VII, 4 - La Chersonnèse

Carte Spruner (1865)

1. Du fond du même golfe part cet autre isthme, large également de 40 stades, qui, en séparant le Sapra-limné ou lac Putride de la mer, forme la Chersonnèse dite Taurique ou Scythique. Suivant quelques auteurs, la largeur en serait beaucoup plus grande : elle atteindrait 360 stades. De son côté, le Sapra-limné passe pour avoir une étendue de 4000 stades, et il peut bien être regardé comme formant la partie occidentale du Maeotis, vu qu'il y débouche par une large ouverture ; mais il est parsemé de bas-fonds et à peine accessible à des bateaux cousus, la facilité avec laquelle les vents découvrent et recouvrent ses parties basses le rendant impraticable à des embarcations plus grandes. Du reste, le golfe lui-même contient, avec trois petites îles, quelques bancs de sable et un certain nombre d'écueils répandus le long de ses côtes.

2. Au sortir du golfe nous laissons à gauche une petite ville et nous arrivons au Kalos-Limén, port dépendant déjà de la ville de Chersonnèse. Pour peu, en effet, que l'on continue à longer la côte, on voit s'avancer au midi une presqu'île qui fait partie de l'ensemble de la Chersonnèse Taurique et sur laquelle les Héracléotes (j'entends des colons sortis d'Héraclée Pontique) bâtirent naguère une ville : cette ville, appelée elle-même Chersonnèse, est à 4.00 stades du Tyras, distance prise le long des côtes. On y voit le temple de cette même déesse Parthenos ou Vierge qui a donné son nom au cap Parthenium, lequel est situé à 100 stades en avant de la ville et supporte, avec la statue de cette déesse, un naos qui lui est également consacré. Dans l'intervalle de la ville au cap on compte trois ports, on passe ensuite devant les ruines de l'ancienne ville de Chersonnèse, et l'on atteint un autre port, très étroit d'ouverture, dont les Taures, peuple scythe d'origine, avaient fait naguère le centre de leurs pirateries, épiant chaque vaisseau qui s'y réfugiait pour l'attaquer à l'improviste. Ce port est connu sous le nom de Synibolôn-limen ; et il forme, avec un autre port nommé Ctenus, l'isthme de 40 stades qui sert à clore la Petite Chersonnèse, laquelle dépend, avons-nous dit, de la Grande, et contient la ville moderne appelée aussi Chersonnèse.

3. Cette ville, qui avait commencé par être autonome, dut, pour se soustraire aux continuelles dévastations des barbares, solliciter le protectorat de Mithridate Eupator. Dans ce temps-là justement Mithridate méditait une expédition contre les peuples barbares qui sont échelonnés au-dessus de l'isthme depuis le Borysthène jusqu'à l'Adriatique : ce devait être pour lui le prélude de sa guerre contre Rome. En raison de ce secret espoir, il s'empressa d'envoyer une armée à Chersonnèse et dans le temps justement où il attaquait et réduisait par la force des armes les différentes tribus scythes commandées par Scilur, par son fils Palac et par les frères de celui-ci (au nombre de cinquante suivant Posidonius, au nombre de quatre-vingts suivant Apollonide), il se trouva investi pacifiquement de la possession du Bosphore par la cession volontaire de Paerisade, souverain actuel du pays. Depuis lors, la ville de Chersonnèse n'a plus cessé d'appartenir aux souverains du Bosphore. - Le port Ctenus est juste à égale distance de la ville de Chersonnèse et du Symbolôn-limen. C'est à partir de ce dernier port que commence la côte Taurique : âpre, montueuse et battue par les vents du nord, cette côte s'étend jusqu'à la ville de Théodosie, c'est-à-dire sur un espace de 1000 stades. Elle projette fort avant dans la mer et droit au midi, en face de la Paphlagonie et de la ville d'Amastris, un promontoire appelé Criou-métôpon ; et, comme la côte opposée de Paphlagonie projette à la rencontre de celui-ci un autre promontoire appelé Carambis, le Pont-Euxin se trouve divisé en deux bassins distincts par l'espèce de détroit que forment les deux promontoires en se rapprochant. Le cap Carambis est à 2500 stades de la ville de Chersonnèse, mais il s'en faut que la distance soit aussi grande par rapport au Criou-métôpon : ce qui le prouve, c'est que beaucoup de navigateurs qui ont eu occasion de franchir cette espèce de canal ou de détroit affirment avoir aperçu en même temps les deux caps qui le forment. On distingue aussi dans la chaîne Taurique un mont Trapézûs dont le nom rappelle la ville située aux confins de la Tibaranie et de la Colchide ; et, toujours dans la même chaîne, le mont Cimmérien, ainsi nommé en souvenir de l'antique domination des Cimmériens dans le Bosphore. La même cause apparemment aura fait donner le nom de Bosphore-Cimmérien à toute la partie du détroit qui avoisine l'embouchure du Maeotis.

