Théologiens romains constitués en collège officiel, chargé de conserver l'ensemble des traditions religieuses, et de renseigner l'Etat et les particuliers sur les obligations de conscience nées du droit sacré (fas).

I. - On disait le collège des Pontifes institué par Numa, l'organisateur légendaire du culte national, qui en aurait fait le complément de son oeuvre et en aurait été le premier président, réservant ainsi à la royauté la fonction attribuée sous la République au Pontifex Maximus, hôte de la Regia, et transférée plus tard, avec le titre, à l'empereur. L'étymologie controversée du titre des pontifes donne lieu à des conjectures diverses sur l'origine de ce sacerdoce, qui pourrait être une institution romaine, si les Pontifes devaient accidentellement leur nom à la construction du pont Sublicius, latine ou même italique, si le «pont» n'était l'estrade sur laquelle siégeaient les juristes appliquant le droit non dégagé encore de la théologie, ou le plancher supportant les habitations primitives. On sait, en effet, pour le pont Sublicius, joug imposé au dieu Tibre, et l'on est en droit de supposer pour les autres instruments de la vie publique ou privée, que leur confection exigeait des précautions et observances rituelles. Le détail de ces rites compliqués était le secret des sorciers, dont les pontifes et les augures s'étaient partagé l'héritage.

Les collèges sacerdotaux représentant non pas une caste, mais la cité, il est probable que les éléments constitutifs de la cité, les trois tribus ethniques ou génétiques (phulai genikai), devaient y avoir part égale. D'après Cicéron, Numa créa cinq pontifes, c'est-à-dire un collège de six membres, y compris le roi. Ce nombre fut porté à neuf par la loi Ogulnia (300 av. JC.), quatre places étant réservées aux patriciens, et cinq aux plébéiens. Sylla accrut encore l'effectif, qui resta depuis lors, sauf nomination de surnuméraires, fixé au chiffre normal de quinze membres non compris les scribes ou secrétaires, qui pouvaient aider ou même suppléer les pontifes pour certaines fonctions et qui reçurent, peut-être au temps de Sylla, le titre de Pontifices minores.

Cet effectif est celui des pontifes proprement dits ; mais le collège avait aussi sous sa dépendance immédiate les desservants ou flamines des cultes publics, et tout particulièrement les vestales, qui formaient comme la famille spirituelle du Pontifex Maximus. Ces sacerdoces individuels, dont les titulaires étaient à la nomination du P.M., étaient annexés au collège pontifical, si bien que les pontifes pouvaient suppléer les flamines absents ou empêchés. En théorie même, les grands flamines occupaient dans la hiérarchie sacerdotale (ordo sacerdotum) un rang supérieur à celui du P.M. et avaient sur lui la préséance dans les repas de corps. Le président du collège des Pontifes prenait place, dans ces banquets officiels, au cinquième rang, après l'héritier du sacerdoce royal (rex sacrorum) et les trois flamines Dial, Martial et Quirinal. Cela n'empêchait pas qu'en fait, les flamines et le Rex lui-même ne fussent, comme les vestales, soumis à l'autorité disciplinaire du P.M., qui pouvait les investir d'office, contre leur gré, au besoin leur infliger des amendes ou les destituer. Cette autorité disciplinaire était reconnue par la coutume, et les flamines qui essayèrent de s'y soustraire par l'appel au peuple fournirent aux comices l'occasion de la confirmer. En revanche, le peuple ne permit pas au P.M. de l'étendre indûment sur les membres des collèges autonomes : un texte mutilé de Festus nous a conservé la mention d'un débat de ce genre entre le P.M. Metellus et un augure, débat tranché par le peuple en faveur de l'augure.

Le collège des Pontifes, seul entre tous, avait gardé une organisation monarchique, qui concentrait entre les mains de son président, nommé à vie, tous les pouvoirs effectifs compris dans la compétence pontificale. Ses collègues formaient son conseil ; il ne devait pas trancher sans leur concours les questions concernant le culte, les rites (sacra), les obligations de conscience (religiones), tout ce qui se formule en décrets ; mais il avait seul autorité sur le personnel sacerdotal dépendant du collège. Il avait même des attributions qui l'assimilaient dans une certaine mesure aux magistrats : le droit de convoquer le peuple en comices dits calata pour porter à sa connaissance la liste mensuelle des féries, pour inaugurer en sa présence le Rex et les grands flamines [Inauguratio], et même pour lui demander d'approuver les testaments et adrogations [Adrogatio, Testamentum]. Toutefois, il agissait dans ces occasions, non en vertu de sa propre initiative, mais comme représentant et avec l'assistance du collège (pro collegio pontificum), et il n'avait pas le droit d'auspices, réservé aux magistrats ; de sorte que les réunions convoquées par le P.M. ne doivent pas être confondues avec les comices véritables. L'approbation tacite du peuple n'étant en pareil cas qu'une fiction légale, il est oiseux de se demander si le P.M. n'était pas censé emprunter, par une autre fiction légale, les auspices des magistrats. Il n'est pas démontré non plus que le P.M. fût le président des comices appelés à statuer sur une amende infligée par lui et fit usage en cette circonstance d'auspices délégués. Quant aux élections de tribuni plebis faites en 449 et peut-être au début de l'institution du tribunat, sous la présidence du P.M., ce furent des expédients transitoires et qui, s'il s'agissait de conciles de la plèbe, ne supposent pas l'usage du droit d'auspices.

Même avec cette restriction, l'autorité du P.M. était assez considérable pour que le parti plébéien et démocratique songeât à exercer un contrôle sur le choix de celui qui en était investi. Indépendamment des lois générales applicables à la cooptation dans les collèges sacerdotaux, une mesure spéciale fut adoptée pour la désignation du président du collège des Pontifes, librement choisi, jusque vers le milieu du IIIe siècle avant notre ère, par ses collègues. Pour respecter, en la tournant, la règle traditionnelle, on imagina d'imposer aux pontifes l'obligation de nommer à la présidence celui de leurs collègues qui serait désigné à leur choix par des comices restreints, composés d'une minorité de tribus (dix-sept sur trente-cinq) tirées au sort, de façon que le choix préalable fait par la majorité de cette minorité ne fût pas une élection proprement dite, l'expression de la volonté du peuple souverain. Au surplus, cette façon de comices était présidée par un pontife, qui n'avait pas qualité pour convoquer de véritables comices. C'est ainsi très probablement que fut promu le premier P.M. plébéien, Ti. Coruncanius, en 253 av. JC. Ce système laissait intact le droit de cooptation, le nouveau P.M. devant être choisi parmi les membres du collège. La cooptation elle-même fut réduite à l'état de fiction légale par les lois Domitia (104) et Atia (63), qui ne laissèrent plus entrer dans les grands collèges sacerdotaux que des candidats désignés au préalable par le suffrage restreint.

II. - L'office propre des pontifes était de conserver, d'élaborer et de formuler le droit sacré (fas) : c'étaient des théologiens et des canonistes, des législateurs du culte et professeurs de droit sacré, plutôt que des prêtres, au sens actuel du mot. On a vu que, pour accomplir les rites matériels du culte, ils avaient à leur disposition les flamines et les vestales. Cependant, ils étaient censés posséder le sacerdoce éminent, et, comme tels, non seulement ils pouvaient suppléer les flamines, mais ils avaient le droit et le devoir de célébrer les cérémonies (rem divinam facere) de certains cultes dont ils avaient assumé la charge. Dans l'exercice de ces fonctions, ils portaient les ornements sacerdotaux et maniaient les instruments du sacrifice.

