XIV, 6 - Chypre

Carte Spruner (1865)

1. Pour compléter la description de la presqu'île, nous n'avons plus qu'à tracer le périple de l'île de Cypre qui la borde au midi. Nous avons déjà eu occasion de dire que la mer qui se trouve enveloppée par l'Egypte, la Phénicie, la Syrie et la côte comprise entre la Syrie et la Pérée, rhodienne pouvait être considérée comme la réunion de trois bassins distincts, la mer d'Egypte, la mer de Pamphylie et le golfe d'Issus. Or c'est juste au centre de cette mer qu'est située l'île de Cypre ; car, en même temps qu'elle avoisine la Cilicie Trachée par sa partie septentrionale, laquelle est aussi la plus rapprochée du continent, elle confine par sa côte orientale au golfe d'Issus, par sa côte occidentale à la mer de Pamphylie, et par sa côte méridionale à la mer d'Egypte. La mer d'Egypte, qui communique à l'ouest avec la mer de Libye et la mer Carpathienne, se trouve avoir au midi et au levant l'Egypte même et la côte qui lui fait suite en remontant jusqu'à Séleucie et jusqu'à Issus, et au nord l'île de Cypre et le bassin Pamphylien. Celui-ci à son tour se trouve avoir pour limite septentrionale la lisière extrême de la Cilicie Trachée, de la Pamphylie et de la Lycie jusqu'à la Pérée rhodienne, pour limite occidentale l'île de Rhodes, pour limite orientale la partie de l'île de Cypre occupée par les cantons de Paphos et d'Acamas, et enfin pour limite méridionale la mer d'Egypte avec laquelle il communique et se confond.

2. Cypre a 3420 stades de circuit, toutes les sinuosités de la côte comprises. Sa longueur, prise par terre et de l'est à l'ouest, mesure 1400 stades depuis les Clides jusqu'à Acamas. On donne le nom de Clides à deux petites îles situées près de la côte orientale de Cypre, à 700 stades de Pyramus, et le nom d'Acamas à un promontoire surmonté d'un double mamelon et très boisé, qui marque l'extrémité nord-ouest de l'île et se trouve à 1000 stades de Sélinûs, le point de la côte de la Cilicie Trachée et de tout le continent le plus rapproché, à 1600 stades de Side sur la côte de Pamphylie et à 1900 stades des Chélidenies. Vue d'ensemble, l'île paraît avoir plus de développement dans le sens de sa longueur, elle présente même entre les côtés qui la limitent dans le sens de sa largeur plus d'un isthme ou étranglement ; veut-on maintenant les étudier dans le détail de son périple, voici comme on peut la décrire le plus succinctement possible, en prenant pour point de départ celui de ses caps qui s'avance le plus près du continent.

3. Nous avons dit quelque part que, juste en face de l'Anémurium, promontoire fort saillant de la Cilicie Trachée, la côte de Cypre projette une pointe, celle du Crommyus, distante de l'autre de 350 stades. Or, si l'on part du Crommyus, et qu'en ayant l'île à droite et le continent à gauche on navigue au nord-est et droit sur les Clides, on rencontre dans ce premier trajet, lequel est de 700 stades : 1° Lapathus, ville pourvue d'un bon mouillage en même temps que de cales ou abris pour les vaisseaux, et dont on attribue la fondation aux lacédémoniens de Praxandre, qui la bâtirent juste en face de Nagidus ; 2° Aphrodisium, dont l'emplacement correspond à l'un des isthmes ou étranglements de Cypre, puisque jusqu'à Salamine la traversée de l'île n'est que de 70 stades ; 3° la plage dite des Achéens, qui est le lieu où la tradition place le débarquement de Teucer, lorsque, chassé de sa patrie par Télamon, son père, ce héros vint en Cypre fonder une autre Salamine ; 4° juste en face de la pointe Sarpédon, la ville et le port de Carpasie, séparés par un isthme de 30 stades des îles Carpasiennes et de l'autre mer qui baigne l'île au midi ; 5° un cap et une montagne. Le cap est connu sous le nom d'Olympus et supporte un temple dédié à Vénus Acréenne, dont l'accès et même la vue sont interdits aux femmes. Les Clides et plusieurs autres îles bordent la côte ici auprès ; puis viennent les îles Carpasiennes, et, tout de suite après, Salamine, ville natale de l'historien Aristus. A Salamine succèdent la ville et le port d'Arsinoé, un autre port appelé Leucolla, et le cap Pédalium en arrière duquel s'élève une colline très haute et très âpre d'aspect, qui a la forme d'un trapèze, et qué la piété a dès longtemps consacrée à Vénus. Ce second trajet, depuis les Clides, est de 680 stades. Jusqu'à Citium, maintenant, la côte est généralement sinueuse et escarpée. Citium, en revanche, a un port fermé. Nous saluons en elle la patrie de Zénon, le premier chef de l'école stoïcienne, et du médecin Apollonius. Puis une traversée de 1500 stades nous amène à Béryte. Passé Béryte, nous cinglons sur Amathûs, et, entre deux, nous relevons la petite ville de Palma, ainsi qu'une montagne du nom d'Olympus, montagne bien reconnaissable à sa forme mamelonnée. A la ville d'Amathûs succède la pointe de Curias, qui figure proprement une presqu'île et qu'un trajet de 700 stades sépare de Throni. Puis vient la ville de Curium, en vue de laquelle les vaisseaux peuvent mouiller, et qui est de fondation argienne. Il nous est facile, à présent que nous avons atteint Curium, de juger en connaissance de cause de l'étourderie du poète qui a composé l'élégie commençant par ces deux vers :

