DAMASIPPE
Vous voilà bien, grand retoucheur de vers ! A peine si, quatre fois l'an, vous demandez quelques feuilles de parchemin, en maugréant, à part vous, contre la paresse et le vin qui vous empêchent de rien produire qui vaille la peine qu'on en parle... Aujourd'hui, vous avez brûlé la politesse aux Saturnales ; vous avez juré de ne pas boire et de rester entre quatre murs... C'est le cas, ou jamais, de montrer ce que vous savez faire... Ainsi je suis tout oreilles ; dites-moi quelque chose... Oui-da !.. Rien ne vient ?

Croyez-moi, ne vous en prenez pas à cette plume impuissante, à cette innocente muraille, exposée aux imprécations des fils d'Apollon ! Cependant, que de promesses brillantes se lisaient naguère sur ce front inspiré ! « Attends, disiez-vous, que je me réfugie au foyer pétillant de ma maison des champs ! » Vous emportiez, dans la retraite, Platon, Ménandre, Archiloque, Eupolis... Vraiment c'était bien la peine d'inviter ces illustres camarades pour accoucher de si peu, et le beau moyen que voilà, d'apaiser l'envie en renonçant à la gloire ! Or çà, prenez garde à la Sirène ; on vous méprisera, mon pauvre homme. A l'oeuvre ! à moins que vous ne renonciez, sans retour, au peu que votre zèle et votre ardeur à bien faire vous avaient déjà mérité !

HORACE
Damasippe, ah ! puissent les dieux, et les déesses aussi, t'envoyer pour ce bon conseil un barbier armé de grands ciseaux ! Mais depuis quand me connais-tu si bien ?

DAMASIPPE
Depuis que j'ai mangé tout ce que j'avais à courir le bric-à-brac ; à cette heure, débarrassé de toute affaire pour mon propre compte, je m'occupe des besognes d'autrui. Ah ! le bon temps ! J'aurais perdu la tête, en ce temps-là, pour quelque antiquaille de vase où ce brigand de Sisyphe aurait pu se laver les pieds ! Plus l'airain était malmené, plus la statue était fruste, et plus je m'obstinais, en vrai connaisseur, à les payer au poids de l'or. J'étais aussi l'homme unique pour acheter et pour revendre, à gros intérêts, les plus belles maisons, les meilleurs emplacements de la ville, et c'était, quand je passais dans la rue, à qui dirait : « Vous voyez bien Damasippe !.. Il est le dieu des trafics ».

HORACE
Vraiment oui ! tu avais la fièvre ; et comment as-tu fait pour t'en guérir ?

DAMASIPPE
Que voulez-vous, Horace ? un clou chasse l'autre ; aujourd'hui c'est la tête ou la poitrine qui souffre, et demain le coeur souffre à son tour ! Tel qui dort, plongé dans une profonde léthargie, se réveille en sursaut et soudain tombe à coups de poings sur le pauvre médecin qui n'en peut mais.

HORACE
Hum ! Pourvu que tu ne sois pas le malade aux coups de poing, je te passe le mal qui te plaît le mieux.

DAMASIPPE
Riez ! riez ! mais pour peu que Stertinius ait dit vrai, vous aussi vous êtes fou. Le monde est habité par des fous ! Voilà ce que m'apprit le maître, au moment où, fou de désespoir, j'allais pour me jeter du pont Fabrice, à telle enseigne que j'avais déjà sur ma tête un pan de ma robe.... Il m'arrête, il me réconforte (un dieu n'eût pas mieux fait)... et voici par quel raisonnement il me ramena de ce lieu funeste, apaisé et consolé :

« Prends garde, ami, me dit-il, mieux vaut cultiver sa barbe en vrai philosophe, que de se jeter à l'eau. Se tuer pour une perte d'argent, quelle folie ! Et quelle folie aussi : mourir, par crainte de passer pour un fou ! Définissons d'abord la folie ; et si la définition du fou s'applique à toi seul... je te mène au Tibre, où tu pourras te noyer de la belle façon ».

