IV, 6 - Les peuples des Alpes

Carte Spruner (1865)

1. Nous avons fini de décrire la Gaule Transalpine et les différentes nations qui l'occupent, nous allons, avant de passer à la description générale de l'Italie, parler des Alpes mêmes et des populations qui les habitent en suivant l'ordre marqué par la nature des lieux. Les Alpes ne commencent pas, ainsi que certains auteurs l'ont prétendu, au port de Monoecus, mais on peut dire qu'elles commencent aux mêmes points que les Apennins, puisque entre Genua, emporium ou marché des Ligyens des environs duquel part l'Apennin, et Vada Sabatorum, autrement dit les Marais de Sabota, d'où part la chaîne des Alpes, il n'y a que 260 stades de distance. Ajoutons qu'à 370 stades de Sabata est la ville d'Albingaunum où habite la tribu ligyenne des Ingaunes, et que, dans l'intervalle de 480 stades qui sépare cette ville du port de Monoecus, s'élève Albium Intemelium, autre ville considérable habitée par les Intéméliens. Or, entre autres preuves que les Alpes commencent à Sabata, on invoque les noms mêmes de ces deux villes, on fait remarquer que ce qui se dit aujourd'hui Alpia, voire même Alpina, se disait anciennement Albia, témoin ce pic élevé du pays des Japodes, voisin du mont Ocra et des Alpes, et qu'on appelle aujourd'hui encore Albius mons, comme pour marquer que la chaîne des Alpes se prolonge jusque-là.

2. Et l'on en conclut que, comme les Ligyens se divisaient en Ingaunes et en Intéméliens, on a bien pu, pour distinguer les deux colonies ou établissements fondés par ce peuple sur le bord de la mer, appeler l'un Albium Intemelium, autrement dit l'Intemelium des Alpes, et l'autre [Albium Ingaunum] ou mieux Albingaunum par manière de contraction. Notons cependant qu'à ces deux tribus ou divisions de la nation Ligyenne Polybe en ajoute deux autres, la tribu des Oxybiens et celle des Déciètes. En général toute cette côte, allant depuis le port de Monoecus jusqu'à la Tyrrhénie, est droite et dépourvue d'abris autres que des mouillages et ancrages sans profondeur ; ajoutons qu'elle est bordée de montagnes dont les escarpements vraiment prodigieux ne laissent le long de la mer qu'un passage très étroit. Les habitants, tous Ligyens d'origine, ne vivent guère que des produits de leurs troupeaux, de laitage surtout et d'une sorte de boisson faite avec de l'orge ; ils occupent certaines positions sur la côte, mais préfèrent pour la plupart le séjour de la montagne. Ils ont là en quantité du bois pouvant servir aux constructions navales (d'énormes arbres notamment qui ont jusqu'à huit pieds de diamètre), en quantité aussi du bois richement veiné et propre à faire d'aussi belles tables que celles qu'on fait en bois de thuya. Ils font descendre ces bois vers l'emporium ou marché de Genua, et y joignent du bétail, des peaux, du miel, qu'ils échangent là contre de l'huile et des vins d'Italie, car le vin qu'ils font chez eux, en petite quantité d'ailleurs, sent la poix et est âpre au goût. C'est de leur pays qu'on tire les chevaux et les mulets appelés ginnes, ainsi que les tuniques et les saies dites ligystines. Enfin, l'on y trouve en abondance le lingurium, précieuse substance appelée quelquefois aussi electrum. Ces peuples ne combattent guère à cheval, mais leurs hoplites et leurs gens de trait sont excellents. De ce qu'ils portent des boucliers d'airain, on a conjecturé qu'ils étaient Grecs.

