premier conseil est établi, qui compte 600 membres nommés à vie et appelés timouques. Cette assemblée est présidée par une commission supérieure de quinze membres chargée de régler les affaires courantes et présidée elle-même par trois de ses membres, qui, sous la présidence enfin de l'un d'eux, exercent le souverain pouvoir. On ne peut être timouque, si l'on n'a point d'enfants et si l'on n'appartient point à une famille ayant droit de cité depuis trois générations. Les lois sont les lois ioniennes ; elles sont toujours exposées en public. Les Massaliotes occupent un territoire dont le sol, favorable à la culture de l'olivier et de la vigne, est, en revanche, par sa nature âpre, beaucoup trop pauvre en blé ; aussi les vit-on dès le principe, plus confiants dans les ressources que pouvait leur offrir la mer que dans celles de l'agriculture, chercher à utiliser de préférence les conditions heureuses où ils se trouvaient placés pour la navigation et le commerce maritime. Plus tard cependant, à force d'énergie et de bravoure, les Massaliotes réussirent à s'emparer d'une partie des campagnes qui entourent leur ville. Ajoutons qu'ils avaient employé leurs forces militaires à fonder un certain nombre de places destinées à leur servir de boulevards contre les Barbares : les unes, situées sur la frontière d'Ibérie, devaient les couvrir contre les incursions des Ibères, de ce même peuple à qui ils ont communiqué avec le temps les rites de leur culte national (le culte de Diane d'Ephèse), et que nous voyons aujourd'hui sacrifier à la façon même des Grecs ; les autres, telles que Rhodanusia et Agathé, devaient les défendre contre les Barbares des bords du Rhône ; d'autres enfin, à savoir Tauroentium, Olbia, Antipolis et Nicaea, devaient arrêter les Salyens et les Ligyens des Alpes. Massalia possède encore des cales ou abris pour les vaisseaux et tout un arsenal ; mais ses habitants n'ont plus ce grand nombre de vaisseaux qu'ils possédaient naguère, ni cette quantité d'engins et de machines pour l'armement des navires et les sièges de villes, qui leur avaient servi à repousser les agressions des Barbares et à se ménager, qui plus est, l'amitié des Romains, en les mettant à même de rendre à ceux-ci maints services, que les Romains, à leur tour, avaient reconnus en contribuant à leur agrandissement. C'est ainsi que Sextius, après avoir vaincu les Salyens et fondé, non loin de Massalia, la ville d'Aquae-Sextiae, laquelle reçut ce nom en l'honneur de son fondateur et en commémoration de ces sources thermales si célèbres naguère, mais si dégénérées aujourd'hui, puisqu'une partie, dit-on, ne donne plus que de l'eau froide, entreprit, avec l'aide de la garnison qu'il avait mise dans cette ville, de dégager la route qui va de la frontière d'Italie à Massalia, en expulsant du littoral les Barbares, que les Massaliotes n'avaient pas encore réussi à en éloigner complètement. Par le fait, Sextius ne réussit pas beaucoup mieux dans son entreprise, car tout ce qu'il put obtenir se réduisit à ceci, que, dans les parties facilement accessibles aux vaisseaux, les Barbares se tiendraient désormais à une distance de 12 stades de la côte et à une distance de 8 stades dans les parties bordées de rochers ; mais il s'empressa de livrer aux Massaliotes le peu de terrain qu'abandonnaient les Barbares. Beaucoup de trophées et de dépouilles encore exposés dans la ville rappellent maintes victoires navales, remportées jadis par les Massaliotes sur les différents ennemis dont l'ambition jalouse leur contestait le libre usage de la mer. On voit donc qu'anciennement la prospérité des Massaliotes était arrivée à son comble, et qu'entre autres biens ils possédaient pleinement l'amitié des Romains, comme le marque assez, du reste, parmi tant de preuves qu'on en pourrait donner, la présence sur l'Aventin d'une statue de Diane, disposée absolument de même que celle de Massalia. Par malheur, lorsque éclata la guerre civile entre César et Pompée, ils prirent fait et cause pour le parti qui eut le dessous, et leur prospérité en fut gravement compromise. Ils ne renoncèrent pourtant pas encore complètement à leur ancien goût pour la construction des machines de guerre et pour les armements maritimes. Mais comme, par le bienfait de la domination romaine, les Barbares qui les entourent se civilisent chaque jour davantage et renoncent à leurs habitudes guerrières pour se tourner vers la vie publique et l'agriculture, le goût dont nous parlons n'aurait plus eu, à proprement parler, d'objet ; ils ont donc compris qu'ils devaient