XII, 8 - La Phrygie

Carte Spruner (1865)

1. Au côté méridional de la Bithynie confluent, avons-nous dit, les populations de l'Olympe mysien, lesquelles appartiennent aux nations mysienne et phrygienne. Chacune de ces nations, on le sait, forme deux grandes divisions. La nation phrygienne comprend, d'une part, les Phrygiens de la Grande Phrygie, c'est-à-dire de l'ancien royaume de Midas, aujourd'hui démembré par suite de la cession faite aux Galates, et, d'autre part, les Phrygiens de la Petite Phrygie, ou, comme on l'appelle aussi aujourd'hui, de la Phrygie Epictète, laquelle s'étend le long de l'Hellespont et autour du mont Olympe. De même la nation mysienne comprend, d'une part, les Mysiens de l'Olympène, lesquels confinent à la Bithynie et à la [Phrygie] Epictète, et descendent, au dire d'Artémidore, de colons mysiens venus d'au-delà de l'Ister, et d'autre part, les Mysiens de la région du Caïcus et de la Pergamène, lesquels s'étendent jusqu'à la Teuthranie et aux bouches dudit fleuve.

2. Mais, comme nous l'avons déjà fait remarquer à plusieurs reprises, Mysiens et Phrygiens ont souvent changé ces délimitations aux dépens les uns des autres, témoin le nom de Phrygie donné par les Anciens à la région du Sipyle elle-même. A la vérité, les Anciens n'ont pas précisé à laquelle des deux Phrygies ils avaient entendu rattacher cette contrée, procédant pour elle comme ils avaient fait pour Tantale, Pélops et Niobé, qu'ils ont qualifiés de Phrygiens [purement et simplement], mais peu importe qu'ils aient entendu désigner la Grande ou la Petite Phrygie, il n'en demeure pas moins évident pour nous qu'il y a eu là, dans un temps, une sorte d'empiètement de la Phrygie sur la Mysie, puisqu'indépendamment de la Pergamène tout entière l'Elaïtis par où passe le Caïcus pour aller se jeter dans la mer et entre deux la Teuthranie qui vit régner Teuthras et grandir Télèphe séparent l'Hellespont de la région que domine le mont Sipyle et où s'élève la ville de Magnésie, dite Magnésie du Sipyle. Ce qui montre, une fois de plus, que le proverbe a raison et que ce n'est pas une petite affaire de déterminer les limites respectives des deux peuples. Oui, «Les Mysiens ont leurs bornes et les Phrygiens les leurs».

3. Une sorte de confusion, de double confusion pour mieux dire, règne aussi au sujet des Lydiens et des Maeoniens, ou, comme les appelle Homère, des Méones. Souvent pris l'un pour l'autre (puisqu'à côté des auteurs qui les considèrent comme des peuples distincts, il en est qui les identifient), les Lydiens et les Maeoniens sont en outre souvent confondus avec les deux peuples dont nous avons précédemment parlé. Tandis que certains auteurs en effet attribuent aux Mysiens une origine thracique, d'autres présentent ce peuple comme originaire de la Lydie, se fondant sur une antique tradition qu'ils lisent dans Xanthus de Lydie et dans Ménécrate d'Elée et à laquelle ils rattachent l'étymologie du nom de Mysi, dérivé par eux à cette occasion d'un mot lydien [mysos ou mysé] qui signifie hêtre. Les hêtres aujourd'hui encore abondent sur les flancs du mont Olympe, et c'est à l'ombre de ces hêtres que, suivant Xanthus et Ménécrate, auraient été exposés [les enfants] décimés qui passent pour les ancêtres de la nation connue plus tard sous ce nom de Mysi, évidemment emprunté au nom lydien du hêtre. A l'appui de cette tradition et de cette étymologie, les mêmes auteurs invoquent la nature mixte du dialecte mysien, lequel à les entendre ne serait guère autre chose qu'un composé de lydien et de phrygien, «ce qui se conçoit, ajoutent-ils, puisque, en voyant les Phrygiens à peine arrivés de la Thrace massacrer le prince qui régnait sur Troie et sur toute la contrée voisine, les Mysiens avaient dû céder à ces Barbares leurs habitations primitives de l'Olympe et étaient allés chercher un nouvel établissement par delà les sources du Caïus se rapprochant ainsi des Lydiens».