3. Le port de Monoecus ne saurait contenir beaucoup de bâtiments ni des bâtiments d'un fort tonnage. Il s'y trouve un temple d'Hercule dit Monoecus : d'où l'on peut inférer que le littoral Massaliotique s'étendait naguère jusque-là. La distance jusqu'à Antipolis est d'un peu plus de 200 stades. D'Antipolis, maintenant, à Massalia, voire même un peu au delà, les Alpes qui bordent la côte sont habitées par les Salyens ; la côte elle-même sur certains points nous offre des Salyens mêlés aux Grecs. Dans les anciens auteurs grecs les Salyens sont appelés Ligyens et le nom de Ligystique désigne tout le territoire dépendant de Massalia ; les auteurs plus modernes nomment les Salyens Celtoligyens et leur attribuent tout le pays de plaine qui s'étend jusqu'à Luerion et au Rhône, ajoutant qu'ils tiraient de ce pays non seulement de l'infanterie, mais aussi beaucoup de cavalerie, et qu'ils l'avaient partagé en dix cantons. De tous les peuples de la Gaule Transalpine celui-ci fut le premier soumis par les Romains ; toutefois, pour le réduire, les Romains avaient dû lui faire une longue guerre, en même temps qu'aux Ligyens [proprement dits] qui leur fermaient la route de l'Ibérie le long de la mer. Ces derniers en effet exerçaient leurs brigandages sur terre comme sur mer et disposaient de forces si considérables que ladite route était devenue presque impraticable même pour de grands corps d'armée. Ce ne fut qu'après quatre-vingts ans de guerre que les Romains obtinrent d'eux, et encore à grande peine, de laisser sur une largeur de 12 stades le long de la côte le passage libre au public. Mais ayant réussi depuis à réduire la nation tout entière ils lui ont imposé un tribut et se sont réservé à eux-mêmes l'administration du pays.

4. Aux Salyens, dans la partie septentrionale de la chaîne des Alpes, succèdent les Albiéens, les Albièques et les Vocontiens. Ces derniers s'étendent jusqu'aux Allobriges et les vallées considérables qu'ils occupent au sein de la chaîne des Alpes ne le cèdent en rien à celles de ce peuple. De plus, tandis que les Allobriges et les Ligyens dépendent des préteurs que Rome envoie dans la Narbonnaise, les Vocontiens jouissent du même avantage que les Volces des environs de Nemausus dont nous avons parlé plus haut, et ne dépendent que d'eux-mêmes. Des différents peuples Ligyens, maintenant, compris entre le Var et Genua, les uns, ceux du littoral, sont censés Italiens ; quant aux autres, quant aux Ligyens de la montagne, ils sont administrés, comme c'est le cas en général de tous les peuples demeurés complètement barbares, par un préfet envoyé de Rome et toujours choisi dans l'ordre équestre.

5. Les peuples qui viennent après les Vocontiens sont les Iconiens, les Tricoriens, et plus loin, sur les dernières cimes des Alpes, les Médulles. Ces dernières cimes s'élèvent tout à fait à pic : on compte 100 stades pour y monter, et autant pour redescendre de l'autre côté jusqu'à la frontière d'Italie. Une fois en haut l'on découvre, au fond de certaines dépressions de la montagne, d'abord un grand lac, puis deux sources assez rapprochées, de l'une desquelles s'échappent le Druentias, véritable torrent qui se précipite dans le Rhône, et, à l'opposite du Druentias, le Durias : [je dis à l'opposite], car cette rivière va s'unir au Padus et traverse là tout le territoire des Salasses pour entrer, ensuite dans la Gaule Cisalpine. De l'autre source, mais bien au dessous des lieux que nous venons d'indiquer, jaillit le Padus même : fort et rapide à sa naissance ce fleuve à mesure qu'il avance, prend, avec plus de volume, une allure plus douce ; car à peine est-il entré dans les plaines que de nombreux affluents viennent, en le grossissant, élargir ses rives, et, naturellement, cette diffusion de ses eaux dissémine et amortit la force de son courant. Devenu ainsi le plus grand des fleuves de l'Europe après l'Ister, il débouche dans la mer Adriatique. Pour en revenir aux Médulles, c'est juste au-dessus du confluent de l'Isar et du Rhône qu'ils se trouvent placés.

