VII, 1 - La Germanie

Carte Spruner (1865)

1. Après avoir décrit l'Ibérie, la Celtique, l'Italie et les îles qui les avoisinent, nous avons à parler présentement du reste de l'Europe ; or, fixons au préalable la division la plus conforme à la nature des lieux. Le reste de l'Europe comprend, d'une part, tout ce qui se prolonge vers l'E. au delà du Rhin jusqu'au Tanaïs et à l'ouverture du lac Maeotis, et, d'autre part, tout ce qui s'étend au S. de l'Ister, entre l'Adriatique et la rive gauche du Pont, jusqu'à la Grèce et à la Propontide. Il est de fait que le cours de l'Ister se trouve couper en deux et à peu près dans toute sa longueur la contrée dont nous parlons : ce fleuve, qui est le plus grand d'Europe, après avoir coulé d'abord au midi, tourne brusquement de 1'0. à l'E., dans la direction du Pont ; il prend sa source à la pointe ou extrémité occidentale de la Germanie, assez près même du fond de l'Adriatique, puisqu'il n'en est guère qu'à 1000 stades, et, après s'être relevé quelque peu vers le nord, vient finir dans le Pont-Euxin, non loin des bouches du Tyras et du Borysthène : il forme donc, on le voit, la limite méridionale des pays situés au delà du Rhin et de la Celtique, c'est-à-dire des populations galatiques et germaniques qui s'étendent jusqu'aux Bastarnes, aux Tyrégètes et au fleuve Borysthène, et de ces autres populations qui vont du Borysthène au Tamaïs et à l'embouchure du Palus Maeotis, remplissant tout l'intervalle de la mer Pontique à l'Océan, en même temps qu'il sert de limite septentrionale aux populations Illyriennes et Thraces, qui, avec un certain nombre de tribus étrangères, celtiques et autres, occupent tout le pays jusqu'à la Grèce.

Mais parlons d'abord de la région située au delà de l'Ister, car la description n'en est pas à beaucoup près aussi compliquée que celle de la région citérieure.

2. Passé le Rhin, tout de suite après les Celtes ou Gaulois, on rencontre, en allant vers l'E, la nation des Germains. Comparés aux Celtes, les Germains offrent bien quelques petites différences, ils ont par exemple des moeurs plus sauvages, une taille plus élevée, les cheveux plus blonds, mals à cela près ils leur ressemblent fort et l'on retrouve chez eux les mêmes traits, le même caractère, le même genre de vie que nous avons précédemment décrits chez les Celtes. C'est même là, croyons-nous, ce qui leur a fait donner par les Romains le nom qu'ils portent : les Romains amont reconnu en eux les propres frères des Gaulois, et les auront appelés Germani, d'un mot de leur langue qui désigne les frères nés de même père et de même mère.

3. Une première division de la Germanie comprend le pays qui borde le Rhin depuis sa source jusqu'à son embouchure, et l'on peut dire que tout ce territoire riverain forme le côté occidental de ladite contrée et en représente exactement la largeur.

Mais des peuples qui l'habitaient, une partie a été transportée eu Gaule par les Romains ; une autre, prenant les devants, a d'elle-même quitté ses foyers et s'est enfoncée dans l'intérieur des terres : c'est ce qu'ont fait les Marses par exemple. Restent [les Usipes] aujourd'hui peu nombreux, avec une partie de la nation des Sugambres.

