V, 2 - L'Etrurie, la Corse et la Sardaigne

Carte Spruner (1865)

1. Cette seconde division comprend la Ligystique, laquelle se trouve située en plein Apennin, entre la Gaule cisalpine dont nous venons de parler et la Tyrrhénie. Il n'y a rien d'intéressant, du reste, à en dire, si ce n'est que les Ligyens vivent encore disséminés dans des bourgades ouvertes et qu'ils s'évertuent à labourer et à fouir un sol aride, une vraie carrière pour mieux dire, ainsi que s'exprime Posidonius. [Le pays cependant est populeux et fournit comparativement un plus grand nombre de soldats qu'aucune autre partie de l'Italie, un plus grand nombre aussi de chevaliers pouvant être appelés à l'occasion à recruter le sénat de Rome.] - En troisième lieu, maintenant, et faisant suite à la Ligystique, s'offre la Tyrrhénie, qui occupe toute la plaine jusqu'au Tibre : bornée à l'O. par la mer Tyrrhénienne et la mer de Sardaigne la Tyrhénie se trouve avoir en effet pour limite orientale le cours même du Tibre. Le Tibre, on le sait, descend de l'Apennin, se grossit d'un bon nombre de rivières, et, après avoir coulé un certain temps à travers la Tyrrhénie, forme la limite qui sépare cette contrée de l'Ombrie d'abord, puis de la Sabine et de la partie du Latium où est Rome, laquelle se prolonge jusqu'à la mer. Ces trois contrées se trouvent être, dans le sens de leur largeur, à peu près parallèles au cours du fleuve et à la Tyrrhénie, et à peu près parallèles entre elles dans le sens de leur longueur, vu qu'elles remontent toutes trois depuis le fleuve vers la partie de l'Apennin qui avoisine l'Adriatique, et cela dans l'ordre suivant : l'Ombrie d'abord, la Sabine ensuite et le Latium en dernier. Le Latium est donc compris entre la partie du littoral qui va d'Osties à Sinuessa et la frontière de la Sabine (Osties est l'arsenal maritime de Rome et c'est après avoir baigné ses murs que le Tibre débouche dans la mer) ; d'autre part, dans le sens de sa longueur, le même pays s'étend jusqu'à la Campanie et aux monts Saunitiques ; quant à la Sabine, elle est située entre le Latium et l'Ombrie et se prolonge également vers les monts Saunitiques, mais en se rapprochant davantage de la partie de l'Apennin occupée par les Vestins, les Pélignes et les Marses ; l'Ombrie, à son tour, occupe l'intervalle de la Sabine à la Tyrrhénie et s'avance jusqu'à Ariminum et à Ravenne par delà les montagnes ; enfin la Tyrrhénie part de la mer à laquelle elle donne son nom et du cours du Tibre pour s'arrêter au pied des montagnes qui forment de la Ligystique à l'Adriatique cette chaîne ou enceinte continue. - Cela dit, essayons de décrire chacune de ces contrées en détail, en commençant précisément par la Tyrrhénie.

