XXXVIII - Les Gracques

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II - TIBERIUS GRACCHUS

En Angleterre, la noblesse remplit longtemps de ses membres les deux chambres du parlement. Les chefs des grandes familles siégeaient à la chambre haute comme pairs héréditaires ; les valets à la chambre basse, comme les élus de leurs fermiers, et l'aristocratie était ainsi maîtresse du pays. Quelque chose d'analogue au fond, quoique bien différent dans la forme, existait à Rome avant les Gracques. Les aînés des grandes maisons remplissaient le sénat, les plus jeunes le collège des tribuns ; de sorte que le même esprit, le même intérêt, régnaient à la place publique et à la curie. Ceux que le peuple considérait comme ses défenseurs et de qui lui venait l'impulsion pour ses résolutions et ses votes, n'étaient pas seulement les amis de la noblesse, ils étaient des nobles. Par cette occupation de toutes les avenues du pouvoir, du pouvoir même et des charges qui devaient en avoir le contrôle, le corps aristocratique dominait au sénat, où l'on gouvernait, et au Forum, où se formaient jadis les orages contre le gouvernement, mais les tempêtes éclateront de nouveau, quand arriveront au tribunat des nobles qui, renonçant à l'esprit de leur caste, prendront en main les intérêts populaires.

Les premiers de ces nobles, sincères amis du peuple et serviteurs prévoyants de l'Etat, furent les Gracques.

Si un héritage de gloire oblige à de grandes choses, les Gracques, descendants de Scipion et fils du conquérant de la Sardaigne et de l'Espagne, devaient s'élever bien haut pour rester dignes de leurs ancêtres.

Cette gloire de la famille Sempronia avait un caractère à part. Les exploits militaires n'y manquaient pas, mais on y trouvait de plus comme une généreuse sympathie pour les opprimés. C'était un Sempronius qui avait consenti à commander cette armée d'esclaves, dont le courage aida tant à sauver Rome après Cannes, et, sur le champ de bataille, il les avait tous affranchis. Le conquérant de l'Espagne en avait aussi été le pacificateur ; son nom était vénéré dans les montagnes de la Celtibérie autant qu'il était à Rome populaire, de cette popularité qui s'attache forcément aux grands caractères, et non pas de cette faveur qu'une foule accorde à qui la flatte le mieux. Homme prudent et grave, dit Cicéron ; juste et inflexible, disait Caton, qui voyait en lui un Romain des anciens jours, Sempronius Gracchus se montra toujours le défenseur zélé de la vieille constitution. Il soutint la religion ébranlée, et, tandis qu'il combattait avec mesure et dignité les Scipions et les grands, d'une main il réprimait les publicains, et de l'autre il refoulait les affranchis dans une seule tribu, luttant à la fois contre la foule étrangère et contre l'aristocratie nouvelle, pour laisser dans le Forum la place libre à ce qui restait encore du vrai peuple romain. Dans les grandes familles de Rome, ces traditions domestiques ne s'oubliaient pas, et quand Tiberius porta sa loi agraire, ce ne fut pas, quoi qu'on en ait dit, par colère contre le sénat, mais pour soulager des misères sur lesquelles sans doute son père avait pleuré, pour prévenir des malheurs que Sempronius avait pressentis.

Tiberius et Caïus perdirent jeunes leur père, mais Cornélie le remplaça dignement. Elle les entoura des maîtres les plus habiles de la Grèce, et dirigea elle-même leur éducation. Dans leur éloquence, Cicéron retrouvait celle de leur mère, dont il avait lu les lettres. Parce qu'elle leur faisait honte qu'on l'appelât la belle-mère d'Emilien plutôt que la mère des Gracques, on lui a reproché son ambition ; elle en eut une, il est vrai, mais grande et légitime : elle aurait voulu que ses fils sauvassent leur patrie ; et l'on pardonne aisément à la fille de Scipion de s'être élevée au-dessus des faiblesses et de l'égoïsme de l'amour maternel. Pour elle-même, elle ne demandait d'autre parure que la gloire de ses enfants, et elle refusa, avec la main d'un Ptolémée, la couronne d'Egypte. Si Tiberius eut réussi, loin d'accuser Cornélie, on eût, comme elle le dit elle-même dans une lettre éloquente, adoré la divinité de sa mère.