A ceci mon homme ajoute :

« C'est l'avis de Chrysippe et de toute l'école : une fois hors du sentier qui mène à la justice, à la vérité, peuples et rois, tout est fou ; le sage seul reste un sage, et maintenant, si tu tiens à savoir comment et pourquoi ceux qui t'appellent fou ont perdu la tête aussi bien que toi, regarde, ami, cette épaisse forêt !

Le voyageur y pénètre en cherchant son chemin ; celui-ci le cherche à droite, et celui-là le cherche à gauche... ils sont également égarés, mais par des sentiers différents, et voilà comment en effet, si tu es fou, celui qui t'appellera fou n'est pas plus sage que toi. Il voit ta bosse, il a la sienne, et pour peu qu'il se retourne, tu peux la voir.

Il y a des fous qui voient le danger partout où le danger n'est pas ; celui-ci en pleine campagne rêve incendies, inondations, précipices. Celui-là, tout au rebours, mais aussi fou que le premier, s'il rencontre un fleuve, il s'y jette ; une flamme, il s'y brûle. En vain son père, et sa mère, et sa soeur, et sa femme, et tous les siens : « Prends garde à ce fossé ! lui crient-ils, prends garde à cette roche ! » Il les écoute, à peu près, comme un certain comédien Fufius, étant ivre et représentant Ilione endormie, entendit le jeune Catiénus, et avec lui douze cents spectateurs qui hurlaient : Au secours, ma mère ! au secours !

En toutes ces folies, quoi d'étonnant ? Tous les hommes (et je le prouve) sont ainsi faits.

Damasippe est un fou qui achète, à tout prix, des bronzes anciens ; celui qui vend à crédit sa marchandise à Damasippe insolvable, est-il plus sage ?

Il est plus fou que Damasippe ; en effet, supposons que je te dise : « Ami Damasippe, oblige-moi de m'emprunter cet argent que tu ne me rendras jamais ! » Ne feras-tu pas une action sage en acceptant ? Refuse ! ausitôt c'est toi qui es fou de refuser la bonne aubaine que Mercure envoyait à ta débine.

Je suppose aussi que Périllius te prête dix mille sesterces sur ton billet : J'ai reçu de Périllius dix mille sesterces, que je m'engage à lui payer chez Nérius le banquier, tel jour de... Bref, rien n'est oublié dans ce billet à l'ordre de Nérius. Le fameux Cicuta, le roi des usuriers, n'eût pas imaginé plus de liens et de garanties pour la validité de cet acte... Ah ! malheureux Périllius, ce n'est pas Damasippe que tu as enchaîné, c'est Protée ! Il rit de la justice ; il se moque, à ton nez, de sa dette et de ta réclamation ; il est tour à tour le sanglier qui rugit, l'oiseau qui chante ; il est pierre, il est marbre, il est tout, fors un débiteur solvable. Si donc celui-là est fou, qui mal administre, et sage au contraire, qui fait sa condition meilleure, la tête fêlée, c'est Périllius dictant à Damasippe un engagement que Damasippe ne saurait remplir.

Ecoutez cependant, et vous arrangez pour ne rien perdre de mon discours, vous les tristes dupes de l'avarice ou de l'ambition ; vous les débauchés, vous les hypocrites, ou quel que soit le mal dont votre âme est la proie... approchez, l'un après l'autre, et sans conteste on vous fera voir que vous êtes tous des fous.

Primo. La plus forte dose d'ellébore appartient aux avares, et que dis-je ? à peine Anticyre en produit à leur suffisance. Un de ceux-là, Stabérius, exigea que ses héritiers, pour toute louange, inscrivissent sur sa tombe le chiffre exact de sa fortune, avec cette clause, que s'ils y manquaient, ils donneraient au peuple cent couples de gladiateurs, un festin commandé par Arrius le glouton, et toute une récolte de l'Afrique. Et, bonne ou mauvaise, telle est ma volonté... Il me semble en ceci, que Stabérius pensait... Au fait, quelle était son idée en exigeant cette inscription de tous ses biens ?