2. Les Tyrrhènes ou Tyrrhéniens ne sont connus parmi les Romains que sous les noms d'Etrusci et de Tusci : ce sont les Grecs qui leur ont donné l'autre nom, en souvenir de Tyrrhen, fils d'Atys, qu'on nous dit avoir amené naguère une colonie lydienne dans le pays. C'était à l'occasion d'une famine, d'une disette survenue en Lydie ; le roi Atys, l'un des descendants d'Hercule et d'Omphale, ayant fait tirer au sort ses deux fils, Lydus et Tyrrhen, retint le premier près de lui et envoya l'autre au loin avec la plus grande partie de son peuple. Tyrrhen aborda aux rivages d'Italie, fonda douze villes dans un même canton qui fut appelé de son nom Tyrrhénie, et leur donna un seul et même chef pour les administrer. Ce chef s'appelait Tarcon : son nom se retrouve dans celui de Tarquinia, l'une des douze villes, et, comme il avait donné, étant enfant, des preuves d'une sagesse précoce, la fable nous le représente venant au monde avec des cheveux blancs. Tout le temps que les Tyrrhènes vécurent ainsi rangés sous le gouvernement d'un seul, ils furent puissants et forts ; mais il est probable que le lien qui les unissait finit par se rompre et que, chaque ville s'étant isolée, ils se trouvèrent trop faibles contre les agressions de leurs voisins et durent reculer devant eux : autrement, les eût-on vus renoncer d'eux-mêmes aux terres fertiles qu'ils possédaient pour tourner tout leur espoir vers la mer, réduits désormais à infester de leurs pirateries les différentes parties de la Méditerranée, eux, qui, en unissant leurs forces, eussent été en état non seulement de repousser toute agression venue du dehors, mais de prendre l'offensive et de tenter de lointaines expéditions ? Postérieurement à la fondation de Rome, Démarate arrive dans le pays, amenant à sa suite toute une colonie corinthienne ; les Tarquinites l'accueillent, il épouse une femme indigène et en a un fils qu'il nomme Lucumon. Ce fils, devenu l'ami d'Ancus Marcius, roi de Rome, lui succède et quitte son nom pour prendre celui de L. Tarquinius Priscus. Tarquin, et déjà son père, avant lui, firent beaucoup pour l'embellissement des villes de la Tyrrhénie, l'un par le grand nombre d'artistes amenés avec lui de Corinthe, l'autre par les ressources de tout genre que le trône de Rome mettait à sa disposition. C'est de Tarquinies aussi, à ce qu'on assure, que furent importés à Rome les ornements du triomphe, les insignes non seulement du consulat mais en général de toutes les grandes magistratures, l'usage des faisceaux, des haches, des trompettes, les rites des sacrifices, l'art de la divination et tout cet appareil musical dont les Romains accompagnent habituellement leurs cérémonies publiques. Le second Tarquin, fils du précédent, autrement dit Tarquin le Superbe, fut le dernier roi de Rome : une révolution le chassa de son trône. Porsenna, roi de Clusium (Clusium est l'une des principales villes de la Tyrrhénie), essaya bien de le rétablir par la force des armes, mais n'ayant pu y réussir, il renonça à poursuivre les hostilités, traita avec les Romains et évacua leur territoire, ayant reçu d'eux, avec le titre d'ami, de grandes marques d'honneur et de riches présents.

3. A ce que nous venons de dire touchant l'illustration de la nation Tyrrhénienne en général, ajoutons quelques détails sur l'histoire particulière des Caerétans. Rappelons notamment qu'ils osèrent à eux seuls attaquer les Gaulois, comme ceux-ci, après la prise de Rome se retiraient par la Sabine, et que, les ayant vaincus, ils les forcèrent à rendre ces riches dépouilles que Rome avait consenti à leur céder. Ils avaient en outre sauvé la vie à une foule de Romains qui leur étaient venus demander asile et avaient conservé le feu éternel en même temps que protégé les vestales. Les Romains cependant (et cela par la faute des mauvais magistrats qu'ils avaient alors à leur tête) ne reconnurent point ces services comme ils auraient dû le faire : ils conférèrent aux Caerétans le droit de cité, mais sans les inscrire au nombre des citoyens proprement dits ; même ils firent de leurs noms une liste, une table à part, dite Tabulae Caeritum, où furent relégués désormais tous ceux qu'ils excluaient de l'isonomie. En revanche, les Grecs ont toujours distingué et honoré ce peuple à cause de son courage et de son respect pour la justice, lui tenant compte de ce que, malgré la supériorité de sa marine, il s'était abstenu en tout temps d'actes de piraterie et de ce qu'il avait consacré dans le temple de Delphes ce fameux trésor dit des Agylléens. Anciennement, en effet, Caeré se nommait Agylla : c'étaient, à ce qu'on assure, des Pélasges venus de Thessalie qui l'avaient fondée. Mais les Lydiens (j'entends ceux qui prirent le nom de Tyrrhènes) ayant mis le siège devant Agylla, un des leurs, dit-on, s'approcha du rempart et demanda qu'on lui dit le nom de la ville, et comme, au lieu d'obtenir la réponse à sa question, il avait été salué par un Thessalien du haut du rempart du mot Chaire (bonjour), les Tyrrhènes virent là un présage heureux et firent de ce mot un nom nouveau qu'ils donnèrent à la ville, quand ils l'eurent prise. Aujourd'hui du reste, cette ville illustre, et naguère si florissante, n'est plus que l'ombre d'elle-même, au point que les thermes qui se trouvent dans ses environs, les thermes dits de Caeré, sont en réalité infiniment plus peuplés qu'elle, vu l'affluence des gens qui s'y rendent pour raison de santé.

