LVIII - La monarchie |
V - ROLE POLITIQUE DE CESAR
César fut l'homme le plus complet que Rome ait
produit, celui en qui se montre le développement le
plus harmonieux de toutes les facultés : orateur
à la parole virile et écrivain sobre, sans le
faux clinquant de l'éloquence avocassière ;
soldat intrépide du jour où il fallut
l'être, et général comparable aux plus
grands, dès qu'il parut aux armées. Son esprit,
ouvert aux leçons de la vie, n'oubliait aucun des
conseils qu'elle donne, et sa pensée, toujours calme
au milieu des agitations les plus vives, n'était
obscurcie ni par la colère ni par la passion. Aussi
voyait-il les choses sous leur vrai jour et allait-il droit
au possible, ne le dépassant que tout juste de ce
qu'il l'allait pour que le succès possible
devînt un succès certain. Ses vices ne
troublaient pas sa ferme intelligence, de sorte que l'on put
prendre de l'empire sur ses sens et qu'on n'en prit pas sur
son esprit : jamais ses plaisirs ne firent tort à ses
affaires. Ses victoires mêmes ne lui causèrent
pas d'éblouissement. Fondateur d'une monarchie
militaire, il ne donna point la première place
à l'armée ; il resta le maître de ses
soldats comme de lui-même, et seul, avec son
génie, dominant du haut de sa fortune le monde
étendu à ses pieds, il ne laissa pas monter
à son cerveau ces fumées enivrantes de
l'orgueil surhumain qui ont plus d'une fois obscurci
l'intelligence d'hommes supérieurs.
Il eut ce qui est le plus grand des avantages : les
circonstances favorables et la médiocrité de
ses adversaires ; mais il en trouva un autre en
lui-même : le talent de transformer en instruments
utiles à ses projets les hommes et les choses du
moment. Comme, au milieu de brouillons, il avait seul un
dessein arrêté, sa volonté puissante et
tranquille faisait tout converger vers un but unique, et il
l'atteignait. Que signifie l'étonnante
fidélité des Gaulois durant la guerre civile,
si ce n'est cette habileté à s'approprier les
forces vives, qui est le don suprême du commandement ?
Plus d'une fois il fit violence à la fortune : jeune,
par des dettes monstrueuses ; plus tard, par des
témérités militaires ; mais ses audaces
étaient un calcul et ses
témérités de la prudence, parce qu'ayant
toutes les élégances, au besoin toutes les
austérités et une indomptable énergie,
il exerçait autour de lui un ascendant qui lui
permettait de tout demander à ses amis, à ses
soldats. Son armée était sa famille, et il en
était aimé jusqu'au plus entier
dévouement. Un de ses centurions, tombé aux
mains des pompéiens en Afrique, refuse, quoique
menacé de mort, de s'enrôler dans les rangs
ennemis : Donne-moi dix de mes camarades, dit-il
à Scipion, envoie contre nous cinq cents des tiens,
et tu verras ce que nous en saurons faire. Aussi put-il
compter autant de victoires que de batailles et seulement
deux échecs, bien vite et glorieusement
réparés.
Sur ses ennemis mêmes le charme opérait, car il
se servit contre eux d'une arme nouvelle à Rome, la
clémence ; et elle lui était si naturelle,
qu'on la retrouve dans ses écrits, où ne se
rencontre pas un mot blessant pour ses adversaires. La gloire
du grand homme, tombé sous le poignard de Brutus,
n'est pas faite seulement de succès militaires et de
sagesse politique, elle est faite aussi de bontés.
Entre deux régimes de terreur, l'un qui l'avait
précédé, l'autre qui le suivit, il
répudia les moeurs sauvages des Romains d'alors, en ne
voulant ni confisquer ni proscrire. Suétone, qui n'a
pour lui ni affection ni haine, termine le portrait de
César par ce mot : Il fut doux et bon,
lenissimus.
Il régna cinq ans, durant lesquels il fit sept
campagnes, et il ne résida point dans Rome plus de
quinze mois. Mais, entre deux combats, sa pensée
était aux réformes dont l'Etat avait besoin ;
la simple énumération de celles qu'il entreprit
supposerait une longue vie de repos et de
méditations.
Voué par ses traditions de famille à la
défense des intérêts populaires, il
regarda plus haut, aux intérêts de l'Etat, sans
haine pour l'aristocratie, sans bassesse pour le peuple. La
lutte où l'oligarchie l'engagea élargit son
horizon ; il vit que le salut de la république
exigeait autre chose que soulager la misère des
plébéiens de Rome, comme les Gracques l'avaient
voulu, et punir les concussionnaires des provinces, comme
Sylla l'avait essayé. Il comprit que d'une
constitution municipale, telle qu'était celle de Rome,
il fallait faire une constitution d'Etat, et pour cela,
répandre largement le droit de cité,
transformer le sénat en une représentation de
tout l'empire, et mettre les gouverneurs sous la main d'un
chef permanent, intéressé à faire
régner la justice pour faire régner la
paix.