Cornélie

Tiberius, plus âgé que son frère de neuf ans, se distinguait entre tous les jeunes gens de son âge par une gravité douce et par des vertus qui lui avaient fait de bonne heure une place à part parmi les nobles. Un jour qu'il dînait, chez les augures, avec Appius Claudius, personnage consulaire, ancien censeur et prince du sénat, celui-ci lui proposa sa fille en mariage. Tiberius accepte ; les conventions sont arrêtées, et Appius, rentrant chez lui, appelle sa femme dès le seuil de la porte : « Antistia, lui dit-il, j'ai donné en mariage notre Claudia ! » Antistia, surprise, se récrie : « Pourquoi cet empressement et à quoi bon tant de hâte ? A moins pour tant que tu ne lui aies trouvé Tiberius pour mari ». Il servit d'abord en Afrique avec distinction sous les ordres de son beau-frère, Scipion Emilien, et monta le premier sur les murs de Carthage. Plus tard, il suivit en Espagne, comme questeur, le consul Mancinus, dont il sauva l'armée, en obtenant des Numantins une convention, qu'ils refusaient au consul. Le sénat annula le traité et voulut livrer à l'ennemi le consul et son questeur, nus, les mains liées, comme des esclaves. Mais le peuple ne permit pas que Tiberius fût puni pour l'impéritie de son chef, et Mancinus seul fut remis aux Numantins.

En revenant d'Espagne, Tiberius trouva les fertiles campagnes de l'Etrurie désertes ; dans Rome, une multitude oisive et affamée que la guerre ne nourrissait plus ; dans l'Italie entière, plusieurs millions d'esclaves qui frémissaient au bruit des succès d'Eunus. Quel remède contre ce triple mal : la misère et la dégradation du peuple, l'extension de l'esclavage, la ruine des campagnes ? Un seul : diviser ces immenses domaines que les grands avaient usurpés sur l'Etat, rendre à la propriété, régénérer par la vertu du travail la foule indigente, chasser les esclaves des campagnes, en y établissant des ouvriers libres, et changer en citoyens utiles ces affranchis qui de romain n'avaient encore que le nom ; en un mot, faire reculer d'un siècle la république, en reconstituant, par une loi agraire, la petite propriété et la classe moyenne. Ce n'était pas seulement l'unique voie de salut qui restât, c'était encore demeurer fidèle à cette sage politique de concessions que le sénat avait longtemps suivie. Il n'avait rendu Rome si forte que parce qu'il n'avait jamais refusé de faire la part des éléments nouveaux qui se produisaient dans la cité. Aux plébéiens il avait ouvert les charges curules, aux pauvres il avait donné des terres, aux alliés des privilèges, combinant avec une rare habileté les principes conservateurs et ceux d'innovation, les intérêts des vieux citoyens et ceux des nouveaux membres de la société romaine. Mais, depuis que la conquête du monde avait enlevé aux grands, avec toute crainte, toute retenue, ils s'inquiétaient peu de cette masse d'hommes que la victoire avait jetés dans Rome. II leur semblait que le temps des transactions était passé ; et, à travers leur ambition et leur orgueil, ils ne voyaient pas que cette foule tôt ou tard se ferait place ; ils ne comprenaient plus qu'il fallait donner un lit à ce torrent, sous peine de le voir tout emporter. Tiberius, en reprenant le rôle de Licinius Stolon, n'était donc pas un révolutionnaire aveugle. La dualité primitive avait reparu, Rome renfermait de nouveau deux peuples ennemis. Cette union féconde que le tribun du quatrième siècle avait formée entre les deux castes hostiles des patriciens et des plébéiens, il fallait que celui du deuxième la renouvelât entre les nobles et la plèbe. S'il y avait réussi ; si, après les pauvres de Rome, il eût défendu encore les Italiens, comme le voulut son frère, Rome aurait pu compter sur de longs jours de calme, de force et de liberté.