donner eux aussi un autre cours à leur activité. En conséquence, tout ce qu'ils comptent aujourd'hui de beaux esprits se porte avec ardeur vers l'étude de la rhétorique et de la philosophie ; et, non contents d'avoir fait dès longtemps de leur ville la grande école des Barbares et d'avoir su rendre leurs voisins philhellènes au point que ceux-ci ne rédigeaient plus leurs contrats autrement qu'en grec, ils ont réussi à persuader aux jeunes patriciens de Rome eux-mêmes de renoncer désormais au voyage d'Athènes pour venir au milieu d'eux perfectionner leurs études. Puis, l'exemple des Romains ayant gagné de proche en proche, les populations de la Gaule entière, obligées d'ailleurs maintenant à une vie toute pacifique, se sont vouées à leur tour à ce genre d'occupations, et notez que ce goût chez elles n'est pas seulement individuel, mais qu'il a passé en quelque sorte dans l'esprit public, puisque nous voyons particuliers et communautés à l'envi appeler et entretenir richement nos sophistes et nos médecins. [Malgré ce changement], les moeurs des Massaliotes sont restées simples et leurs habitudes modestes, rien ne l'atteste mieux que l'usage suivant : la dot la plus forte chez eux est de cent pièces d'or, à quoi l'on peut ajouter encore cinq pièces pour les habits et cinq pour les bijoux d'orfèvrerie, mais la loi ne permet pas davantage. Du reste, César et les princes, ses successeurs, en souvenir de l'ancienne alliance de Rome avec Massalia, se sont montrés indulgents pour les fautes qu'elle avait commises pendant la guerre civile, et lui ont conservé l'autonomie dont elle avait joui de tout temps, de sorte qu'aujourd'hui elle n'obéit pas, non plus que les villes qui dépendent d'elle, aux préfets envoyés de Rome pour administrer la province. - Voilà ce que nous avions à dire au sujet de Massalia.

6. En même temps que la chaîne de montagnes, où habitent les Salyens, se détourne du couchant et prend une direction plus septentrionale, s'éloignant ainsi peu à peu de la mer, la direction de la côte vers l'ouest tend au contraire à devenir plus marquée ; mais un peu plus loin que Massalia, à 100 stades environ de la ville et à partir d'un grand promontoire qu'avoisinent des carrières de pierre, elle commence à décrire une courbe pour former avec l'Aphrodisium, extrémité du mont Pyréné, le golfe Galatique ou Massaliotique. Ce golfe est double, car du milieu de l'arc qu'il dessine se détache le mont Setius qui, avec l'île voisine de Blascon, divise le golfe en deux bassins. Le plus grand de ces deux bassins forme le golfe Galatique proprement dit, c'est celui où le Rhône décharge ses eaux, le plus petit est le golfe de Narbonne, qui s'étend jusqu'au mont Pyréné. Située au-dessus des bouches de l'Atax et de l'étang Narbonitis, Narbonne est le plus grand emporium ou marché de ces contrées. Il y a pourtant sur les bords du Rhône une autre ville, la ville d'Arelate, dont le marché ne manque pas non plus d'importance. Ces deux villes sont à peu près aussi éloignées l'une de l'autre qu'elles le sont respectivement des promontoires dont nous venons de parler, c'est-à-dire aussi éloignées que Narbonne l'est de l'Aphrodisium et que l'est Arelate du [cap de] Massalia. A droite et à gauche de Narbonne, on voit déboucher différents cours d'eau qui descendent les uns des monts Cemmènes, les autres du mont Pyréné, et qui se trouvent bordés de villes assez peu distantes de la côte pour que de petites embarcations puissent remonter jusque-là. Ceux qui descendent du mont Pyréné sont le Ruscinon et l'Illibirris (12) : ils baignent chacun une ville de même nom. Ajoutons que le Ruscinon passe dans le voisinage d'un lac ou étang, dans le voisinage aussi d'un terrain humide et tout rempli de sources salées, qui n'est qu'à une faible distance de la mer et où l'on n'a qu'à creuser pour pêcher des muges : on fait à cette intention un trou de deux à trois pieds, puis on enfonce dans l'eau bourbeuse un trident, et l'on a bien des chances pour ramener à la surface quelque muge de belle taille, car ce poisson, comme l'anguille, se nourrit de vase. Les deux cours d'eau que nous venons de nommer et qui descendent du mont Pyréné se jettent dans la mer entre Narbonne et l'Aphrodisium ; quant à ceux qu'on voit déboucher de l'autre côté de Narbonne, ils descendent tous du mont Cemmène : c'est de cette chaîne de montagnes, par exemple, que viennent, indépendamment de l'Atax, l'0rbis et l'Arauris, lesquels passent, le premier à Baeterra, ville forte voisine de Narbonne, et le second à Agathé, colonie de Massalia.