Aussi voit-on figurer sur les médailles, comme insignes de la dignité pontificale, l'apex, le vase aux libations (simpulum), le couteau (secespita), la hache (sacena ou dolabra pontificalis, securis), l'aspersoir. Pour sacrifier à Ops Consiva, le P.M. devait porter le Suffibulum et se servir d'un récipient spécial appelé Praefericulum. Les pontifes avaient dû, comme officiants, se soumettre à certaines observances imposées avec plus de rigueur aux flamines. Ils ne devaient ni regarder un cadavre, ni monter à cheval ; le P.M. en particulier était tenu de ne pas s'absenter longtemps de Rome ou tout au moins de l'Italie. Ils surent, du reste, s'affranchir et affranchir leurs subordonnés de ces scrupules ou «tabous» archaïques, dont, seul, le Flamen Dialis ne fut jamais complètement libéré.

On peut ranger les fonctions sacerdotales des pontifes, fonctions dont ils s'acquittaient en personne ou par le ministère de leurs flamines, sous trois chefs principaux. Ils étaient chargés :

  1. de pourvoir au culte des divinités poliades, c'est-à-dire de Vesta et des Pénates, au foyer de la cité, et de la triade installée sur le Capitole
  2. de combler les lacunes de l'organisation cultuelle, en desservant les cultes reconnus par l'Etat, mais non pourvus de sacerdoces spéciaux
  3. de prendre part, pour en surveiller la stricte exécution, aux cérémonies propitiatoires ou expiatoires, soit prévues et régulières, soit décrétées par eux à titre extraordinaire.

Le culte de Vesta et des Pénates était si complètement dévolu aux pontifes que, sous l'Empire, quand le titre de pontifes fut étendu aux prêtres du Soleil, les pontifes romains s'appelèrent officiellement pontifices Vestae. Les pontifes avaient seuls le droit de pénétrer dans le penus Vestae et le P.M. habitait la Regia, à côté des Vestales et du sanctuaire (sacrarium Regiae) des Pénates ou dépôt des fétiches qui les représentaient. Le culte de Vesta était desservi par les filles spirituelles du P.M. ; les autres, parmi lesquels on cite celui d'Ops Consiva et de Saturne l'étaient par le P.M. lui-même, qui sacrifiait au moins une fois l'an dans la Regia au dieu Mars, avec l'assistance des Saliae virgines. L'érudition des pontifes de la fin de la République, théologiens subtils, historiographes, collecteurs de légendes et de formules magiques [Indigitamenta], a dû allonger la liste des devoirs incombant de ce chef aux pontifes. Saturne et sa parèdre (ou parèdre de Consus) Ops ne furent sans doute associés aux Pénates que lorsque le dieu, assimilé à Kronos, passa pour le régent de l'âge d'or dans la Saturnia tellus. Le culte de la Vesta et des Pénates de Lavinium, copie et doublure du culte romain, ne doit pas remonter plus haut que la légende d'Enée, quelles qu'aient été d'ailleurs les survivances de traditions locales incorporées à ces récits. Les lieux auxquels la légende rattachait les origines de Rome, Lavinium, Laurentum, Ardée, devinrent l'objet d'une dévotion archéologique. Pontifes et Vestales allaient avec les chefs de l'Etat, consuls ou dictateurs, porter les hommages de la cité à la Vesta et aux Pénates de Lavinium, au génie du Numicius, devenu Aeneas Indiges et faisaient une tournée dans les sanctuaires (fana) du territoire d'Ardée.

Le culte de Jupiter Capitolin et de ses parèdres, qui formait, avec celui de Vesta et des Pénates, le centre et comme le noeud vital de la religion civique, avait un droit égal à la sollicitude des pontifes. Ils surveillaient les sacrifices mensuels des Kalendes et des Ides offerts par le Rex et le flamine Dial ; ils collaboraient aux cérémonies plus solennelles des Ides de mars, de septembre et de novembre. Le 15 mars, le P.M. allait processionnellement sacrifier un taureau ; le 13 septembre et le 13 novembre, le collège célébrait un banquet rituel (epulum Jovis in Capitolio), office transmis en 196 à un collège de suppléants [Epulones]. Pour préserver d'un délaissement complet certains cultes archaïques, les pontifes offraient chaque année des libations et sacrifices à Acca Larentia in Velabro et in casa Romuli, à Angerona dans la curia Acculeia, à Carmenta, à Carna, aux personnifications de la Terre (Tellus, Tellumo, Altor, Rusor), génies et divinités fécondantes, dont le caractère se rapprochait de celui des Lares et Pénates. Ces cultes commémoraient aussi les origines de Rome, et celui de la déesse Natio in agro Ardeati indique que la légende d'Enée en avait même allongé la liste. Au début de l'Empire, le culte naissant des Césars, descendants d'Enée et génies protecteurs de Rome, assimilés aux Lares, requit la participation des pontifes aux anniversaires décrétés en l'honneur d'Auguste. Il leur appartenait d'incorporer à la religion nationale et d'inscrire au calendrier ces dévotions nouvelles, distinctes des cultes de rite exotique, qui sont restés de tout temps sous la direction des Xviri ou XVviri S.F.

Enfin les pontifes s'étaient réservé un rôle dans certaines cérémonies qui rentrent dans la catégorie des lustrations : fêtes statives comme les Fordicidia du 15 avril, la vitulatio du 8 juillet ; ou conceptives, comme l'Amburbium ou amburbale sacrum, du mois de février 22 et les Ambarvalia du mois de mai, celles-ci transférées sous l'Empire au rituel des frères Arvales ; ou quinquennales, comme le sacrifice des caviares hostiae, qui devait faire partie des rites du lustrum. La plus singulière de ces cérémonies était la procession des Argées, dont le nom, le sens, l'origine, énigmatiques pour nous, l'étaient déjà sans doute pour Varron. Tous les ans, le 15 mai, les pontifes, accompagnés des Vestales et flamines et suivis d'un cortège où l'Etat était représenté par les préteurs (stratêgoi) et le peuple par une délégation de citoyens qualifiés (ous pareinai tais ierourgiais themis), se rendaient au pont Sublicius et précipitaient dans le Tibre des mannequins de jonc, qui avaient été déposés au mois de mars dans des chapelles (sacraria sacella) disséminées sur la surface du temple urbain. La tradition, unanime chez les auteurs anciens, voulait que ces mannequins eussent été substitués aux sacrifices humains des temps préhistoriques, et c'est encore - abstraction faite du fabuleux Hercule «Argien», auteur de la réforme, et des Argei principes, ses compagnons - une explication à retenir. On ne s'accorde ni sur le nombre des poupées (et des chapelles), les manuscrits de Varron permettant de lire XXIV ou XXVII, et Denys donnant le chiffre de trente (triakonta ton arithmon) ; ni, par conséquent, sur les rapports de ces nombres avec les divisions de la cité, de son territoire au temps de Servius Tullius (4 x 6) ou du corps des citoyens (30 curies) ; ni sur le sens étymologique d'Argei. Le sens le plus vraisemblable (Argei = Grecs) a suggéré, de guerre lasse, une explication qui récuse en bloc la tradition antique concernant les origines. Cette lustration par excellence (megistos tôn katharmôn) aurait été instituée par consultation des livres sibyllins dans le laps de temps où nous manque le texte de Tite-Live (293-218 av. JC.), au moment où Rome, fille de Troie, luttait contre l'invasion des «Argiens» de Pyrrhus. Le nombre même des victimes symboliques est un nombre familier aux cérémonies de rite grec (cf. les virgines ter novenae des choeurs). Le fait que les pontifes, et non les interprètes des livres sibyllins [Duumviri, Decemviri, Quindecemviri S.F.], présidaient à la cérémonie, le lieu choisi pour l'expiation (pons sublicius) et l'incroyable oubli qu'il faudrait supposer d'une origine si récente, rendent à mon sens cette opinion insoutenable.