«Troupeau sacré de Phébus, nous sommes venues, fendant les flots de la mer d'un élan rapide,
chercher contre les traits du chasseur un asile sur ces bords».

L'auteur, en effet, que ce soit Hédylus ou tout autre, nous montre les biches sacrées s'élançant des cimes escarpées du Corycus de la côte cilicienne, puis abordant à la nage aux roches Curiades, après quoi il ajoute :

«0 sujet infini d'étonnement pour les hommes, que nous ayons pu,
poussées par le zéphyr de printemps, franchir une mer impraticable !»

Or, en partant du Corycus pour gagner la pointe ou presqu'île de Curias, il faut faire le tour de l'île, et, qu'on prenne à droite ou à gauche, ce n'est pas le zéphyr qui vous pousse ; surtout, il ne peut être question d'un trajet direct. C'est donc ici à Curium que commence la côte occidentale de l'île, la côte qui regarde Rhodes. Nous y relevons immédiatement après Curium, la pointe ou roche avancée du haut de laquelle sont précipités les sacrilèges qui ont osé toucher â l'autel d'Apollon. Viennent ensuite Treta, Boosura et Palaepaphos : cette dernière localité, bien que bâtie à 10 stades environ au-dessus de la mer, n'en a pas moins son port à elle. Elle possède aussi un temple fort ancien, dédié à Vénus Paphienne. Passé Palaepaphos, nous relevons encore successivement la pointe et le port ou mouillage de Zéphyria ; une autre pointe dite d'Arsinoé en vue de laquelle les vaisseaux peuvent mouiller également en toute sûreté, et qui supporte un temple, ainsi qu'un bois sacré ; voire même Hiérocépie, bien qu'un peu éloignée de la mer ; puis Paphos, ville fondée par Agapénor, et qui possède avec un port des temples d'une magnifique ordonnance. La distance par terre de Paphos à Palaepaphos est de 60 stades, et chaque année, à l'époque de la Panégyrie, cette route est couverte d'hommes et de femmes qui, de Paphos et des autres villes, se rendent à Palaepaphos. Quelques auteurs prétendent que, de Paphos à Alexandrie, la distance est de 3600 stades. L'Acamas est le premier point qu'on relève après avoir passé Paphos ; puis, l'Acamas une fois doublé, on atteint, en gouvernant droit à l'est, la ville d'Arsinoé et le Diosalsos ou bois sacré de Jupiter. Vient ensuite Soli, localité qui a le rang de ville et qui possède, outre un port et une rivière, un temple d'Aphrodité et d'Isis. Soli a eu pour fondateurs Phalérus et Acamas, héros athéniens ; et ses habitants s'appellent les Solii. Elle a vu naître Stasanor, l'un des hétaires ou amis d'Alexandre, personnage considérable, comme l'atteste la souveraineté dont il fut investi. Signalons encore au-dessus de la côte et dans l'intérieur même la ville de Limenia, et ne nous arrêtons plus qu'à la pointe de Crommyus.