4. Les Pélasges (c'est l'opinion presque universelle) formaient une race ou nation fort ancienne répandue par toute la Grèce, mais principalement en Thessalie, dans la région appelée Aeolide. Ephore incline à penser que les premiers Pélasges furent des soldats, Arcadiens d'origine, qui donnèrent leur nom à de nombreux compagnons gagés bientôt par leur exemple à la profession des armes, et qui s'acquirent une grande célébrité non seulement en Grèce, mais partout où le hasard poussa leurs pas. Homère nous les montre déjà établis en Crète, puisqu'il fait dire à Ulysse dans son récit à Pénélope :

«Ici les peuples ne parlent point tous la même langue : mais on trouve mêlés ensemble l'Achéen,
le noble Etéocrète le Cydonien, la triple nation Dorienne et les PELASGES issus des dieux».

D'autre part, en donnant le nom d'Argos Pélasgique à la partie de la Thessalie qui est comprise entre les bouches du Pénée et les Thermopyles et qui se prolonge jusqu'à la chaîne du Pinde, Homère semble attester que les Pélasges ont longtemps aussi dominé en ce pays. Il est remarquable enfin qu'il joigne au nom de Jupiter-Dodonéen l'épithète de Pélasgique :

«Tout-puissant Jupiter, Jupiter Dodonéen, Jupiter Pélasgique !»

Beaucoup d'auteurs, du reste, qualifient de Pélasgiques les populations mêmes de l'Epire, comme pour mieux marquer que la domination des Pélasges s'était étendue sur toute cette contrée. Il est arrivé en outre que la dénomination de Pélasges, attribué dans le principe à divers héros individuellement, s'est transportée avec le temps des héros aux pays mêmes [témoins de leurs exploits]. C'est ainsi notamment qu'on en est venu à qualifier Lesbos de Pélasgienne et qu'Homère a placé des Pélasges dans le voisinage immédiat des Ciiciens de la Troade :

«Hippothoüs conduisait les belliqueux Pélasges, les Pélasges de la riche et fertile Larisse».

Peut-être même Ephore n'a-t-il placé en Arcadie l'origine de la nation Pélasgique que parce qu'Hésiode lui en avait suggéré l'idée en disant quelque part :

«Les fils du divin Lycaon, né lui-même de PELASGUS».

Du moins Aeschyle, dans sa tragédie des Suppliantes, et dans celle des Danaïdes, assigne-t-il pour point de départ aux Pélasges Argos, Argos près Mycènes. On sait aussi que le Péloponnèse s'était appelé primitivement la Pélasgie, Ephore lui-même le constate et on lit dans l'Archélaüs d'Euripide que :

«Le père des cinquante Danaïdes, étant venu dans Argos, s'établit en maître dans la ville d'Inachus,
et que bientôt, à cause de lui, la Grèce apprit à nommer Danai ceux
qu'elle avait si longtemps salués du nom de PELASGES».

Au dire d'Anticlide maintenant, Lemnos, Imbros et les îles voisines auraient eu les Pélasges pour premiers habitants, et, parmi ces Pélasges, Tyrrhen, fils d'Atys, aurait recruté une partie des compagnons qui le suivirent en Italie. Enfin, s'il faut en croire les Atthidographes, les Pélasges seraient venus même en Attique, et, en voyant leurs habitudes errantes, en les voyant toujours prêts, comme des oiseaux de passage, à aller de contrée en contrée, les gens du pays auraient changé leur nom en celui de Pélasges.