Le nombre des cérémonies propitiatoires ou expiatoires destinées à prévenir les conséquences de fautes commises [Piaculum] est illimité. Tout manquement à une règle liturgique quelconque entraîne un piaculum, et les pontifes avaient à renseigner sur la matière non seulement l'Etat, mais les particuliers. Ce chapitre pouvait s'accroître indéfiniment, du fait même des pontifes «procurant» les prodiges [Monstrum, Procuratio, Prodigia], c'est-à-dire avisant aux moyens de satisfaire les dieux lorsqu'ils manifestaient obscurément leurs volontés par des faits miraculeux. Numa, suivant la tradition, les avait chargés, non pas d'accomplir eux-mêmes, mais d'indiquer les procurations opportunes, au cas où ils auraient reconnu que les prodiges étaient bien à l'adresse de la cité (publica). Les pontifes ont abandonné, le plus tôt qu'ils ont pu, l'interprétation des prodiges aux haruspices et aux interprètes des livres sibyllins ; mais ils appliquaient ou indiquaient certaines procurations traditionnelles (more patrio), dont l'efficacité avait été vérifiée, pour des cas déterminés, par des expériences antérieures. Ils savaient procurer des prodiges connus, comme le mouvement des hastae Martis dans la Regia, les vaches ou boeufs parlants, les pluies de pierres. Ils renvoyaient à l'examen de qui de droit ceux qu'ils jugeaient devoir être interprétés. C'était à eux de fixer les limites de leur compétence, limites variables, que les textes ne nous permettent pas de préciser. Ils pouvaient se dessaisir et décliner toute responsabilité en déclarant qu'il y avait lieu de recourir aux livres sibyllins. Au cas où la consultation était demandée aux haruspices, la «réponse» des devins toscans revenait au collège des Pontifes, qui formulait par décret la procuration à intervenir, décret rendu exécutoire par sénatus-consulte. La procuration des foudres d'après le rite étrusque fut régulièrement substituée à la procuration pontificale d'après le rituel de Numa. Les pontifes dirigeaient eux-mêmes la procession des nudipedalia ou cérémonie de l'Aquaelicium, par laquelle ils procuraient les sécheresses continues considérées comme prodiges. Ils traînaient par les rues le lapis manalis, fétiche conservé dans une aedes Martis extra portam Capenam. César leur imposa l'obligation d'assister avec le flamine de Mars à l'exécution faite «en manière de cérémonie religieuse» de deux condamnés ; Auguste les envoya apaiser les génies du Lucrin et de l'Averne, troublés par les travaux d'Agrippa, et Claude offrit par leurs mains des sacrifices expiatoires à la Diane d'Aricie. Le plus triste de leurs devoirs était l'enterrement des Vestales «incestueuses», expiation suprême de fautes ordinairement dénoncées par des prodiges. Ils avaient seuls qualité pour les juger, comme constituant le conseil de famille, à la mode antique. Le père spirituel des Vestales, le P.M., qui les fouettait pour des fautes légères, abandonnait la coupable aux dieux infernaux, dans le souterrain de la porte Colline, et exécutait lui-même la sentence de mort portée contre le complice, qui expirait sous le bâton.

Le souci de noter les prodiges survenus et les procurations expérimentées est entré pour une forte part dans l'historiographie pontificale, dans la rédaction des Annales [Annales maximi], greffée sur la confection du calendrier [Fasti ; cf. Dies, Calendarium], dont la conduite était remise aux pontifes, seuls compétents pour distribuer entre les mois de l'année les fêtes religieuses ou jours chômés (feriae, dies festi, feriati, nefasti) et les jours ouvrables (dies fasti, profesti). Les articles précités du Dictionnaire nous dispensent de revenir sur les questions relatives aux Annales et au calendrier, et la classification des termes vagues (libri, commentarii, scripta, monumenta) par lesquels les auteurs désignent les archives pontificales a été ébauchée à l'article Libri, une place étant faite à part au recueil des Indigitamenta. C'est peine perdue de vouloir distinguer dans chaque citation, sur la foi de textes aussi peu précis, entre les libri qui auraient été des rituels, les commentarii où auraient été relatées les décisions et actes du collège [Commentarium]. Le résultat le plus net obtenu par la critique a été de dissiper l'illusion qui faisait remonter jusqu'aux origines de Rome une tradition écrite ininterrompue, et d'attribuer aux pontifes des derniers siècles de la République la rédaction de la majeure partie de ces archives, d'où les érudits de l'antiquité, théologiens, juristes, étymologistes, antiquaires de toute espèce, ont extrait ce que nous savons du droit pontifical.

III. - Le droit pontifical (jus pontificium, pontificale, jus sacrorum, jus divinum) embrassait, dans un ensemble confus de précédents et d'arrêts non codifiés, toutes les questions que peuvent faire naître les rapports de l'homme ou d'une société humaine avec les dieux. Connaître les dieux, leurs attributions, leurs noms et leur caractère, était la part du dogme, resté à l'état rudimentaire ; la science pontificale s'occupait surtout des conventions passées avec eux, des contrats fixant l'état des propriétés qui leur étaient reconnues, le temps, le lieu, la forme des hommages auxquels chacun d'eux avait droit, de la procédure à observer pour traiter avec eux en vue d'établir, de modifier, ou, au besoin, d'annuler les conventions susdites. Les pontifes ont été les premiers et longtemps les seuls jurisconsultes de Rome, le droit (jus), criminel et civil, y compris la procédure, ne s'étant dégagé que lentement des principes et des règles canoniques (fas). Ils ont même fait entrer dans leurs archives les premiers essais de rédaction des coutumes nationales, s'il est vrai que le recueil (d'authenticité douteuse) connu sous le nom de jus Papirianum ou de leges regiae ou Numae en ait été extrait.

Les pontifes et juristes romains ont formulé au moins les principes généraux du droit pontifical. «Ce qu'on recherche surtout dans les décrets des pontifes, dit Macrobe, c'est ce qu'il faut entendre par sacré, par profane, par saint, par religieux». A cette division s'ajoute, comme caractère mixte, le sacro-saint, c'est-à-dire le sacré garanti par une sanction légale d'espèce particulière.

Est revêtu du caractère sacré tout ce qui appartient aux dieux et appartient aux dieux tout ce qui leur a été attribué en légitime propriété par un acte formel appelé consecratio. Ces choses sacrées peuvent être idéales, comme le temps consacré aux exercices religieux et noté comme tel dans le calendrier [Fasti, Ferias] ; elles peuvent être fongibles, se consommant par l'usage. Le type de cette espèce est la victime que l'on «fait sacrée» (sacrificium) précisément en l'immolant. Elles peuvent être des objets permanents, meubles ou immeubles. En principe, les pontifes, seuls détenteurs des formules de consécution, ont seuls qualité pour consacrer [cf. Fanum] ; mais, d'autre part, c'est un principe de droit que nul ne peut aliéner le bien d'autrui ; le droit de propriété sur une chose quelconque ne peut être transféré aux dieux que par le propriétaire. Du conflit de ces deux idées résulte une transaction, en vertu de laquelle les pontifes prêtent leur ministère aux personnes, individus ou Etats, qui veulent céder (dedicare) aux dieux leur droit de propriétés. Ils «consacrent», c'est-à-dire, déclarent sacré, ce que ceux-là «dédient» [Consecratio, Dedicatio].