4. Pourquoi s'étonnerait-on des inexactitudes des poètes, de ceux notamment qui, comme le poète de tout à l'heure, ne visent dans leurs vers qu'à l'harmonie de la phrase, quand on peut leur opposer la bévue d'un Damastès, annonçant qu'il va nous donner la longueur du nord au sud de l'île de Cypre et prenant hardiment comme telle, cette longueur d'Hiérocépie aux Clides, et l'erreur non moins forte d'un Eratosthène, qui, prétendant corriger Damastès, soutient qu'Hiérocépie n'est pas au nord, mais bien au sud de l'île, tandis qu'en réalité cette ville est au couchant, et appartient au même côté occidental où se trouvent déjà Paphos et l'Acamas !

5. On connaît dans l'île de Cypre la situation respective de chaque localité. Disons maintenant que, sous le rapport de la fertilité, Cypre n'est inférieure à aucune autre île. Elle produit du vin et de l'huile en abondance et du blé en quantité très suffisante. Ajoutons qu'elle possède, à Tamassus, des mines de cuivre d'une très grande richesse donnant en même temps de la couperose et du verdet, deux substances fort utilement employées en médecine. Si ce que dit Eratosthène est vrai, toutes les parties basses de l'île anciennement étaient tellement boisées que les arbres envahissaient tout et ne laissaient pas à proprement parler de place à la culture. L'exploitation des mines, à vrai dire, enraya un peu le mal en nécessitant de fréquents abatis d'arbres pour cuire et fondre le cuivre et l'argent ; puis à ce premier remède vint s'ajouter le développement des constructions navales, une fois que la navigation maritime eut commencé à offrir une sécurité suffisante même pour de grandes escadres. Mais, comme on ne parvenait pas, avec ce double remède, à conjurer les progrès du mal, chacun fut laissé libre de couper autant d'arbres qu'il voudrait et pourrait et reçut en toute propriété, et exempt d'impôts qui plus est, tout le terrain qu'il aurait ainsi défriché.

6. Primitivement, chacune des villes de l'île de Cypre avait son tyran ; mais, après que les Ptolémées furent devenus les maîtres de l'Egypte, ils ne tardèrent pas à étendre leur domination sur l'île entière, et ils l'y maintinrent avec l'aide des Romains eux-mêmes, qui en plusieurs circonstances leur envoyèrent des secours. Toutefois Ptolémée, le dernier roi de Cypre et l'oncle paternel de la reine Cléopâtre qu'on a vue de nos jours gouverner l'Egypte, ayant paru aux Romains, ses bienfaiteurs, coupable d'abus de pouvoir et d'ingratitude, fut détrôné par eux ; après quoi ils prirent eux-mêmes possession de l'île et en composèrent une nouvelle province dont ils confièrent l'administration à un préteur. L'auteur principal de la ruine de Ptolémée avait été Publius Claudius Pulcher. Du temps où les pirates Ciliciens étaient à l'apogée de leur puissance, Claudius était tombé entre leurs mains, et, pour payer la rançon que les pirates exigeaient de lui, il s'était adressé au roi de Cypre, le priant de lui envoyer la somme qui pouvait le libérer. Le roi fit l'envoi, mais d'une somme si minime, que les pirates eurent honte de l'accepter et qu'ils aimèrent mieux renvoyer l'argent et libérer gratuitement leur prisonnier. Une fois libre, Claudius songea à s'acquitter des deux côtés, et, étant devenu tribun, il fit si bien que Marcus Caton fut envoyé à Cypre pour détrôner et déposséder Ptolémée. Celui-ci prévint le coup en mettant fin lui-même à ses jours ; et, lorsque Caton arriva, il n'eut plus qu'à prendre possession : il fit mettre en vente les domaines du roi et versa tout le numéraire dans le trésor public à Rome. A partir de ce moment, Cypre devint ce qu'elle est encore aujourd'hui, une province romaine administrée par un préteur. Il y eut seulement une courte période pendant laquelle Antoine livra Cypre à Cléopâtre et à sa soeur Arsinoé ; mais il fut renversé et toutes les dispositions qu'il avait prises se trouvèrent renversées du même coup.


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