7. Bien que le fait de ces poissons qu'on peut pêcher en creusant la terre soit déjà merveilleux en lui-même, la côte que nous venons de décrire nous offre quelque chose de plus merveilleux encore si l'on peut dire. Il s'agit d'une plaine située entre Massalia et les bouches du Rhône à une distance de 100 stades de la mer, et dont le diamètre (elle est de forme circulaire) a également 100 stades. Son aspect lui a fait donner le nom de Champ des Cailloux : elle est couverte, en effet, de cailloux gros comme le poing, sous lesquels pousse de l'agrostis, en assez grande quantité pour nourrir de nombreux troupeaux. Il s'y trouve de plus vers le milieu des eaux [saumâtres qui en se concentrant] deviennent des étangs salés [et qui en s'évaporant] laissent du sel. Toute cette plaine, ainsi que le pays situé au-dessus, se trouve fort exposée aux vents, mais surtout aux ravages du mélamborée, bise glaciale assez forte, dit-on, pour soulever et faire rouler une partie de ces cailloux, voire même pour précipiter des hommes à bas de leurs chariots, en leur enlevant du coup armes et vêtements. Aristote pense que toutes ces pierres ont été vomies à la surface du sol à la suite de quelque tremblement de terre, de la nature de ceux qu'on connaît sous le nom de brastes, et qu'entraînées par leur poids elles ont tout naturellement glissé vers ce fond et s'y sont entassées. Mais, suivant Posidonius, cette plaine n'est autre chose qu'un ancien lac, dont la surface, par suite d'une agitation ou fluctuation violente, s'est solidifiée, puis disloquée en une infinité de pierres toutes également polies, toutes de même forme et de même volume, comme sont les cailloux des rivières et les galets des plages, ressemblance du reste qui avait frappé Aristote aussi bien que Posidonius, mis dont ces auteurs ont cherché la cause, chacun à sa manière. En somme, la double explication qu'ils ont donnée du phénomène offre en soi de la vraisemblance, car il faut nécessairement que des pierres ayant cet aspect et cette disposition aient perdu leur nature primitive et se soient formées d'une concrétion de l'élément liquide, ou détachées de grandes masses rocheuses par le fait de déchirures incessantes [et régulières]. Toutefois Eschyle, qui connaissait déjà le phénomène, soit pour l'avoir observé [par lui-même], soit pour en avoir entendu parler à d'autres, l'avait jugé inexplicable et comme tel l'avait converti en fable. Voici en effet ce qu'il fait dire à Prométhée dans ses vers pour indiquer à Hercule la route qu'il doit suivre du Caucase aux Hespérides :

«Puis tu rencontreras l'intrépide armée des Ligyens, et, si grande que soit ta vaillance, crois-moi, elle ne trouvera rien à redire au combat qui t'attend : à un certain moment (c'est l'arrêt du destin) les flèches te manqueront, sans que ta main puisse trouver sur le sol une seule pierre pour s'en armer, car tout ce terrain est mou. Heureusement, Jupiter aura pitié de ton embarras, il amassera au-dessous du ciel de lourds et sombres nuages, et fera disparaître la surface de la terre sous une grêle de cailloux arrondis, nouvelles armes qui te permettront alors de disperser sans peine l'innombrable armée des Ligyens».