Cette théorie n'était appliquée dans toute sa rigueur que pour les consécrations et dédicaces d'immeubles, faites pour le compte de l'Etat. Il est évident que les pontifes ne pouvaient assister à tous les sacrifices, publics ou privés. Ils avaient établi le rituel, indiqué l'espèce, l'âge, le sexe des victimes préférées par chaque divinité, ainsi que les formules de consécration (precationes) : quiconque observait les règles, sacrifiait valablement. Ni les particuliers, ni les magistrats n'avaient besoin, pour sacrifier, de l'assistance des pontifes. Il n'en allait plus de même quand la victime était une victime humaine. Là, les formules courantes ne suffisaient plus ; il fallait recourir à celles que les pontifes tenaient en réserve. Le cas ne se présentait plus, à l'époque historique, que sous deux formes connexes, nées de la même théorie et réduites à l'état de fictions légales : la consecratio capitis et bonorum ou excommunication, par laquelle l'homo sacer était adjugé à une divinité nommément désignée [Consecratio], et la devotio, qui retranchait également de la société les personnes vouées aux dieux infernaux, soit de leur plein gré, comme les héros de «dévouement», soit à titre de pénalité, comme les Vestales incestueuses, soit à titre de victimes expiatoires, comme les enfants, remplacés par des animaux, nés durant un ver sacrum [Devotio]. La consécration de la tête s'opérait d'elle-même par l'effet des lois qui avaient créé le caractère sacro-saint, et de la consécration virtuelle que suppose, par son nom même, la formule de serment militaire (sacramentum) dictée aux recrues. Quant à la consécration qui faisait des morts, des êtres sacrés, autrement dit des dieux [Apotheosis, Consecratio], les pontifes n'ont pas eu, que nous sachions, à s'en occuper : les empereurs étaient divinisés par sénatus-consulte, et leur culte romain confié aux sodales Augustales. Les pontifes n'intervenaient avec leurs formules que pour la consecratio bonorum et la devotio.

La consécration des biens, surtout des immeubles et particulièrement du sol, ayant des effets permanents, devait être entourée de plus de précautions encore que celle des choses fongibles. Elle se rencontre à l'état rudimentaire dans le sacramentum judiciaire, sous forme de provision en argent déposée au tribunal par les plaideurs, provision dont la moitié, l'apport de la partie déboutée, était retenue pour la caisse des pontifes et convertie en offrandes [Sacramentum, Legis actio]. La consécration volontaire des dons mobiliers (dona) dans les temples, offrandes tantôt prélevées par les généraux sur le butin de guerre, tantôt dues à la piété ou à la vanité des particuliers, ne nécessitait pas plus l'assistance personnelle des pontifes que le sacrifice. Ils réservaient toute leur attention pour les consécrations d'immeubles. En principe, il n'y a de consécrations valables que celles qui sont faites aux divinités du culte public : il n'y a de sacré dans les cultes privés que le sacrifice.

Il y avait de graves inconvénients à laisser le droit de consacrer aux particuliers, ou même à des magistrats de rang inférieur, qui auraient pu encombrer la ville de lieux sacrés et imposer le respect de leurs pieuses fantaisies. Sans doute, les pontifes étaient en droit de refuser leur ministère, et ils le firent en 304 av. J.-C., lorsque l'édile curule Cn. Flavius, le secrétaire qui avait trahi leur confiance, voulut dédier un temple à la Concorde. Mais ils y perdirent une bonne part de leur autorité. Une loi tribunitienne Papiria (304 ?) décida que personne ne pourrait consacrer un terrain ou un édifice sans l'autorisation du peuple. La loi Papiria fait époque dans l'histoire religieuse de Rome. Elle soumit le droit pontifical au droit civil ; elle rompit avec la croyance à l'efficacité intrinsèque des formules rituelles, en ce sens qu'elle les déclara inopérantes dans la bouche de quiconque n'était pas autorisé à les prononcer. Elle trancha ainsi une question agitée depuis par les théologiens chrétiens, concernant la validité des sacrements. Non seulement elle imposa au collège pontifical une doctrine nouvelle, mais il fut sous-entendu que les pontifes, dont l'assistance était obligatoire ne pourraient refuser d'accomplir les consécrations autorisées. Si bien qu'il n'y a plus de consécration au nom et sous la responsabilité des particuliers. Faite aux dieux de l'Etat, avec autorisation ou par ordre de l'Etat, par les prêtres de l'Etat, elle a toujours le caractère d'un acte public. Les légistes le répètent à satiété : il n'y a de sacré que ce qui est consacré par l'autorité publique.

Etant donné un projet de consécration d'un immeuble à une divinité, les pontifes avaient à examiner un certain nombre de questions préalables. Et tout d'abord, si la consécration était opportune ou entraînait des inconvénients. En 154 av. J.-C., le censeur C. Cassius, ayant transporté la statue de la Concorde dans la curie, voulait «dédier la statue et la curie» à la Concorde. Les pontifes consultés s'y opposèrent au nom de la loi Papiria, avec laquelle le censeur aurait pu se mettre en règle. La véritable raison, c'est qu'il suffisait que la curie fût un lieu inauguré : le Sénat n'eût plus été chez lui dans un lieu consacré. Il y avait ensuite à examiner si le terrain était sol romain ; s'il n'était pas déjà consacré à quelque autre divinité, ou grevé d'une servitude quelconque qu'il faudrait d'abord lui enlever ; s'il était ou devait être préalablement inauguré [Inauguratio] ; quel en était le légitime propriétaire ; enfin, par quelles observances serait assuré le respect du caractère sacré. On élevait généralement sur le terrain un autel, qui était une indication suffisante. S'il s'agissait d'un autel ou d'un édifice destiné au culte, les pontifes devaient préciser dans une sorte de charte (lex dedicationis, consecrationis) les observances rituelles obligatoires soit pour les sacrifices, soit pour les réparations ou embellissements à prévoir, c'est-à-dire pour des travaux qui peuvent faire entrer dans l'édifice consacré des matériaux non consacrés. Enfin, les pontifes n'admettaient pas qu'un sanctuaire fût propriété collective de plusieurs divinités. Si l'on voulait associer plusieurs cultes dans le même édifice, il fallait au moins que chaque divinité eût sa cella séparée.

Les consécrations étant opérées le plus souvent en exécution d'un voeu fait par un magistrat romain, les pontifes avaient dû s'assurer d'abord que le voeu était valable, «conçu» suivant une formule correcte, comme un contrat en bonne forme ; que son auteur avait qualité pour engager l'Etat par sa parole, et qu'il avait prévu les moyens d'accomplir sa promesse. Il était bon, ne fût-ce que pour ménager les finances de la République, de modérer les excès de zèle. Tous les généraux n'étaient pas aussi économes ou aussi sceptiques que L. Papirius Cursor, qui, en 293 av. J.-C., gagna la bataille sur les Samnites en vouant à Jupiter Victor un gobelet de vin doux, prémices de la future vendange. Déjà, en 395, la plèbe avait protesté contre les prodigalités imposées par le voeu de Camille. En 217, le P.M. L. Cornelius Lentulus jugea qu'un sénatus-consulte ne suffisait pas à autoriser un ver sacrum, et qu'il fallait consulter le peuple, ce qui fut fait. En 200, à propos de jeux à vouer à Jupiter, le P.M. P. Licinius Crassus Dives souleva une autre difficulté. Il prétendit rendre obligatoire pour les voeux la condictio certi (observée, en fait, depuis longtemps), exigeant que la somme d'argent destinée à accomplir un voeu fût spécifiée dans la formule et les fonds aussitôt mis à part. Le collège donna tort à son président, et profita de la circonstance pour dessaisir les magistrats du droit de fixer la dépense. Il déclara qu'il valait mieux (rectius esse) la laisser régler, au moment de l'exécution, par le Sénat. Aussi voit-on paraître dans les formules des clauses élastiques concernant l'argent, le temps et le lieu à choisir, le magistrat à désigner pour accomplir le voeu. On put constater l'utilité de cette réforme. En 187, l'ex-consul M. Fulvius Nobilior voulait consacrer 100 livres d'or aux jeux qu'il avait voués lors de la prise d'Ambracie (189). Les pontifes consultés répondirent qu'il n'y avait pas là obligation de conscience, et le Sénat réduisit les frais à 80 livres au maximum.