Ce qui fait aujourd'hui le fond des doctrines socialistes, à savoir que, sous une forme ou sous une autre, l'Etat doit à tous ses membres la terre, les machines et le crédit, c'est-à-dire les instruments du travail, était, pour des raisons fort différentes, une idée très romaine. Elle sortait des entrailles mêmes de cette société, comme un souvenir persistant des anciennes gentes et des obligations du patron envers ses clients, comme le droit aussi des citoyens à se partager cet ager publicus qu'ils avaient acquis à la république par leur courage. Les lois agraires, l'abolition des dettes, les fondations de colonies avaient été l'application de cette pensée. Mais depuis longtemps on ne donnait plus de terre, et jamais il ne s'était trouvé dans la ville tant de pauvres qui en eussent besoin. Rome n'avait alors d'autre guerre que celle de Numance, redoutée et peu lucrative, et celle contre les esclaves, où l'on ne trouvait rien à gagner. Tous ceux qu'avaient fait vivre depuis trois quarts de siècle le pillage du monde et les largesses des généraux, restaient sans emploi, inquiets et avides de nouveautés. Aussi la révolution était dans l'air, et il ne fallait qu'une voix qui dît tout haut ce que chacun pensait tout bas, pour que le gouvernement aristocratique chancelât dans ses fondements.

Les Gracques furent cette voix : pour arme, ils prirent le droit national, qu'on n'apercevait plus que confusément au-dessus du sénat et qu'ils firent descendre des nuages qui le voilaient, en rendant au Forum son énergie révolutionnaire, aux comices par tribus leur ancienne audace. Depuis un siècle, les grands, maîtres du tribunat par leurs fils ou leurs clients, en avaient neutralisé la puissance redoutable, et la vieille magistrature plébéienne semblait avoir perdu sa sève populaire. Mais il suffisait qu'un tribun voulût user dans l'intérêt du peuple des droits illimités de sa charge pour que l'axe du gouvernement se déplaçât.

Dès que Tiberius eut obtenu la puissance tribunitienne, le peuple attendit de lui le soulagement de ses misères. Les portiques, les murs des temples et les tombeaux furent couverts de placards qui l'excitaient à faire restituer aux pauvres les terres du domaine public. Blosius de Cumes, Diophanes de Mitylène, ses anciens maîtres, maintenant ses amis, sa mère, de graves sénateurs, l'encourageaient. Enfin, après avoir pris conseil de son beau-père Appius, du grand pontife Licinius Crassus, de Mucius Scaevola, le plus célèbre des jurisconsultes de ce temps, et le consul de cette année, il reprit le projet de Laelius, et il proposa dans une assemblée du peuple par tribus la loi suivante :

C'était l'ancienne loi de Licinius Stolon, qu'aucune prescription légale n'avait abolie. Afin d'en rendre l'exécution moins douloureuse pour les riches, Tiberius y ajouta :

Ils constitueraient donc de véritables propriétés, sauf que les détenteurs ne les pourraient vendre.

Les riches furent frappés de stupeur. On voulait, disaient-ils, leur arracher les tombeaux de leurs aïeux, la dot de leurs épouses, l'héritage de leurs pères, des terres qu'ils avaient légitimeraient acquises à prix d'argent, qu'ils avaient améliorées, couvertes de constructions. Tout cela est vrai. Depuis que la loi Licinia vieillissait oubliée, les terres usurpées sur le domaine public avaient été, comme des propriétés ordinaires, vendues, léguées, données en gage, en dot. Parmi les détenteurs actuels, beaucoup étaient acquéreurs de bonne foi, bien qu'ils possédassent sans titre légal : mais l'Etat pouvait-il perdre ses droits, et la liberté sa seule chance de salut ?