4. Une double cause contribue à accréditer ces traditions fabuleuses, c'est à savoir le peu de fixité des limites entre les différentes nations de cette partie de l'Asie et la fertilité exceptionnelle de toute la contrée en deçà de l'Halys et surtout du littoral, fertilité qui a provoqué de tous côtés, mais principalement d'outre-mer, des invasions répétées, sans compter les empiétements mutuels de voisin à voisin. C'est surtout à l'époque de la guerre de Troie et après la prise de cette ville que la contrée que nous décrivons présentement eut à souffrir des attaques de ses voisins en même temps que des migrations des nations lointaines, les Barbares, comme les Grecs, étant alors possédés d'une sorte de fureur de convoitise et de conquête. Toutefois, dès avant la guerre de Troie, elle paraît avoir assisté déjà à de semblables événements. L'exemple des Pélasges, des Caucones, des Lélèges est là qui le prouve, car ces mêmes peuples que nous avons souvent mentionnés comme ayant aux époques les plus reculées erré en mainte contrée de l'Europe figurent dans l'Iliade au nombre des nations qui, pour venir au secours des Troyens, n'avaient pas eu à franchir le détroit. Ce qu'on raconte de la venue des Phrygiens et des Mysiens dans le pays est évidemment aussi antérieur à la guerre de Troie. Ajoutons que la distinction [que fait Homère] de deux peuples du nom de Lyciens donne lieu de supposer que la nation lycienne, une à l'origine, s'était divisée [antérieurement à ce même événement], sans qu'on sache aujourd'hui si ce sont les Lyciens de la Troade qui ont envoyé une colonie aux confins de la Carie, ou si ce sont les Lyciens voisins des Cariens qui ont colonisé une partie de la Troade. Peut-être aussi la même chose était-elle arrivée à la nation cilicienne. Il est constant qu'il y a eu en même temps deux royaume ciliciens, toutefois nous ne saurions inférer du témoignage d'Homère que les Ciliciens actuels existassent dès avant l'époque de la guerre de Troie. Quant à Télèphe [dont nous avons prononcé le nom ci-dessus], on peut croire que, venu d'Arcadie avec sa mère, il trouva, par suite du mariage de celle-ci, un protecteur personnel dans Teuthras, et qu'on en vint même à le considérer comme le fils de ce prince, ce qui lui valut plus tard la succepsion du trône de Mysie.

5. Les Cariens, Lélèges d'origine, s'il faut en croire certains auteurs, abandonnèrent à leur tour les îles qui avaient été leurs demeures primitives, et passèrent sur le continent pour s'y établir en compagnie de colons crétois. C'étaient déjà des Crétois qui, après avoir demandé à la ville crétoise de Milet Sarpédon comme ctiste ou chef de leur futur établissement, avaient fondé Milet sur la côte d'Asie ; c'étaient les Crétois pareillement qui avaient envoyé dans la Lycie actuelle la colonie des Termiles. Partis de Crète, sous la conduite de Sarpédon, frère de Minos et de Rhadamanthe, les Termiles avaient donné leur nom au peuple antérieurement connu (c'est Hérodote qui nous l'apprend : I, 173 ; VII, 92) sous le nom de Milyes, et plus anciennement encore sous le nom de Solymes, mais le fils de Pandion, Lycus, était survenu, qui de son propre nom les avait appelés les Lyciens. Cette tradition, on le voit, tendrait à identifier les Solymes et les Lyciens. Homère toutefois semble les avoir considérés comme deux peuples distincts, car il fait partir Bellérophon de la Lycie «pour aller combattre les illustres Solymes» (Il. VI, 184), et, parlant un peu plus loin d'Isandre, fils de ce héros, il nous le montre «succombant sous les coups de Mars dans le temps où lui aussi combattait contre les Solymes» (Il. VI, 199). Ajoutons que, suivant Homère, Sarpédon était né dans la Lycie même.