Sur ce, Posidonius demande s'il n'eût pas mieux valu faire pleuvoir ces pierres sur les Ligyens eux-mêmes et les en écraser tous que d'imaginer qu'un héros comme Hercule ait pu avoir besoin de tant de pierres [pour se défendre !]. - Mais non, dirons-nous à notre tour, car il fallait bien donner au héros des armes innombrables, du moment qu'on lui opposait d'innombrables ennemis. Voilà donc un premier point, ce semble, sur lequel le mythographe a raison contre le philosophe ; ajoutons que tout le reste du passage échappe de même à la critique par la précaution que le poète a prise de s'y retrancher derrière un arrêt formel du destin ; et en effet, que l'on se mette une fois à discuter les arrêts de la Providence et du destin, et l'on ne trouvera que trop d'occasions semblables de dire, soit à propos des événements de la vie humaine, soit à propos des phénomènes naturels, que les choses arrangées de certaine façon eussent été mieux que comme elles sont ; qu'il eût mieux valu, par exemple, que l'Egypte dût sa fertilité à des pluies abondantes et non aux crues de l'Ethiopie, qu'il eût mieux valu aussi que Pâris, en faisant voile vers Sparte, pérît dans un naufrage au lien d'expier tardivement, sous les coups de ceux qu'il avait offensés, l'injuste enlèvement d'Hélène, et le trépas de tant de Grecs et de barbares, ce qu'Euripide n'a pas manqué de rapporter à la volonté même de Jupiter

«Car Jupiter, voulant la ruine des Troyens et le châtiment de la Grèce, avait décidé qu'il en serait ainsi».

8. Au sujet des bouches du Rhône, Polybe taxe formellement Timée d'ignorance : il affirme que ce fleuve n'a pas les cinq bouches que Timée lui prête, et qu'il n'en compte que deux en tout. Artémidore, lui, en distingue trois. Ce qu'il y a de sûr c'est que plus tard Marius s'aperçut que, par le fait des atterrissements, l'entrée du fleuve tendait à s'oblitérer et devenait difficile, et qu'il fit creuser un nouveau canal où il dériva la plus forte partie des eaux du Rhône. Il en concéda la propriété aux Massaliotes, pour les récompenser de la bravoure qu'ils avaient déployée pendant sa campagne contre les Ambrons et les Toygènes, et cette concession devint pour eux une source de grands profits, en leur permettant de lever des droits sur tous les vaisseaux qui remontent ou descendent le fleuve. Aujourd'hui, du reste, l'entrée du Rhône se trouve être tout aussi difficile à cause de la violence du courant, et par le fait des atterrissements et du peu d'élévation de la côte, qu'on a peine à apercevoir même de près par les temps couverts, ce qui a donné l'idée aux Massaliotes d'y bâtir des tours en guise de signaux. Les Massaliotes, on le voit, ont pris de toute manière possession du pays, et ce temple de Diane Ephésienne, érigé par eux aux mêmes lieux, sur un terrain choisi exprès, et dont les bouches du fleuve font une espèce d'île, est là encore pour l'attester. Signalons enfin au-dessus des bouches du Rhône un étang salé, qu'on nomme le Stomalimné, et qui abonde en coquillages de toute espèce, ainsi qu'en excellents poissons. Quelques auteurs, ceux-là surtout qui veulent que le fleuve ait sept bouches, comptent cet étang pour une, mais c'est là une double erreur ; car une montagne s'élève entre deux, qui sépare absolument l'étang du fleuve. - Ici se termine ce que nous avions à dire de l'aspect et de l'étendue de la côte comprise entre le mont Pyréné et Massalia.

9. Quant à la côte qui se prolonge dans la direction du Var et de la partie de la Ligystique attenante à ce fleuve, elle nous présente, avec les villes massaliotes de Tauroentium, d'Olbia, d'Antipolis et de Nicaea, la station navale, fondée naguère par César-Auguste sous le nom de Forum Julium : cette station se trouve située entre Olbia et Antipolis, à 600 stades de Massalia. Le Var coule entre les villes d'Antipolis et de Nicaea, mais passe à 20 stades de l'une et à 60 de l'autre, de sorte qu'en vertu de la délimitation actuelle Nicaea se trouve appartenir à l'Italie, bien qu'elle dépende effectivement de Massalia. Nous l'avons déjà dit, ce sont les Massaliotes, qui, se voyant entourés de Barbares, ont bâti ces différentes places : ils voulaient les contenir et s'assurer au moins le libre accès de la mer, puisque du côté de la terre tout était aux mains de leurs ennemis. Tout le pays, en effet, est montagneux et escarpé : il y a bien encore auprès de Massalia une plaine passablement large, mais à l'est de cette ville les montagnes se rapprochent tout à fait de la mer et serrent la côte de si près qu'elles y laissent à peine la place d'un chemin praticable. Le commencement de cette chaîne de montagnes est occupé par les Salyens ; l'autre extrémité l'est par des tribus ligyennes limitrophes de l'Italie, dont il sera parlé plus loin. Nous ferons remarquer seulement dès à présent que, bien qu'Antipolis soit située en dedans des limites de la Narbonnaise, et Nicaea en dedans des limites de l'Italie, celle-ci demeure dans la dépendance de Massalia et fait partie de la Province, tandis qu'Antipolis se trouve rangée au nombre des villes italiques, par suite d'un décret rendu contre les Massaliotes, qui l'a affranchie de leur juridiction.