Le pillage du domaine public n'avait pas profité seulement aux nobles de Rome et aux publicains. Dans les colonies, dans les municipes jouissant du droit de cité, partout où il y avait des richesses, il trouvait aussi des détenteurs de terres publiques. Ils accoururent à Rome, et, jusqu'au jour des comices, la ville fut en proie à la plus vive agitation. Ce jour venu, Tiberius monta à la tribune. « Pensez-vous, demanda-t-il à l'assemblée, que ce qui appartient au peuple doive être donné au peuple ; que ce qui a été conquis en commun doive être soumis à une répartition commune ? Pensez-vous qu'un citoyen soit plus utile à la patrie qu'un esclave, un brave légionnaire qu'un homme incapable de combattre, un membre dévoué de la cité qu'un étranger et un ennemi ? » Et, s'adressant aux riches : « Cédez quelque peu de votre richesse, si vous ne voulez pas que tout vous soit un jour ravi. Eh quoi ! les bêtes sauvages ont leurs tanières, et ceux qui versent leur sang pour l'Italie ne possèdent rien que l'air qu'ils respirent ! Sans toit où s'abriter, sans demeure fixe, ils errent avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent, quand ils les exhortent à combattre pour les temples des dieux, pour les tombeaux de leurs pères. De tant de Romains en est-il un seul qui ait un tombeau, un autel domestique ? Ils ne combattent, ils ne meurent que pour nourrir le luxe et l'opulence de quelques-uns. On les appelle les maîtres du monde, et ils n'ont pas en propriété une motte de terre ».

A ces paroles éloquentes, il ajoutait des considérations prophétiques : « La plus grande partie de notre territoire, disait-il, est un butin de guerre, et la conquête de l'univers vous est promise. Vous y réussirez, si vous avez assez de citoyens pour l'entreprendre ; vous perdrez même ce que vous possédez, si leur nombre, comme à présent, ne cesse de décroître ». La première partie de la prédiction s'accomplit ; mais les grands, n'ayant pas voulu aider les Gracques à guérir cette plaie du paupérisme qui minait la république, ce fut par des soldats mercenaires, remplaçant les citoyens sous les enseignes, que le monde fut conquis, et ces mercenaires firent perdre à l'aristocratie romaine, mieux que ses biens, sa puissance et l'antique liberté.

Le pons suffragiorum

Le peuple allait voter dans ses comices par tribus, mais les riches avaient secrètement gagné le tribun Octavius, détenteur lui-même de terres publiques. Quand le greffier voulut lire la rogation, il opposa son veto. Tiberius, irrité, supprima les deux articles qui seuls rendaient sa proposition acceptable, l'indemnité et les arpents réservés ans détenteurs et à leurs fils. Dès ce moment, on ne pouvait plus s'attendre qu'à des scènes sanglantes, car la réforme devenait une révolution, et elle jetait dans l'opposition les hommes modérés qui auraient bien acheté la paix et la sécurité au pria d'une partie de leur fortune, mais dont le patriotisme n'allait pris jusqu'à braver la misère.

Octavius maintint son veto. En vain Tiberius employa les plus éloquentes prières, en vain il lui offrit, pour le désintéresser, de lui reliure sur son propre bien les terres que la loi lui enlèverait, le tribun resta inébranlable. Cette fermeté poussa Tiberius à des mesures violentes. En vertu de la puissance illimitée que le veto lui donnait, il arrêta tout le jeu du gouvernement, suspendit les magistrats de leurs fonctions, scella de son sceau les portes du trésor et défendit qu'on s'occupât d'aucune affaire avant d'avoir voté sur la loi.