6. Nous pourrions citer maintenant plus d'un fait [antérieur ou] postérieur à la guerre de Troie à l'appui de ce que nous avons dit, que, par suite de la fertilité exceptionnelle de ce pays, sa possession était devenue une sorte de prix proposé à l'ambition de tous les peuples barbares et destiné au plus fort, mais qu'il nous suffise ici de rappeler que les Amazones elles-mêmes osèrent l'attaquer et que c'est à cette occasion précisément que Priam et Bellérophon marchèrent contre elles et que mainte ancienne ville prit, comme on s'accorde à le penser, le nom de telle ou telle de leurs héroïnes. Dans la plaine d'Ilion, par exemple, s'élève une colline [signalée par Homère] :

«Les hommes l'appellent BATIEE, mais pour les Immortels, c'est toujours le TOMBEAU DE LA BONDISSANTE MYRINE» (Il. II, 813)

Or, à l'épithète qui accompagne ici son nom, maint historien a cru devoir reconnaître dans cette Myrine l'une des Amazones. L'expression euskarthmous peint d'ordinaire l'agilité des coursiers, on conçoit donc que le poète ait pu par analogie qualifier de polyscarthme l'ancienne amazone eu égard à sa fougue comme conductrice de char. Et c'est apparemment de la même Amazone que la ville actuelle de Myrine aura emprunté son nom. Au surplus les îles voisines avaient eu aussi le même sort par suite de leur fertilité, et Rhodes et Cos notamment avaient été occupées par les Grecs dès avant la guerre de Troie, la chose ressort encore clairement du témoignage d'Homère (Il. II, 655, 677).

7. Mais c'est surtout après la guerre de Troie que les colonies grecques, d'une part, et, de l'autre, les invasions des Trères, des Cimmériens, des Lydiens, suivies à leur tour de la conquête persane et macédonienne, et en dernier lieu de l'établissement des Galates, ont tout brouillé et confondu dans ce malheureux pays. Non que l'incertitude de nos connaissances tienne uniquement à ces révolutions politiques, le désaccord des historiens y est pour beaucoup aussi : ayant à parler des mêmes faits, les historiens ne les racontent pas tous de la même façon ; ayant à désigner les Troyens, par exemple, ils se servent du nom de Phrygiens ni plus ni moins que les poètes tragiques ; ayant à désigner les Lyciens, ils se servent du nom de Cariens, et ainsi de suite. Les progrès de la nation troyenne, si faible à l'origine, mais devenue tellement puissante que ses souverains s'intitulaient rois des rois, justifient à la rigueur l'extension qu'Homère et ses interprètes après lui donnent dans certains passages aux noms de Troie et de Troyens. Homère, en effet, désigne parfois sous ce dernier nom, outre les Troyens eux-mêmes, tous les peuples venus à leur secours ; mais il est bien entendu qu'il ne l'emploie que comme une appellation générale équivalente à celles de Danai ou d'Achaei par lesquelles il désigne souvent l'armée ennemie et, pour notre compte, nous n'irons certes pas, à cause de cela, comprendre la Paphlagonie dans les limites de la Troade, ni à plus forte raison la Carie, et, avec la Carie, la Lycie, sa voisine. Il ne s'agit ici, nous le répétons, que de passages conçus à la façon du suivant :

«Les Troyens s'avançaient bruyants et tumultueux» (Il. III, 2),

ou de cet autre dans lequel Homère nous montre par opposition :

«Les Achéens marchant au combat silencieux et l'âme pleine de force et de résolution» (Il. III, 8),

idée qui revient souvent dans ses vers et qu'il a exprimée de maintes façons différentes. Il ne faut pas cependant que cette confusion, si grande qu'elle soit, nous empêche de rechercher, autant que faire se pourra, les limites de chacun de ces peuples ; seulement, si quelque détail échappe à nos investigations, nous l'omettrons sans scrupule, l'état ancien du pays n'étant pas à proprement parler l'objet d'un traité de géographie tel que le nôtre, et nous nous attacherons surtout à décrire le pays tel qu'il est aujourd'hui.

8. Deux montagnes, l'Olympe mysien et l'Ida, dominent à côté de la Propontide. Au pied de l'Olympe s'étend la Bithynie ; et au pied de l'Ida, de la montagne à la mer, s'étend de même la Troade. Nous traiterons plus loin de cette dernière, ainsi que des pays qui lui font suite au midi ; présentement c'est la [Mysie] Olympène que nous allons décrire, et, avec l'Olympène, les pays qui lui succèdent jusqu'au Taurus et qui forment à proprement parler une nouvelle bande parallèle aux contrées que nous avons déjà parcourues. Couvert de villes et de villages dans toute l'étendue de son pourtour, l'Olympe n'offre plus à son sommet que d'impénétrables forêts recélant des forteresses naturelles où le brigandage aux abois trouve encore aisément à prolonger sa résistance et qui sont même devenues à plusieurs reprises le siége de principautés durables, témoin l'exemple récent de ce Cléon qui avait commencé par être simple chef de brigands.