10. Les îles qui bordent cette portion si étroite de la côte sont, à partir de Massalia, les îles Stoechades : il y en a trois grandes et deux petites. Les Massaliotes les cultivent. Ils y avaient même établi anciennement un poste militaire pour repousser les descentes des pirates, vu que les ports n'y manquent point. Aux Stoechades succèdent les îles de Planasia et de Léron, bien peuplées toutes deux. Léron, qui plus est, possède un heroon, celui du héros Léron. Elle est située juste en face d'Antipolis. Il y a bien encore, soit en face de Massalia, soit en face de tel autre point de la côte que nous venons de décrire, quelques petites îles, mais aucune ne mérite d'être mentionnée ici. Quant aux ports, sauf celui de Forum Julium, qui est considérable, et celui de Massalia, ils sont généralement de médiocre grandeur. Tel est par exemple le port Oxybius, qui tire son nom des Ligyens Oxybiens. Nous n'en dirons pas davantage sur cette partie de la côte.

11. Passons à la contrée qui s'étend immédiatement au-dessus : cette contrée, qui emprunte une configuration particulière aux montagnes dont elle est enveloppée et aux fleuves qui la sillonnent, notamment au Rhône, le plus considérable de tous, et celui qu'on peut remonter le plus haut vu le grand nombre d'affluents dont son cours est grossi, cette contrée demande à être décrite méthodiquement. Avançons-nous donc à partir de Massalia dans le pays compris entre les Alpes et le Rhône, nous y trouvons d'abord les Salyens, dont le territoire mesure 500 stades jusqu'au Druentias ; puis, le bac nous passe à Cavallion, et là nous mettons le pied sur le territoire des Cavares, qui s'étend à son tour jusqu'au confluent de l'Isar et du Rhône, c'est-à-dire jusqu'au point où le mont Cemmène vient en quelque sorte rejoindre le Rhône. Depuis le Druentias jusqu'ici, la distance parcourue est de 700 stades. Seulement, tandis que les Salyens, [dans les limites que nous avons marquées,] occupent à la fois la plaine et les montagnes qui la dominent, les Cavares ont au-dessus d'eux, dans la montagne, les Vocontiens, les Tricoriens, les Iconiens et les Médylles. Il y a encore d'autres rivières qui, entre le Druentias et l'Isar, descendent des Alpes pour s'unir au Rhône ; nous en citerons deux notamment qui entourent [Luerion], la ville des Cavares, et qui confondent leurs eaux avant de se jeter dans le fleuve, et une troisième, le Sulgas, qui a son confluent près de la ville de Vindalum, à l'endroit même où Cnaeus [Domitius] Aenobarbus tailla en pièces, dans une grande bataille rangée, plusieurs myriades de Gaulois. Dans ce même intervalle du Druentias et de l'Isar, on remarque plusieurs places importantes, telles que Avenion, Arausion et Aeria, ville bien nommée, nous dit Artémidore, en ce qu'elle occupe, tout au haut d'une montagne fort élevée, une situation vraiment aérienne. En général, le pays n'offre que plaines et beaux pâturages, mais, pour aller d'Aeria à [Luerion], il faut franchir encore dans la montagne plusieurs défilés étroits et obstrués par des bois. Au point de jonction de l'Isar, du Rhône et du mont Cemmène, Q. Fabius Maximus Aemilianus, avec moins de trente mille hommes, tailla en pièces deux cent mille Gaulois ; après quoi il éleva aux mêmes lieux un trophée en marbre blanc, ainsi que deux temples qu'il dédia, l'un, à Mars, l'autre, à Hercule. Depuis l'Isar, maintenant, jusqu'à Vienne, capitale des Allobriges, qui s'élève sur les bords mêmes du Rhône, on compte 320 stades ; puis, un peu au-dessus de Vienne, au confluent de l'Arar et du Rhône, est la ville de Lugdunum. La distance, quand on s'y rend par terre, c'est-à-dire en traversant le territoire des Allobriges, est de 200 stades environ ; elle est un peu plus forte si l'on remonte le fleuve. Les Allobriges, qui entreprirent naguère tant d'expéditions avec des armées de plusieurs myriades d'hommes, en sont réduits aujourd'hui à cultiver cette plaine et les premières vallées des Alpes. En général, ils vivent dispersés dans des bourgs, toute la noblesse pourtant habite Vienne, simple bourg aussi dans l'origine, bien qu'elle portât déjà le titre de métropole de toute la nation, mais dont ils ont fini par faire une ville. Elle est située, [avons-nous dit,] sur