Il pensait (ce fut la pensée unique de sa vie), que la richesse est la suprême louange, et qu'à tout prix il devait la mériter... Il pensait que distraire un écu de la fortune qu'il laisserait à sa mort, constituerait une véritable trahison contre sa propre gloire. En effet, gloire, honneur, vertu, la terre et le ciel, toute chose obéit à l'or ; à force d'or, on est juste, on est célèbre, on est grand...

DAMASIPPE
Et sage !

STERTINIUS
On est sage, on est roi, l'on est tout. « Le riche autant que moi, est un demi-dieu... » Tel était son raisonnement.

DAMASIPPE
En voilà un qui ne ressemble guère au philosophe Aristippe, lorsqu'il commande aux esclaves qui pliaient sous le poids de son or, de le jeter dans les sables de la Libye et de hâter le pas... De celui-ci et de celui-là quel est le sage ? où est le fou ?

STERTINIUS
Répondre à une question par une question, n'est pas répondre.

Un homme inconnu des neuf Soeurs, et tout à fait ignorant en musique, achète, à son usage, un plein magasin d'instruments ; un autre homme, sans être cordonnier, se procure les formes et les tranchets du cordonnier. Celui-ci, qui n'a jamais navigué, fait provision de voiles et de cordages... Aussitôt, chacun de montrer au doigt celui-ci et celui-là : « Voyez ces fous !... »

C'est ton histoire, à toi, pauvre avare, enfouissant cet argent et cet or dont tu ne sais pas te servir ; tu croirais commettre, en y touchant, un véritable sacrilège.

Et pourtant... le malavisé qui monte la garde, armé d'un grand bâton, à la porte de ses greniers remplis, et qui, mort de faim, se nourrit de baies sauvages, tant il a peur de toucher à son blé ; cet autre, dont les celliers comptent par mille et par cent mille, ses tonnes de vin de Chio, de vieux Falerne, et qui s'abreuve de piquette ; et ce troisième, à quatre-vingts ans, qui dort sur un grabat, pendant qu'au fond de ses coffres, où tout moisit, les mites dévorent ses coussins les plus somptueux... Ces triples fous ! Mais peu de gens seront de notre avis ! car le plus grand nombre est faitainsi que ces gens-là.

Vieillard haï des dieux, dis-nous pourquoi cette horrible épargne ? Afin que ton fils, ou, qui pis est, quelque affranchi, ton héritier, la disperse à tous les vents ? As-tu peur de manquer ? Mais de combien, chaque jour, s'amoindrirait ta fortune, si tu consentais à verser dans ta maigre cuisine, et sur ta tête immonde, une huile un peu moins rance ?... et d'autre part, si véritablement moins que rien te contente, pourquoi donc ces parjures, ces larcins, ces convoitises ?.. Es-tu vraiment dans ton bon sens ?

Si tu jetais des pierres à la foule, ou même aux esclaves qui t'appartiennent à titre onéreux, garçons et fillettes vont crier : Prenez garde, il est fou !.. Ferais-tu donc, à ton compte, une action de bon sens en livrant ta femme à la corde, et ta mère au poison ? Au fait, nous sommes loin d'Argos et des fureurs d'Oreste, armé de son fer parricide. Oreste était fou, mais il l'était bien avant son crime ; il appartenait à la furie, et la furie a mis seule en sa main le couteau qui va fumer du sang d'une mère.

Bien plus, dès qu'il est fou, décidément fou, Oreste ne commet plus une seule action criminelle ; il épargne Electre et Pylade ; il se contente, en les maudissant, d'appeler sa soeur : Tisiphone ! et de jeter à la face de son ami Pylade un tas d'injures que lui dictent ses fureurs.

Vous savez bien Opimius, si pauvre entre un monceau d'or et un tas d'argent ? ce malheureux buvait, aux jours de fête, un vin frelaté, dans un pot fêlé ! Un jour, il tombe en pâmoison si grande, que déjà son héritier, tout joyeux et triomphant, courait pour s'emparer de la clef du coffre-fort ; - le médecin du défunt, homme habile et plus dévoué qu'on n'eût pu croire, entreprit de tirer ce pleutre de sa léthargie. Il fait dresser une table au chevet du mort ; il commande qu'on y vide un grand sac d'écus, et que plusieurs mains agitent à grand bruit tout cet argent.