9. Cléon était né à Gordium et c'est lui qui plus tard agrandit cette chétive bourgade et en fit une ville sous le nom de Juliopolis. Devenu chef de brigands, il s'assura de prime abord comme place d'armes Calydnium, la plus forte position [de l'Olympe]. Il se rendit utile à Antoine en courant sus aux collecteurs de Labiénus alors maître de la province d'Asie et en gênant ainsi ses préparatifs ; mais, lorsqu'éclata la guerre d'Actium, il quitta le parti d'Antoine pour celui de César [Auguste], dont il aida activement les lieutenants et se vit récompenser par delà ses mérites, car, les bienfaits de César étant venus s'ajouter à ce qu'il avait déjà reçu d'Antoine, cet ancien chef de brigands put mener désormais le train d'un prince, réunir à la surintendance du temple de Zeus Abretténus, l'un des grands dieux des Mysiens, la possession d'une partie de la Morène (canton qui, comme l'Abrettène, dépend encore de la Mysie), voire même par la suite la grande prêtrise du temple de Comana Pontique. Mais il y avait un mois à peine qu'il avait été investi de cette dernière dignité qu'il mourait emporté par une maladie aiguë, qui pouvait n'être qu'une suite naturelle de son intempérance, mais que les ministres du temple de Comana dénoncèrent comme un effet du courroux de la déesse. Il faut savoir que le prêtre et la prêtresse de Comana ont leur habitation dans l'enceinte même du temple, et que de toutes les observances destinées à protéger la pureté de cette enceinte celle à laquelle, sans contredit, on tient le plus la main, c'est qu'on s'abstienne absolument d'y manger de la chair de porc, ladite observance s'étendant à la ville elle-même, où jamais on ne laissse entrer de porc. Or Cléon n'avait rien eu de plus pressé, après avoir franchi le seuil sacré, que d'enfreindre cette pieuse observance, révélant ainsi les anciennes habitudes de sa vie de brigand et ne laissant que trop voir que ce n'était pas en pontife, mais en destructeur de la religion, qu'il était entré dans le sanctuaire.

10. Le mont Olympe, dont nous venons de décrire l'aspect général, a son versant septentrional occupé par les Bithyniens, les Mygdoniens et les Dolions, tandis que les Mysiens et les Phrygiens de la Phrygie Epictète en possèdent tout le versant opposé. Sous ce nom de Dolions on comprend en général toutes les populations groupées autour de Cyzique et s'étendant depuis l'Aesépus jusqu'au Rhyndacus et au lac Dascylitis ; et sous le nom de Mygdons toutes les populations qui s'étendent à la suite de celles-ci jusqu'au territoire de Myrlée. Deux autres lacs, l'Apolloniatis et le Milétopolitis, fort grands également, sont situés au-dessus du lac Dascylitis, et, de même que celui-ci a sur ses bords la ville de Dascylium, le lac Milétopolitis baigne les murs d'une villa appelée Milétopolis ; quant au troisième lac, il baigne ceux de la ville d'Apollonie dite du Rhyndacus. Aujourd'hui la plus grande partie de ce canton dépend du territoire de Cyzique.