6. Du côté opposé, c'est-à-dire sur le versant italien de la chaîne des Alpes, habitent les Taurins, nation ligystique, et, avec les Taurins, maintes autres tribus de même origine, celles-là notamment qui forment la population des deux districts connus sous les noms de terre de Donnas et de terre de Cottius. Immédiatement après ces tribus ligyennes, de l'autre côté du Padus, commence le territoire des Salasses ; puis, au-dessus des Salasses, sur la crête même des Alpes, on rencontre successivement les Centrons, les Catoriges, les Varagres, les Nantuates, le lac Lemenna que traverse le Rhône et finalement la source de ce fleuve. Les sources du Rhin ne sont guère loin de là, non plus que le mont Adulas, des flancs duquel descend, en même temps que le Rhin qui coule au nord, l'Aduas, qui se dirige juste à l'opposite et va se jeter dans le lac Larius : on nomme ainsi le lac voisin de Côme. Au-dessus de Côme, ville bâtie au pied même des Alpes, habitent, d'un côté (du côté de l'est), les Rhaetiens et les Vennons, et, du côté opposé, les Lépontiens, les Tridentins, les Stones et maintes autres petites peuplades qui, réduites par la misère à vivre de brigandage, inquiétaient autrefois l'Italie, mais qui sont aujourd'hui ou à peu près détruites ou complètement domptées, de sorte qu'on voit les passages dans la montagne, si peu nombreux naguère et si peu praticables, se multiplier sur leurs terres et offrir au voyageur, avec la plus complète sécurité contre les dangers venant des hommes, tout ce que l'art a pu faire pour prévenir les accidents. On doit en effet à César Auguste, outre l'extermination des brigands, la construction de routes aussi bonnes en vérité que le comportait l'état des lieux. Seulement il eût été impossible de forcer partout la nature, [impossible, par exemple, de frayer un passage sûr] entre des rochers à pic et d'effroyables précipices ouverts sous les pieds, abîmes sans fond où l'en tombe infailliblement pour peu qu'on s'écarte du sentier tracé ; or, notez qu'en certains endroits la route est tellement étroite qu'elle donne le vertige aux piétons, voire même aux bêtes de somme qui ne la connaissent point, car, pour celles du pays, elles y passent sans broncher et cela avec les plus lourdes charges. A cet inconvénient, on le voit, il n'y avait nul remède, non plus qu'aux éboulements de ces masses énormes de neige qui forment la couche supérieure des glaciers, éboulements capables d'enlever des convois tout entiers et de les entraîner au fond des précipices qui bordent la route. Il y a, on le sait, dans un glacier beaucoup de couches différentes et superposées horizontalement les unes aux autres par la raison que la neige durcit et se cristallise à mesure qu'elle tombe et s'amasse ; or il arrive incessamment, et la plupart du temps pour un rien, que les couches supérieures se détachent de celles qu'elles recouvrent avant que les rayons du soleil aient eu le temps de les faire fondre entièrement.

7. Le territoire des Salasses se compose pour la majeure partie d'une vallée profonde enfermée entre deux montagnes ; mais il y a aussi telles de leurs possessions qui atteignent en s'élevant la crête même des Alpes. On peut donc, quand on vient d'Italie et qu'on veut franchir les Alpes, prendre la route qui suit ladite vallée. Une fois au bout de la vallée on voit la route qui se bifurque ; l'une des branches se dirige sur le mont Poeninus, mais devient impraticable aux chariots vers le point culminant du passage ; quant à l'autre branche, qui est la plus occidentale des deux, elle traverse le pays des Centrons. Le territoire des Salasses a un autre avantage, celui de contenir des mines d'or : anciennement, au temps de leur puissance, les Salasses avaient la propriété pleine et entière de ces mines, de même qu'ils étaient les seuls maîtres des passages dans cette partie des Alpes. La proximité du Durias contribuait singulièrement à faciliter leur exploitation en leur fournissant l'eau nécessaire au lavage des terrains aurifères, d'autant qu'ils avaient multiplié en tous sens les canaux de dérivation jusqu'à épuiser même le courant commun. Seulement, ce qui les aidait, eux, à chercher et à trouver l'or gênait beaucoup les populations agricoles des plaines situées plus bas, en privant celles-ci de la faculté d'arroser leurs terres, que le fleuve autrement n'eût pas manqué de fertiliser, puisqu'elles se trouvent placées juste en aval de ses sources, et il s'ensuivait naturellement un état de guerre perpétuel entre les Salasses et leurs voisins. Vint l'époque des conquêtes romaines : les Salasses ne purent rester en possession de leurs mines ni de leur vallée ; mais, comme ils occupaient toujours la montagne, ils eurent encore la ressource de vendre l'eau aux publicains qui avaient affermé lesdites mines. Par malheur, l'avarice des publicains donnait lieu à de fréquents démêlés, et ces démêlés fournissaient aux légats romains, si avides en général de succès militaires, autant de prétextes pour faire renaître la guerre. Jusque dans ces derniers temps les Salasses ont donc vécu avec les Romains dans une alternative continuelle d'hostilités et de trêves, conservant néanmoins une certaine puissance et continuant à faire par leurs brigandages beaucoup de mal à ceux qui, pour franchir les Alpes, avaient à passer sur leurs terres. Ainsi, quand Decimus Brutus s'enfuit de Mutine, il dut leur payer, pour lui et ses gens, une drachme par tête ; et, quand Messala prit ses quartiers d'hiver dans leur voisinage, il ne put obtenir d'eux qu'à prix d'or le bois dont il avait besoin, tant le bois à brûler que le bois d'orme pour faire les hampes des javelots et les armes à exercer le soldat. Ils osèrent, qui plus est, un certain jour, enlever l'argent du fisc, et, plus d'une fois, en feignant de travailler soit à réparer leurs routes, soit à jeter des ponts sur les torrents des Alpes, il leur arriva de faire rouler d'énormes quartiers de roche sur des détachements en marche. Enfin Auguste réussit à les réduire complètement : il les fit alors transporter en masse à Eporedia, et donna ordre qu'on les vendît comme esclaves sur le marché de cette ville, colonie romaine fondée naguère justement pour servir de boulevard contre les incursions des Salasses, mais qui avait eu grande peine à se maintenir, tant que la nation n'avait pas été anéantie. Il y avait en tout 36 000 captifs et dans le nombre 8000 guerriers valides. Terentius Varron, le même général qui les avait vaincus, les vendit tous à l'encan ; puis César ayant fait partir pour ces pays 3000 Romains y fonda la ville d'Augusta sur l'emplacement même du camp de Varron. Aujourd'hui toute la contrée environnante jusqu'aux cols les plus élevés des Alpes se trouve absolument pacifiée.