L'enquête était plus compliquée encore quand le voeu était compris dans une formule d'évocation. L'evocatio est un des chefs-d'oeuvre de la casuistique pontificale. Elle était, exceptionnellement, mais régulièrement, employée sur le sol romain pour déplacer des cultes et les transporter sur un autre terrain. On ne cite que deux cas d'insuccès, constatés par les indices tirés du sacrifice [Litatio] : le refus de Terminus lors du déblaiement du Capitole au temps de Tarquin et l'impossibilité d'évoquer certains sacra des vieilles curies dans les nouvelles. Les théologiens eurent l'idée d'en faire une machine de guerre. Lorsque le Romains voulaient briser la résistance d'un ennemi opiniâtre et particulièrement d'une ville assiégée, ils pouvaient invoquer l'aide des dieux infernaux, Dis Pater, Véjovis, Mânes, considérés comme ayant prise sur tous les mortels. C'était une des formes de la Devotio. Ils pouvaient aussi inviter à la trahison les dieux protecteurs (dii tutelares) de la cité ennemie, en leur offrant de les accueillir et de les honorer dans la cité romaine, offre qui prenait nécessairement la forme d'un voeu. Ils devaient même le faire, prétendaient de pieux hypocrites, pour ne pas prendre de force les dieux avec la ville. Ce marché avait d'autant plus de chance d'aboutir que l'on connaissait mieux le caractère et le nom des divinités à évoquer. Le nom surtout avait une efficacité spéciale dans les formules magiques. Aussi dit-on que les Romains cachaient avec soin le véritable nom de leur cité ou du Génie, de l'Ange gardien de la cité. Pourtant, dans cette espèce de formules comme dans les formules d'invocation en général, les pontifes croyaient pouvoir remplacer le nom absent par des circonlocutions, comme si deus, si dea es, sive mas, sive femina, et autres semblables. Ils ajoutaient même au nom connu, par surcroît de précaution, cive quo alio nomine fas est nominare, ou sine quo alio nomine te appellari volueris. L'évocation fut employée en 396 av. JC. contre Véïes, que Juno Regina abandonna contre la promesse d'un temple à Rome ; contre Carthage ; et, soit comme evocatio proprement dite, soit comme devotio, en bien d'autres circonstances que les pontifes avaient à noter avec soin dans leurs Annales pour la date, dans leurs Commentaires pour les formalités.

Les rites de l'évocation une fois fixés, les mêmes formules pouvaient être adaptées à tous les cas par de légères retouches ; mais les pontifes avaient à se préoccuper des conséquences. Il était assez facile de constater par l'événement si l'expérience tentée avait réussi, auquel cas il fallait aviser au moyen d'accomplir les voeux, et, tout d'abord, décider si les dieux immigrés (novensides) seraient admis parmi les dieux de la cité ou si leur culte serait confié à des familles qui les adjoindraient à leurs dieux gentilices ou à des collèges institués pour le desservir. En tout cas, on ne devait pas changer leurs habitudes, mais les honorer à la mode de leur pays. En général, pour les divinités à pourvoir d'un culte public, les pontifes adoptèrent un moyen terme, qui consistait à installer ce culte en dehors du pomerium, le sol urbain étant réservé aux dieux nationaux. Le temple de la Juno Regina de Véïes fut bâti sur l'Aventin ; celui de la Juno Curilis de Faléries, évoquée en 241 av. JC., au Champ de Mars.

L'evocatio était un recours extrême : les cultes des villes conquises et annexées sans cette formalité restaient sur place. Il est même arrivé que des cultes de villes détruites par la conquête, comme Albe, Caenina, Cabes, Lavinium, ont été desservis sur les mêmes lieux par des suppléants du collège pontifical. On sait, du reste, que les Romains renoncèrent de bonne heure à raser les villes d'alentour et à en déporter les habitants, dieux et hommes. Quant aux pontifes, ils bornèrent leur compétence, en matière d'importations cultuelles, au sol de l'Italie, et abandonnèrent au collège des Xviri S.F. la charge des cultes importés d'ailleurs.

Si persuadés qu'ils fussent du patriotisme de leurs dieux, les Romains devaient cependant craindre que l'évocation ne fût retournée contre eux, au cas où leur sol serait envahi. Mais il n'y eut invasion que de la part des Gaulois en 390 et des Carthaginois en 211, deux peuples qu'on ne pouvait pas supposer au courant des rites efficaces. Après l'invasion gauloise, on décida de «restaurer, limiter (c'est-à-dire inaugurer) et purifier tous les lieux sacrés que l'ennemi avait occupés». On en fit sans doute autant pour le temple de Féronia, ruiné par les Carthaginois en 211, sur le territoire annexé de Capène. Il fallait à ces pratiques une théorie : on la trouve dans les oeuvres des juristes, qui évidemment l'ont empruntée au droit pontifical. «Lorsque les lieux ont été occupés par les ennemis, tous cessent d'être sacrés ou religieux. Une fois libérés de cette calamité, ils reviennent à leur état primitif et y sont rétablis par une sorte de postliminium».

En ce qui concerne les rites de la consécration des immeubles, nous n'avons comme exemple que la consécration de la maison de Cicéron, ou plutôt de l'emplacement, par Clodius, celle dont Cicéron demande l'invalidation au collège des pontifes, et les exemples antérieurs que Cicéron cite à ce propos. L'orateur soutient non seulement que Clodius n'avait pas le droit de consacrer, mais que les rites de la consécration n'avaient pas été observés exactement par le jeune pontife L. Pinarius Natta, beau-frère complaisant de Clodius. Il affirme que le consécrant et le dédicant, le pontife par inexpérience, le tribun par précipitation et mépris de toute règle, ont prononcé en bégayant et hésitant une formule mal apprise. Or la force agissante des formules était annihilée par la moindre inexactitude dans le texte ou la moindre irrégularité dans la prononciation. Au dire de Pline, le pontife Métellus avait la langue si embarrassée, qu'il s'était tourmenté durant de longs mois dans l'intention de prononcer les paroles sacramentelles pour la dédicace du temple d'Ops. Enfin, le pontife assistant devait, pour consacrer un édifice, tenir le montant de la porte et il n'y avait pas de porte au «promenoir» (ambulatio) qu'avait prétendu dédier Clodius. Nous apprenons à ce propos que le même Clodius avait consacré les bains de Gabinius, «la tête voilée et le fourneau mis en place», le foculus servant d'autel portatif pour un sacrifice plus ou moins symbolique, accompagné par le tibicen. Les pontifes ne voulurent point retenir ces motifs assez mal justifiés : ils rendirent à Cicéron son bien par application de la loi Papiria.

Les pontifes, compétents pour opérer la consécration, l'étaient également pour en annuler les effets : ils avaient prévu des façons de «profaner» les choses sacrées, c'est-à-dire de les faire rentrer dans la catégorie des choses profanes. Cette profanation légale était d'usage courant dans les sacrifices. Sauf dans les sacrifices expiatoires, où la victime, imprégnée de souillures, devait être brûlée [Lustratio], les dieux ne prélevaient sur les chairs immolées qu'une petite part : le reste était profané et vendu ou consommé par les assistants. Ce genre de profanation était reconnu et consenti une fois pour toutes par le droit pontifical. Pour les autres espèces, la jurisprudence était plus compliquée. Elle avait cherché et trouvé le moyen d'enlever le caractère sacré à des objets encombrants dont on ne pouvait se débarrasser autrefois qu'en les enfouissant dans des cachettes souterraines [Favissae], et d'en utiliser la valeur au profit des dieux, mieux instruits des avantages du commerce. En ce qui concerne les dona mobiliers, la jurisprudence devait être fixée par les statuts (leges) des temples. Dans le règlement du temple de Jupiter à Furfo, il est stipulé que l'édile du municipe, et nul autre, aura le droit de vendre les dona ; que l'argent réalisé ainsi sera profane ; et cependant, que tout objet acheté avec cet argent pour l'usage du temple sera «comme s'il était dédié», c'est-à-dire aura le caractère sacré. Cette transmission du caractère sacré (communiqué aussi aux matériaux employés aux réparations) par l'intermédiaire de l'argent, où il est provisoirement à l'état latent, est un biais des plus ingénieux. Il y avait lieu de se demander aussi si le déplacement des objets consacrés à une certaine place n'entraînait pas la profanation. Les pontifes avaient décidé qu'une statue ou un autel pouvaient être déplacés sans perdre leur caractère sacré. A plus forte raison, des objets plus portatifs, comme les boucliers votifs appendus aux murs.