11. Cyzique est une île de la Propontide reliée au continent par deux ponts. D'une fertilité incomparable, cette île peut avoir 500 stades de tour. Elle renferme une ville de même nom située juste au débouché des deux ponts, et, avec cette ville, un double port pouvant se fermer aisément et garni de plus de deux cents loges ou cales-abris pour les navires. Une partie de la ville est plane et unie, le reste s'élève sur la pente d'une montagne appelée l'Arctôn-Oros. Immédiatement en arrière de cette montagne, on en aperçoit une autre nommée le mont Dindyme, laquelle n'a pas, [comme on l'a prétendu,] double cime, mais est couronnée par le temple de la déesse Dindymène, dite la Mère des Dieux, antique monument du passage des Argonautes. Cyzique peut rivaliser avec les premières villes de l'Asie, non seulement sous le rapport de l'étendue et de la beauté des édifices, mais aussi pour la sagesse de ses institutions aussi bien conçues en vue de la guerre que de la paix et qui semblent avoir été modelées sur un type analogue à celui des antiques constitutions de Rhodes, de Marseille et de Carthage. Sans vouloir entrer dans le détail des lois et institutions de Cyzique, nous signalerons cet usage des Cyzicéniens de confier la surintendance des bâtiments et l'entretien des machines de guerre à trois architectes et d'avoir, sous le nom de trésors, un triple dépôt pour les armes, pour les machines de guerre et pour le blé, qu'ils savent en le mélangeant de terre chalcidique préserver de toute moisissure. L'utilité de ces diverses mesures fut hautement démontrée lors de la guerre contre Mithridate. On sait que ce prince était venu attaquer Cyzique à l'improviste avec 150 000 fantassins et une nombreuse cavalerie : après avoir occupé tout d'abord la montagne d'Adrastée qui fait face à la ville avec le faubourg y attenant, Mithridate avait fait passer des troupes dans l'isthme même qui s'étend au-dessus de la ville de manière à l'assiéger aussi de ce côté avec des forces combinées de terre et de mer, ces dernières s'élevant à 400 vaisseaux. Mais les Cyzicéniens n'en résistèrent pas moins à tous ses efforts ; peu s'en fallut même qu'en contre-minant une galerie souterraine que le roi faisait creuser ils ne le prissent lui-même prisonnier, mais, prévenu à temps, le roi put sortir du souterrain et s'échapper sain et sauf. De son côté, le général romain Lucullus avait réussi, bien que tardivement, à faire entrer de nuit quelques secours dans la ville ; enfin ce qui acheva d'aider les assiégés fut la vraie famine qui, tout d'un coup et sans que le roi eût pu le prévoir, vint fondre sur cette armée si nombreuse et la forcer à lever le siége, après l'avoir cruellement décimée. Honorée des Romains [pour cette belle défense], Cyzique a conservé jusqu'à ce jour son autonomie. Ajoutons qu'elle se trouve avoir actuellement un territoire considérable, les Romains ayant ajouté de nouveaux cantons à ses anciennes possessions. C'est ainsi qu'en Troade, au delà de l'Aesépus, elle possède aujourd'hui tout le canton de Zélée avec la plaine d'Adrastée ; qu'elle possède en outre une portion du lac Dascylitis, le reste appartenant toujours aux Byzantins ; et qu'indépendamment de la Dolionide et de la Mygdonide son territoire se trouve comprendre cette vaste étendue de pays qui se prolonge jusqu'au lac Mitétopolitis, voire jusqu'à l'Apolloniatis, où coule le Rhyndacus. Ce fleuve, comme on sait, prend sa source dans l'Azanitide, et, après s'être grossi de différents cours d'eau que lui envoie la Mysie Abrettène, et du Macestus notamment qui vient d'Ancyre dans l'Abaïtide, il débouche dans la Propontide juste en face de l'île Besbicus. Signalons encore dans l'île des Cyzicéniens le mont Artacé remarquable par les beaux bois qui le couvrent, et tout à côté l'îlot d'Artacé qui sert pour ainsi dire de prolongement à la montagne de même nom, voire non loin de là le cap Mélanus, qui se trouve situé juste sur le passage des navires allant de Cyzique à Priapus.

12. Quant à la Phrygie Epictète, elle renferme les villes d'Azani, de Nacolia, de Cotiaeum, de Midaeum, de Dorylaeum et de Cadi. Quelques auteurs pourtant attribuent cette dernière ville à la Mysie. A son tour, la Mysie intérieure ou méditerranée s'étend depuis l'Olympène jusqu'au territoire de Pergame et à la plaine du Caïcus, formant ainsi la séparation entre la région de l'Ida et la Katakékaumène, canton que l'on trouve attribué, tantôt à la Mysie, tantôt à la Maeonie.

13. Au-dessus et au midi de la Phrygie Epictète est la Grande Phrygie, qui, en se déployant, laisse à gauche Pessinûs, le canton d'Orcaorci et la Lycaonie, et à droite la Maeonie, la Lydie, la Carie. Dans ces limites se trouvent compris, outre la Phrygie Parorée, tout le pays limitrophe de la Pisidie, plus les cantons d'Amorium, d'Euménia et de Synnada, les villes d'Apamée Kibôtos et de Laodicée, les plus grandes de toute la Phrygie, entourées elles-mêmes d'autres villes plus petites et [...] telles que Aphrodisias, Colosses, Thémisonium, Sunaos, Métropolis et Apollonias, sans compter Peltae, Tabse, Eucarpia et Lysias, qui en sont à une plus grande distance.

