Tragédie en cinq actes, représentée par les Comédiens du Roi,
sur le second Théâtre français, le samedi 23 octobre 1819

Acte IV

Acte V

Scène 1
Amélie

AMELIE, seule.
Où s'égarent mes pas ? quelle horreur m'environne !
Seule, en ces murs déserts, Elfride m'abandonne.
Je ne vois point Montfort ; errante dans la nuit,
Je ne saurais bannir la terreur qui me suit...
Entouré d'ennemis... ô mortelles alarmes!...
Il s'élance à travers le tumulte et les armes.
Dans les sacrés parvis j'entends frémir l'airain.
Non, ta voix, Lorédan, n'éclatait pas en vain !
Quels sinistres adieux ! tes accents prophétiques
Retentissent encor sous ces tristes portiques.
Mon heure approche... où suis-je ? et d'où partent ces cris ?
Ces murs vont-ils sur moi renverser leurs débris ?
Fuyons... la terre tremble, et la foudre étincelle :
Montfort, pour nous juger, notre Dieu nous appelle.
Grâce, arbitre divin... Chère Elfride, est-ce toi ?
Viens, parle, au nom du ciel dissipe mon effroi.

Scène 2
Amélie, Elfride

ELFRIDE.
O spectacle effroyable ! ô funeste délire !

AMELIE.
Montfort est-il sauvé ?

ELFRIDE.
J'ignore s'il respire.

Du lieu saint, à pas lents je montais les degrés,
Encor jonchés de fleurs et de rameaux sacrés.
Le peuple, prosterné sous ces voûtes antiques,
Avait du roi prophète entonné les cantiques.
D'un formidable bruit le temple est ébranlé.
Tout à coup, sur l'airain ses portes ont roulé.
Il s'ouvre ; des vieillards, des femmes éperdues,
Des prêtres, des soldats, assiégeant les issues,
Poursuivis, menaçants, l'un par l'autre heurtés,
S'élancent loin du seuil, à flots précipités.
Ces mots : Guerre aux tyrans, volent de bouche en bouche !
Le prêtre les répète avec un oeil farouche ;
L'enfant même y répond. Je veux fuir, et soudain
Ce torrent qui grossit me ferme le chemin.
Nos vainqueurs, qu'un amour profane et téméraire
Rassemblait pour leur perte au pied du sanctuaire,
Calmes, quoique surpris, entendent sans terreur
Les cris tumultueux d'une foule en fureur.
Le fer brille, le nombre accablait leur courage,
Un chevalier s'élance, il se fraie un passage,
Il marche, il court ; tout cède à l'effort de son bras,
Et les rangs dispersés s'ouvrent devant ses pas.
Il affrontait leurs coups sans casque, sans armure...
C'est Montfort ! à ce cri succède un long murmure.
«Oui, traîtres, ce nom seul est un arrêt pour vous !
Fuyez», dit-il ; superbe et pâle de courroux,
Il balance dans l'air sa redoutable épée,
Fumante encor du sang dont il l'avait trempée.
Il frappe... Un envoyé de la Divinité
Eût semblé moins terrible au peuple épouvanté.
Mais Procida paraît, et la foule interdite
Se rassure à sa voix, roule et se précipite ;
Elle entoure Montfort ; par son père entraîné,
Lorédan le suivait, muet et consterné.
J'ai vu les citoyens, troublés par la furie,
S'entr'égorger l'un l'autre au nom de la patrie ;
Sur les débris épars, le prêtre chancelant,
Une croix à la main, maudire en immolant.
Du vainqueur, du vaincu, les clameurs se confondent :
Des tombeaux souterrains les échos leur répondent.
Le destin du combat flottait encor douteux :
La nuit répand sur nous ses voiles ténébreux.
Parmi les assassins je m'égare ; incertaine,
Je cherche le palais, je marche, je me traîne.
Que de morts, de mourants ! Faut-il qu'un jour nouveau
Eclaire de ses feux cet horrible tableau ?
Puisse le soleil fuir, et cette nuit sanglante
Cacher au monde entier les forfaits qu'elle enfante !

AMELIE.
Inexorable Dieu, tu n'as point pardonné.
C'en est fait ! devant toi Montfort est condamné.
Courons...

Scène 3
Amélie, Lorédan, Elfride, Montfort

LOREDAN.
Peuple inhumain, achève ton ouvrage ;
Poursuis, je t'abandonne à ton aveugle rage.

AMELIE.
C'est Lorédan !

LOREDAN.
O nuit ! dans ta profonde horreur
Ne vois-je pas errer leurs ombres en fureur ?
Français, ce coeur brisé vous plaint et vous admire ;
Ne me poursuivez plus... Le remords me déchire...
Ah ! les infortunés ! ils mouraient en héros.

ELFRIDE.
Osez l'interroger.

LOREDAN.
Rendez-moi le repos,
Mânes de mes aïeux ! je ne suis plus parjure.

AMELIE.
Viens, approchons.

LOREDAN.
J'entends une voix qui murmure.
Peut-être un meurtrier parmi vous s'est glissé.
Oui, moi !

AMELIE.
Ciel ?

LOREDAN.
Et vos bras ne m'ont pas repoussé !

AMELIE.
Je veux savoir mon sort et frémis de l'apprendre.

LOREDAN.
Seul dans l'obscurité, pouvait-il se défendre ?
Sans doute à d'autres coups il n'eût point échappé.
Il immolait mon père ; eh bien ! je l'ai frappé,
Je le devais.