8. Dans la partie S. E. des Alpes, près des Helvètes et des Boiens, dont ils dominent les plaines, sont les Rhaetiens et les Vindoliciens. Les Rhoetiens s'étendent jusqu'à la frontière d'Italie au-dessus de Vérone et de Côme : le vin Rhaetique, qu'on prise à l'égal des plus fameux vins d'Italie, se récolte là, sur les premières pentes des montagnes occupées par les Rhaetiens, dont le territoire se prolonge d'autre part jusqu'au bassin du Rhin. Les Lépontiens et les Camunes sont des tribus Rhaetiennes. Quant aux Vindoliciens, ils bordent, ainsi que les Noriques, le versant extérieur des Alpes et se trouvent presque partout mêlés aux Breunes et aux Genaunes, lesquels appartiennent déjà à l'Illyrie. Tous ces peuples, par leurs continuelles incursions, ont longtemps inquiété les cantons de l'Italie les plus rapprochés d'eux, ainsi que les frontières des Helvètes, des Séquanes, des Boiens et des Germains. Mais il y en avait dans le nombre qui étaient réputés plus turbulents que les autres, c'étaient, parmi les Vindoliciens, les Licattiens, les Clautenatiens et les Vennons, et, parmi les Rhaetiens, les Rucantiens et les Cotuantiens. Les Estions comptent aussi parmi les tribus Vindoliciennes, et les Brigantiens pareillement. Les principales villes de la Vindolicie sont Brigantium, Cambodunum, et aussi Damatia, qui est comme l'acropole ou le château fort des Licattiens. Le fait suivant pourra du reste faire juger de l'acharnement de ces brigands contre les Italiens : toutes les fois qu'ils surprennent un village ou une ville, non seulement ils égorgent en masse la population virile, mais ils étendent leur fureur jusqu'aux petits garçons à la mamelle, et, sans s'arrêter là encore, ils massacrent les femmes enceintes que leurs prêtres ou devins leur désignent comme devant mettre au jour des fils.