Alors se vit un curieux spectacle : les riches prirent des vêtements de deuil et parcoururent la ville en sollicitant la pitié du peuple ; mais, en secret, ils apostaient des assassins pour tuer le tribun. Tiberius, averti, porta sous sa robe un poignard dont il laissa passer la pointe. Le jour de l'assemblée, comme il appelait le peuple aux suffrages, les riches enlevèrent les urnes. Cette violence allait devenir le signal d'une bataille, quand deux consulaires, se jetant à ses pieds, le conjurèrent de renoncer à son entreprise ou d'en référer au sénat. Le tout-puissant tribun était si bien convaincu de la bonté de sa cause. qu'il accepta ; il se rendit à la curie, mais les riches dominaient : il n'y eut pas de conciliation possible.

« Puisque, tous deux tribuns du peuple, dit un jour Tiberius à son collègue, nous sommes égaux en puissance, il faut que l'un de nous deux soit déposé : prenez sur moi les suffrages ». Octavius s'y refusant : « Eh bien, demain le peuple décidera si un tribun opposé aux intérêts qu'il doit défendre peut rester en charge ». Déjà dix-sept tribus sur trente-cinq avalent voté pour la déposition. Tiberius vent tenter un dernier effort ; il arrête les suffrages, et tenant Octavius étroitement embrassé, il le conjure, au nom de leur vieille amitié, de ne pas s'exposer à l'affront d'une destitution publique, de lui épargner à lui-même l'odieux de cette mesure extrême. Octavius fut ému de ces prières, ses yeux se remplirent de larmes, et il garda longtemps le silence ; mais ses regards s'étant portés sur la foule des riches, il craignit leurs reproches, et répondit : « Qu'il soit fait ainsi que le peuple voudra ». Il fut déposé, arraché de la tribune, et il aurait été massacré si Tiberius ne fût accouru pour le sauver. Un esclave, qui le précédait, tomba percé de coups. Ce fut le premier sang versé dans la guerre civile, et la déposition d'Octavius la première atteinte à l'inviolabilité tribunitienne.

Jusqu'alors Tiberius avait eu raison ; à partir de ce moment, il eut tort, car lui, qui, comme tribun, était tout particulièrement chargé de défendre la constitution, il venait d'en méconnaître le principe essentiel. Les grands tribuns du quatrième siècle n'agissaient pas ainsi. Licinius Stolon avait vaincu les grands, non par emportement, mais à force de persévérance. Ce qu'il avait mis dix ans à gagner, Tiberius voulut l'obtenir en un jour, et il ne l'obtint aussi que pour un jour.

La loi en effet passa ; le plus difficile était de l'exécuter. Tiberius avait bien écrit dans sa rogation que des triumvirs, élus par le peuple, procéderaient aux opérations du partage et resteraient en charge jusqu'à ce qu'elles fussent accomplies. Les trois commissaires furent lui-même, son frère Caïus, en ce moment en Espagne, et son beau-père Appius. Mais alors commencèrent les innombrables difficultés de l'exécution. Comment reconnaître ces terres du domaine usurpées depuis des siècles ? par où commencer ? comment faire et distribuer les lots ? Puis il fallait contenir l'impatience des pauvres et déjouer le mauvais vouloir des grands. Le sénat lui avait refusé une tente comme on en donnait à tous les citoyens chargés d'une légation publique ; et, pour sa dépense, il ne lui avait alloué, sur le rapport de Scipion Nasica, que 9 oboles par jour. On essayait aussi contre lui des moyens qui avaient réussi contre Cassius, Manlius et Spurius Melius. Un sénateur attesta qu'Eudème, qui avait apporté le testament d'Attale de Pergame, avait remis à Tiberius la robe de pourpre et le diadème du roi, dont le tribun comptait bien un jour se servir à Rome. Tiberius y répondit en faisant décréter que les trésors d'Attale seraient distribués aux citoyens à qui le sort donnerait des terres, pour couvrir les premiers frais de culture et l'achat des instruments aratoires.

