Scène 1
Amélie
AMELIE, seule.
Où s'égarent mes pas ? quelle horreur
m'environne !
Seule, en ces murs déserts, Elfride
m'abandonne.
Je ne vois point Montfort ; errante dans la
nuit,
Je ne saurais bannir la terreur qui me suit...
Entouré d'ennemis... ô mortelles
alarmes!...
Il s'élance à travers le tumulte et les
armes.
Dans les sacrés parvis j'entends frémir
l'airain.
Non, ta voix, Lorédan, n'éclatait pas en
vain !
Quels sinistres adieux ! tes accents
prophétiques
Retentissent encor sous ces tristes portiques.
Mon heure approche... où suis-je ? et
d'où partent ces cris ?
Ces murs vont-ils sur moi renverser leurs
débris ?
Fuyons... la terre tremble, et la foudre
étincelle :
Montfort, pour nous juger, notre Dieu nous
appelle.
Grâce, arbitre divin... Chère Elfride,
est-ce toi ?
Viens, parle, au nom du ciel dissipe mon effroi.
Scène 2
Amélie, Elfride
ELFRIDE.
O spectacle effroyable ! ô funeste délire
!
AMELIE.
Montfort est-il sauvé ?
ELFRIDE.
J'ignore s'il respire.
Du lieu saint, à pas lents je montais les
degrés,
Encor jonchés de fleurs et de rameaux
sacrés.
Le peuple, prosterné sous ces voûtes
antiques,
Avait du roi prophète entonné les
cantiques.
D'un formidable bruit le temple est
ébranlé.
Tout à coup, sur l'airain ses portes ont
roulé.
Il s'ouvre ; des vieillards, des femmes
éperdues,
Des prêtres, des soldats, assiégeant les
issues,
Poursuivis, menaçants, l'un par l'autre
heurtés,
S'élancent loin du seuil, à flots
précipités.
Ces mots : Guerre aux tyrans, volent de bouche en
bouche !
Le prêtre les répète avec un oeil
farouche ;
L'enfant même y répond. Je veux fuir, et
soudain
Ce torrent qui grossit me ferme le chemin.
Nos vainqueurs, qu'un amour profane et
téméraire
Rassemblait pour leur perte au pied du
sanctuaire,
Calmes, quoique surpris, entendent sans terreur
Les cris tumultueux d'une foule en fureur.
Le fer brille, le nombre accablait leur courage,
Un chevalier s'élance, il se fraie un
passage,
Il marche, il court ; tout cède à
l'effort de son bras,
Et les rangs dispersés s'ouvrent devant ses
pas.
Il affrontait leurs coups sans casque, sans
armure...
C'est Montfort ! à ce cri succède un
long murmure.
«Oui, traîtres, ce nom seul est un
arrêt pour vous !
Fuyez», dit-il ; superbe et pâle de
courroux,
Il balance dans l'air sa redoutable
épée,
Fumante encor du sang dont il l'avait
trempée.
Il frappe... Un envoyé de la
Divinité
Eût semblé moins terrible au peuple
épouvanté.
Mais Procida paraît, et la foule interdite
Se rassure à sa voix, roule et se
précipite ;
Elle entoure Montfort ; par son père
entraîné,
Lorédan le suivait, muet et
consterné.
J'ai vu les citoyens, troublés par la
furie,
S'entr'égorger l'un l'autre au nom de la patrie
;
Sur les débris épars, le prêtre
chancelant,
Une croix à la main, maudire en immolant.
Du vainqueur, du vaincu, les clameurs se confondent
:
Des tombeaux souterrains les échos leur
répondent.
Le destin du combat flottait encor douteux :
La nuit répand sur nous ses voiles
ténébreux.
Parmi les assassins je m'égare ;
incertaine,
Je cherche le palais, je marche, je me
traîne.
Que de morts, de mourants ! Faut-il qu'un jour
nouveau
Eclaire de ses feux cet horrible tableau ?
Puisse le soleil fuir, et cette nuit sanglante
Cacher au monde entier les forfaits qu'elle enfante
!
AMELIE.
Inexorable Dieu, tu n'as point pardonné.
C'en est fait ! devant toi Montfort est
condamné.
Courons...
Scène 3
Amélie, Lorédan, Elfride, Montfort
LOREDAN.
Peuple inhumain, achève
ton ouvrage ;
Poursuis, je t'abandonne à ton aveugle
rage.
AMELIE.
C'est Lorédan !
LOREDAN.
O nuit ! dans ta profonde
horreur
Ne vois-je pas errer leurs ombres en fureur ?
Français, ce coeur brisé vous plaint et
vous admire ;
Ne me poursuivez plus... Le remords me
déchire...
Ah ! les infortunés ! ils mouraient en
héros.
ELFRIDE.
Osez l'interroger.
LOREDAN.
Rendez-moi le repos,
Mânes de mes aïeux ! je ne suis plus
parjure.
AMELIE.
Viens, approchons.
LOREDAN.
J'entends une voix qui
murmure.
Peut-être un meurtrier parmi vous s'est
glissé.
Oui, moi !
AMELIE.
Ciel ?
LOREDAN.
Et vos bras
ne m'ont pas repoussé !
AMELIE.
Je veux savoir mon sort et frémis de
l'apprendre.
LOREDAN.
Seul dans l'obscurité, pouvait-il se
défendre ?
Sans doute à d'autres coups il n'eût
point échappé.
Il immolait mon père ; eh bien ! je l'ai
frappé,
Je le devais.