5. La plus grande longueur de la Tyrrhénie, mesurée d'après l'étendue de la côte entre Luna et Osties, est, dit-on, de 2500 stades ou peu s'en faut ; quant à la largeur, qui se prend suivant la direction des montagnes, elle n'atteint pas à moitié de la longueur. On compte en effet depuis Luna jusqu'à Pise plus de 400 stades ; de Pise à Volaterrae 280 stades ; 270 stades de Volaterrae à Poplonium, et de Poplonium à Cossa près de 800 stades ou tout au moins 600, comme le marquent certains auteurs ; mais Polybe assurément se trompe quand il ne compte en tout [jusqu'à Cossa] que 1330 stades. [Enfin de Cossa à Osties la distance est de 740 stades]. - Des noms de lieux, que nous venons de citer, celui de Luna désigne à la fois une ville et un port : les Grecs distinguent également le port et la ville de Séléné. La ville proprement dite n'est pas grande ; en revanche, le port est très spacieux et très beau, il renferme même dans son enceinte plusieurs bassins distincts, ayant tous une grande profondeur d'eau jusqu'auprès des bords, et répond tout à fait à l'idée qu'on pouvait se faire du port militaire d'une nation ayant dominé si longtemps et si loin sur les mers. Il est entouré d'une ceinture de hautes montagnes, du sommet desquelles on découvre devant soi la pleine mer et l'île de Sardaigne en même temps qu'à droite et à gauche s'aperçoit une très longue étendue de côtes. Dans les mêmes montagnes se trouvent ces fameuses carrières, d'où l'on extrait en si grande quanthé et en blocs si énormes, en dalles, en tables, en colonnes d'un seul morceau, ces beaux marbres blancs ou veinés et à teinte verdâtre qui vont ensuite servir à la décoration des somptueux édifices de Rome et des autres villes de l'Italie. Le transport des marbres, en effet, n'offre aucune difficulté sérieuse vu la proximité où se trouvent de la mer les montagne, qui contiennent ces carrières et la possibilité d'achever par le Tibre le trajet commencé par mer. C'est encore la Tyrrhénie qui, de toutes les parties de l'Italie, fournit la plus grande quantité de bois de construction et les poutres les plus droites et les plus longues et elle a l'avantage de pouvoir, par le grand fleuve qui l'arrose, faire descendre ces bois directement des montagnes à la mer. [Dans le voisinage des montagnes de Luna est une autre ville, connue sous le nom de Luca]. Entre Luna et Pise, coule le Macrès, dont beaucoup d'auteurs font la limite commune de la Tyrrhénie et de la Ligystique. Quant à Pise, elle passe pour un ancien établissement de ces Pisatae du Péloponnèse, qui, en revenant de Troie, où ils avaient accompagné Nestor, furent jetés, dit-on, hors de leur route, les uns, vers Metapontium, les autres précisément sur cette côte de Pisatide. La ville est située entre deux fleuves, l'Arnus et l'Ausar, juste à leur confluent : le premier de ces fleuves vient d'Arretium ave un volume d'eau encore considérable, bien que fort diminué, pour s'être, dans le trajet, divisé en trois branches l'autre descend directement de l'Apennin. A leur confluent, et par l'effet du choc de leurs eaux, les deux fleuves s'élèvent à une telle hauteur qu'ils empêchent absolument de se voir d'une rive à l'autre et opposent par là nécessairement de très grands obstacles à ce qu'un vaisseau venant de la mer puisse remonter les vingt stades qui séparent Pise de la côte. Suivant une fable qui a cours dans le pays, la première fois que les deux fleuves descendirent des montagnes, les populations leur barrèrent le passage, dans la crainte qu'en unissant leurs eaux ils n'inondassent leurs terres, et les fleuves durent s'engager par serment à ne jamais déborder, ce que du reste ils observèrent scrupuleusement. La ville de Pise paraît avoir été autrefois très florissante ; aujourd'hui même, elle jouit d'un certain renom grâce à la fertilité de son territoire, à la richesse de ses carrières et à l'abondance de ses bois particulièrement propres aux constructions navales. Naguère elle utilisait ces bois de la sorte et les utilisait pour elle-même, ayant à se défendre des dangers qui la menaçaient du côté de la mer : les Ligyens, plus belliqueux que les Tyrrhéniens, étaient en effet pour eux de méchants voisins, pis que cela, des ennemis attachés à leur flanc et qui se plaisaient à les harceler sans cesse. Mais aujourd'hui que les Romains se bâtissent jusque dans leurs villas des palais aussi somptueux que ceux des anciens rois de Perse, ce sont les constructions de Rome qui absorbent la plus grande partie de ces bois précieux.