9. Tout près, maintenant, et du fond de l'Adriatique et du territoire d'Aquilée, habitent différentes peuplades qui font partie des Noriques et des Carnes. Les Taurisques eux-mêmes comptent parmi les Noriques. Tous ces peuples faisaient de fréquentes incursions en Italie, mais Tibère et Drusus, son frère, y mirent fin en une seule campagne d'été et voilà déjà trente-trois ans qu'ils vivent dans une paix profonde acquittant exactement leurs tributs. Dans toute l'étendue de la chaîne des Alpes il y a bien, à vrai dire, quelques plateaux offrant de bonnes terres arables ainsi qu'un certain nombre de vallées bien cultivées ; généralement pourtant, et surtout vers les sommets où toutes ces populations de brigands s'étaient concentrées de préférence, l'aspect des Alpes, par le froid qui y règne, comme par l'âpreté naturelle du sol, est celui de la stérilité et de la désolation. Souvent même c'est à la disette dont souffraient les populations de la montagne, c'est au dénuement absolu dans lequel elles se trouvaient que les habitants des plaines ont dû de se voir préservés de leurs incursions, vu qu'alors les montagnards avaient tout intérêt à ne pas se fermer les seuls marchés où ils pouvaient se procurer les denrées dont ils manquaient en échange de la résine, de la poix, des torches, de la cire, du fromage, et du miel qui font toute la richesse de leur pays. Au-dessus des Carnes est le mont Apennin : on y remarque un grand lac dont les eaux s'écoulent dans le fleuve [Isargus], lequel va se jeter dans l'Adriatique après s'être grossi de l'Atagis [ou Athesis]. Du même lac sort un autre fleuve, [l'Aenus], qui va s'unir à l'Ister. L'Ister prend sa source aussi dans la chaîne des Alpes, mais c'est dans la partie qui s'offre à nous divisée en plusieurs branches distinctes et hérissée d'une infinité de pics ou de sommets. Les Alpes, on le sait, présentent d'abord, en s'éloignant de la Ligystique, une ligne continue et de hauteur uniforme, ce qui leur donne l'aspect d'une seule et même montagne, puis elles s'interrompent et s'abaissent brusquement, mais pour se relever bientôt et pour se fractionner alors en plusieurs chaînes que dominent un très grand nombre de pics. Une première chaîne ou arête, encore assez peu élevée, commence au delà du Rhin et du lac formé par ce fleuve et court droit à l'E. : or, c'est là, dans le voisinage des Suèves et de la forêt Hercynienne, que l'Ister a ses sources. D'autres chaînes inclinent dans la direction de l'Illyrie et de la mer Adriatique : les plus remarquables sont le mont Apennin, dont il a été question plus haut, le mont Tulle, le mont Phligadie et la chaîne qui domine le territoire des Vindoliciens et où prennent naissance le Duras, le Clanis et plusieurs cours d'eau encore, véritables torrents, tous tributaires de l'Ister.

10. Les Iapodes, qui ne sont déjà plus qu'un mélange d'Illyriens et de Celtes, habitent la même partie des Alpes, dans le voisinage principalement du mont Ocra. Ils comptaient autrefois un grand nombre de guerriers et s'étaient fait redouter au loin par leurs brigandages ; mais, ayant été vaincus dans plusieurs combats par César Auguste, ils sont restés complètement épuisés à la suite de leurs défaites. Leurs villes sont Metulum, Arupini, Monetium et Vendon. Plus loin, dans la plaine, est la ville de Segestica, dont les murs sont baignés par le [Saüs] affluent de l'Ister : cette ville est très favorablement située pour servir de base d'opération ou de place d'armes contre les Daces. Le mont Ocra est le point le plus bas de la partie des Alpes attenante au territoire des Carnes et sert de passage ordinaire aux marchandises venant d'Aquilée : de lourds chariots amènent ces marchandises à [Nauportus]), c'est-à-dire à une distance d'Aquilée qui n'excède guère 400 stades, puis elles descendent de là par les rivières jusqu'à l'Ister et aux différents pays qui bordent ce fleuve. Comme Nauportus est en effet bâtie sur une rivière navigable, qui vient d'Illyrie et se jette dans le Saüs, lesdites marchandises peuvent aisément descendre jusqu'à Segestica et être amenées de la sorte au coeur de la Pannonie et du pays des Taurisques. Le Saüs reçoit encore près de la même ville un autre affluent navigable, le Colapis, qui, comme lui, descend des Alpes. - Les Alpes nourrissent des chevaux et des taureaux sauvages. Polybe y signale, en outre, la présence d'un animal singulier, ayant la forme d'un cerf, mais l'encolure et le poil d'un sanglier, avec une sorte de noix sous le menton longue à peu près d'un empan, toute velue à son extrémité et aussi grosse, aussi charnue que la queue d'un poulain.