AMELIE.
Seigneur...
LOREDAN.
Est-ce vous,
Amélie ?
AMELIE.
D'où vient le trouble affreux dont votre
âme est remplie !...
Et quel est ce guerrier qui se traîne à
pas lents ;
Il est blessé, vers nous il tend ses bras
sanglants.
Ah ! c'est lui, c'est Montfort.
LOREDAN.
La frayeur vous
égare.
Non, ne le croyez pas... Apprenez... Un
barbare...
Que vois-je ? Ombre terrible ; ah ! parle, que veux-tu
?
Scène 4
Amélie, Lorédan, Elfride, Montfort
MONTFORT.
Aux portes du palais, dans la foule abattu,
De la lumière enfin j'ai recouvré
l'usage.
Ils avaient disparu, fatigués de carnage.
LOREDAN.
Ah ! c'est lui !
MONTFORT.
Par degrés j'ai
rappelé mes sens ;
L'amour a soutenu mes efforts languissants ;
En m'approchant de vous, hélas ! j'ai cru
renaître.
AMELIE.
Nos soins et nos secours vous sauveront
peut-être.
LOREDAN.
O terre ! engloutis-moi !
MONTFORT, à Amélie.
Vous, mon guide ! ô destin
!
Tu m'avais épargné, Lorédan, mais
en vain,
Je poursuivais le chef de ce peuple rebelle ;
Je suis tombé, percé d'une atteinte
mortelle :
Du meurtrier la nuit m'a dérobé les
traits.
LOREDAN.
Va, tu seras vengé.
MONTFORT.
Quoi ! tu le connaîtrais
?
AMELIE.
Vous !...
LOREDAN.
Tu vas me maudire, et
déjà je m'abhorre ;
Je suis bien criminel... plus misérable
encore.
Mon père allait périr ; troublé,
désespéré,
J'ai couru le défendre, et mon glaive
égaré...
Pardonne-moi, Montfort, ô mon compagnon d'armes
!
Par ces mains que je baise en les baignant de
larmes,
Au nom de cet amour si fatal à tous deux,
Par cet objet sacré qui partage tes feux
;
J'affermirai ton bras que la force abandonne ;
Frappe, voilà mon sein, venge-toi, mais
pardonne !
MONTFORT.
Je fus le seul coupable, et je devais mourir ;
Trop d'orgueil m'aveuglait. C'est peu de
conquérir,
Vous ne régnez qu'un jour, tout vainqueurs que
vous êtes,
Si l'amour des vaincus n'assure vos
conquêtes.
Approche... viens... je touche à mes derniers
moments.
Viens, reçois mes adieux et mes
embrassements.
LOREDAN.
Mon ami !
AMELIE.
Cher Montfort !
MONTFORT.
O ma patrie
! ô France !
Fais que ces étrangers admirent ta vengeance
!
Ne les imite pas ; il est plus glorieux
De tomber comme nous que de vaincre comme eux.
(Il meurt.)
Scène 5
Les précédents, Procida,
l'épée à la main, conjurés
portant des flambeaux
PROCIDA, au fond du théâtre.
Nos tyrans ne sont plus, et la Sicile est libre
:
Que Charle en frémissant l'apprenne au bord du
Tibre.
Palerme pour ses droits jure de tout braver ;
Qui les a reconquis saura les conserver.
Quel spectacle ! Montfort, que Lorédan embrasse
!
A ses pieds prosterné, tu lui demandais
grâce !
Quand ton pays respire après tant de
malheurs,
Une indigne pitié peut t'arracher des pleurs
!
De Montfort à jamais périsse la
mémoire !
Il succomba sous toi, respecte ta victoire.
LOREDAN.
Arrêtez, ma victoire est un assassinat ;
Je vois avec horreur vos maximes d'état.
Croyez-vous m'abuser ? Couverts de noms
sublimes,
Ces crimes consacrés en sont-ils moins des
crimes ?
Mon pays, dites-vous, me défend de pleurer
;
Eh ! m'a-t-il défendu de me déshonorer
?
A ma rage insensée, à vous, à la
patrie,
J'immolai les objets de mon idolâtrie :
Amant, ami cruel, honteux de mes fureurs,
J'arrive par l'opprobre au comble des douleurs.
Vous m'avez entraîné dans ce complot
funeste ;
J'ai tout perdu par vous, le remords seul me
reste.
Farouche liberté, que me demandes-tu ?
Laisse-moi mes remords ou rends-moi la vertu.
Ton premier pas est fait, règne sur ce
rivage.
Puisse mon père un jour, couronnant son
ouvrage,
Laisser un grand exemple aux siècles à
venir !
(Il se frappe.)
Tu m'absous de mon crime... et je dois m'en
punir.
PROCIDA.
Quel transport ! Qu'as-tu fait ?
LOREDAN.
Montfort, je vais te
suivre.
D'un reproche importun mon trépas vous
délivre ;
Vivez... soyez heureux... Que ce digne guerrier
Repose dans la tombe avec son meurtrier.
(A la princesse.)
Des larmes que sur lui vos yeux doivent
répandre,
Quelques-unes du moins arroseront... ma
cendre...
Ah ! je vous aime encor... J'expire.
PROCIDA.
O mon pays
!
Je t'ai rendu l'honneur, mais j'ai perdu mon fils
;
Pardonne-moi ces pleurs qu'à peine je
dévore.
(Il garde un moment le silence, puis se tournant
vers les conjurés :)
Soyez prêts à combattre au retour de
l'aurore.
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