6. Le territoire de Volaterrae est baigné par la mer, quant à la ville même, elle [en est loin] : du fond d'une vallée longue et étroite s'élève une colline très haute, escarpée de tous les côtés et terminée par une plate-forme ; c'est là, sur ce plateau, qu'a été bâtie l'enceinte fortifiée de la ville. Le chemin par où l'on y monte mesure quinze stades depuis la base de la colline, et est d'un bout à l'autre extrêmement roide et difficile. On vit, du temps de Sylla, un certain nombre de Tyrrhéniens et de proscrits se réunir en ce lieu et, après avoir formé un corps de quatre cohortes, y soutenir un siège de deux ans, pour ne rendre encore la place au bout de ce temps que par composition. Poplonium, petite ville bâtie au haut d'un promontoire élevé, qui avance assez loin dans la mer pour former une véritable presqu'île, eut aussi à la même époque un siège en règle à soutenir. La ville proprement dite est aujourd'hui, à l'exception des temples et de quelques maisons, absolument déserte ; mais le quartier dit de l'arsenal, avec son petit port au pied même de la montagne et sa double cale à loger les navires, offre un aspect moins désolé. Je ne crois pas que les anciens Tyrrhènes aient placé une autre de leurs villes sur le bord même de la mer : comme toute cette côte est dépourvue de ports, les premiers colons, naturellement, se tinrent à distance de la mer ou se fortifièrent plus particulièrement de ce côté, pour éviter de se trouver à la merci des pirates. On a placé au pied du même promontoire un thynnoscopeum [ou guérite à l'usage des vigies chargées de signaler l'approche des thons]. De Poplonium, on découvre, mais tout à fait dans le lointain, et non sans peine, l'île de Sardaigne, puis, sur un plan plus rapproché, à 60 stades à peu près en deçà de la Sardaigne, l'île de Cyrnos ; plus distinctement enfin, vu qu'elle est beaucoup plus voisine du continent, l'île d'Aethalie qui se trouve à 300 stades environ de la côte, c'est-à-dire à la même distance où elle est de Cyrnos. C'est aussi à Poplonium qu'il est le plus commode de s'embarquer lorsqu'on veut passer dans l'une ou l'autre de ces îles. Du haut de la ville, où nous étions monté exprès, nous les avons reconnues toutes les trois, en même temps que nous découvrions du côté de la campagne un certain nombre de mines abandonnées. Nous avons vu de là aussi les forges où l'on travaille le fer apporté d'Aethalie. Quelque chose en effet empêche que le minerai ne soit fondu convenablement dans les fourneaux de l'île, et, à cause de cela, on le transporte sur le continent aussitôt après l'avoir extrait de la mine. Ce n'est pas là du reste le seul fait étrange que l'on observe à Aethalie, il peut arriver, par exemple, qu'avec le temps les mines qu'on y exploite se remplissent de nouveau, comme on dit que la pierre se reforme dans les platamons de l'île de Rhodes, le marbre dans les carrières de Paros et le sel dans ces mines de l'Inde dont parle Clitarque. De ce qui précède, il résulte qu'Eratosthène a eu bien tort de prétendre qu'on n'apercevait du continent ni Cyrnos ni la Sardaigne, et Artémidore bien tort aussi de rejeter ces deux îles à 1200 stades en pleine mer : car, à une telle distance, ces îles, distinctes peut-être pour d'autres yeux, n'auraient certainement pas pu être aperçues des nôtres aussi nettement qu'elles l'ont été, surtout Cyrnos. Il existe sur la côte d'Aethalie un port appelé Argôus portus, du nom, soi-disant, du navire Argo : on prétend qu'en cherchant la demeure de la déesse Circé, que Médée voulait voir, Jason aborda en ce lieu ; on veut même que les gouttes d'huile tombées des strigilles dont se servaient les Argonautes aient formé, en se pétrifiant, ces cailloux de plusieurs couleurs que l'on voit sur la plage. Des traditions comme celles-ci confirment, on l'avouera, ce que nous avons déjà dit, que toutes les fables contenues dans les poèmes d'Homère ne sont pas le produit de son imagination, mais qu'il y a dans le nombre beaucoup de traditions locales recueillies par lui et auxquelles il n'a rien changé, si ce n'est qu'il a habituellement, en augmentant les distances, reculé dans un lointain merveilleux le théâtre de la fiction ; qu'il a de la sorte transporté dans l'Océan les aventures de Jason, comme il avait fait celles d'Ulysse, se fondant sur ce que la tradition prêtait à ce héros, ainsi qu'à Ulysse et à Ménélas, de longues et interminables erreurs. - Voilà ce que nous avions à dire au sujet d'Aethalie.