11. Des différents chemins de montagne qui font communiquer l'Italie avec la Gaule transalpine et septentrionale, c'est celui du pays des Salasses qui mène à Lugdunum. Ce chemin, avons-nous dit, a deux branches, l'une qui peut être parcourue en chariot, mais qui est de beaucoup la plus longue (c'est celle qui traverse le territoire des Centrons), l'autre qui franchit le mont Poeninus et raccourcit ainsi la distance, mais qui n'offre partout qu'un sentier étroit et à pic. Comme la ville de Lugdunum s'élève au centre même de la Gaule et que, par sa situation au confluent de deux grands fleuves et à proximité des différentes parties de la contrée, elle en est pour ainsi dire l'acropole ou la citadelle, Agrippa l'a choisie pour en faire le point de départ des grands chemins de la Gaule, lesquels sont au nombre de quatre et aboutissent, le premier, chez les Santons et en Aquitaine, le second au Rhin, le troisième à l'Océan et le quatrième dans la Narbonnaise et à la côte massaliotique. On peut cependant encore, en laissant sur sa gauche Lugdunum et le pays situé juste au-dessus de cette ville, prendre dans le Poeninus même un autre sentier, passer au bout de ce sentier soit le Rhône, soit le lac Lemenna, pour entrer dans les plaines des Helvètes, puis, par un des cols du Mont Joras, pénétrer sur le territoire des Séquanes et gagner ensuite, chez les Lingons, l'endroit où se bifurquent le grand chemin du Rhin et celui de l'Océan.

12. Un autre fait curieux dont nous devons la connaissance à Polybe est la découverte de gîtes aurifères opérée de son temps aux environs d'Aquilée, chez les Taurisques-Noriques, et dans de si heureuses conditions qu'il avait suffi d'enlever deux pieds de terre à la surface du sol pour trouver le minerai. On n'avait pas eu besoin ensuite de fouiller à plus de quinze pieds de profondeur, et de tout le minerai extrait une bonne partie s'était trouvée être autant vaut dire de l'or pur, puisque des pépites de la grosseur d'une fève ou d'un lupin ne perdaient au feu qu'un huitième de leur volume, sans compter que le reste, tout en perdant davantage à la fusion, avait donné encore de magnifiques profits. Les Barbares dans le commencement avaient associé des Italiens à leur exploitation, mais, quand ils surent qu'en deux mois de temps la valeur de l'or par toute l'Italie avait baissé d'un tiers, ils chassèrent ces associés étrangers comptant se réserver désormais le monopole de leurs mines. Aujourd'hui toutes les mines d'or du pays des Taurisques appartiennent aux Romains. Là du reste, ainsi qu'en Ibérie, l'or ne s'extrait pas seulement des entrailles de la terre, on le retire aussi du lit des rivières, qui le charrient sous forme de paillettes, en moins grande quantité pourtant que celles d'Ibérie. Le même auteur, pour faire juger de l'étendue et de l'élévation des Alpes, leur compare les plus hautes montagnes de la Grèce, telles que le Taygète, le Lycée, le Parnasse, l'Olympe, le Pélion, l'Ossa, et les plus hautes montagnes de la Thrace, telles que l'Haemus, le Rhodope et le Dunax : il fait remarquer que, tandis qu'un bon marcheur vêtu à la légère peut à la rigueur dans l'espace d'un jour atteindre le sommet de l'une ou de l'autre de ces montagnes, voire même dans une journée en ranger toute la base d'une extrémité à l'autre, cinq jours ne suffiraient pas pour faire l'ascension des Alpes qui, d'autre part, suivant lui, n'ont pas moins de 2200 stades de longueur mesurés à leur base et d'après la route qui les borde. Il nomme ensuite leurs principaux cols ou passages, au nombre de quatre seulement, un premier col chez les Ligyens (c'est le plus rapproché de la mer Tyrrhénienne) ; un autre chez les Taurins, qui est celui que franchit Hannibal ; puis le col où aboutit la vallée des Salasses ; et, en dernier lieu, celui qui traverse les Alpes Rhaetiennes ; et tous les quatre, à l'entendre, sont bordés de précipices affreux. Il signale enfin dans cette même chaîne de montagnes un certain nombre de lacs, dont trois fort grands : le Benacus, qui a 500 stades de long sur [1]30 de large et qui donne naissance au Miucius ; puis, à la suite du Benacus, le Verbanus [lis. le Larius] (75), qui, long encore de 400 stades, va se rétrécissant toujours jusqu'à devenir beaucoup moins large que le précédent, et s'écoule par l'Adduas ; et en troisième lieu, le Larius [lis. le Verbanus], qui, avec 300 stades de longueur, ne mesure plus en largeur que 30 stades, ce qui n'empêche pas qu'il ne donne naissance à un cours d'eau considérable, le Ticinus, autre affluent du Padus. - Voilà tout ce que nous avions à dire de la chaîne des Alpes.


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