XXXVIII - Les Gracques

Chapitre précédent Sommaire Chapitre suivant

III - SCIPION EMILIEN

Lorsque, durant une révolution, un grand corps politique s'efface, il abdique. Dans la lutte contre Tiberius, le sénat avait laissé à un simple particulier le premier rôle. De ce jour, il perdit le prestige de sa puissance, et la satisfaction donnée au peuple par l'exil de Nasica ne fit qu'encourager les nouveaux chefs populaires. Le triumvir Carbon, nommé tribun, recommença la lutte. D'abord il proposa le scrutin secret pour le vote des lois, afin qu'il ne fût plus possible aux riches de suivre les suffrages et de les arrêter quand ils tourneraient contre eux. Puis il demanda que le même citoyen pût être continué dans le tribunat, pour que la loi ne légitimât plus la violence par laquelle Tiberius avait péri. Un autre, Atinius, usant des moyens dont les grands avaient donné l'exemple, osa faire saisir et charger de coups le censeur Metellus, qui l'avait chassé du sénat ; il l'aurait précipité de la roche Tarpéienne, si ses collègues ne l'eussent arraché de ses mains. Enfin Caïus Gracchus sortait déjà de la retraite à laquelle il s'était condamné depuis la mort de son frère. Quant aux rogations de Carbon, la première passa ; la seconde, qui tendait à constituer une royauté populaire, échoua momentanément contre l'opposition de Scipion Emilien.

Effrayé, comme Mucius Scaevola, du caractère révolutionnaire que la réforme avait pris, Scipion avait condamné son beau-frère : « Ainsi périsse quiconque voudra l'imiter », avait-il dit en apprenant sa mort ; et, de retour à Rome avec son armée victorieuse, il n'hésita pas à sacrifier sa popularité en blâmant publiquement les lois de Tiberius et de Carbon. Il passait donc du côté des grands, lui à qui le peuple avait donné, malgré les grands et malgré les lois, deux consulats et la censure, lui qui savait si bien de quels maux périssait la république ; mais il y passait en y portant de vastes desseins. Tiberius n'avait réussi qu'à moitié : sa loi, très profitable aux pauvres des tribus rustiques, n'avait pas renvoyé aux champs la populace de la ville ; cette foule famélique n'avait pas voulu renoncer la vie paresseusement passée sous les portiques, au Forum, ou à la porte des grands. Ils avaient refusé l'aisance que Tiberius leur offrait avec le travail, et ils n'avaient pas osé défendre celui qui combattait pour eux. Cette lâcheté inspira au vainqueur de Numance un indicible mépris pour ces hommes que jamais d'ailleurs il n'avait trouvés parmi ses légionnaires. Un jour qu'ils l'interrompaient au Forum : « Silence, s'écria-t-il, vous que l'Italie ne reconnaît pas pour ses enfants » ; et, comme des murmures s'élevaient encore : « Ceux que j'ai amenés ici enchaînés ne m'effrayeront point parce qu'aujourd'hui on leur a ôté leurs fers ». Et les affranchis se turent.

C'était la première fois qu'était prononcé ce mot, l'Italie ! A la vue des tribus rustiques dépeuplées et de la ville encombrée d'une foule étrangère, Scipion avait compris que les temps de Rome étaient finis et que ceux de l'Italie devaient commencer. Par la destruction de la classe moyenne, la république avait perdu la ferme et large base qui jusqu'alors l'avait portée. Pour sauver les destinées de l'empire, il ne fallait plus compter sur le sénat, sur les grands ou sur le peuple. Ces trois ordres n'avaient montré dans les dernières circonstances que faiblesse, arrogance et lâcheté. En restant une cité, quelque immense qu'elle fût, Rome allait demeurer livrée à tous les désordres des petites républiques dégénérées. De cette ville, il fallait faire un peuple. Pour les anciens, qui concentraient la souveraineté dans un certain lieu et qui voulaient l'exercer directement, sans l'intermédiaire de représentants, le problème était difficile. Peut-être n'était-il pas au-dessus de la haute intelligence de celui que Cicéron a pris pour son héros.

Dans ce plan nouveau, la loi agraire n'était plus nécessaire : elle aurait diminué quelques misères et quelques fortunes injustement acquises ; mais si les citoyens des tribus rustiques la demandaient, ni le peuple de Rome ni les grands n'en voulaient, et elle blessait les Italiens. Scipion la combattit en montrant les inextricables difficultés qu'elle soulevait. Pour forcer les possesseurs des terres publiques à fournir l'état de leurs propriétés, les triumvirs avaient invité tous les citoyens à les dénoncer et à les traduire en justice. De là une multitude de procès embarrassants. Partout où, dans le voisinage des terres que la loi atteignait, il s'en trouvait d'autres que l'Etat avait vendues ou distribuées aux alliés, il fallait, pour avoir la mesure d'une partie, arpenter la totalité et examiner ensuite en vertu de quelle loi les ventes ou les distributions avaient été faites. La plupart des propriétaires ne possédaient ni acte de vente ni acte de concession ; et, lorsque ces documents existaient, ils se contrariaient l'un l'autre. Quand on avait vérifié l'arpentage, il se trouvait que les uns passaient d'une terre plantée et garnie de bâtiments sur un terrain nu ; d'autres quittaient des champs pour des landes, des terres fertiles pour des marécages. Dés l'origine, les terres conquises avaient été divisées négligemment ; d'autre part, le décret qui ordonnait de mettre en valeur les terres incultes avait fourni occasion à plusieurs de défricher des terres limitrophes de leurs propriétés et de confondre ainsi l'aspect des unes et des autres. Le temps avait d'ailleurs donné à toutes ces terres une face nouvelle, et les usurpations des citoyens riches, quoique considérables, étaient difficiles à déterminer. De tout cela il ne résultait qu'un remuement universel, un chaos de mutations et de translations respectives de propriétés.