14. La Phrygie Parorée est traversée de l'E. à l'0. par une longue chaîne ou arête montagneuse, au pied de laquelle s'étend de chaque côté une vaste plaine et que bordent un certain nombre de villes, entre autres, au N., la ville de Philomélium, et, au midi, la ville d'Antioche, dite Antiochia ad Pisidiam. De ces deux villes, la première est bâtie tout entière dans la plaine ; Antioche, au contraire, occupe le sommet d'une colline. Cette ville, qui a reçu récemment dans ses murs une colonie romaine, est d'origine magnésienne et reconnaît pour métropole Magnésie du Méandre. Les Romains l'affranchirent du joug des rois dans le temps même où ils livraient à Eumène toute l'Asie cistaurique. Elle servit aussi longtemps de résidence au grand-prêtre de Mên-Arcaeus, lequel régnait sur une multitude d'hiérodules et sur une vaste étendue de terrains consacrés ; mais cette dignité fut abolie à la mort d'Amyntas par ceux qui furent envoyés en possession de son héritage. Synnade est loin d'avoir l'importance d'Antioche : en avant de ses murs s'étend une plaine qui peut avoir soixante stades et qui est toute plantée d'oliviers. A l'autre bout de la plaine est le bourg de Docimie avec cette fameuse carrière d'où l'on extrait le marbre dit synnadique (tel est le nom, du moins, que lui donnent les Romains, car les gens du pays ne le connaissent que sous le nom de marbre docimite ou docimaeen). Dans le commencement, cette carrière ne débitait que des blocs de petite dimension ; mais aujourd'hui, par suite du développement du luxe chez les Romains, on en extrait d'immenses colonnes monolithes qui approchent de l'albâtre pour la variété des couleurs, et, sans regarder aux frais ni aux difficultés du transport jusqu'à la mer de masses aussi énormes, on ne cesse d'expédier à Rome des colonnes et des plaques ou dalles d'une grandeur et d'une beauté vraiment prodigieuses.

15. Apamée est un des grands emporium de [la province d'Asie ou de l'] Asie proprement dite, le second en importance après Ephèse qui est, on le sait, l'entrepôt général des marchandises d'Italie et de Grèce. C'est vers le confluent du Marsyas [et du Maeandre] qu'est située Apamée. Le Marsyas qui vient [comme le Maeandre] des environs de la ville [de Célaenae], traverse Apamée dans toute son étendue et c'est seulement après en avoir baigné le faubourg qu'il unit ses eaux rapides et impétueuses aux eaux du Maeandre déjà grossies d'un autre affluent, l'Orgyas, qui, coulant sur un terrain uni, se fait remarquer au contraire par son cours tranquille et lent. Devenu dès là un [grand] fleuve, le Maeandre continue son cours à travers la Phrygie, passe ensuite entre la Carie et la Lydie, formant ce qu'on est convenu d'appeler la plaine du Maeandre, plaine si extraordinairement sinueuse que le nom de méandres est devenu l'appellation usuelle pour désigner toute espèce de replis et de détours. Enfin il traverse la Carie même dans la partie qu'occupent actuellement les Ioniens et débouche dans la mer entre Milet et Priène. Quant à sa source, elle se trouve située aux environs de Célaenae, colline au sommet de laquelle s'élevait naguère une ville de même nom, mais toute la population de cette ville a été transportée par Antiochus Soter à Apamée, quand, pour honorer sa mère Apama, qui était fille d'Artabaze et veuve du roi Séleucus Nicator, il voulut donner son nom à une ville nouvelle. C'est aussi aux environs de Célaenae que la Fable place la scène des aventures d'Olympus et de Marsyas et notamment du combat de Marsyas et d'Apollon. Ajoutons qu'il existe au-dessus de Célaenae un marais où croît en abondance l'espèce de roseau la plus propre à faire des anches ou embouchures de flûte et que du fond de ce même marais, à ce qu'on assure, jaillit la double source du Marsyas et du Maeandre.