le Rhône. Le fleuve descend des Alpes déjà si fort, si impétueux, que, même au sein du lac Lemenna qu'il traverse, son courant demeure visible sur un espace de plusieurs stades ; il se répand dans les plaines du pays des Allobriges et des Ségosiaves, et reçoit l'Arar, près de Lugdunum, ville des Ségosiaves. L'Arar vient aussi des Alpes ; il forme la limite entre les Séquanes, les Aeduens et les [Lingons], puis reçoit le Dubis, autre rivière navigable, descendue également de la chaîne des Alpes ; dès là réunis sous le nom d'Arar, qui a prévalu, ces deux cours d'eau vont se mêler au Rhône, dont le nom prévaut à son tour, et qui poursuit son cours sur Vienne. Il est remarquable que ces trois fleuves commencent par se porter au nord, pour tourner ensuite au couchant, mais qu'aussitôt après leur réunion leur courant commun fait un nouveau coude vers le sud et qu'en se grossissant au fur et à mesure des autres rivières [dont nous avons parlé ci-dessus] il conserve cette direction au midi jusqu'au point où, pour gagner la mer, il se divise en plusieurs branches. - Telle est la configuration de la contrée comprise entre les Alpes et le Rhône.

12. De l'autre côté du fleuve, ce sont les Volces qui occupent la plus grande partie du pays, les Volces dits Arécomisques. Narbonne passe pour être leur port, il serait plus juste de dire qu'elle est celui de la Gaule entière, tant elle surpasse les autres villes maritimes par l'importance et l'activité de son commerce. Les Volces touchent au Rhône et voient s'étendre en face d'eux, sur la rive opposée, les possessions des Salyens et des Cavares, [disons mieux, des Cavares seuls,] car le nom de ce peuple l'a emporté sur tous les autres, et l'on commence à ne plus appeler autrement les Barbares de cette rive, lesquels d'ailleurs ne sont plus, à proprement parler, des Barbares, vu qu'ils tendent de plus en plus à prendre la physionomie romaine, adoptant tous la langue, les moeurs, voire même quelques-uns les institutions des Romains. D'autres peuples, ceux-là faibles et obscurs, s'étendent des frontières des Arécomisques au mont Pyréné. La métropole des Arécomisques, Nemausus, bien inférieure à Narbonne en ce qu'on n'y voit pas la même affluence d'étrangers et de commerçants, forme en revanche une commune, une cité plus considérable. Elle a en effet dans sa dépendance vingt-quatre bourgs, tous extrêmement populeux, et dont les habitants, unis aux siens par le sang, diminuent naturellement par leurs contributions les charges qui pèsent sur elle. De plus, comme elle jouit du droit latin, quiconque y a été revêtu de l'édilité ou de la questure devient par cela seul citoyen romain, et le même privilège dispense la nation tout entière d'obéir aux ordres des préfets envoyés de Rome. La ville de Nemausus est située sur la route même qui conduit d'Ibérie en Italie, mais cette route, excellente l'été, est toute fangeuse en hiver, voire au printemps ; il lui arrive même quelquefois d'être tout entière envahie et coupée par les eaux. Sans doute on peut passer quelques-uns des fleuves qu'on rencontre à l'aide de bacs ou de ponts, bâtis, soit en bois, soit en pierre, mais la grande difficulté consiste dans le passage des torrents : or, il n'est pas rare de voir, jusqu'à l'entrée de l'été, descendre de la chaîne des Alpes de ces torrents que produit la fonte des neiges. La route en question, avons-nous dit, a deux branches, l'une qui va droit aux Alpes en traversant le territoire des Vocontiens (c'est la plus courte), et l'autre qui longe la côte appartenant aux Massaliotes et aux Ligyens : celle-ci est, à la vérité, plus longue, mais les cols qu'elle a à franchir pour entrer en Italie sont plus faciles, parce qu'en cet endroit les montagnes commencent à s'abaisser sensiblement. Ajoutons que Nemausus se trouve à 100 stades environ de la rive droite du Rhône prise à la hauteur de Taruscon, petite ville bâtie sur la rive gauche, et qu'elle est d'autre part à 720 stades de Narbonne. Plus près maintenant du mont Cemmène, disons mieux, sur tout le versant méridional de la chaîne, d'une extrémité à l'autre, habitent les Volces Tectosages en compagnie de quelques autres peuples. Il sera question de ceux-ci plus loin : parlons d'abord des Tectosages.