Soudain, à ce bruit d'argent, le mort se réveille. « Or çà, dit le médecin, si tu ne surveilles pas ton coffre, il y a, près d'ici, l'héritier qui va tout prendre. - Euh ! moi vivant ? - Si tu veux vivre, éveille-toi, fais vite. - Eh ! quoi faire ? - Allons ! renouvelons le sang dans ces veines épuisées ; ranimons par un bon suc cet estomac délabré ; prends-moi d'abord cette eau de riz.... tu hésites ! - Que je sache au moins ce que cela peut coûter ? - Une bagatelle !... - Eh ! combien ? - Huit as ! - Huit as ? mais c'est un meurtre ! Et que m'importe, après tout, de mourir de ta rapine, ou de mon mal ? »

DAMASIPPE
Maître, qui donc est sage à ce compte ?

STERTINIUS
Absolument celui qui n'est pas fou, mon fils.

DAMASIPPE
Et l'avare ?

STERTINIUS
Il est doublement fou.

DAMASIPPE
D'où il suit, que celui-là est inévitablement dans son bon sens, qui n'est pas un avare ?

STERTINIUS
Oh ! non cela.

DAMASIPPE
Pourquoi, mon stoïcien ?

STERTINIUS
Supposons que le médecin Cratérus, appelé près d'un malade.... « Il n'a rien du côté du coeur ! » dit Cratérus ; est-ce à dire aussi qu'il se porte à merveille, et qu'il va quitter son lit ? Mais si le coeur n'est pas malade, il y a les flancs ou les reins qu'il faut guérir. Tu n'es rien moins qu'un avare et un prêteur de serments... Bon cela ! Immole un porc à tes dieux domestiques, ils sont contents de toi. Mais tu es, en revanche, un insatiable ambitieux.... Va-t'en d'ici et t'en va dans les pays où croît l'ellébore ! O fou qui jettes à l'abîme une fortune... O fou qui ne sais pas t'en servir !

Servius Oppidius était riche ; il possédait près de Canuse, et de l'héritage même de son père, à lui Servius, deux domaines ; il en donne un à son fils aîné, l'autre au cadet, et l'histoire ajoute qu'à son lit de mort il leur tint ce discours :

« Mon fils Aulus, quand je te vis, tout jeune enfant, porter dans un pan de ta robe prétexte tes noix et tes osselets, toujours disposé à tout donner, à tout jouer, pendant que toi, mon fils Tibérius, déjà sombre et méfiant, tu cachais et enfouissais toutes choses,- dieux cléments ! vous savez mes voeux pour que mon pauvre Aulus n'allât pas sur les brisées de Nomentanus le prodigue, et pour que Tibérius ne fût pas semblable à cet odieux Cicuta !

C'est pourquoi je vous priee, au nom de nos dieux familiers, gardez-vous, toi, mon cher Tibérius, de rien ajouter ; toi, mon Aulus, de rien ôter au bien que je vous laisse.

Nous trouvons, la nature et moi, que vous en aurez à votre suffisance.

En même temps (je tiens à vous préserver d'une ambition misérable), celui de vous deux qui se laissera faire édile ou préteur, je le maudis, et je le prive à jamais de ses droits civils ; - voilà ma condition, jurez-moi que vous l'acceptez ! La belle affaire, après tout, manger son patrimoine en herbe... en pois grillés, en fèves, en lupins, pour le futile honneur de traîner une longue robe au milieu du cirque, ou d'obtenir une statue en échange de la fortune paternelle ! Quant à jamais mériter la louange et l'applaudissement public que nul ne refuse à l'illustre édile Agrippa... ceci est l'histoire du renard dans la peau du lion ! »

« Fils d'Atrée, il est défendu, c'est ta volonté, d'inhumer Ajax... et pourquoi ?

- Parce que je suis le roi.

- Pour moi plébéien, la raison est sans réplique.