On vient de répéter que les édifices sacrés pouvaient être réparés, embellis, agrandis même, sans consécration nouvelle. Le caractère sacré était attaché maintenant, par le progrès des idées juridiques, à la forme, non à la matière même de la construction ; d'où il suit que la ruine de l'édifice entraînait sa profanation. Les pontifes ne voulurent pas faire des pierres autant de reliques. Ce sont les haruspices, et non les pontifes, qui, en 70 av. JC., firent enfouir dans les marais les pierres du temple du Capitole incendié et défendirent de faire entrer dans le nouvel édifice des pierres ou du métal qui eût été «destiné à un autre emploi» : mais, de par le droit pontifical, le sol, qui, lui, restait entier, gardait le caractère sacré et ne pouvait le perdre que par profanation spéciale. En dehors des cas prévus où la profanation était autorisée et s'opérait suivant un mode spécifié, nous n'avons aucun renseignement sur les rites de la profanation. Celle-ci devait être à la consécration ce qu'était l'exauguratio à l'inauguratio, la diffarreatio à la confarreatio, c'est-à-dire une opération adéquate en sens inverse.

Les pontifes, dans les cas qui leur étaient soumis, trouvaient souvent l'occasion d'appliquer la loi Papiria, c'est-à-dire de déclarer nulle une consécration, non pas pour vice de forme, mais comme illicite, sans avoir besoin de recourir à la profanation. C'est ainsi que, la Vestale Licinia ayant «consacré» un autel, un édicule et un pulvinar sub saxo sacro, le P.M. Scaevola répondit au nom du collège consulté que la consécration, faite sans autorisation dans un lieu public, était non avenue.

Pour passer du caractère sacré au caractère religieux, il est inutile de s'arrêter à la catégorie intermédiaire, celle des choses saintes, c'est-à-dire protégées par des sanctions pénales, sans être ni sacrées ni profanes. Théologiens et juristes, Varron tout le premier, ne savaient plus très bien ce qu'il fallait entendre par sanctum, attendu que l'idée de sanction s'attache à toutes les catégories, et on ne cite jamais comme choses saintes que les murs des villes ou, par analogie, le rempart d'un camp. A plus forte raison, le caractère hybride et révolutionnaire dit sacro-saint était-il indéfinissable. Il y fallait une sanction légale, distincte de celle qui protégeait les choses sacrées et saintes ou religieuses en ce qu'elle avait été instituée par serment.

La loi Papiria, en réservant à l'Etat le droit d'autoriser la consécration, posa une distinction très nette entre le domaine sacré et le domaine «religieux». Tandis qu'un lieu n'est sacré qu'à la condition d'être consacré publice, non private, disent les juristes, n'importe qui peut rendre un lieu religieux de sa propre initiative en y déposant un mort. Mais c'est là un critérium extrinsèque, non une définition. La définition était malaisée, parce que l'obligation de conscience (religio) impliquée par l'étymologie s'attache à plus forte raison aux choses sacrées ou saintes. Le «religieux» est contenu dans le «saint», qui lui-même est contenu dans le «sacré». On ne peut définir le religieux qu'en éliminant de cette combinaison à trois éléments ce qui constitue le sacré, c'est-à-dire la consécration au nom de l'Etat, et ce qui constitue le «saint», c'est-à-dire la sanction légale. Reste la religio pure et simple, l'obligation morale de respecter certaines choses qui ne sont ni saintes, ni sacrées, ni pourtant «profanes». Quand il s'agit de spécifier ces choses, les textes tournent au galimatias. On peut bien appeler ainsi les extraits tronqués et incohérents de Trebatius, de Servius Sulpicius, de Nigidius Figulus et de Masurius Sabinus, d'Aelius Gallus, qui, au dire de Festus, a si bien (bellissime) établi les différences entre le sacré, le saint et le religieux. Les exemples concrets communément allégués, l'édifice sacré, le mur, le tombeau, sont en effet les types les plus parfaits et les plus connus des trois espèces ; mais les définitions n'en sont pas plus claires, parce que les exégètes veulent rendre compte de sens dérivés dont ils ne voient pas le lien. Servius Sulpicius et Masurius Sabinus, par exemple, cherchent à tirer religio de relinquere, et interprètent religiosum, quod propter sanctitatem aliquam remotum ac sepositum a nobis est ; sans doute pour expliquer que certains jours soient «religieux» parce qu'ils sont mis à part, en interdit, délaissés, et les tombeaux «religieux» aussi, parce qu'ils sont séparés du sol foulé par les vivants. Gaius adopte cette étymologie, et, comme il sait qu'en pratique le caractère «religieux» n'est attaché qu'au culte des morts, il écrit : «Sont sacrées les choses consacrées aux dieux supérieurs : religieuses, celles qui sont laissées (relictae) aux dieux Mânes». A ce compte, il eût fallu dénier le caractère sacré aux temples ou autels des dieux «inférieurs», comme Consus, Ops, Bona Dea, Tellus, Cérès, Dis Pater, etc., et ranger parmi les dieux Mânes la foudre enterrée (fulgur conditum), dont la sépulture était «religieuse». Comme il est impossible de tirer du sens très large de religio une définition limitative, nous nous contenterons de la distinction posée par la loi Papiria. La catégorie du religiosum embrasse théoriquement tout ce qui concerne les cultes privés et certaines observances assimilables ; elle se limite, en pratique, au culte des morts. Les cultes privés ont gardé le titre de sacra privata, que les pontifes n'ont ni pu, ni voulu leur retirer ; mais l'Etat ne leur reconnaissait plus le caractère sacré. Cela ne veut pas dire qu'il se crût moins intéressé à les protéger. Les Romains ont eu de tout temps peur de froisser les puissances occultes, les dieux, fût-ce des dieux domestiques, et les morts. C'était même là le fond de leur piété. Les familles et gentes réglaient elles-mêmes les rites de leurs cultes domestiques : les pontifes avaient charge du culte des morts, des «dieux Mânes», qui touche à des questions d'ordre public.

Ils avaient dû régler tout d'abord le rite des funérailles, en indiquant les cérémonies essentielles, sans lesquelles elles n'auraient point été valables (justum funus), et, accessoirement, les purifications ou observances diverses propres à effacer la souillure contractée par la famille du défunt [Funus, Lustratio]. Ils avaient réduit au minimum les formalités indispensables, laissant pleine liberté pour le reste à la coutume. Ils avaient aussi laissé périmer l'obligation de ne célébrer les funérailles que la nuit, à la lueur des torches (funes, d'où funus), précaution prise contre le risque des souillures contractées par la vue du cadavre. Les restrictions apportées au luxe des funérailles, comme la défense d'enterrer avec le mort des bijoux de métaux précieux, ont été édictées par des lois somptuaires. Le rituel pontifical datait d'un temps où l'inhumation était le seul mode légal de sépulture. La cérémonie essentielle et suffisante était l'enterrement, fût-il réduit au geste symbolique faisant tomber une motte de terre ou une poignée de poussière sur le cadavre (injectio ou abjectio ou jactus glebae, pulveris, terrae).