13. Leurs possessions partent du mont Pyréné et empiètent même quelque peu sur le versant septentrional des monts Cemmènes. Il s'y trouve de riches mines d'or. On peut juger de ce qu'étaient anciennement la puissance de cette nation et le nombre de ses guerriers par ce seul fait qu'on la vit, à la suite de discordes intestines, chasser de son sein en une fois une multitude de ses enfants, et qu'une partie de cette bande, grossie d'autres proscrits de différentes nations, suffit à occuper toute la portion de la Phrygie, limitrophe de la Cappadoce et de la Paphlagonie. Au moins est-ce ce qui ressort de la présence en ce pays d'une nation portant le nom de Tectosages. Effectivement, des trois nations qui se le partagent, il y en a une, celle qui occupe Ancyre et les environs de cette ville, qui s'appelle ainsi. Quant aux deux autres peuples connus sous les noms de Trocmes et de Tolistobogiens, sans doute ils sont venus aussi de la Gaule, leur confraternité avec les Tectosages donne lieu de le croire, mais de quelle partie de la Gaule sont-ils sortis ? C'est ce que nous ne saurions préciser, car nous n'avons pas ouï dire qu'il existât actuellement en Gaule, soit dans la Gaule transalpine, soit dans la Gaule cisalpine, soit au sein des Alpes, de peuples nommés Trocmes et Tolistobogiens. Ce qui est présumable, c'est qu'ils se seront éteints par suite de trop fréquentes migrations, comme il est arrivé pour tant d'autres peuples, notamment pour la nation des Prauses, car nous savons par différents auteurs que Brennus (le Brennus qui assaillit Delphes) était Prause d'origine sans pouvoir dire cependant aujourd'hui où habitait cette ancienne nation. Les Tectosages étaient aussi, dit-on, de l'expédition contre Delphes, on assure même que les trésors trouvés dans la ville de Tolossa par le général romain Caepion provenaient d'une partie des dépouilles de Delphes, grossie, il est vrai, des offrandes qu'ils avaient faites ensuite à Apollon sur leurs propres richesses, et dans le but d'apaiser le courroux de ce Dieu, et que c'est pour avoir touché à ces trésors sacrés, que Caepion finit ses jours si misérablement, loin de sa patrie d'où il avait été chassé comme sacrilège, et loin de ses filles, qui, livrées par décret à la prostitution, s'il faut en croire Timagène, périrent à leur tour d'une mort honteuse. Toutefois, la version de Posidonius semble plus vraisemblable : il fait remarquer que les richesses trouvées à Tolossa, soit dans l'enceinte du temple, soit au fond des lacs sacrés, représentaient une valeur de 15000 talents, toute en matières non travaillées, en lingots d'or et d'argent bruts, et que le temple de Delphes, à l'époque [où il avait été pris par les Gaulois], ne contenait plus de semblables richesses, ayant été pillé par les Phocidiens durant la guerre sacrée ; que ce qui pouvait s'y trouver encore avait dû être partagé entre beaucoup de mains ; qu'il était probable d'ailleurs que les vainqueurs n'avalent pu regagner leurs foyers, ayant été, après leur départ de Delphes et pendant toute leur retraite, assaillis de mille maux et forcés finalement par la discorde de se disperser de tous côtés. Mais, comme la contrée est très riche en mines d'or, et que les habitants (Posidonius n'est pas seul à le dire) sont à la fois très superstitieux et très modestes dans leur manière de vivre, il s'y était formé sur différents points des trésors. Les lacs ou étangs sacrés notamment offraient des asiles sûrs où l'on jetait l'or et l'argent en barre : les Romains le savaient, et quand ils se furent rendus maîtres du pays, ils vendirent ces lacs ou étangs sacrés au profit du trésor public, et plus d'un acquéreur y trouve aujourd'hui encore des lingots d'argent battu ayant la forme de pierres meulières. Le temple de Tolossa, vénéré comme il était de toutes les populations à la ronde, leur offrait aussi un asile inviolable, et naturellement les richesses s'y étaient accumulées, la piété multipliant ses offrandes, en même temps que la superstition empêchait d'y porter la main.