Aux populations riveraines du Rhin, dans l'intervalle de ce fleuve à l'Albis ou Elbe, succèdent d'autres peuples ou tribus germaniques. L'Elbe est un fleuve dont le cours, presque parallèle à celui du Rhin jusqu'à l'Océan, se trouve avoir juste la même longueur. Dans le même intervalle on rencontre encore plusieurs fleuves ou cours d'eau navigables, l'Amasias entre autres, qui fut témoin d'une victoire navale de Drusus sur les Bructères. Tous se dirigent également du S. au N. et coulent vers l'Océan ; car la Germanie s'élève sensiblement dans sa partie méridionale et forme là une chaîne de montagnes, qui court vers l'E. et qui, par sa proximité des Alpes, semble faire partie de cette grande chaîne ; certains auteurs ont même affirmé la chose positivement, en se fondant sur la situation respective des deux chaînes et sur l'analogie des essences qu'elles produisent l'une et l'autre. Il s'en faut bien pourtant que ces montagnes de la Germanie atteignent à l'immense altitude des Alpes. C'est dans cette partie de la Germanie que s'étend la forêt Hercynienne, et que se trouve répandue la nation des Suèves. Quelques tribus suéviques, celle des Quades notamment, habite l'intérieur même de la forêt : on y rencontre aussi Buiaemum, cette résidence du roi Marobod, qui, pour la peupler, y a transplanté naguère différentes tribus, celle entre autres des Marcomans, ses compatriotes. Ce Marobod, simple particulier à l'origine, s'était emparé du pouvoir à son retour de Rome : il avait passé là toute sa jeunesse auprès d'Auguste, qui l'avait comblé de ses faveurs. Une fois de retour dans sa patrie, il devint en peu de temps l'un des principaux chefs et réunit sous ses lois, indépendamment des Marcomans que je viens de nommer la grande nation des Luges, la tribu des Didunes, celles aussi des Butons, des Lugi Manes, des Sudins et jusqu'aux Semnons, tribu nombreuse appartenant à la nation des Suèves. Mais les Suèves, nous l'avons dit, n'habitent pas tous l'intérieur de la forêt Hercynienne, on en trouve encore en dehors, et jusqu'aux frontières des Gètes : ils forment donc, en réalité, une très grande nation, puisqu'ils sont répandus depuis le Rhin jusqu'à l'Elbe, et qu'ils ont même quelques-unes de leurs tribus établies actuellement au delà de ce dernier fleuve, témoins les Hermundures et les Langobards, qui, pour être plus à l'abri [des armes romaines], ont émigré en masse sur la rive ultérieure de l'Elbe. C'est, du reste, une habitude commune à tous les peuples de la Germanie, que cette facilité à se déplacer, et qui tient à l'extrême simplicité de leur vie, à ce qu'ils n'ont ni champs à cultiver, ni argent à amasser, mais habitent de simples cabanes, demeures provisoires et éphémères, ne se nourrissant guère que des produits de leurs troupeaux, et cela à la façon des Nomades, qu'ils imitent encore en ce que, comme eux, ils sont toujours prêts à charger le peu qu'ils possèdent s sur leurs chariots, et à s'en aller, suivis de leurs troupeaux, où bon leur semble. La même partie de la Germanie compte beaucoup d'autres nations, mais qui sont toutes inférieures à celle des Suèves à savoir : les Chérusques, les Chattes, les Gamabrives, les Chattuariens, et, plus près de l'Océan, les Sugambres, les Chaubes, les Bructères, les Cimbres, les Campes, les Caülques, les Campsianes et d'autres encore. Dans la même direction que l'Amasias coulent les fleuves Visurgis et Lupias : ce dernier n'est qu'à 600 stades environ du Rhin, et traverse le territoire des Petits-Bructères. Citons aussi le Salas, car c'est dans le pays compris entre le Rhin et ce fleuve que Drusus Germanicus faisait la guerre, lorsque la mort vint arrêter le cours de ses succès : il avait soumis la plupart des peuples que nous nommions tout à l'heure, et jusqu'aux îles qui bordent la côte de la Germanie, Burchanis, notamment, qu'il enleva après un siège en règle.