- Or, ce que j'ordonne est si juste, que je suis prêt à répondre à qui m'interroge ; ainsi parle hardiment.

- Que les dieux accordent au roi des rois l'insigne honneur de ramener sa flotte chargée des dépouilles d'Ilion ! Mais véritablement, je puis sans crainte interroger le roi, répondre au roi ?

- J'attend !

- Eh bien ! qu'il plaise au roi de me dire pourquoi donc Ajax, le plus vaillant des Grecs après Achille, est condamné à pourrir sur la poussière... un héros qui tant de fois nous couvrit de son épée ?... A moins que le susdit roi n'ait voulu donner cette joie à Priam, à son peuple, de voir sans sépulture celui dont la main a privé tant de jeunes Troyens de l'honneur du tombeau ?

- Dans un accès de folie, il a tué mille brebis en s'écriant : « Voilà pour Ulysse ! et voilà pour Ménélas ! voilà pour toi, Agamemnon ! »

- Mais vous-même, ô roi, en Aulide, quand vous traîniez à l'autel votre propre fille offerte en victime, et quand vous jetiez sur sa tête innocente l'orge et le sel du sacrifice, étiez-vous dans votre bon sens ?

- Qu'est-ce à dire ?

- Ajax furieux voue aux dieux infernaux la race entière des Atrides ; il égorge un millier de moutons, mais sa fureur épargne sa femme et son fils ! Quel mal a-t-il fait à Teucer ? Il tenait son rival Ulysse, il l'a laissé vivre !

- Par ce noble sang que j'ai versé, j'arrachais ma flotte à cette rive funeste, et j'apaisais le courroux des dieux !

- Insensé ! mais le sang que tu versais était le tien !

- Insensé ! non ! Il est vrai que c'était mon propre sang ».

Celui-là (je reprends mon thème) est un fou qui, dans le tumulte et dans le choc des idées les plus contradictoires, prend l'apparence pour la réalité ; que sa raison soit obscurcie par la colère ou par l'ignorance, il est vraiment ce qu'on appelle un fou. Ajax faisait acte de folie, en égorgeant ces timides agneaux ; mais le roi des rois était-il fort sage, achetant, du sang de sa propre fille, Iphigénie, une prolongation misérable de ses grandeurs passagères ? Un coeur gonflé de cette ambition funeste est-il un coeur innocent ?

Un simple citoyen qui ferait porter en litière une brebis à la blanche toison, et la traiterait comme sa propre fille :

« Prends, ma fille ! A toi, Rufa (ou Pusilla), ces riches habits, ces bijoux, ces esclaves ! Aimable enfant, fassent les dieux que je lui trouve un bon mari !... »

A peine averti de ces fantaisies, soyez sûr que le préteur interdit ce galant homme, et le recommande à la tutelle salutaire de ses proches... Et celui qui s'en vient immoler sa propre fille, comme il ferait d'une simple brebis, celui-là serait un sage !... Ah ! l'horreur ! - Mettez ensemble autant de sottise et de perversité que la tête d'un homme en peut contenir, vous arriverez à la plus complète démence ! Un criminel est un fou. Tel qui tourne autour de la gloire... un fantôme, est un furieux, que les meurtres de Bellone et le bruit de son tonnerre ont affolé.

Maintenant il nous reste à démontrer que le dissipateur est un fou ; daubons, s'il te plaît, de compagnie, et la débauche, et son digne ami Nomentanus.

Nomentanus aura touché, ce matin même, mille talents de son patrimoine ; aussitôt le voilà qui fait dire au pêcheur, au chasseur, au fruitier, au parfumeur, aux bouchers, aux bouffons, à toute la rue de Toscane, à tout le Vélabre :

« Accourez ! je vous attends ! »

Ils accourent, les voilà ! et le digne entremetteur :

« Seigneur, dit-il au prodigue, ce peuple et moi, nous vous appartenons ! Tout ce que nous possédons est à vos ordres, aujourd'hui, demain, à votre heure, à votre bon plaisir ! »

A quoi notre fou, dans sa justice et sagesse, a répondu :

« Toi, chasseur, qui dors tout botté sur la neige, au sommet des montagnes, pour que je tâte d'un sanglier ; toi, pêcheur, qui t'en vas, malgré la tempête, me chercher les poissons de l'Océan, vous le voyez, je suis un paresseux, un lâche indigne absolument de tout cet argent qui me tombe du ciel ; prenez donc, l'un et l'autre, un million de sesterces, et je t'en donne le triple, à toi dont la femme obéissante arrive, au milieu même de la nuit, à mon premier désir ».