AMELIE.
Seigneur...

LOREDAN.
Est-ce vous, Amélie ?

AMELIE.
D'où vient le trouble affreux dont votre âme est remplie !...
Et quel est ce guerrier qui se traîne à pas lents ;
Il est blessé, vers nous il tend ses bras sanglants.
Ah ! c'est lui, c'est Montfort.

LOREDAN.
La frayeur vous égare.
Non, ne le croyez pas... Apprenez... Un barbare...
Que vois-je ? Ombre terrible ; ah ! parle, que veux-tu ?

Scène 4
Amélie, Lorédan, Elfride, Montfort

MONTFORT.
Aux portes du palais, dans la foule abattu,
De la lumière enfin j'ai recouvré l'usage.
Ils avaient disparu, fatigués de carnage.

LOREDAN.
Ah ! c'est lui !

MONTFORT.
Par degrés j'ai rappelé mes sens ;
L'amour a soutenu mes efforts languissants ;
En m'approchant de vous, hélas ! j'ai cru renaître.

AMELIE.
Nos soins et nos secours vous sauveront peut-être.

LOREDAN.
O terre ! engloutis-moi !

MONTFORT, à Amélie.
Vous, mon guide ! ô destin !
Tu m'avais épargné, Lorédan, mais en vain,
Je poursuivais le chef de ce peuple rebelle ;
Je suis tombé, percé d'une atteinte mortelle :
Du meurtrier la nuit m'a dérobé les traits.

LOREDAN.
Va, tu seras vengé.

MONTFORT.
Quoi ! tu le connaîtrais ?

AMELIE.
Vous !...

LOREDAN.
Tu vas me maudire, et déjà je m'abhorre ;
Je suis bien criminel... plus misérable encore.
Mon père allait périr ; troublé, désespéré,
J'ai couru le défendre, et mon glaive égaré...
Pardonne-moi, Montfort, ô mon compagnon d'armes !
Par ces mains que je baise en les baignant de larmes,
Au nom de cet amour si fatal à tous deux,
Par cet objet sacré qui partage tes feux ;
J'affermirai ton bras que la force abandonne ;
Frappe, voilà mon sein, venge-toi, mais pardonne !

MONTFORT.
Je fus le seul coupable, et je devais mourir ;
Trop d'orgueil m'aveuglait. C'est peu de conquérir,
Vous ne régnez qu'un jour, tout vainqueurs que vous êtes,
Si l'amour des vaincus n'assure vos conquêtes.
Approche... viens... je touche à mes derniers moments.
Viens, reçois mes adieux et mes embrassements.

LOREDAN.
Mon ami !

AMELIE.
Cher Montfort !

MONTFORT.
O ma patrie ! ô France !
Fais que ces étrangers admirent ta vengeance !
Ne les imite pas ; il est plus glorieux
De tomber comme nous que de vaincre comme eux.
(Il meurt.)

Scène 5
Les précédents, Procida, l'épée à la main, conjurés portant des flambeaux

PROCIDA, au fond du théâtre.
Nos tyrans ne sont plus, et la Sicile est libre :
Que Charle en frémissant l'apprenne au bord du Tibre.
Palerme pour ses droits jure de tout braver ;
Qui les a reconquis saura les conserver.
Quel spectacle ! Montfort, que Lorédan embrasse !
A ses pieds prosterné, tu lui demandais grâce !
Quand ton pays respire après tant de malheurs,
Une indigne pitié peut t'arracher des pleurs !
De Montfort à jamais périsse la mémoire !
Il succomba sous toi, respecte ta victoire.

LOREDAN.
Arrêtez, ma victoire est un assassinat ;
Je vois avec horreur vos maximes d'état.
Croyez-vous m'abuser ? Couverts de noms sublimes,
Ces crimes consacrés en sont-ils moins des crimes ?
Mon pays, dites-vous, me défend de pleurer ;
Eh ! m'a-t-il défendu de me déshonorer ?
A ma rage insensée, à vous, à la patrie,
J'immolai les objets de mon idolâtrie :
Amant, ami cruel, honteux de mes fureurs,
J'arrive par l'opprobre au comble des douleurs.
Vous m'avez entraîné dans ce complot funeste ;
J'ai tout perdu par vous, le remords seul me reste.
Farouche liberté, que me demandes-tu ?
Laisse-moi mes remords ou rends-moi la vertu.
Ton premier pas est fait, règne sur ce rivage.
Puisse mon père un jour, couronnant son ouvrage,
Laisser un grand exemple aux siècles à venir !
(Il se frappe.)
Tu m'absous de mon crime... et je dois m'en punir.

PROCIDA.
Quel transport ! Qu'as-tu fait ?

LOREDAN.
Montfort, je vais te suivre.
D'un reproche importun mon trépas vous délivre ;
Vivez... soyez heureux... Que ce digne guerrier
Repose dans la tombe avec son meurtrier.
(A la princesse.)
Des larmes que sur lui vos yeux doivent répandre,
Quelques-unes du moins arroseront... ma cendre...
Ah ! je vous aime encor... J'expire.

PROCIDA.
O mon pays !
Je t'ai rendu l'honneur, mais j'ai perdu mon fils ;
Pardonne-moi ces pleurs qu'à peine je dévore.
(Il garde un moment le silence, puis se tournant vers les conjurés :)
Soyez prêts à combattre au retour de l'aurore.


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