Les Romains ont eu un admirable conseil du gouvernement, le
vieux sénat républicain ; ils n'ont eu que deux
grands hommes d'Etat, Sylla et César, qui, tous deux,
ont reconnu que l'assemblée populaire était
incapable de gérer les intérêts de
soixante millions d'hommes. L'un, ouvrier du passé,
constitua un gouvernement aristocratique qui, s'il eût
duré, aurait été, dans
l'antiquité, ce que Venise fût devenue au moyen
âge, si elle n'avait eu ni le conseil des Dix, ni les
Trois Inquisiteurs d'Etat dont la surveillance
soupçonneuse contint la noblesse du livre d'or.
L'autre, ouvrier de l'avenir, renversa une oligarchie
âpre au gain et au plaisir, qui n'avait ni le droit de
gouverner seul l'empire, ni l'intelligence nécessaire
pour garder ce gouvernement.
Les mêmes mots désignent souvent des choses fort
différentes. La république des Romains n'a rien
de commun avec ce que nous appelons de ce nom. Par
république, les modernes entendent une
société où le citoyen a le plus de
liberté et le gouvernement le moins de pouvoir. A
Rome, le citoyen était serf de l'Etat, et le mot le
plus énergique de la langue latine, imperium,
marquait l'étendue de la puissance exécutive.
Même dans ses comices, l'assemblée souveraine ne
votait que sur les propositions des magistrats qui la
présidaient, et ces présidents pouvaient encore
arrêter les suffrages au milieu du scrutin.
L'idée de la liberté politique était si
étrangère à l'esprit des Romains, qu'ils
n'en eurent jamais l'image figurée. Parmi les
innombrables statues qu'ils nous ont laissées, on en
chercherait vainement une qui la représentât. De
tout, ils ont fait un dieu, excepté de ce qui serait
devenu chez nous la plus populaire des divinités, si
nous avions encore des déesses. Le débat entre
le sénat et César ne portait donc pas sur cette
question ; il s'agissait simplement de décider si
soixante millions d'hommes auraient un seul maître ou
s'ils en auraient trois cents. Brutus tua César, parce
qu'il voulait rester un de ces trois cents, et sauver
l'oligarchie fut ce qu'il appelait la vertu. Bien longtemps
on l'a cru sur parole. Une étude attentive des
transformations de la société romaine a
diminué l'autorité de la légende sans la
faire disparaître, de sorte que César a encore
aujourd'hui des ennemis. Aux yeux de l'histoire impartiale,
s'il est le plus grand des ambitieux, il fut aussi le plus
habile instrument d'une nécessité historique.
Il a fondé l'unité de commandement par quoi
furent rendus solidaires les intérêts du chef de
l'Etat et ceux des populations soustraites à la rapace
exploitation de cent familles. Il a donc créé
une monarchie d'un caractère nouveau chez les anciens,
qui, au lieu d'être, comme les monarchies orientales,
une royauté fainéante, jouissant, au milieu des
plaisirs, du travail des sujets, fut dans son principe, et
souvent dans les faits, une royauté protectrice du
plus grand nombre, pensant et agissant pour ceux qui ne
pouvaient ni penser ni agir. Le fond de la puissance
impériale à Rome fut la puissance
tribunitienne, et, malgré les folies et les crimes des
Caligula, des Néron et des Commode, les empereurs
dignes de ce titre ont été de vrais tribuns du
peuple, préoccupés sans doute de leur grandeur
personnelle, mais aussi des intérêts
généraux de l'empire, croyant au mérite
plus qu'à la naissance ; effaçant les dures et
injurieuses distinctions établies par la
république entre les citoyens et les provinciaux ;
adoucissant la loi, y mettant à chaque
génération plus d'humanité, même
pour l'esclave, et allant jusqu'à concevoir la grande
institution alimentaire de Trajan ; en un mot, faisant une
bonne politique sociale, sans faire de la démagogie.
Or, ce caractère, la monarchie impériale le
doit à César, et elle l'a légué
aux royautés modernes où le prince se regarde,
non plus comme un fils du Ciel, mais comme le premier des
serviteurs du pays. Auguste, Vespasien, les Antonins,
Sévère, Aurélien, Probus, même
Tibère, Claude et Domitien, seront de grands ou
d'habiles administrateurs à qui des millions d'hommes
devront, pendant plus de deux siècles, une
prospérité qu'avant eux le monde n'avait jamais
connue.
Les philosophes avaient entrevu ce gouvernement, les
populations le souhaitèrent et les jurisconsultes en
firent la théorie. Tacite, au temps de Nerva, en salua
l'avènement, qu'il aurait dû placer plus
tôt, et les Antonins le
réalisèrent.
C'était une forme de gouvernement imparfaite,
puisqu'il ne s'y trouvait aucune garantie contre
l'incapacité ou la folie du prince ; mais elle valait
mieux que celle qu'elle remplaçait, sans valoir autant
qu'une organisation où la personne royale, libre pour
le bien, ne l'aurait pas été pour le mal.
Malheureusement l'humanité est fort pauvre en
idées politiques, et elle met un très long
temps à passer de l'une à l'autre : il lui a
fallu dix-huit siècles pour arriver des gouvernements
absolus aux gouvernements représentatifs. Un homme
supérieur peut avancer l'heure des grandes
réformes ; César, qui eut tant de sortes de
génies, n'eut pas celui-là, ou n'eut pas le
temps de le montrer. Il reste au fondateur du
césarisme une gloire encore assez belle : s'il
eût vécu, il aurait été Trajan ou
Hadrien, et plus grand que tous les deux.