Le fils d'Esope le comédien, une fois qu'il éprouvait le besoin d'anéantir d'un trait un million de sesterces, jette au vinaigre une perle admirable qui brillait à l'oreille de Métella... C'en est fait, la perle est avalée... Etait-il beaucoup plus sage que s'il l'eût jetée au fond du Tibre ou dans l'égout ?

Voici, de leur côté, les deux fils de Quintus Arius, dignes jumeaux de la sottise et de la honte, de la débauche et de la plus extrême dépravation, qui se font servir très souvent (jugez du prix) des langues de rossignols... Que dites-vous de ces deux sages ? Les marquez-vous à la craie, ou bien les marquez-vous au charbon ?

Un barbon s'amuse à bâtir toutes sortes de frêles petits châteaux ; il attelle à son petit chariot ses petites souris ; il joue à pair ou non ; il galope à cheval sur un bâton... C'est un fou !... Pas si fou (songez-y) qu'un homme amoureux d'une courtisane, et qui pleure à ses pieds. Si maintenant je te démontre que ce triste amoureux est aussi voisin du bourrelet que l'enfant qui se roule en jouant dans la poussière, ne serais-tu pas tenté de suivre l'exemple du jeune Polémon, un véritable Athénien ?

Un jour, ce jeune homme, après boire, était entré dans l'école d'un maître éloquent, qui lui fit honte de son intempérance ! Alors le voilà tout honteux, qui déchire en silence sa couronne et ses guirlandes... Fais comme lui, renonce à ces brodequins de théâtre, à ce manteau brodé par les grâces, à tout l'attirail des esprits frappés de vertige...

Offrez à l'enfant qui boude le plus beau fruit de vos jardins...

« Prends, mon fils ! »

Il n'en veut pas ! Emportez la corbeille... il court après. Cet enfant vous représente un amoureux chassé par sa belle ! On le rappelle, il hésite. Ira-t-il ? oui ou non ? Si la porte était sérieusement fermée il serait revenu sans tant de détours, et rien ne le pourrait arracher de ce seuil odieux.

« Elle me rappelle, ah ! dieux ! que faire ? Allons ! courage et ne cédons pas ! je suis au bout de mes peines...

Eh quoi ! moi qu'elle a chassé, j'obéirais à son premier ordre ? Oh ! que non pas, quand même elle se jetterait à mes pieds !... »

A ces mots, le propre esclave de cet amoureux révolté, plus sensé que son maître, et beaucoup plus :

« A quoi bon, lui dit-il, ces beaux raisonnements, à propos d'une passion qui n'a pas pour deux sous de logique ? »

Or voilà justement ce que c'est que l'amour ; on se brouille, on se raccommode ; ou la paix, ou la guerre ? au hasard ! Allez donc lier le vent et fixer la tempête ! Autant vaudrait imposer, à la folie elle-même, l'ordre et la loi de la raison.

Vois celui-ci, retirant les pépins d'une pomme, et s'applaudissant, à tout rompre, si, par hasard, la graine, entre ses doigts pressée, a frappé le plafond ! Voilà ce qui s'appelle, en effet, le chef-d'oeuvre du bon sens. Quant à ce vieil édenté qui balbutie un serment d'amour, a-t-il bien le droit de se moquer du faiseur de maisonnettes ?

Et cet autre, un certain Marius, un fou, un meurtrier, tout ensemble, attisant le feu avec l'épée... Il frappe Hellas, sa maîtresse, et quand elle est morte, il se tue à son tour... Direz-vous aussi : « Ce pauvre insensé de Marius ! » ou bien : « Ce brigand de Marius ! » Mais qu'importe ? puisque chacun de ces mots-là dit la même chose... un fou !