7. L'île de Cyrnos, que les Romains nomment Corsica, est un pays affreux à habiter, vu la nature âpre du sol et le manque presque absolu de routes praticables qui fait que les populations, confinées dans les montagnes et réduites à vivre de brigandages, sont plus sauvages que des bêtes fauves. C'est ce qu'on peut, du reste, vérifier sans quitter Rome, car il arrive souvent que les généraux romains font des descentes dans l'île, attaquent à l'improviste quelques-unes des forteresses de ces barbares et enlèvent ainsi un grand nombre d'esclaves ; on peut alors observer de près la physionomie étrange de ces hommes farouches comme les bêtes des bois ou abrutis comme les bestiaux, qui ne supportent pas de vivre dans la servitude, ou qui, s'ils se résignent à ne pas mourir, lassent par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés, jusqu'à leur faire regretter le peu d'argent qu'ils leur ont coûté. Il y a cependant certaines portions de l'île qui sont, à la rigueur, habitables, et où l'on trouve même quelque petites villes, telles que Blésinon, Charax, Eniconiae et Vapanes. Quant à ses dimensions, elles sont, au dire du Chorographe, de 160 milles en longueur et de 70 milles en largeur. Or, le même auteur prête à la Sardaigne une longueur de 220 milles et une largeur de 98. Suivant d'autres, Cyrnos aurait environ 3200 stades de circuit, et la Sardaigne en aurait 4000. Cette dernière île, dont une grande partie est âpre et stérile, et se trouve en proie, qui plus est, à des troubles continuels, ne laisse pas que d'offrir sur beaucoup d'autres points des terres excellentes et propres à toute espèce de culture, principalement à la culture du blé. Elle contient aussi plusieurs villes ; deux, entre autres, qui sont véritablement importantes, Caralis et Sulchi. Disons pourtant que cette fertilité du sol est contre-balancée par un inconvénient grave : le pays est malsain, l'été, et il l'est surtout dans les cantons les plus fertiles. De plus, les mêmes cantons sont exposés aux incursions continuelles des montagnards, lesquels sont connus aujourd'hui sous le nom de Diagesbéens, après l'avoir été longtemps sous celui de Iolaéens ; car on prétend que Iolaüs visita ces parages en compagnie de quelques Héraclides et qu'il s'établit au milieu des populations barbares de l'île, toutes d'origine tyrrhénienne. Dans la suite, ces peuples furent assujettis par les Phéniciens, les Phéniciens de Carthage ; ils leur prêtèrent naturellement leur concours lors des guerres de Carthage contre Rome ; mais, les Carthaginois ayant été vaincus, l'île entière passa sous la domination romaine. Les populations de la montagne forment quatre nations ou tribus principales : les Parates, les Sossinates, les Balares et les Aconites. Ces barbares habitent le creux des rochers et ne se donnent pas la peine d'ensemencer ce qu'ils possèdent de bonnes terres, aimant mieux dévaster celles des populations agricoles de l'île même ou de la côte située vis-à-vis, de la côte de Pisatide surtout où ils font de fréquentes descentes. Les préteurs romains qu'on envoie dans l'île s'opposent bien quelquefois à ces déprédations, mais quelquefois aussi ils s'abstiennent de le faire, vu l'inconvénient grave qu'il y aurait à entretenir d'une façon permanente un corps de troupes dans des localités insalubres. Il leur reste, d'ailleurs, la ressource d'user de certains stratagèmes ; ils épient le moment, par exemple, où, après une expédition productive, ces barbares se rassemblent pour passer, suivant la coutume nationale, plusieurs jours de suite en réjouissances et en festins, et, fondant sur eux à l'improviste, ils en enlèvent un grand nombre. - La Sardaigne produit une race de béliers qui ont, au lieu de laine, des poils semblables à ceux des chèvres ; on les appelle musmons, et les naturels se servent de leurs peaux en guise de cuirasses. La pelte, ou bouclier rond, et la dague complètent l'armure.

8. De toute la côte comprise entre Poplonium et Pise on aperçoit passablement bien les trois îles dont nous venons de parler : elles sont de forme allongée et presque parallèles entre elles, étant tournées toutes les trois vers le midi, autrement dit du côté de la Libye ; mais, sous le rapport de l'étendue, Aethalie est bien inférieure aux deux autres. Du point le plus rapproché de la côte de Libye, le trajet jusqu'en Sardaigne est de 300 milles, au dire du Chorographe. La ville de Cossae, qui succède à Poplonium, est située un peu au-dessus de lamer. On aperçoit au fond d'un golfe un mamelon d'une certaine hauteur ; c'est là, sur ce mamelon, qu'est bâtie la ville ; le port d'Hercule est au pied, et il y a dans le voisinage une lagune ainsi qu'un thynnoscopeum placé au bord du promontoire qui domine le golfe ; car les thons, alléchés non seulement par les glands, mais aussi par le murex, rangent la terre de très près depuis la mer Extérieure jusqu'à la Sicile. Si maintenant nous longeons la côte entre Cossae et Ostia, nous voyons s'y succéder les petites places de Gravisci, de Pyrgi, d'Alsium et de Fregena. Il y a 300 stades de Cossae à Gravisci, et dans l'intervalle se trouve une localité appelée Regis-Villa, laquelle passe pour avoir servi de résidence à un ancien chef pélasge nommé Maleus, qui, après avoir régné un certain temps sur une colonie pélasgique établie en ce lieu, serait parti de là pour se rendre à Athènes. C'étaient aussi des Pélasges, on l'a vu, qui avaient fondé Agylla. Un peu moins de 180 stades séparent Gravisci de Pyrgi. Le port de Coeré n'est qu'à 30 stades en deçà de cette dernière ville et contient un temple d'Ilythie, de fondation pélasgique, temple naguère fort riche, mais qui fut pillé par Denys, tyran de Sicile, lors de son expédition contre Cyrnos. Enfin l'on compte 260 stades de distance entre Pyrgi et Ostie et c'est dans l'intervalle que sont situés Alsium et Fregena. - Ici s'arrêtera notre description du littoral de la Tyrrhénie.