4. Passé la dite chaîne, on arrive à la ville de Théodosie, qui possède dans son territoire une plaine extrêmement fertile, avec un port capable de contenir cent vaisseaux. Cette ville marquait naguère la limite entre les possessions des Iosporiens et celles des Taures. Tout le pays qui fait suite offre le même aspect de fertilité jusqu'à Panticapée, capitale des Bosporiens, située à l'embouchure même du Maeotis. La distance entre Théodosie et Panticapée est de 530 stades environ, et toute cette partie de la côte produit du blé en abondance. On y remarque, indépendamment d'un certain nombre de villages une ville du nom de Nymphaeum, qui possède un excellent port. Quant à Panticapée, elle couvre les flancs d'une colline de 20 stades de circuit. Dans sa partie orientale se trouvent le port, des arsenaux ou chantiers pour trente navires environ et aussi l'Acropole. D'origine milésienne, cette ville a longtemps formé, avec les autres colonies ou établissements qui bordent les deux rives du détroit près de l'embouchure du Maeotis, un Etat monarchique sous les Leucons, les Satyrus et les Paerisades ; mais l'abdication d'un dernier prince du nom de Paerisade la réunit aux autres possessions de Mithridate. On donnait à ces petits rois la qualification de tyrans, bien qu'en général, depuis Paerisade [I] et Leucon, ils eussent montré beaucoup de douceur et de modération. Paerisade avait même mérité qu'on lui rendît les honneurs divins. Le dernier prince de la dynastie portait aussi, avons-nous dit, le nom de Paerisade, et, s'il céda ses droits à Mithridate, c'est qu'il se vit hors d'état de résister aux barbares qui exigeaient de lui un tribut plus fort que par le passé ; mais à la domination de Mithridate succéda bientôt celle des Romains. - La plus grande partie de ce royaume se trouve située en Europe ; le reste dépend de l'Asie.

5. L'embouchure du Maeotis, ou, comme on l'appelle d'ordinaire, le Bosphore-Cimmérien, atteint, dès en commençant, c'est-à-dire entre l'embarcadère voisin de Panticapée et Phanagorie, qui est la ville d'Asie la plus rapprochée, sa plus grande largeur, environ 70 stades ; mais, en finissant, ladite embouchure se rétrécit beaucoup. Le canal qu'elle forme sert de limite entre l'Europe et l'Asie, et le cours du Tanaïs continue la séparation, car ce fleuve, qui vient du N., tombe dans le Mentis juste en face du Bosphore. Ajoutons qu'il s'y jette par deux bouches distantes l'une de l'autre de soixante stades environ, et qu'il donne son nom à une ville qui est, après Panticapée, la principal emporium ou marché des Barbares. A gauche en entrant dans le Bosphore-Cimmérien, on aperçoit la petite ville de Myrmecium située à 20 stades de Panticapée. On compte le double entre Myrmecium et le bourg de Parthenium, situé juste à l'endroit où le canal se rétrécit le plus : il n'a plus guère là, en effet, que 20 stades. Vis-à-vis, sur la côte d'Asie, est le bourg d'Achilleum. D'ici, maintenant, à l'embouchure du Tanaïs et à l'île qui la précède, le trajet en ligne directe est de 2200 stades. Le nombre de stades est un peu plus fort, lorsqu'on fait le trajet en rangeant la côte d'Asie ; il est triplé, quand, pour atteindre le Tanaïs, on gouverne à gauche, c'est-à-dire de façon à longer l'isthme. Toute cette partie de la côte d'Europe est absolument déserte. En revanche, la côte opposée n'a point du tout cet aspect désolé. La circonférence totale du Palus-Maeotis passe pour être de 9000 stades. Quant à la Grande-Chersonnèse, elle offre par sa configuration et son étendue une certaine analogie avec le Péloponnèse. Elle dépend actuellement du royaume de Bosphore et porte encore partout les traces des longues guerres dont elle a été le théâtre. Dans le principe, les tyrans du Bosphore n'en possédaient qu'une partie, celle qui va de l'embouchure du Maeotis et de la ville de Panticapée à Théodosie, et la plus grande partie, jusqu'à l'isthme et au golfe Carcinitès, appartenait aux Taures, peuple de race scythique. Aussi donnait-on à tout ce pays, y compris ce qui s'étend hors de l'isthme jusqu'au Borysthène, le nom de Petite-Scythie. Et, comme avec le temps, beaucoup de Barbares de ces pays ont franchi le Tyras et l'Ister et fixé leur demeure au-delà de ces fleuves, le nom de Petite-Scythie a fini par s'étendre à une portion considérable de la Thrace elle-même, que ses habitants n'avaient pu défendre, ou qu'ils avaient volontairement cédée à cause de son insalubrité, le sol y étant effectivement marécageux en maint endroit.

6. A l'exception de cette chaîne de montagnes qui borde la côte jusqu'à Théodosie, la Chersonnèse ne se compose guère que de plaines, et partout elle offre l'aspect de la fertilité : en blé, notamment, elle est d'une richesse extrême, et le sol, remué avec le premier engin venu, y rvend trente fois la valeur de la semence.