Il y avait naguère un vieil affranchi qui chaque matin, à jeun, et les mains lavées selon nos rites, s'en allait criant dans la rue :

« O dieux et déesses, moi seul (est-ce trop ?), moi seul, sauvez-moi du trépas... Quoi de plus facile à vous tous, grands dieux ?... »

Cet homme avait des yeux et des oreilles irréprochables, mais le maître qui l'eût vendu pour un cerveau non fêlé, se fût exposé à la revendication :

« Ah ! la bonne recrue au troupeau innombrable de Ménénius ! » eût dit Chrysippe.

« O Jupiter, dispensateur suprême, et suprême guérisseur de toutes les douleurs d'ici-bas, délivrez mon pauvre enfant de la fièvre quarte, et quand viendra le jour du jeûne en votre honneur, je le plongerai tout nu dans les eaux du Tibre ! »

Ainsi prie une mère insensée dont le fils est alité depuis cinq mois. Si par hasard, ou par les soins du médecin, le malade échappe à la tombe entr'ouverte, on verra sa propre mère entraîner sur un rivage glacé, dans la fièvre et dans la mort, cette victime de la superstition !

DAMASIPPE.C'est ainsi pourtant que ce cher ami Stertinius, la huitième merveille de la sagesse humaine, a voulu me prémunir contre les insultes des gens qui vont toujours me disant : « Etes-vous fou ?.. Vous êtes fou ! » Fou toi-même ! Avant de crier : Voyez le bossu ! sache au moins ce qui te pend derrière le dos.

HORACE
Bien dit, mon stoïcien ! et pour ta peine, puisses-tu réparer tes brèches, et désormais placer ta marchandise à plus haut prix qu'elle ne vaut. Dis-moi seulement, parmi tant de genres de folies, à quelle folie appartient mon humble esprit ; car, jusqu'à nouvel ordre, je crois fermement être en mon bon sens.



DAMASIPPE
Le beau raisonnement ! Mais la bacchante ivre et furieuse, qui porte à la main la tête sanglante de son fils, elle aussi, elle se croit dans son bon sens !

HORACE
Qu'à si peu ne tienne ! Oui, vraiment, je suis fou, c'est convenu, c'est évident, ma folie est délire... au moins, que je sache enfin de quel genre est ma folie ?

DAMASIPPE
D'abord, tu bâtis, toi, un petit bout d'homme, à la façon des géants ! Ça te va bien, de te moquer de l'air martial du petit Turbon, un vrai héros sous les armes, comparé à ta chétive personne ! Que disons-nous, Turbon ? Mécène, à qui tu ressembles si peu, n'est pas à l'abri de ton plagiat, et tu le copies en tout, ô grenouille, qui veux égaler le boeuf en grosseur !

Une des filles de cette grenouille, échappée au carnage, ayant retrouvé sa mère absente :

« O mère ! une bête énorme a tué mes frères et mes soeurs !

- Et de quelle taille était la bête ? disait la mère en se gonflant ; était-elle aussi grosse que me voilà ?

- Elle était cent fois plus grosse !

- Etait-elle ainsi ? ajoutait la grenouille en s'enflant et s'enflant toujours.

- O mère, prenez garde, vous crèveriez avant de l'égaler !... »

Voilà votre image exacte, et ce n'est pas tout ; pour comble de folie, et jetant l'huile sur le feu, monsieur n'est pas seulement architecte : il est, qui pis est, poète ; donc, si jamais la poésie et le bon sens ont marché de compagnie, alors, ma foi ! je conviens que tu es un sage.... Architecte et poète, et furieux par-dessus le marché !

HORACE
Assez ! assez !...

DAMASIPPE
Dépensier au delà de toute proportion avec sa fortune !

HORACE
Allons ! Damasippe, mêle-toi de tes affaires...

DAMASIPPE
En proie à mille passions permises !...

HORACE
O mon aîné en folie !...

DAMASIPPE
A mille passions défendues !

HORACE
Epargnez votre frère cadet !


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)