Jusqu'alors il s'était abstenu, afin de rendre sa position plus simple, de toute atteinte aux droits politiques des grands : cette fois il souleva contre lui le sénat tout entier, en déclarant qu'il ferait lui-même à l'assemblée du peuple le rapport sur le royaume de Pergame. Ce n'était rien moins qu'une première tentative pour transférer du sénat au peuple l'administration des affaires extérieures. Puis il voulait abréger le temps du service militaire, rétablir l'appel au peuple des sentences de tous les jugements, et adjoindre aux sénateurs dans les tribunaux un nombre égal de chevaliers. Suivant quelques-uns, il aurait aussi fait des promesses aux Italiens. Mais déjà le peuple ne le suivait plus. Pour frapper la foule, il faut des idées simples. Quand il s'était agi de la loi agraire, les trente-cinq tribus avaient voté comme un seul homme. Au milieu des complications qu'offraient les rogations nouvelles, les pauvres ne reconnaissaient plus cet intérêt positif et immédiat qui les avait ralliés autour du tribun. Deux siècles auparavant, Licinius n'avait réussi, pour le partage du consulat, qu'en déclarant sa loi agraire inséparablement unie à ses lois politiques. Tiberius proposa celles-ci après la première, et il échoua.

Cependant on l'aimait encore. Un de ses amis étant mort subitement, tous les pauvres accoururent ; ils voulurent porter le corps, et, comme le premier bûcher où il fut déposé ne brûla pas, on cria qu'il avait été empoisonné. Tiberius se sentait lui-même menacé, sa vie était l'enjeu de la terrible partie qu'il avait engagée ; il le savait : un jour on le vit paraître sur la place publique en vêtements de deuil, conduisant par la main ses deux enfants, et demandant pour eux, pour leur mère, la protection du peuple. La foule s'émut, et, pendant quelque temps, un grand nombre de citoyens firent, le jour et la nuit, une garde vigilante autour de leur tribun. Mais déjà ils lui reprochaient l'atteinte portée par lui au tribunat. Un certain Annius, qu'il accusait, lui ayant dit : « Si j'en appelle à un de tes collègues, et qu'il oppose son veto, le feras-tu déposer ? » Tiberius déconcerté, congédia l'assemblée et ne répondit que le lendemain par un long discours sur le caractère de l'inviolabilité tribunitienne. « Oui, le tribun est sacré et inviolable, mais à une condition : c'est qu'il ne soit pas infidèle à son mandat. Faudra-t-il donc laisser un tribun abattre le Capitole, brûler les arsenaux, énerver ou détruire la puissance du peuple ? Eh quoi ! le peuple dispose librement des offrandes consacrées dans les temples, il en use et les transfère selon ses besoins, et il ne pourrait pas disposer d'une charge qu'il a donnée ? Nos vierges saintes qui entretiennent le feu éternel sont, pour une négligence dans le service des dieux, enterrées vivantes, et le tribun qui, loin de servir le peuple, abuse contre lui de l'autorité qu'il en a reçue, ne pourrait pas être privé de sa charge ? »

Vestale du musée de Florence

Tout cela était vrai, mais cette inviolabilité tribunitienne, parfois gênante, avait été jusque-la respectée ; Tiberius, en ne la respectant pas, révéla le secret funeste que la foule mobile du Forum pouvait, en un moment de caprice ou de colère, bouleverser les lois, la constitution et les coutumes des aïeux.