Jointe au district asiatique de la Sindique, elle payait à Mithridate un tribut annuel de 180 000 médimnes de blé et de deux cents talents d'argent. C'était elle aussi anciennement qui approvisionnait la Grèce de blé, comme le Maeotis l'approvisionnait de salaisons, et l'on assure que le tyran Leucon expédia, une année, de Théodosie pour Athènes jusqu'à 2 100 000 médimnes de blé. Ajoutons qu'on donnait à ces mêmes Scythes de la Chersonnèse le nom particulier de Geôrgi ou de Laboureurs, pour les distinguer des Scythes qui habitent au-dessus de l'isthme et qui mènent la vie nomade, se nourrissant surtout de viande de cheval et de fromage et de lait de jument, non seulement de lait frais, mais aussi de lait aigre, qui, préparé d'une certaine façon, constitue même leur mets favori, et justifiant ainsi la dénomination de Galactophages appliquée par Homère à toutes les populations de ces contrées.

Ces Scythes nomades ont plutôt les moeurs guerrières qu'ils n'ont le goût du brigandage, et encore ne font-ils la guerre que pour exiger les tributs qui leur sont dus. Habituellement, en effet, ils laissent la terre à qui veut la cultiver, se contentant de prélever sur le tenancier quelques modiques redevances, calculées de façon, non à les enrichir, mais à défrayer les nécessités de leur vie et leurs besoins de chaque jour. Il peut arriver seulement que le tributaire refuse de payer, auquel cas ils lui font la guerre.

D'après cela on conçoit la double qualification de justes et d'abiens donnée par Homère à ces peuples, qui n'auraient, en effet, jamais l'idée de faire la guerre, si le tribut qui leur est dû était régulièrement acquitté, mais en général on le refuse du moment qu'on se croit assez fort soit pour repousser aisément une attaque de leur part, soit pour leur fermer tout à fait l'entrée de son pays, comme fit Asandre, au rapport d'Hypsicrate, en barrant l'isthme de la Chersonnèse, cet isthme voisin du Maeotis, et dont la largeur est de 360 stades, au moyen d'une muraille et de tours élevées de stade en stade.

On prête généralement aux Geôrgi de la Chersonnèse des moeurs plus douces et plus policées qu'aux autres Scythes ; mais, comme ils sont âpres au gain et qu'ils ont essayé de la mer, ils ne se font pas toujours scrupule d'exercer la piraterie et de commettre tels autres actes de violence et de déprédation.

7. Indépendamment des localités que nous venons d'énumérer, des postes avaient été établis sur différents points de la Chersonnèse par Scilur et ses fils, pour leur servir de places d'armes contre les généraux de Mithridate : tels étaient Palacium, Chabum et Neapolis. De son côté, Diophante, général au service de Mithridate, y avait construit certaine forteresse du nom d'Eupatorium. A quinze stades environ de la muraille bâtie par les Chersonnésites, un cap se détache de la côte pour former un golfe passablement grand dont l'ouverture regarde la ville de Chersonnèse. Au-dessus de ce golfe s'étend une lagune bordée d'importantes salines. On avait là, en outre, tout à côté, le port Ctenus. Dans ces conditions, le lieutenant de Mithridate, qui se voyait serré de près par les Scythes, voulut augmenter ses moyens de défense ; il plaça sur le cap même, à l'abri d'une enceinte fortifiée, un poste permanent, et fit fermer l'entrée du golfe par une jetée que l'on prolongea jusqu'à la ville, de manière qu'il fut facile de communiquer de plain-pied avec elle et que la ville et le nouveau fort ne firent plus qu'un pour ainsi dire. Avec ces précautions, Diophante eut effectivement moins de peine à repousser les Scythes. Mais ceux-ci entreprirent alors de forcer la muraille qui fermait l'isthme du Ctenus, et à cet effet ils commencèrent à combler le fossé avec du chaume, ce que voyant le lieutenant de Mithridate, il fit, incendier chaque nuit ce que l'ennemi pendant le jour avait jeté de fascines, et réussit par là à prolonger sa résistance assez même pour que la victoire lui restât.

Aujourd'hui la Chersonnèse tout entière dépend du premier prince qu'il aura plu aux Romains de reconnaître en qualité de roi du Bosphore.

8. Un usage propre à tous les peuples, Scythes et Sarmates, est de couper leurs chevaux pour les rendre plus dociles, car, avec leur petite taille, ces chevaux sont extrêmement vifs et difficiles. En fait de gibier, on ne chasse guère ici que le cerf et le sanglier dans le marais et l'onagre et la gazelle dans la plaine. Une autre particularité du pays, c'est que l'aigle ne s'y montre jamais. En revanche, on y rencontre le tolus, singulier quadrupède, de couleur blanchâtre, qui tient le milieu pour la taille entre le cerf et le bélier, mais qui les surpasse l'un et l'autre en vitesse ; de plus, quand il boit, il aspire l'eau par les narines et garde cette eau pendant plusieurs jours comme dans un réservoir, ce qui lui permet de séjourner aisément dans les lieux arides.

Nous avons décrit tout entière la contrée qui s'étend au-delà de l'Ister entre le Rhin et le Tanaïs jusqu'au Pont et au Maeotis.


VII-3 Sommaire VII-5