9. Passons aux villes de l'intérieur : indépendamment de celles que nous avons déjà nommées, nous y trouvons Arretium, Perusia, Volsinii et Sutrium, sans compter maintes petites places, telles que Blera, Ferentinum, Falerium ou Faliscum, Nepita, Statonia et plusieurs autres encore qui s'offrent à nous, les unes dans leur état primitif, les autres avec le rang de colonies romaines, d'autres enfin à l'état de villes déchues, comme voilà Véies et Fidènes, à qui les Romains ont fait expier la trop longue durée de leurs guerres. Suivant quelques auteurs, les habitants de Falerii ne seraient pas Tyrrhéniens d'origine ; ils formeraient une nation à part, la nation des Falisques. On parle aussi d'une ville du nom de Falisci dont les habitants parlent une langue particulière ; mais [ce n'est pas Falerii qu'on entend désigner], c'est la ville d'Aequum Faliscum, qui se trouve sur la voie Flaminienne, entre Ocricli et Rome. Au pied du mont Soracte, s'élève la ville de Feronia, ainsi nommée d'une divinité indigène, la déesse Feronia, en grand honneur dans tous les pays circonvoisins et qui a son temple dans la ville même. Ce temple est le théâtre d'une cérémonie étrange : on y voit certains adeptes, possédés de l'esprit, du souffle de la déesse, parcourir nu-pieds, et sans paraître ressentir aucune douleur, un long espace de terrain couvert de charbons ardents et de cendre chaude. Et ce spectacle, ainsi que le conventus ou assemblée politique qui se tient tous les ans à Feronia, ne manque jamais d'attirer dans cette ville une grande affluence de monde. Mais de toutes les villes que nous avons nommées celle qui est située le plus avant dans l'intérieur est Arretium. Elle touche en quelque sorte aux montagnes ; aussi est-elle à 1200 stades de Rome. Clusium, [qui n'est pas si loin], en est encore à 800 stades. Pérouse est dans le même canton, tout près de ces deux villes. Le grand nombre de lacs, et de lacs immenses, que contient la Tyrrhénie, contribue encore à enrichir cette contrée. On navigue, en effet, sur ces lacs [comme sur la mer], et ils nourrissent, avec une quantité prodigieuse de poissons, une foule d'oiseaux aquatiques ; de plus, des cargaisons entières de typhé, de papyrus et d'anthèle descendent jusqu'à Rome par les différents affluents qu'ils envoient au Tibre. On distingue entre autres le lac Ciminien, les lacs de Vulsinii et de Clusium et le lac Sabata, qui se trouve être le plus rapproché de Rome et de la mer, comme le lac Trasumenne, qui est près d'Arretium, s'en trouve naturellement le plus éloigné. C'est près de ce dernier lac que débouche l'un des deux défilés par où une armée venant de la Gaule cisalpine peut entrer en Tyrrhénie, et celui-là justement que franchit Annibal. L'autre, auquel on arrive par la route d'Ariminum après avoir traversé toute l'Ombrie, est incomparablement plus facile, vu que les montagnes s'abaissent sensiblement sur ce point ; mais, comme les débouchés de ce second défilé étaient gardés avec soin, Annibal s'était vu forcé de prendre le chemin le plus difficile ; ce qui n'empêcha pas du reste qu'après avoir battu Flaminius dans plusieurs engagements très vifs il ne réussît à s'emparer du passage. Les eaux thermales, très abondantes en Tyrrhénie, sont une richesse de plus pour ce pays, d'autant que leur proximité de Rome n'y attire guère moins de monde qu'à Baies, où se trouvent, comme on sait, les eaux les plus célèbres de toute l'Italie.