16. Laodicée, qui n'était à l'origine qu'une ville de peu d'importance, reçut de nos jours de notables accroissements. Elle avait même commencé à s'agrandir du vivant de la génération antérieure à la nôtre, mais le siège que Mithridate Eupator était venu mettre devant ses murs l'avait fort endommagée. Une double cause, du reste, contribua à la grandeur de Laodicée, la fertilité de son territoire d'abord, et, en second lieu, l'étonnante fortune de quelques-uns de ses enfants, de Hiéron notamment, qui, après avoir embelli de son vivant sa ville natale en y élevant de nombreux monuments à ses frais, lui laissa par testament une somme de plus de deux mille talents, et plus tard du rhéteur Zénon et du fils de celui-ci Polémon qui par ses belles actions mérita qu'Antoine l'élevât à la dignité royale et que César Auguste le confirmât ensuite dans ce haut rang. Les environs de Laodicée produisent une race de moutons, très recherchés non seulement pour la nature moelleuse de leur laine qui l'emporte même en finesse sur les laines de Milet, mais aussi à cause de leur couleur qui est de cette belle teinte noire connue sous le nom de coraxine, circonstance à laquelle les Laodicéens doivent de tirer de leurs troupeaux un si magnifique produit. Les Colosséni, leurs voisins, bénéficiaient de même de la couleur particulière de leurs troupeaux, couleur qui de leur propre nom s'est appelée la colossène. Ajoutons qu'aux environs de Laodicée le Maeandre se grossit encore du Caprus et d'une autre rivière très considérable appelée le Lycus, et que c'est pour cela qu'on désigne souvent la ville de Laodicée sous le nom de Laodicea ad Lycum. Au-dessus de la ville est le mont Cadmus : or, c'est de cette montagne que descend le Lycus en même temps qu'un autre cours d'eau qui porte le nom même de la montagne. Après avoir coulé sous terre pendant la plus grande partie de son cours, le Lycus reparaît enfin à la surface du sol et se grossit de différents affluents : il atteste ainsi la nature caverneuse de toute cette contrée et le danger perpétuel qui la menace du côté des tremblements de terre. Et de fait il n'y a point de ville plus sujette aux tremblements de terre que Laodicée, si ce n'est Carura, dans le canton voisin de celui de Laodicée.

17. Carura qui marque la limite entre la Phrygie et la Carie, est un gros bourg dans lequel abondent les hôtelleries et qui possède des sources thermales jaillissantes situées, les unes, dans le lit même du Maeandre, et les autres au-dessus de ses rives. A propos des tremblements de terre de Carura, on raconte qu'un pornobosque ou marchand de femmes esclaves, qui logeait en passant dans l'une des hôtelleries de Carura avec tout un troupeau de femmes destinées à la prostitution, y fut surpris pendant la nuit par un effroyable tremblement de terre et englouti vivant, lui et toutes ses esclaves. Presque toute la contrée, du reste, qu'arrose le Maeandre est ainsi sujette aux tremblements de terre, ce qui se conçoit, car elle est minée pour ainsi dire par l'eau et le feu à la fois, et cela jusque fort avant dans l'intérieur, cette même nature de terrain se prolongeant encore au delà des plaines jusqu'aux gouffres ou charonium de Hiérapolis et du bourg d'Acharaca dans la Nysaïde et jusqu'à cet autre charonium béant aux environs de Magnésie et de Myûs, et le sol jusque là demeurant au même degré friable et inconsistant, nitreux et inflammable. Peut-être même le cours du Maeandre n'est-il aussi sinueux qu'à cause des fréquents changements qui sont survenus dans le niveau de son lit et qui à chaque fois livrent à ses eaux de nouvelles masses d'alluvions, dont une partie déposée sur tel ou tel point du rivage contribue à l'accroissement du continent, tandis que le reste est chassé au loin dans la mer par la force de son propre courant. On sait que Priène, ville bâtie à l'origine sur la côte même, a dû aux alluvions du Maeandre d'être reculée dans l'intérieur d'une distance de 40 stades et de devenir ainsi une ville méditerranée.