Lorsque s'introduisit la mode grecque de la crémation, les pontifes d'autrefois, plus accommodants que leurs successeurs, ne voulurent pas la proscrire : ils se contentèrent d'exiger que le rite de l'inhumation fût accompli sur une parcelle quelconque du cadavre. A cet effet, avant de le porter au bûcher, on réservait un doigt (os reseclum, exceptum) que l'on enterrait suivant les rites de l'inhumation. Pour éviter des manifestations et dépenses superflues, la loi des Douze Tables ordonna que les deux opérations, l'inhumation et l'ossilegium, eussent lieu le même jour sauf le cas de force majeure à prévoir pour la mort sur le champ de bataille ou à l'étranger.

Les pontifes avaient aussi prévu les moyens de purifier la famille souillée par le contact ou la vue du cadavre (funesta, funestata), et fixé le temps durant lequel ses membres devaient s'abstenir de contaminer leurs concitoyens, les lieux publics, surtout les lieux sacrés, et d'offrir des sacrifices aux dieux de la cité. Aussi les membres d'une famille «funeste» étaient-ils dispensés de tout devoir civique, même du service militaire, et astreints à un chômage absolu, qui leur permettait de rester chez eux. Le détail de ces cérémonies, dont l'ensemble constituait les feriae denicales, a été exposé ailleurs [Funus, Lustratio]. Elles consistent en un repas funèbre (silicernium), près du tombeau, le sacrifice de la porta praesentanea immolée à Cérès, mais «à la vue» ou en présence du mort ; enfin le sacrifice d'un bélier (vervex) au Lare domestique. Ces observances, distinctes du deuil proprement dit [Luctus], duraient neuf jours pleins [Novemdiale].

Les exceptions qui ne rentraient pas dans ce cadre régulier avaient motivé des consultations et décisions pontificales. Une question préalable se posait pour les cas de suicide ou de mort violente ayant un caractère anormal, susceptibles d'être rangés parmi les «prodiges». Le droit pontifical refusait la sépulture rituelle non pas à tous les suicidés, mais aux pendus (suspendiosi) et cela, peut-être pour une raison oubliée, parce que la strangulation était censée empêcher l'âme de sortir du corps.

Ce genre de mort passant pour ignoble, la privation de sépulture prenait le caractère d'un châtiment posthume, comme celui que la législation impériale infligeait aux condamnés pour crime de majesté ou de perduellio. Dès lors les pontifes pouvaient l'épargner aux pendus pour qui on invoquait l'excuse de la folie, comme ce fut le cas, en 172 av. J.-C., pour leur collègue le pontife Q. Fulvius Flaccus. Les individus tués par la foudre n'avaient pas droit aux rites funèbres. Ils étaient «enfouis» (conditi), comme la foudre elle-même. Leurs corps étaient des objets prodigieux, analogues aux monstra, qu'on se hâtait de faire disparaître. Cette règle, dont les pontifes savaient dispenser, servit probablement de prétexte à la populace qui troubla les obsèques de Cn. Pompeus Strabo.

Les pontifes durent aussi se préoccuper de donner quelque satisfaction aux familles de ceux qui avaient péri en pays étranger ou en mer. Au fond, il s'agissait de les rassurer contre les caprices des âmes errantes plus encore que de procurer aux défunts le bénéfice d'une sépulture régulière. Plus tard, on imagina, avec ou sans l'approbation pontificale, d'ingénieux subterfuges. Moyennant «certaines cérémonies solennelles», dit Servius, dont l'érudition paraît ici suspecte, l'injectio terrae pouvait se faire pour les corps des absents. C'était une sepultura imaginaria. Nous connaissons par Cicéron au moins les observances destinées à dégager la responsabilité de la famille, c'est-à-dire de l'héritier du défunt, d'après une consultation du P.M. P. Mucius Scaevola. Les mêmes expiations [Piaculum) incombaient, à plus forte raison, à l'héritier qui aurait volontairement négligé de rendre les derniers devoirs à un mort présent, ou aurait commis en cet office quelque irrégularité, crime théoriquement passible de la peine de mort.

Mais les rites funéraires ne forment que la moindre partie du «droit des mânes». La surveillance des pontifes s'étendait à perpétuité sur la demeure de ces mânes, le tombeau (sepulcrum). La jurisprudence pontificale appliquait à ces lieux «religieux» à peu près les mêmes règles qu'aux lieux «sacrés».

Il est impossible de recenser, dans les étroites limites d'un article, toutes les questions litigieuses qui, résolues au fur et à mesure par le collège pontifical, ont constitué le droit des mânes, et qui ont passé de là dans le droit civil. On trouvera dans des articles spéciaux [Funus, Sepulcrum, Testamentum, etc.] les règles converties en lois civiles ou pénales concernant l'inviolabilité des tombeaux : l'inaliénabilité qui les fait excepter des ventes ou des successions, les frais d'entretien, les servitudes qui en assurent l'accès, les amendes pour contraventions prévues par les testateurs au profit de la caisse des pontifes ou des Vestales, etc. ; lois qui, sous l'Empire, grâce au pontificat impérial, furent appliquées hors du sol romain, sur les propriétés non quiritaires. Nous ne mentionnerons ici que les cas pouvant donner lieu à des délibérations ou autorisations du collège.

La défense d'inhumer ou d'incinérer les corps dans l'intérieur de la ville, défense introduite dans la législation des Douze Tables, était levée d'une façon permanente pour les Vestales. Elle le fut exceptionnellement, à titre honorifique, pour des personnages illustres, exception qui devint de droit pour les empereurs. On pouvait donc, sans pécher, expulser les intrus. Un principe plus général encore était qu'aucune «religion privée», par conséquent, aucune sépulture ne devait être tolérée en un lieu public. Quantité de tombeaux furent ainsi rasés par décret des pontifes hors la porte Colline, pour faire place au sanctuaire de Honos. Mais les pontifes veillaient au repos des morts légitimement ensevelis sur leur propriété. Il n'était pas permis de les exhumer ou de les déplacer sans autorisation du collège. Les réparations à faire à un tombeau n'étaient pas seulement un trouble apporté à la quiétude des Mânes : elles introduisaient dans le monument des matériaux profanes. C'était un motif de scrupule qui, pour les édifices sacrés, pouvait être prévu et levé par la charte de fondation. Pour les tombeaux, il fallait une autorisation spéciale. «Les pontifes, disent les juristes, doivent examiner dans quelle mesure on peut, en sûreté de conscience, donner suite au désir de réparer le monument». La théorie, appliquée à la rigueur, aurait à plus forte raison interdit d'achever la construction, le plus souvent à peine commencée, d'un tombeau après la sépulture. Mais, comme c'était là un cas des plus fréquents, l'autorisation fut donnée d'une manière générale et une fois pour toutes, soit que le tombeau fût «dédié sous la hache» [Ascia], soit que, comme l'entendent les juristes, il ne fût considéré comme «religieux» qu'une fois achevé.

On a vu plus haut que la «sépulture imaginaire» paraît être un raffinement ignoré de la casuistique pontificale au temps de P. Mucius Scaevola (P.M. de 130 à 114 av. JC.). Nous en dirons autant des «tombeaux vides» (cenotaphia), où l'on espérait ménager un refuge aux Mânes errants des défunts non ensevelis. Les légistes qui s'en sont occupés n'ont pas trouvé dans le droit pontifical la solution du débat relatif au caractère légal des cénotaphes. Marcien, qui propose de leur attribuer le caractère «religieux», n'invoque que l'autorité de Virgile, et Ulpien fait observer que la question a été tranchée en sens contraire par un rescrit de Marc-Aurèle et de L. Verus.