Pour échapper à toutes les haines qu'il avait soulevées, il lui fallait un second tribunat, il le demanda ; mais le plus grand nombre de ses partisans étaient alors retenus aux champs par la moisson, et, parmi les tribuns ses collègues, plusieurs lui étaient contraires. Plutarque raconte gravement que le jour de l'assemblée, Tiberius fut un instant ébranlé par de funestes présages. Deux serpents avaient fait leurs petits dans un casque richement orné qui lui avait servi à la guerre. Les poulets sacrés, qu'il s'était fait apporter, avaient refusé de venir prendre leur nourriture, quoique le pullaire secouât rudement la cage pour les forcer à sortir. Lui-même, en quittant sa demeure, se heurta si violemment le pied contre le seuil, qu'il se fendit l'ongle de l'orteil et que le sang coula à travers sa chaussure. Enfin, à peine était-il dans la rue qu'il vit deux corbeaux se battre sur un toit, et qu'un morceau de tuile vint tomber à ses pieds. Il y avait encore tant de superstitieuses frayeurs chez ce peuple qui ne croyait déjà plus à ses dieux, mais qui croyait toujours au Destin, révélé par des signes, que les plus hardis partisans du tribun voulurent l'empêcher d'aller plus loin : « Quelle honte, s'écria Blosius, pour le petit-fils de l'Africain, s'il se laissait arrêter par un corbeau ! » En même temps, Tiberius recevait de ses amis réunis au Capitole, où devait se faire l'élection, de pressants messages. Tout allait bien pour lui, disaient-ils. On l'accueillit, en effet, avec les acclamations les plus affectueuses, et l'on veilla à ce que personne ne l'approchât qui ne fût bien connu. Déjà deux tribus avaient voté en faveur de sa réélection, quand les riches, qui s'étaient rendus en grand nombre à l'assemblée, s'écrièrent qu'un tribun ne pouvait être continué deux ans de suite dans sa charge. Une collision éclata ; les partisans de Tiberius se jetèrent sur les opposants, qui s'enfuirent avec les tribuns de leur parti, en répandant le bruit, par la ville, que Tiberius avait destitué tous ses collègues et s'était proclamé lui-même tribun pour l'année suivante.

Cependant il n'avait pas autour de lui plus de trois mille hommes. Dans ce moment le sénateur Fulvius Flaccus étant monté sur un lieu d'où il pouvait être vu de toute l'assemblée fit signe de la main qu'il avait à parler à Tiberius. Celui-ci ordonna qu'on lui ouvrît passage, et Fulvius déclara que les riches, dans le sénat, n'ayant pu attirer le consul à leur parti, avaient formé le dessein de tuer Tiberius, et qu'ils avaient armé leurs clients et leurs esclaves. A cet avis, les amis du tribun ceignirent leurs robes, brisèrent les bâtons avec lesquels les licteurs écartaient la foule, et en prirent les tronçons pour se défendre. Ceux à qui l'éloignement n'avait pas permis d'entendre, ayant demandé la cause de ces préparatifs, Tiberius porta la main à sa tête, pour faire connaître le danger qui le menaçait. Aussitôt ses ennemis coururent dire au sénat, réuni dans le temple de Fides, qu'il demandait le diadème.

Cette nouvelle causa dans la curie l'émotion la plus vive. Scipion Nasica requit le consul d'aller au secours de Rome et d'abattre le tyran. Scaevola répondit avec douceur qu'il ne donnerait pas l'exemple d'employer la violence, et qu'il ne ferait périr aucun citoyen qui n'aurait pas été jugé dans les formes. « Si le peuple, ajouta-t-il, ou gagné ou forcé par Tiberius, rend quelque ordonnance qui soit contraire aux lois, je ne la ratifierai pas ». Alors Nasica, s'élançant de sa place : « Puisque le premier magistrat, s'écria-t-il, trahit la république, que ceux qui veulent aller au secours des lois me suivent ! » En disant ces mots, il se couvre la tête d'un pan de sa robe, et marche au Capitole, entraînant avec lui une partie du sénat et des riches, qui, suivis de leurs esclaves armés de bâtons et de massues, se saisissaient encore des débris et des pieds des bancs que le peuple brisait dans sa fuite. Ils montent ainsi vers Tiberius en frappant tous ceux qui lui faisaient un rempart de leurs corps ; plusieurs furent tués, d'autres poussés jusqu'à la roche Tarpéienne et précipités ; le reste s'enfuit. Tiberius lui-même tournait autour du temple de Fides, que les prêtres avaient fermé ; mais, s'étant heurté contre un cadavre, il tomba, prés de la porte même, au pied des statues des rois. Comme il se relevait, un de ses collègues, Publius Saturnius, le blessa à la tête avec le pied d'un banc, le second coup lui fut porté par un autre tribun, Lucius Rufus, qui s'en vanta comme d'une belle action. Plus de trois cents de ses partisans périrent avec lui. Après avoir épuisé sur leurs cadavres tous les outrages, on les jeta dans le Tibre. Caïus, revenu d'Espagne, avait vainement réclamé le corps de son frère.