14. Tolossa est située dans la partie la plus étroite de l'isthme compris entre l'Océan et la mer de Narbonne, lequel mesure, au dire de Posidonius, moins de 3000 stades de largeur. Mais à ce propos-là revenons encore (la chose en vaut la peine) sur ce que nous avons dit plus haut de la correspondance, en quelque sorte symétrique, qui existe entre les différents fleuves de la Gaule et par suite entre les deux mers Intérieure et Extérieure. On trouve, en effet, pour peu qu'on y réfléchisse, que cette circonstance constitue le principal élément de prospérité du pays, en ce qu'elle facilite entre les différents peuples qui l'habitent l'échange des denrées et des autres produits nécessaires à la vie, et quelle établit entre eux une communauté d'intérêts d'autant plus profitable, qu'aujourd'hui, libres de toute guerre, ces peuples s'appliquent avec plus de soin à l'agriculture et se façonnent davantage au genre de vie des nations civilisées. On serait même tenté de croire ici à une action directe de la Providence, en voyant les lieux disposés, non pas au hasard, mais d'après un plan en quelque sorte raisonné. Ainsi, le Rhône, qui peut déjà lui-même être remonté très haut, et l'être par des embarcations pesamment chargées, donne, en outre, indirectement accès dans beaucoup de cantons, par la raison que ses affluents sont également navigables et peuvent aussi transporter les plus lourds fardeaux : les marchandises reçues d'abord par l'Arar passent ensuite dans le Dubis, affluent de l'Arar ; puis on les transporte par terre jusqu'au Sequanas, dont elles descendent le cours, et ce fleuve les amène au pays des Lexoviens et des Calètes, sur les côtes mêmes de l'Océan, d'où elles gagnent enfin la Bretagne en moins d'une journée. Seulement, comme le Rhône est rapide et difficile à remonter, il y a telles marchandises de ces cantons (toutes celles notamment qu'on expédie de chez les Arvernes pour être embarquées sur le Liger), qu'on aime mieux envoyer par terre sur des chariots. Ce n'est pas que le Rhône, en certains points de son cours, ne se rapproche sensiblement de l'autre fleuve, mais, la route de terre étant toute en plaine et peu longue elle-même (elle n'est guère que de 800 stades) invite à ne pas remonter le Rhône, d'autant qu'il est toujours plus facile de voyager par terre. A cette route succède la voie commode du Liger, fleuve qui descend des monts Cemmènes et va se jeter dans l'Océan. Si c'est de Narbonne qu'on part, on commence par remonter le cours de l'Atax, mais sur un espace peu étendu ; le trajet qu'on fait ensuite par terre jusqu'au Garounas est plus long, mesurant à peu près 7 à 800 stades ; après quoi, par le Garounas, comme par le Liger, on atteint l'Océan. - Ici finit ce qui se rapporte aux peuples de la Province narbonnaise, autrement dit aux Celtes, pour nous servir de l'ancienne dénomination : car j'ai idée que c'est aux habitants de ladite province que les Grecs ont emprunté ce nom de Celtes qu'ils ont ensuite étendu à l'ensemble des populations de la Gaule, soit que ce nom leur ait paru plus illustre que les autres, soit que l'avantage qu'avait le peuple qui le portait d'être si proche voisin des Massaliotes ait contribué surtout à le leur faire choisir.


III-5 Sommaire IV-2