Si les pontifes veillaient de si près à la conservation des tombeaux, c'était pour assurer aux défunts les hommages annuels [Parentalia] auxquels ils avaient droit, les offrandes qui, d'après les croyances archaïques, entretenaient entre eux la pâle vie d'outre-tombe et, au point de vue spiritualiste, réjouissaient leur âme. Ils se préoccupaient donc, à plus forte raison, dans l'intérêt et des morts et des dieux domestiques, d'assurer la transmission de ces devoirs (sacra privata et gentilicia) au sein des familles, et, en cas d'extinction d'une famille, à d'autres héritiers. C'est ainsi que le droit pontifical a posé les principes du droit civil.

Lorsque la famille se perpétue par filiation naturelle, la transmission des sacra s'opère d'elle-même dans la descendance masculine. Les femmes n'emportant pas avec elles ces devoirs spéciaux hors de la famille, les pontifes se désintéressaient des questions relatives au mariage. Ils gardaient seulement des coutumes primitives l'habitude de collaborer à l'accomplissement des rites du mariage religieux (confarreatio), moins pour en contrôler la légalité que pour ajouter à la sollicitude des divinités domestiques la bénédiction des dieux de la cité, et surtout pour prendre note des unions pouvant donner naissance à des enfants aptes aux sacerdoces.

Les pontifes, en revanche, s'étaient préoccupés des moyens de prévenir l'extinction des familles au moyen de la greffe artificielle [Adrogatio], procédé laissé à la discrétion des particuliers sous forme d'adoption. L'adrogé devait renier publiquement (comitiis calatis) la religion de sa famille naturelle (detestatio sacrorum) avant d'entrer dans sa famille adoptive, ce qui ne pouvait se faire sans enquête préalable des pontifes (arbitris pontificibus), enquête portant à la fois sur les intentions de l'adrogeant et sur les garanties de durée que conservait la famille de l'adrogé. L'adrogation était l'affilée par les comices curiates, sur rogatio à eux proposée, en présence des pontifes : pure formalité, du reste, le vote étant supposé acquis.

C'est sans doute une cérémonie de ce genre que commémore la médaille représentée ci-dessus, l'usage ayant prévalu, dès le temps de Cicéron, de comprendre l'adrogation dans le terme plus général d'adoption. Les pontifes avaient songé aussi à désigner les personnes qu'il conviendrait de substituer à la famille, au cas où celle-ci viendrait à s'éteindre. Ils avaient pris pour critérium un principe très simple, du moins en théorie, qui était d'attacher les obligations religieuses à la propriété. Les lois concernant la succession ab intestat traçaient à la transmission de la propriété une voie normale ; mais, même dans une famille se perpétuant par sa propre fécondité, le testament pouvait poser des cas litigieux. Aussi la forme la plus ancienne de testament (comitiis calatis) supposait-elle l'approbation fictive ou réelle des pontifes. La jurisprudence, à l'aide de subterfuges imaginés, dit Cicéron, par les pontifes eux-mêmes, s'attachant à procurer aux héritiers ce bonheur sans mélange qu'on appelait sine sacris hereditas, il fallut élargir la portée du principe fondamental. L'héritier pouvait recevoir moins que les légataires ; il pouvait renoncer à l'héritage ou mourir avant de l'avoir accepté ; la fortune du défunt pouvait s'être dispersée par donations, legs, usucapions, dettes ou créances, etc. De là quantité de matières à consultation. Le cas si souvent visé par la législation athénienne, le cas de la fille épiclère, unique héritière qui transmettait les sacra de son père à son mari et ne les reprenait plus à la mort de celui-ci, prêtait aussi à la fraude déguisée sous des fictions légales. Bref, le droit pontifical et le droit civil, maniés par les mêmes virtuoses, faisaient assaut d'ingéniosité, l'un pour défendre, l'autre pour attaquer et dissiper le dépôt des sacra. La loi n'intervenant pas pour sanctionner les obligations de conscience dans le domaine «religieux», la cause des défunts n'avait pour elle que l'autorité des pontifes, celle-ci divisée contre elle-même. Cependant, les juristes de l'époque impériale acceptent encore, tout en la trouvant abusive, l'usucapio pro herede, imaginée «afin qu'il y ait des gens pour accomplir les sacra».

L'intervention des pontifes dans tant de questions intéressant la vie privée et le droit civil soumettait à leur contrôle incessant l'administration de la justice ; d'autre part, comme rédacteurs et détenteurs des formules indispensables à la validité des actes juridiques aussi bien que des actes religieux, ils étaient seuls à connaître les arcanes de la procédure, civile et criminelle. Aussi est-il certain que leur assistance a été longtemps requise par les magistrats investis du pouvoir judiciaire et il se peut qu'ils aient exercé eux-mêmes ce pouvoir, soit comme suppléants des magistrats, notamment des trib. mil. cos. pot., soit dans certaines causes réservées au for sacerdotal, soit avec certaines formes de procédure, comme la legis actio sacramento, qui obligeait à déposer l'enjeu du procès ad pontem.

La publication du formulaire des legis actiones par un scribe du collège, Cn. Flavius (édile curule en 301 av. JC.), permit aux magistrats et aux plaideurs de se passer de l'assistance des pontifes ; elle ne fit qu'achever une oeuvre d'émancipation commencée par l'institution de la préture. Le droit civil était enfin sorti de tutelle, libre de créer, pour n'y plus retomber, la procédure laïque des «formules» [Judex, Judicium].

IV. - Il ne reste plus, pour clore cet exposé sommaire de la compétence pontificale, qu'à la classer parmi les pouvoirs à étiquette républicaine compris dans le faisceau des attributions impériales. Le titre de P.M. qu'Auguste prit en l'an 12 avant notre ère, à la mort de Lépide, figure en belle place dans la série des titres impériaux. Il faisait du prince le chef de la religion nationale, sans qu'il fût besoin de rappeler qu'il était de droit membre de tous les collèges sacerdotaux. L'empereur laissait à un magister la présidence effective du collège et l'expédition des affaires courantes : il ne tenait pas à faire acte d'autorité pontificale et n'en avait pas souvent l'occasion Ce que lui apportait le titre de P.M., ce n'était pas un surcroît de puissance réelle, comparable au pouvoir du P.M. catholique ; on sait quelle petite place tenait dans les préoccupations religieuses de l'époque impériale la religion de Rome, submergée sous le flot des religions étrangères, comme Rome elle-même sous l'afflux des provinciaux et parvenus de toute race. Le pontificat n'était plus qu'un débris glorieux du passé, entouré d'une auréole dont les empereurs auraient jugé imprudent de laisser parer une autre tête. Ce prestige, qui n'éblouissait guère les sceptiques contemporains de Jules César, recul de la dignité impériale, à laquelle il fut définitivement associé, plus d'éclat encore qu'il ne lui en avait prêté.

L'association du sacerdoce et de l'empire est un des événements les plus considérables de l'histoire universelle, et les conséquences n'en sont pas encore épuisées. Les empereurs chrétiens d'Orient, même après avoir abandonné, par scrupule, le titre païen de P.M., ne perdirent jamais l'habitude de se considérer comme les chefs de la religion, tenus d'imposer à leurs sujets l'unité de foi et de réprimer les hérésies comme autant de révoltes contre leur autorité. En Occident, le titre de P.M., jeté prématurément comme une injure à la face de l'évêque de Rome par Tertullien, reparut tout pénétré de l'idée monarchique qu'y avaient incorporée quatre siècles de pontificat impérial, et donna au Pontife romain la présidence d'un vaste collège de pontifes dont toute l'autorité est aujourd'hui concentrée entre ses mains.


A. Bouché-Leclercq