18. La Katakékaumène, canton partagé entre la Lydie et la Mysie, doit son nom évidemment à une semblable constitution du sol ; car, à Philadelphie, ville située sur les confins de ce canton, les murs mêmes des maisons n'offrent aucune sécurité. Ebranlés par des secousses de chaque jour, si l'on peut dire, ils vont sans cesse se crevassant et il faut que les habitants, toujours attentifs à prévenir des accidents plus graves, passent leur temps à étayer et à réparer leurs maisons. Il y a d'autres villes encore dans le même cas, Apamée, par exemple, qui, peu de temps avant la grande expédition de Mithridate, avait eu à souffrir à plusieurs reprises de secousses de tremblements de terre, si bien qu'en la voyant toute désemparée le conquérant fit don à ses habitants d'une somme de cent talents pour aider à sa reconstruction, sans compter que déjà au temps d'Alexandre elle avait éprouvé, dit-on, la même catastrophe. Par là du reste se trouvent expliqués et l'existence à Apamée, dans une ville si éloignée de la côte, du culte de Neptune, et ce nom de Célaenae qui lui fut donné d'abord, soit en l'honneur du héros Célaenus, né, comme on sait, des amours de Neptune et de la Danaïde Célaeno, soit à cause de la nature des pierres dont elle était bâtie et de leur couleur noirâtre due à l'action prolongée du feu. Ce qu'on raconte du mont Sipyle et de sa complète subversion ne doit pas être non plus regardé comme une fable, car, de nos jours encore, on a vu Magnésie an pied du Sipyle renversée par le même tremblement de terre qui ruina plusieurs quartiers de Sardes et des autres villes les plus célèbres de cette partie de l'Asie, tous dégâts que l'Empereur fit réparer à ses frais, imitant en cela l'exemple donné par son père, à l'occasion d'une catastrophe semblable survenue à Tralles et à Laodicée, et qui, entre autres dégâts, avait détruit le gymnase de Tralles et plusieurs autres édifices de la même ville.

19. On peut s'en rapporter aussi là-dessus au témoignage des anciens historiens, notamment à ce que dit Xanthus dans son Histoire de Lydie des fréquentes révolutions physiques qui ont eu lieu dans toute cette contrée et dont nous avons nous-même fait mention ici quelque part dans un des livres précédents. Or, c'est dans la Katakékaumène justement que ces anciens historiens placent le mythe de Typhon et la patrie des Arimes ; ils n'hésitent même pas à supposer que tout le pays compris entre le Maeandre et la frontière de Lydie doit avoir la même nature, vu le grand nombre de fleuves et de lacs qui s'y trouvent et la multitude de cavernes qu'on y observe béantes à la surface du sol. Il est de fait que le lac situé entre Laodicée et Apamée, bien qu'ayant les dimensions d'une mer intérieure, exhale cette même odeur de vase qui s'échappe des souterrains. Les mêmes historiens racontent comment on intentait un procès en règle au Maeandre toutes les fois qu'il lui arrivait d'écorner les terrains qui le bordent et de changer ainsi les limites des propriétés, et comment, en cas de condamnation, l'amende était prélevée sur les péages mêmes du fleuve.

20. Entre Laodicée et Carura est un temple dit de Mên-Carus, qui, aujourd'hui encore, est l'objet d'une très grande vénération. Ajoutons qu'il s'est formé de nos jours [à Carura] sous la direction de Zeuxis et plus tard d'Alexandre Philalèthe une école de médecine hérophilienne, à l'instar de l'école érasistratienne de Smyrne qui fut si florissante du temps de nos pères sous la direction d'Hikésius, mais qui actuellement est bien déchue de ce qu'elle était jadis.

21. Quelques peuples phrygiens mentionnés par les historiens (les Bérécynthes par exemple) ne se retrouvent plus nulle part. Le poète Alcman de son côté a dit :

«Et sur sa flûte il entonne un chant phrygien, l'air CIRBESIEN».

Or, si l'on connaît encore certain Gouffre Cirbésien réputé dangereux pour ses exhalaisons méphitiques, on ne voit pas que les populations aux environs aient conservé le nom de Cirbésii. Eschyle, lui, dans sa Niobé, confond tout : il fait annoncer à Niobé, par exemple, qu'elle va rappeler l'histoire de la famiile de Tantale,

«Qui, sur les rochers de l'Ida, pour honorer Jupiter, son auteur, a élevé ce temple fameux» ;

ailleurs il place le Sipyle dans la région idéenne ; ailleurs encore il fait dire à Tantale :

«Mes bras ensemencent un domaine qui ne mesure pas moins de douze journées de marche, c'est le champ bérécynthien ; et les mugissements et bêlements de mes troupeaux y font retentir à la fois et la ville d'Adrastée et les pentes de l'Ida et toute la plaine érechthéenne».


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