4. Ces peuples germains ne nous sont connus que depuis qu'ils sont devenus les ennemis des Romains, ennemis acharnés, qui ne cèdent un moment que pour s'armer de nouveau ou peur émigrer en masse. On en aurait connu un plus grand nombre, si Auguste eût permis à ses généraux de franchir l'Elbe, et de poursuivre au delà de ce fleuve les tribus émigrantes ; mais ce prince avait compris que le meilleur moyen d'en finir avec la guerre actuelle était de ne pas inquiéter les populations d'au delà de l'Elbe, alors parfaitement tranquilles, et de ne point leur donner occasion de s'unir à ses ennemis. Le signal de la guerre était parti des bords du Rhin, de chez les Sugambres, qui avaient alors pour chef un certain Melon ; et, l'agitation se propageant, on avait vu chaque peuple de la Germanie à son tour menacer et pousser les Romains, puis se soumettre, mais pour s'insurger encore sans souci des otages livrés, sans respect de la foi promise. Avec ces peuples, il y a tout intérêt à être méfiant : ceux à qui les Romains s'étaient fiés sont ceux précisément qui leur ont fait le plus de mal, témoins les Chérusques et leurs alliés, qui, après avoir attiré dans une embuscade Quintilius Varus et les trois légions qu'il commandait, les ont égorgés contre la foi des traités. Toute la nation, du reste, a chèrement expié sa trahison en même temps qu'elle fournissait au second Germanicus l'occasion du plus éclatant triomphe, car on vit le triomphateur traîner à sa suite les personnages, hommes et femmes, les plus illustres de la nation des Chérusques : à savoir le chef Segimund, fils de Ségeste, avec son fils Thumelic, jeune enfant de trois ans, et sa soeur Thusnelda, femme d'Arminius, le ruême qui commandait l'armée Chérusque, lors de la lâche et perfide agression dirigée contre Varus, et qui aujourd'hui encore s'efforce d'entretenir et de prolonger la guerre ; Sesithac, fils de Sigimer, autre chef Chérusque, avec sa femme Rhamis, dont le père Ucromer commande à la nation des Chattes, et le Sicambre Deudorix, fils de Baetorix, propre frère de Melon. Ségeste le beau-père d'Arminius, qui, dès le commencement des hostilités s'était séparé hautement de son gendre, et qui avait passé dans le camp romain à la première occasion favorable, Ségeste, comblé d'honneurs pour sa défection, assistait au défilé de tous ces captifs, ses enfants. Le grand prêtre des Chattes, Libès, figurait aussi dans cette pompe triomphale, avec maint autre prisonnier de distinction appartenant aux différents peuples vaincus, Galliques, Campsianes, Bructères, Usipes, Chérusques, Chattes, Chattuariens, Dandutes et Tubantes.

La distance du Rhin à l'Elbe ne serait que de 3000 stades, si l'on pouvait la franchir en ligne droite, mals les sinuosités de la route, partout coupée de marécages et de forêts, obligent à faire un long circuit.

5. La plus remarquable de ces forêts, la forêt Hercynienne, couvre de ses hautes et épaisses futaies les pentes abruptes de tout un massif de montagnes, cercle immense ayant pour centre ce canton fertile et peuplé dont nous avons parlé plus haut, qu'avoisinent les sources de l'Ister et du Rhin, le lac situé entre deux et les marais formés par les débordements du Rhin. Le circuit de ce lac est de plus de 500 stades, et sa traversée en ligne droite de près de 200. Il s'y trouve en outre une île dont Tibère fit sa base d'opérations dans le combat naval qu'il livra aux Vindéliciens. Ajoutons que le dit lac se trouve, être, comme la forêt Hercynienne elle-même, plus méridional que les sources de l'Ister, et qu'il faut nécessairement, quand on vient de la Gaule et qu'on veut traverser la forêt Hercynienne, franchir d'abord le lac, puis l'Ister, après quoi des chemins plus faciles vous conduisent par une suite de plateaux ou de hautes vallées jusqu'au coeur de la forêt. Tibère avait laissé le las à une journée de marche derrière lui, quand il rencontra les sources de l'Ister. Bordé dans une faible partie de sa circonférence par les Rhétiens, le même lac l'est sur un espace beaucoup plus étendu par les Helvètes et les Vindéliciens. [Puis, aux Vindéliciens du côté de l'E. succèdent les Noriques) et le désert des Boïens, lequel s'étend jusqu'à la Pannonie. Tout ce pays, mais surtout la partie occupée par les Helvètes et les Vindéliciens, se compose de hautes plaines. Quant aux Rhétiens et aux Noriques, ils atteignent la crête même des Alpes et redescendent du côté de l'Italie, les premiers jusque dans le voisinage des Insubres, les seconds jusqu'aux frontières des Carnes et au territoire d'Aquilée.

Il y a une autre grande forêt, dite la forêt Gabreta, qui s'étend en deçà du pays des Suèves, tout comme la forêt Hercynienne, qu'occupent encore un certain nombre de tribus Suéviques, s'étend au delà.


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