Le sénat et la ville, dominés par la faction des grands, restèrent quelque temps sous le coup de la terreur. « Après la mort de Tiberius, dit Salluste, c'est le peuple entier qui fut accusé et poursuivi ». Tous les amis du tribun qu'on ne put saisir furent bannis, les autres exécutés. De ce nombre étaient le rhéteur Diophanès et un certain C. Villius, qu'ils enfermèrent dans un tonneau avec des serpents et des vipères. Quand Blosius fut amené devant les consuls : « Je n'ai fait, dit-il, que suivre les ordres du tribun. - Mais, lui répondit Nasica, s'il t'avait ordonné d'incendier le Capitole ? - Jamais Tiberius n'eût donné un pareil ordre. - S'il l'eût fait cependant ? - J'aurais obéi, parce que, s'il me l'eût commandé, c'est que le bien du peuple l'eût voulu ». Blosius trouva moyen de s'échapper et de fuir auprès d'Aristonic ; après la défaite de ce prince, il se tua pour ne pas tomber au pouvoir des Romains. Ceux, même parmi les plus grands personnages, qui avaient donné appui au tribun, se hâtèrent de le condamner. Il est triste de compter parmi eux le consul Scaevola, qui déclara que Nasica, quoique simple particulier, avait eu le droit de recourir aux armes, et qui honora, dans plusieurs décrets, son courage. Peut-être qu'effrayé de la tendance démagogique des derniers actes du tribun, il voulait, en sanctionnant une violence irréparable, désarmer les grands et sauver au moins cette loi agraire qu'il avait lui-même rédigée.

Malgré ces sanglantes représailles, personne, pour le moment, n'osa toucher à la loi, tant les modérés du sénat et les hommes véritablement politiques en reconnaissaient la nécessité. A Tiberius on substitua comme triumvir Licinius Crassus, beau-père de Caïus ; à celui-ci, tombé dans la guerre contre Aristonic, un sénateur populaire, Fulvius Flaccus ; quand Appius mourut, il eut aussi pour successeur un éloquent défenseur de la loi, Papirius Carbon, et l'on a trouvé une inscription où le consul de cette année, Popillius, le persécuteur des amis du tribun, se vante d'avoir le premier remplacé, sur les domaines assignés, les pasteurs nomades par des laboureurs sédentaires. Les assignations continuèrent donc, et l'on en constata bien vite les effets : le cens de 131 n'avait donné que trois cent dix-sept mille huit cent vingt-trois citoyens pouvant être admis dans les légions ; celui de 125 en compta trois cent quatre-vingt-dix mille sept cent trente-six. En six années, la réserve de l'armée s'était accrue de soixante-douze mille soldats, et le prolétariat avait diminué d'autant. C'est la justification de la loi Sempronia.

Le tribun mort redevint même redoutable ; le peuple s'accusait de l'avoir laissé périr, et Nasica ne pouvait se montrer nulle part sans être poursuivi des huées de la multitude. Déjà on parlait de le mettre en jugement ; le sénat l'éloigna sous prétexte d'une mission en Asie. Il erra quelque temps, consumé de chagrin, et alla tristement finir à Pergame.