Irrités de la précipitation avec laquelle tout était expédié par les triumvirs, Ies Italiens se déterminèrent à prendre pour défenseur contre tant d'injustices Cornelius Scipion, le destructeur de Carthage. Le zèle qu'il avait trouvé en eux dans les guerres ne lui permettait pas de s'y refuser. Il se rendit au sénat, et, sans blâmer ouvertement la loi de Gracchus, par égard pour les plébéiens, il fit un long tableau des difficultés de l'exécution, et conclut à ce que la connaissance de ces contestations fût ôtée aux triumvirs, comme suspects à ceux qu'il s'agissait d'évincer. La proposition paraissait juste : on l'adopta, et le sénat chargea de ces jugements le consul Tuditanus. Mais celui-ci n'eut pas plutôt commencé, qu'effrayé de toutes ces complications, il partit pour l'Illyrie, et, personne ne se présentant plus devant les triumvirs, les choses restèrent en suspens. Ce résultat commença d'exciter contre Scipion l'animosité du petit peuple. Deux fois ils l'avaient nommé consul, et ils le voyaient agir contre eux dans l'intérêt des Italiens. Les ennemis de Scipion disaient aussi tout haut qu'il était décidé à abroger la loi agraire par la force des armes et en versant beaucoup de sang. Le mot de dictateur était prononcé. « Nous avons un tyran », disait Caïus Gracchus, et Fulvius le menaçait. « Les ennemis de la patrie ont raison, répondit-il, de souhaiter ma mort, car ils savent bien que Rome ne pourra périr tant que Scipion vivra ».

Un soir il s'était retiré, avec ses tablettes, pour méditer la nuit le discours qu'il devait prononcer le lendemain devant le peuple ; au matin, on le trouva mort, sans blessure. Selon les uns, le coup avait été préparé par Cornélie, mère de Gracchus, qui craignait l'abolition de la loi agraire, et par sa fille Sempronia, femme de Scipion, laide et stérile, qui n'aimait pas son mari et n'en était pas aimée. Selon d'autres, il se donna la mort, voyant qu'il ne pouvait tenir ce qu'il avait promis. Au dire de quelques-uns, des esclaves, mis à la torture, avouèrent que des inconnus, introduits par une porte de derrière, avaient étranglé leur maître ; ils avaient craint de déclarer le fait, parce qu'ils savaient que le peuple s'en réjouirait. On ne peut douter que cette mort ne fût la représaille du meurtre de Tiberius des deux côtés on goûtait au sang.

Lit funèbre

Les grands, qui peut-être redoutaient Emilien autant que le peuple, ne cherchèrent pas à le venger ; il n'y eut point d'enquête, et celui qui avait détruit les deux terreurs de Rome n'eut pas même de funérailles publiques ; mais un de ses adversaires politiques lui rendit un glorieux témoignage : Metellus le Macédonique voulut que ses fils portassent le lit funèbre. « Jamais, leur dit-il, vous ne rendrez le même devoir à un plus grand homme ».

Les Italiens, si désireux depuis longtemps du droit de cité, s'étaient crus un instant au terme de leur longue attente ; chaque jour il s'en glissait dans Rome : un d'entre eux, Perperna, venait d'être nommé consul, et Scipion avait pris en main leur cause. Sa mort les laissant sans protecteur, les nobles se hâtèrent de repousser le nouvel ennemi qui voulait se mêler à leurs querelles intestines, et le sénat fit bannir de Rome, par un décret, tous les Italiens qui s'y trouvaient. Il fallut que le vieux père du vainqueur d'Aristonic arrachât de sa demeure les faisceaux consulaires et qu'il retournât dans sa bourgade du Samnium, honteusement chassé d'une ville où son fils était entré en triomphateur.

Mais les chefs du parti populaire s'aperçurent vite que le sénat, par ses rigueurs, leur fournissait une arme puissante ; ils s'en saisirent avec habileté. Caïus Gracchus, alors questeur, s'opposa vivement à l'expulsion des Italiens, et un des triumvirs, l'ami du premier des Gracques, Fulvius, nommé consul, leur permit d'en appeler au peuple du décret de bannissement ; puis, afin d'unir dans la même cause deux intérêts contraires, le peuple et les Italiens, il proposa de donner le droit de cité à tous ceux qui n'auraient aucune portion des terres publiques. Heureusement pour le sénat, que le consul refusait de convoquer, les Massaliotes implorèrent l'assistance de Rome contre leurs voisins. Fulvius partit avec une armée ; on avait aussi éloigné Caïus en l'exilant comme proquesteur dans la Sardaigne, où une insurrection venait d'éclater, et les habitants de Frégelles ayant voulu arracher par la force ce qui était refusé à leurs prières, une armée marcha contre eux sous la conduite du préteur Opimius. La ville, trahie par un des siens, Numitorius Pullus, fut prise et détruite : elle ne s'est jamais relevée. Cette exécution sanglante arrêta pour trente-cinq ans le soulèvement de l'Italie.