10. La Tyrrhénie est bordée, du côté de l'est, par l'Ombrie, laquelle part de l'Apennin, voire même de plus loin, et se prolonge jusqu'à l'Adriatique. Dès Ravenne en effet, tout le littoral de l'Adriatique est habité par les Ombres ou Ombriens, et ce sont eux qui peuplent, non seulement les environs de cette ville, mais toutes les localités à la suite, et Sarsina, et Ariminum, et Sena. D'après nous, l'Ombrie comprendrait même encore le fleuve Aesis, le mont Cingule, la ville de Sentinum, le fleuve Métaure et le lieu appelé Fortunae Fanum ou le Temple de la Fortune, car c'est dans ce canton-là précisément que passait la limite qui séparait, du côté de l'Adriatique, l'ancienne Italie de la Celtique. Disons pourtant que cette limite a été plus d'une fois déplacée par la volonté des chefs de l'Etat ; qu'ainsi, après avoir été fixée primitivement au cours de l'Aesis, elle a fini par être reportée jusqu'au Rubicon (l'Aesis coule entre Ancône et Sena, et le Rubicon entre Ariminum et Ravenne, pour aller du reste se jeter tous deux dans l'Adriatique). Enfin, aujourd'hui, bien qu'on n'ait que faire de s'occuper d'une semblable question de limites, puisque le nom d'Italie s'applique à tout le pays jusqu'aux Alpes, il demeure constant pour tout le monde que l'Ombrie propre s'étend jusqu'à Ravenne, le fond de la population de cette ville étant d'origine ombrique ou ombrienne. Que si, maintenant, l'on compte 300 stades de Ravenne à Ariminum et 1350 stades d'Ariminum à Ocricli et au Tibre, en suivant la voie Flaminienne qui mène à Rome par l'Ombrie, le tout ensemble nous représentera la longueur de cette contrée ; mais de sa largeur, nous ne dirons rien, si ce n'est qu'elle est très variable. En fait de villes, les plus considérables que renferme l'Ombrie cisapennine sont, à commencer par celles de la voie Flaminienne, Ocricli près du Tibre, Larolum, Narnie sur le Nar (navigable uniquement pour de petites embarcations, le Nar, après avoir traversé cette ville, va se jeter dans le Tibre un peu au-dessus d'Ocricli), Carsuli enfin et Mevania sur le Teneas, autre rivière qui ne peut porter aussi que de petites embarcations, mais qui suffit pourtant à transporter jusqu'au Tibre les récoltes de la plaine. Nous nommerons encore quelques localités, telles que Forum Flaminium, Nucérie, centre d'une grande fabrication de vases et d'ustensiles en bois, et Forum Sempronium, qui ont dû à leur situation sur une grande voie de communication, bien plus qu'à leur importance politique, l'accroissement de leur population. A droite, maintenant, de la voie Flaminienne, en allant d'Ocricli à Ariminum, nous rencontrons les villes d'Interamna, de Spoletium, d'Aesium et de Camertès, cette dernière en pleines montagnes, et dans la partie de la chaîne qui forme la frontière entre l'Ombrie et le territoire Picentin. Enfin de l'autre côté de la route se trouvent Amérie et la ville de Tuder, dont la situation est très forte, Ispellum aussi, et, dans le voisinage même du col [qui donne accès en Tyrrhénie], Iguvium. Tout ce pays est fertile, un peu trop montagneux cependant ; aussi produit-il pour la nourriture de ses habitants plus d'épeautre que de froment. La Sabine, qui fait suite à l'Ombrie, et qui la borde, comme celle-ci borde la Tyrrhénie, est également très montagneuse. De même dans le Latium, les parties qui avoisinent la Sabine et l'Apennin sont plus âpres que le reste du pays. Mais, tandis que la Sabine et le Latium, qui commencent l'un et l'autre au Tibre et à la Tyrrhénie, ne dépassent pas l'Apennin et s'arrêtent précisément au point où ces montagnes commencent à décrire une ligne oblique par rapport à l'Adriatique, l'Ombrie, comme on l'a vu, dépasse la chaîne de l'Apennin et ne s'arrête qu'à la mer. - Ce que nous avons dit suffit du reste à faire connaître le pays occupé par la nation des Ombres ou Ombriens.


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